CHAPITRE TROIS
Gilbert Prestcote, shérif du Shropshire depuis que la ville était tombée aux mains du roi l’été précédent, résidait au château de Shrewsbury, qu’il maintenait fortifié pour son maître, et il administrait son comté maintenant pacifié depuis ce quartier général. Si son adjoint avait été à Shrewsbury quand le message du prieur arriva au château, c’est lui que Prestcote aurait probablement envoyé, ce qui aurait soulagé frère Cadfael, qui avait toute confiance dans le jugement de Hugh Beringar ; mais ce dernier était dans son propre manoir, et ce fut un sergent, avec deux hommes d’armes pour escorte, qui arriva finalement à la maison, près du bief du moulin.
Le sergent avait une voix grave ; il était grand, barbu, capable et désireux d’agir au nom de son maître, qui ne lui cachait rien. Il se tourna d’abord vers Cadfael, qui appartenait à l’abbaye d’où l’appel était venu, et ce fut Cadfael qui raconta comment les événements s’étaient déroulés depuis qu’on l’avait envoyé chercher. Le sergent avait déjà parlé au prieur, qui lui avait sûrement appris que le plat suspect venait de sa propre cuisine et sur son ordre.
— Vous êtes sûr qu’il s’agit de poison ? Et que c’est là et nulle part ailleurs qu’il l’a avalé ?
— Oui, dit Cadfael. Sans aucun doute ; il ne reste pas beaucoup de traces, mais même avec aussi peu de sauce, si vous la portez à vos lèvres, vous sentirez une brûlure au bout de quelques minutes. Je m’en suis assuré moi-même. Ma conviction est faite.
— Et le prieur, qui a mangé l’autre moitié de la perdrix, se porte bien, Dieu merci ! Donc, quelque part entre la cuisine de l’abbé et cette table, on a ajouté le poison. Ça n’est pas très loin, et il ne faut pas très longtemps. Toi, mon garçon, tu apportes bien les plats de la cuisine à cette maison ? L’as-tu fait aujourd’hui ? T’es-tu arrêté quelque part en route ? As-tu parlé à quiconque ? As-tu posé ton plateau quelque part ?
— Sûrement pas, dit Aelfric, sur la défensive. Si je traîne ou si la nourriture est froide, je dois en répondre. Je suis à la lettre ce que je suis censé faire, et c’est ce que j’ai fait aujourd’hui.
— Et ici, qu’as-tu fait avec les plats quand tu es arrivé ?
— Il me les a remis, dit Aldith, si vivement et fermement que Cadfael la regarda avec un nouvel intérêt. Il a posé le plateau sur le banc près du feu, et c’est moi qui ai mis le petit bol à réchauffer, tandis qu’on servait le plat de résistance à notre maître et à son épouse. Il m’a dit que le prieur l’avait gentiment envoyé pour le maître. Quand je les ai eu servis, nous nous sommes assis dans la cuisine pour manger.
— Aucun d’entre vous n’a remarqué quoi que ce soit d’anormal avec la perdrix ? Aussi bien pour l’odeur que l’apparence ?
— C’était une sauce très riche, épicée, elle sentait bon. Non, il n’y avait rien à remarquer. Le maître l’a mangée et n’y a rien trouvé d’anormal jusqu’à ce qu’il commence à avoir des brûlures dans la bouche, ce qui est arrivé après.
— La sauce pouvait très bien dissimuler l’odeur et le goût du poison, confirma Cadfael, sur un regard rapide du sergent. Et il n’en fallait pas beaucoup.
— Et toi..., demanda le sergent, se tournant vers Meurig. Tu étais là aussi ? Tu fais partie de la maison ?
— Pas pour le moment, répliqua aussitôt Meurig. Je viens du manoir de maître Bonel, mais en ce moment, je travaille chez le maître charpentier Martin Bellecote, en ville. Je suis venu aujourd’hui rendre visite à mon grand-oncle à l’infirmerie, comme vous le dira le frère infirmier, et me trouvant dans l’abbaye, je suis passé ici également. Je suis arrivé dans la cuisine au moment précis où Aldith et Aelfric allaient manger, ils m’ont prié de me joindre à eux et c’est ce que j’ai fait.
— Il y en avait assez, dit Aldith. Le cuisinier de l’abbé est généreux.
— Donc, vous avez mangé tous les trois ici. Et vous avez remué le petit plat de temps en temps ? Et là-bas...
Il revint dans la salle à manger et regarda de nouveau les débris sur la table.
— Il y avait maître Bonel et son épouse, naturellement. Mais on a mis trois couverts. Qui était le troisième hôte ?
Non, il n’était pas idiot, il savait compter, et il avait remarqué l’absence d’une personne, de la maison comme de la conversation ; il semblait que tous s’étaient mis d’accord pour ne pas parler de cet hôte.
Rien à faire, il fallait répondre. Richildis fit de son mieux.
— C’était mon fils. Mais il est parti bien avant que mon mari ne commence à se sentir mal, dit-elle promptement, apparemment innocente, comme si l’illogisme de la situation ne la troublait pas.
— Sans terminer son dîner ! Si c’était bien sa place ?
— Oui, dit-elle dignement, refusant de rien ajouter.
— Il me semble, madame, suggéra le sergent, avec un patient sourire sans joie, que vous feriez mieux de vous asseoir et de m’en dire plus sur votre fils. Le prieur m’a confié que votre mari allait léguer ses terres à l’abbaye en échange de cette maison et de son statut d’hôte pour le restant de ses jours et des vôtres. Après ce qui s’est passé ici, cet accord devient nécessairement caduc, puisqu’il n’a pas encore été signé. Donc l’héritier de ces terres, à supposer qu’il y en ait un, avait tout intérêt à supprimer votre mari avant que ce document ne soit ratifié. Cependant, si ce fils est également le sien, son consentement aurait été nécessaire pour établir un tel contrat. Alors, éclairez-moi. Comment a-t-il fait pour déshériter son fils ?
Elle ne voulait bien évidemment rien ajouter qui ne fût absolument indispensable, mais elle eut la sagesse de comprendre que son obstination ne ferait qu’accroître les soupçons.
— Edwin est le fils de mon premier mari. Gervase ne lui devait rien. Il pouvait disposer de ses terres comme bon lui semblait.
Il y avait autre chose et ça serait bien pire si elle laissait à d’autres le soin de le révéler.
— Bien qu’il ait fait auparavant un testament nommant Edwin son héritier, ajouta-t-elle, il n’y avait rien qui pût l’empêcher de changer d’avis.
— Ah ! Il y avait donc, semble-t-il, un héritier que ce document dépossédait et qui aurait gagné gros en le faisant frapper de nullité. Il ne restait guère de temps – quelques jours ou quelques semaines jusqu’à ce qu’un nouvel abbé soit nommé. Oh, ne vous méprenez pas, j’ai l’esprit large. La mort d’un homme arrange toujours quelqu’un, souvent plusieurs personnes. D’autres auraient pu avoir à y gagner. Mais reconnaissez-le, votre fils en fait sûrement partie.
Elle se mordit la lèvre, qui tremblait, et mit un moment à se reprendre avant de répondre.
— Je ne discute pas vos arguments. Je sais seulement que mon fils, quel qu’ait pu être son désir d’avoir ce manoir, n’en aurait jamais voulu à ce prix. Il travaille, il a décidé d’être indépendant et de prendre son avenir en main.
— Mais, il était là aujourd’hui. Et il est parti, semble-t-il, assez vite. Quand est-il arrivé ?
— Il m’accompagnait, répondit Meurig immédiatement. Il s’est mis apprenti chez Martin Bellecote, qui est le mari de sa soeur et mon maître. Nous sommes venus ensemble ce matin, et il m’a suivi, comme il l’a déjà fait, pour rendre visite à mon oncle à l’infirmerie.
— Donc, vous êtes arrivés dans cette maison tous les deux ? Vous étiez ensemble tout ce temps ? Il y a un moment, tu as dit que tu étais venu dans la cuisine – tu as dit je, pas nous.
— Il est arrivé avant moi. Il s’est impatienté au bout d’un moment... il est jeune, il s’est fatigué de rester au chevet de mon vieil oncle, alors que nous parlions gallois, lui et moi. Sa mère était là à l’attendre. Alors, il est parti le premier. Il était à table lorsque je suis arrivé.
— Et il a quitté la table presque sans manger, dit le sergent, très méditatif. Pourquoi ? Ça n’a pas dû être un repas très agréable pour ce jeune homme qui vient manger avec l’homme qui l’a déshérité ? Etait ce la première fois qu’ils se rencontraient, depuis que l’abbaye l’avait supplanté ?
Il était maintenant sur une piste sérieuse, difficile de lui en vouloir, même un débutant ne l’aurait pas manquée, et cet homme était loin d’en être un.
« Et moi, qu’aurais-je dit avec un tel faisceau de présomptions, si j’avais été à sa place ? » se demanda Cadfael. « Voilà un jeune homme qui avait besoin très vite d’empêcher la signature de ce document, pendant qu’il en était temps, et qui par-dessus le marché, se trouvait là juste avant le désastre, sortant de l’infirmerie, où il était déjà allé et où l’on pouvait trouver les moyens pour cette fin. »
Richildis cependant essayait de forcer le sergent à rester là, en le défiant du regard, tout en lançant des coups d’oeil désespérés en direction de Cadfael, lui criant silencieusement qu’il devait l’aider, ou son fils serait dans le pétrin jusqu’au cou ! Silencieusement, à son tour, il souhaita qu’elle révélât tout de ce que l’on pourrait retenir contre son fils, qu’elle ne laissât rien de côté, ce serait le seul moyen de contrer ce qu’on pourrait, sinon, lui reprocher.
— Oui, c’était la première fois. Et ça n’a pas été un moment agréable, mais c’est pour moi qu’Edwin a accepté. Non pas qu’il espérât changer l’attitude de mon mari, mais pour m’apporter un peu de tranquillité, Meurig a déjà essayé de l’inciter à nous rendre visite, aujourd’hui il y a réussi, et je lui suis reconnaissante des efforts qu’il a faits. Mais mon mari était mal disposé envers mon fils, il l’a provoqué en lui disant qu’il venait le flatter pour le manoir promis, car on le lui avait bien promis !, alors qu’Edwin n’en avait nullement l’intention. Oui, ils se sont disputés ! Ils ont tous deux la tête près du bonnet, et ils ont fini par s’injurier. Edwin est parti, et mon mari lui a jeté à la tête un plateau, dont vous voyez les débris contre le mur. C’est la vérité, demandez à mes domestiques. Demandez à Meurig, lui le sait. Mon fils est sorti de la maison en courant pour rentrer à Shrewsbury où je suis sûre qu’il est maintenant chez lui, avec sa soeur et sa famille.
— Attendez, attendez, dit le sergent d’une voix un peu trop calme et raisonnable. Il est sorti de la maison en courant, par la cuisine, c’est bien ça, là où vous étiez assis tous les trois ? Vous l’avez donc vu quitter la maison sans s’arrêter en chemin ?
Il avait vivement tourné la tête vers Aldith et les deux jeunes gens, sans aucune douceur. Ils hésitèrent tous trois un moment, se jetant des coups d’oeil incertains, et ce fut une erreur.
— Quand ils ont commencé à se jeter des choses à la tête et à crier, précisa Aldith d’une voix résignée pour tous les trois, on s’est tous précipités pour calmer le maître ou au moins pour...
— Pour être avec moi et me réconforter, dit Richildis.
— Vous n’avez pas bougé après le départ du garçon. C’est bien ce que je pensais, fit-il, satisfait de sa supposition que confirmaient leurs visages, même à contrecoeur. Ça prend du temps de calmer un homme très en colère. Donc, vous n’avez pas vu s’il est resté un moment dans la cuisine, vous ne savez pas s’il ne s’est pas arrêté pour se venger, en empoisonnant la perdrix. Il avait été à l’infirmerie ce matin-là, et ce n’était pas la première fois, il savait peut-être où trouver cette huile et quelles sont ses propriétés. Il a très bien pu venir à ce repas, prêt à la guerre ou à la paix, et il n’a pas trouvé la paix.
— Vous ne le connaissez pas ! – Richildis secoua vigoureusement la tête. – C’est ma tranquillité qu’il voulait assurer. De plus, il ne s’est écoulé que quelques minutes avant qu’Aelfric ne sorte en courant derrière lui, pour essayer de le ramener, et bien qu’il l’ait suivi presque jusqu’au pont, il n’a pas pu le rattraper.
— C’est vrai, dit Aelfric, il n’a sûrement eu le temps de rien faire. J’ai couru comme un lièvre, je l’ai appelé, mais il n’a pas voulu revenir.
— Combien de temps cela prend-il pour vider un petit flacon dans un plat ? – Le sergent n’était pas convaincu. – Un instant, et qui était censé savoir ? Quand votre maître s’est calmé, nul doute que le cadeau du prieur ne se soit trouvé là à point nommé, pour apaiser son orgueil, et il l’a mangé avec plaisir.
— Mais, intervint vivement Cadfael, le garçon savait-il seulement que ce plat dans la cuisine n’était destiné qu’à maître Bonel ? Il ne voulait sûrement pas risquer de nuire à sa mère.
Maintenant, le sergent était beaucoup trop sûr de son affaire pour se laisser impressionner par cet argument. Il regarda durement Aldith, qui pâlit un peu malgré toute sa résolution.
— Avec cette étrange réunion de famille, peut-on vraiment croire que cette fille aurait laissé passer l’occasion d’une distraction qu’apprécierait son maître ? Quand tu es venue lui servir sa viande, ne lui as-tu pas parlé de l’attention délicate du prieur, en insistant sur ce qu’elle avait d’agréable et sur le plaisir qui l’attendait ?
— Je lui ai dit que ça pourrait le calmer, avoua-t-elle avec désespoir.
Et elle baissa les yeux, tortillant le coin de son tablier.
Le sergent avait tout ce qu’il lui fallait, du moins le croyait-il, pour mettre promptement la main sur le meurtrier. Il jeta un dernier coup d’oeil à la famille désolée.
— Eh bien, conclut-il, je pense qu’on peut tout remettre en place, j’ai vu tout ce qu’il y avait à voir. Le frère infirmier est prêt à vous aider et à prendre soin du mort. Si j’avais de nouveau besoin de vous, il faut que je sois certain de vous trouver là.
— Où voulez-vous que j’aille ? demanda Richildis d’une voix morne. Que comptez-vous faire ? Est-ce que vous me direz au moins ce qui se passe, si vous... enfin, si vous... mon fils n’a rien à voir avec tout ça, vous vous en apercevrez. Il n’a pas encore quinze ans, ce n’est qu’un enfant, ajouta-t-elle dignement, dressant le dos qu’elle avait encore bien droit.
— La boutique de Martin Bellecote, si j’ai bien compris.
— Je la connais, dit l’un des hommes d’armes.
— Bon ! Montre-nous le chemin et nous verrons ce que ce garçon a à dire pour sa défense.
Confiants, ils se tournèrent vers la porte et la grand-route.
Frère Cadfael crut bon de jeter au moins un pavé dans la mare de leur satisfaction.
— Une question se pose : dans quoi cette huile était-elle contenue ? Celui qui l’a volée, qu’il l’ait prise à mon magasin ou à l’infirmerie, a dû apporter une fiole pour l’y mettre. Meurig, en as-tu vu une sur Edwin ce matin ? Tu es venu du magasin avec lui. Dans une poche, ou une bourse de toile, même une petite fiole serait nettement visible.
— Je n’en ai vu aucune trace, affirma fermement Meurig.
— Et de plus, même bien bouchée et bien attachée, cette huile est très pénétrante et peut laisser une trace et une odeur là où une seule goutte passe à travers ou bien reste sur le goulot. Vérifiez bien les vêtements de ceux que vous suspecterez dans cette affaire.
— Vous m’apprenez mon métier, mon frère ? demanda le sergent avec un rictus tolérant.
— Je mentionne certaines particularités concernant mon travail, qui peuvent vous être utiles et vous éviter de faire une erreur, répondit tranquillement Cadfael.
— Avec votre permission, dit le sergent pardessus son épaule, depuis l’encadrement de la porte, je pense que l’on s’emparera d’abord du coupable. Je doute qu’on ait besoin de votre avis autorisé, une fois que nous l’aurons.
Et il s’en alla, suivi de ses deux hommes, sur le petit sentier menant à la grand-route, là où les chevaux étaient attachés.
Le sergent et ses hommes arrivèrent à la boutique de Martin Bellecote sur la Wyle à la fin de l’après-midi. Le charpentier n’avait pas tout à fait quarante ans, il était grand, avenant, il leva gaiement les yeux de son travail et leur demanda ce qu’ils voulaient sans s’étonner, ni s’inquiéter. Il avait travaillé pour la garnison de Prestcote une fois ou deux et l’arrivée dans son atelier de l’un des hommes du shérif n’impliquait aucune menace pour lui. Sa femme, une jolie brune, regarda avec curiosité depuis la porte de la maison, et trois enfants sortirent l’un après l’autre pour examiner ces clients avec une franchise dénuée de crainte. Il y avait une grave fillette d’environ onze ans, très femme d’intérieur et vive, un petit garçon carré, d’environ huit ans, et une petite fée qui n’avait pas plus de quatre ans, avec sous le bras une poupée de bois. Tous regardaient et écoutaient. La porte de la maison resta ouverte et le sergent s’exprima d’une voix forte et péremptoire.
— Vous avez un apprenti ici, nommé Edwin. J’ai affaire avec lui.
— Exact, acquiesça doucement Martin, se frottant les mains pour en enlever la résine. Edwin Gurney, le jeune frère de ma femme. Il n’est pas encore rentré. Il est allé voir sa mère sur la Première Enceinte. Il aurait dû être de retour il y a un moment, mais j’imagine qu’elle aura souhaité le garder plus longtemps. Que lui voulez-vous ?
Il avait l’air parfaitement calme, il n’était au courant de rien.
— Il a quitté la maison de sa mère il y a plus de deux heures, dit le sergent carrément. Nous en venons. Ne m’en veuillez pas, mon ami, vous me dites qu’il n’est pas là, mais il est de mon devoir de le chercher. Nous autoriserez-vous à jeter un coup d’oeil dans votre maison et dans la cour ?
Le calme de Martin disparut en un instant, il fronça fortement les sourcils. La tête brune de sa femme apparut de nouveau dans l’encadrement de la porte, son beau visage satisfait soudain inquiet et figé, le regard fixe. Les enfants observaient la scène sans ciller. Le petit, exprimant la justice naturelle face à la loi, dit fermement : vilain ! et personne ne le fit taire.
— Si je vous dis qu’il n’est pas là, répliqua Martin d’une voix égale, c’est que c’est vrai. Mais rien ne vous empêche de vous en assurer. Il n’y a rien à cacher, ni dans la maison, ni dans l’atelier, ni dans la cour, mais vous, que cachez-vous ? Ce garçon est mon frère, par ma femme, et mon apprenti de par sa propre volonté, et pour ces deux raisons, il m’est cher. Maintenant, que lui voulez-vous ?
— Dans la maison de la Première Enceinte où il s’est rendu ce matin, dit le sergent délibérément, maître Gervase Bonel, son beau-père, qui lui avait promis en héritage le manoir de Mallilie et puis qui a changé d’avis, est mort assassiné. C’est à cause de ce meurtre que je veux voir le jeune Edwin. Cela vous suffit-il ?
C’était plus que suffisant pour le fils aîné de cette famille jusqu’à présent heureuse, qui tendait l’oreille depuis l’intérieur de la maison pour surprendre ces nouvelles effrayantes autant qu’inexplicables. La justice recherchait Edwin, et Edwin aurait dû être revenu depuis longtemps si tout s’était déroulé à peu près normalement ! Edwy était mal à l’aise depuis quelque temps et il s’attendait à une catastrophe, alors que ses aînés considéraient comme naturel que tout se passât bien. Il se glissa hâtivement par la fenêtre de derrière donnant sur la cour, avant que les gens-d’armes pussent pénétrer dans la maison, escalada la pile de bois et tel un écureuil, sauta le mur, puis prit légèrement et silencieusement sa course le long de la pente menant à la rivière. Il passa une des petites poternes étroites dans le mur de la ville, ouverte maintenant en temps de paix et qui donnait sur la rive escarpée non loin du vignoble de l’abbé. Plusieurs des commerces de la ville nécessitant des magasins importants étaient clos d’une palissade, et parmi eux, il y avait la cour où Martin Bellecote gardait son bois pour le faire sécher. C’était une vieille cachette pour l’un ou l’autre des garçons, s’ils avaient des ennuis, et c’était l’endroit où Edwin se dirigerait si... bah, non, pas s’il avait tué, parce que ça, c’était ridicule !... Mais si on l’avait rejeté, insulté, rendu malheureux et mis dans une colère folle. Presque jusqu’à lui donner envie de tuer, mais il n’aurait jamais été jusque-là ! Ce n’était pas dans sa nature.
Edwy courait, sûr de n’avoir pas été suivi, et à bout de souffle, par le guichet de l’enclos de son père, il tomba la tête la première sur les jambes étendues d’Edwin, morose, furieux, le visage souillé de larmes, et très vulnérable.
Edwin, peut-être à cause des traces de larmes, frappa immédiatement Edwy ; dès que ce dernier se fut remis sur pied, son agresseur reçut à son tour un coup tout aussi indigné. Leur première réaction, dès qu’ils étaient tendus, était de se battre. Ça ne signifiait rien, sinon quels étaient prêts et sur leurs gardes, et quiconque se mêlerait de leurs affaires après, ferait mieux d’être prudent, car comme un seul homme ils se retourneraient contre lui. En quelques minutes, Edwy fit curieusement passer son message dans les oreilles peu réceptives, effarées et finalement convaincues et affolées de son alter ego. Ils s’assirent joue contre joue pour dresser frénétiquement un plan.
Aelfric apparut dans le jardin de Cadfael une heure avant Vêpres. Le moine n’était revenu dans sa retraite qu’une demi-heure auparavant, après avoir vérifié qu’on avait lavé le corps, qu’on l’avait rendu présentable et emmené dans la chapelle mortuaire, que la maison endeuillée avait été remise en ordre et que ses habitants malheureux avaient au moins retrouvé la liberté de se promener, de se poser des questions, ou de se lamenter, selon leurs préférences. Meurig était reparti vers le magasin de la ville, pour raconter au charpentier et à sa famille mot pour mot ce qui était arrivé, pour les réconforter ou les avertir. Maintenant, pour autant que Cadfael le sût, les hommes du shérif s’étaient emparés du jeune Edwin... Seigneur, il avait oublié le nom de l’homme que Richildis avait épousé, et Bellecote n’était que son gendre.
— Dame Bonel vous demande de venir lui parler en privé, annonça Aelfric, l’air sérieux. Au nom de votre vieille amitié, elle vous demande d’être aujourd’hui encore son ami.
Ça n’avait rien de surprenant. Cadfael se rendait compte qu’il était sur un terrain assez mouvant, même après quarante ans. Il aurait été nettement souhaitable que la mort lamentable de son mari ne se révélât pas être un mystère, que son fils ne fût pas en danger, et que son avenir à elle ne le concernât pas lui, mais il n’y avait rien à faire. Sa jeunesse, une bonne part des souvenirs qui avaient fait de lui ce qu’il était maintenant, dépendaient d’elle, et à présent qu’elle était dans le besoin, comment n’aurait-il pas acquitté généreusement sa dette ?
— Je viens, dit-il. Va devant, je la rejoindrai d’ici un quart d’heure.
Quand il frappa à la porte de la maison près du bief, c’est Richildis elle-même qui ouvrit. Ni Aelfric, ni Aldith n’étaient visibles. Elle avait soigneusement veillé à ce qu’ils puissent parler sans témoins. Dans la pièce, tout était en ordre ; le chaos du matin avait été nettoyé, la table à tréteaux repliée. Richildis s’assit dans le fauteuil qui avait appartenu à son mari, et attira Cadfael sur le banc près d’elle. Il faisait obscur dans la pièce, seule brûlait une petite veilleuse. L’autre source de lumière venait de ses yeux, dont il se rappelait mieux à chaque instant la sombre brillance.
— Cadfael, dit-elle haletante, et elle se tut pendant quelques instants. Alors, c’est vraiment toi ! Je n’ai eu aucune nouvelle de toi, après avoir appris ton retour. Je pensais que tu te serais marié, et que tu serais grand-père maintenant. En te regardant ce matin, j’essayais de savoir pourquoi j’étais si sûre qu’il s’agissait de toi... et au moment précis où j’allais désespérer, j’ai entendu ton nom !
— Et toi, dit Cadfael, si tu crois que je m’attendais à te voir. Je ne savais pas que tu étais veuve d’Eward Gurney – ça y est, je me rappelle son nom ! – encore moins que tu t’étais remariée.
— Il y a trois ans, répliqua-t-elle dans un grand soupir, qui aurait pu exprimer aussi bien le regret que le soulagement devant la fin brutale de ce second mariage. Oh, il ne faut pas que je te fasse penser du mal de lui, Gervase n’était pas un mauvais homme, seulement il n’était plus très jeune, entêté, et il avait l’habitude qu’on lui obéisse. Il était veuf, seul depuis des années, sans enfants, tout au moins par mariage. Il m’a longtemps courtisée, j’étais seule, et puis il a promis, tu vois... N’ayant pas d’héritier légitime, il a promis, si je l’épousais, de faire d’Edwin son héritier. Son suzerain était d’accord. Il faudrait que je te parle de ma famille. J’ai eu une fille, Sibil, un an seulement après avoir épousé Eward, et puis, je ne sais pas comment, le temps a passé et il n’y eut plus d’enfants. Tu te souviens peut-être, Eward travaillait à Shrewsbury comme maître charpentier et comme sculpteur. C’était un bon ouvrier, un bon maître et un bon mari.
— Tu as été heureuse ? demanda Cadfael, reconnaissant de le lui avoir entendu dire.
Le temps et la distance avaient été bons pour eux deux et les avaient amenés chacun à leur place, après tout.
— Très heureuse ! Je n’aurais pas pu avoir un meilleur mari. Mais nous n’avions plus d’enfants à ce moment-là. Et quand Sibil eut dix-sept ans, elle épousa l’ouvrier d’Eward ; Martin Bellecote. C’est aussi un brave garçon, et son mariage est aussi heureux que le mien l’a été, Dieu merci ! Et puis, au bout de deux ans la petite attendait un enfant, et pour moi, ç’a été comme si je redevenais jeune, mon premier petit-fils ! — C’est toujours comme ça. J’étais si heureuse de m’occuper d’elle et de tirer des plans pour la naissance, et Eward était aussi fier que moi, et puis avec tout ça, on aurait cru que nous autres, les vieux, nous étions de nouveau jeunes mariés. Alors, va-t’en savoir pourquoi, quand Sibil fut enceinte de quatre mois, voilà que je m’aperçois que je l’étais aussi ! Après tout ce temps ! Et j’étais dans ma quarante-quatrième année, c’était comme un miracle ! Et le plus beau est qu’on a eu toutes les deux des garçons. Et bien qu’il n’y ait que quatre mois entre eux, l’oncle et le neveu auraient pu être jumeaux, et c’est l’oncle qui est le plus jeune, en plus ! Ils se ressemblent même beaucoup, ils tiennent tous deux de mon mari. Et depuis qu’ils savent marcher, ils sont comme des frères, et plus proches que beaucoup, et aussi sauvages que des renardeaux. Je te parle de mon fils Edwin et de mon petit-fils Edwy. Ils auront bientôt quinze ans tous les deux. C’est pour Edwin que je te demande de l’aide, Cadfael. Car je te jure qu’il n’a pas fait une chose pareille et qu’il n’en aurait pas été capable, mais l’homme du shérif s’est mis dans la tête que c’est Edwin qui a versé le poison dans le plat. Si tu le connaissais, Cadfael, si seulement tu le connaissais, tu saurais que c’est de la folie.
Quand il entendit ses propos de mère aimante, ils avaient l’air vrais, mais des fils de quatorze ans qui avaient tué leur père pour arranger leurs affaires, ça s’était déjà vu, Cadfael le savait bien. De plus il ne s’agissait pas du père d’Edwin, et ils ne s’aimaient guère tous les deux.
— Parle-moi, dit-il, de ce second mariage, et du marché que vous avez conclu.
— Eh bien, Eward est mort quand Edwin avait neuf ans ; Martin a repris son commerce, et le dirige comme Eward le faisait avant lui et comme il le lui a appris. Nous vivions tous ensemble quand Gervase est venu commander des boiseries pour sa maison, et je lui ai tapé dans l’oeil. C’était un bel homme, en bonne santé, et plein d’attentions... Il a promis, si je l’épousais, de faire d’Edwin son héritier, et de lui laisser Mallilie. Martin et Sibil avaient trois autres enfants dont il fallait qu’ils s’occupent, alors avec toutes ces bouches à nourrir, toute commande lui était bonne à prendre, et je pensais qu’Edwin serait installé pour la vie.
— Mais ça n’a pas marché, objecta Cadfael, ce qui se comprend. Un homme qui n’avait jamais eu d’enfants, qui n’était plus très jeune, et un garçon solide qui grandit, c’était fatal qu’ils s’accrochent.
— C’était comme chien et chat, reconnut-elle en soupirant. Edwin avait été gâté, je le crains, il avait l’habitude d’être libre et de n’en faire qu’à sa tête ; il était toujours par monts et par vaux avec Edwy, comme il en avait l’habitude. Et Gervase lui reprochait de courir avec des gens simples, des artisans il pensait que ce n’était pas une compagnie pour un jeune homme qui allait hériter d’un manoir, et ça ne pouvait que fâcher Edwin qui adore sa famille. Il avait en outre d’autres amis encore moins respectables, je l’avoue ! Ils étaient tous les jours à se chercher noise. Quand Gervase le battait, Edwin s’enfuyait chez Martin, où il restait pendant des journées entières. Et quand Gervase l’enfermait, il s’arrangeait pour sortir quand même, ou bien il se vengeait autrement. A la fin, Gervase a dit que c’était un galopin et qu’il n’avait manifestement pas de goût pour le commerce ; à courir avec tous les garnements de la ville, il ferait aussi bien de se mettre apprenti pour de bon, c’est tout ce dont il était capable. Et Edwin, qui n’était pourtant pas si bête, a feint de prendre ça au pied de la lettre, c’est donc exactement ce qu’il a fait, ce qui a rendu Gervase plus furieux que jamais ; c’est alors qu’il a décidé de donner par testament son manoir à l’abbaye et de s’y retirer. « Les terres que je voulais lui donner, dit-il, ne l’intéressent absolument pas, alors pourquoi continuerais-je à m’en occuper pour cet ingrat ? » Et il a agi immédiatement en conséquence alors qu’il était encore sous le coup de la colère ; il a fait rédiger ce document et a pris ses dispositions pour emménager ici avant Noël.
— Et qu’est-ce que le garçon a dit de cela ? Car je suppose qu’il ne se doutait pas de ce qui se préparait ?
— Non, bien sûr que non ! Il est revenu en courant, repentant mais indigné. Il a juré qu’il aimait Mallilie, qu’il en avait toujours fait grand cas, et qu’il en prendrait bien soin, s’il lui revenait. Mais mon mari n’a pas voulu céder, malgré ce que nous avons tous pu lui dire. Cela rendit Edwin amer ; car on le lui avait promis, et une promesse est une promesse. Mais c’était décidé et Edwin ne put faire changer mon mari d’avis. Edwin n’était pas son fils, il était inutile de lui demander son consentement il ne l’aurait jamais donné ! – Il est rentré en courant chez Martin et Sibil, fou de rage, et je ne l’ai pas revu jusqu’à ce jour ; ah, s’il avait pu ne pas nous approcher aujourd’hui ! Mais il l’a fait, et maintenant, l’homme du shérif le considère comme un criminel, qui a tué le mari de sa propre mère ! Jamais mon fils n’aurait eu une pensée pareille, je te le jure, Cadfael, mais s’ils le prennent... oh, cette pensée m’est insupportable !
— Il ne t’a pas fait signe depuis leur départ ? Les nouvelles vont vite sur la grand-route. Je pense que tu aurais su quelque chose, il y a déjà un moment, s’ils l’avaient trouvé chez lui.
— Non, rien. Mais où pourrait-il aller ? Il ne savait pas qu’il avait des raisons de se cacher. Il s’est enfui d’ici sans se douter de ce qui allait se passer, après son départ, il était simplement ulcéré de cet accueil revêche.
— Alors, il n’a peut-être pas voulu rentrer chez lui dans un tel état d’esprit, pas avant de s’être calmé. Les êtres blessés se cachent jusqu’à ce qu’ils cessent d’avoir peur ou d’avoir mal. Dis-moi tout ce qui s’est passé à ce dîner. Il semble que Meurig ait servi d’intermédiaire, et qu’il ait essayé de l’amener à faire la paix. On a parlé d’une visite précédente...
— Pas à moi, dit Richildis tristement. Ils sont venus tous deux apporter le lutrin que Martin a fabriqué pour la chapelle de la Vierge, et Meurig a emmené mon fils avec lui, pour voir le vieux moine, son parent. Il a essayé de persuader Edwin de venir me voir, mais il a refusé. Meurig est un brave garçon, il a fait de son mieux. Aujourd’hui, il a pu convaincre Edwin de venir, mais regarde le résultat ! Gervase était ravi et il s’est montré prodigieusement injuste, il a dit à mon fils qu’il revenait comme un mendiant, suppliant qu’on lui rende son héritage, ce qui n’était pas l’intention d’Edwin. Il préférerait mourir ! Tu as enfin trouvé ton maître, a dit Gervase ! Bon, si tu t’agenouilles et que tu demandes pardon de ton insolence, qui sait, je céderai peut-être. Allez, rampe, et demande-moi ce manoir ! Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’Edwin, fou de rage, réponde qu’il ne se laisserait jamais faire par un vieux monstre méchant et tyrannique, mais je t’assure, soupira-t-elle désespérément, que c’était injuste, Gervase était seulement entêté et il avait mauvais caractère. Oh, si tu savais tout ce qu’ils se sont dit ! Mais je dois avouer qu’il en a fallu beaucoup pour mettre Edwin en colère aujourd’hui, et c’est tout à son honneur. Pour moi, il aurait tout supporté, mais c’était trop pour lui, alors il a dit ce qu’il avait à dire, très fort, et Gervase lui a jeté ce plat à la tête, un pichet aussi, et puis Aldith, Aelfric et Meurig sont arrivés en courant pour essayer de m’aider à le calmer. Edwin est parti, et voilà tout.
Cadfael se tut un moment, pensant aux autres membres de la maison. Un garçon emporté, fier, qu’on provoque lui aurait semblé un suspect possible, si Bonel avait été frappé à coups de poing, ou même avec une dague, mais comme empoisonneur, il n’était pas crédible. C’est vrai, le garçon avait accompagné deux fois Meurig à l’infirmerie et il avait probablement vu où l’on gardait les médicaments ; il avait un mobile, il avait eu l’occasion ; mais le tempérament d’un empoisonneur, secret, sombre et amer, ne cadrait certainement pas avec ce genre d’adolescent, à en juger par son attitude ouverte et confiante, et par l’idée qu’il avait de lui-même. Après tout, il n’avait pas été le seul à se trouver là.
— La fille, Aldith, tu l’as depuis longtemps ?
— On est plus ou moins parentes, dit Richildis, surprise et esquissant un sourire. Je la connais depuis son enfance, et je l’ai prise avec moi quand elle est devenue orpheline, il y a deux ans. Elle est comme ma propre fille.
C’était ce qu’il avait supposé, en voyant Aldith si protectrice pendant qu’ils attendaient les gens d’armes.
— Et Meurig ? J’ai appris qu’il faisait jadis partie de la maison de maître Bonel, avant d’aller travailler chez ton gendre.
— Meurig – oui – eh bien, voilà ce qui se passe avec Meurig. Sa mère était une servante galloise à Mallilie et comme beaucoup de ses pareilles, elle a donné à son maître un fils illégitime. Oui, c’est le fils naturel de Gervase. La première femme de mon mari devait être stérile, car Meurig est son seul enfant, à moins qu’il n’y en ait encore un ou deux dont nous n’ayons pas entendu parler, quelque part dans le Comté. Il a pris soin décemment d’Angharad jusqu’à sa mort, il a aussi veillé à ce qu’on s’occupe de Meurig et qu’on lui donne du travail au manoir. Je ne me sentais pas très à l’aise avec lui, reconnut-elle, quand nous nous sommes mariés. Ce jeune homme agréable, raisonnable et bon, qui ne pouvait prétendre à rien de ce qui appartenait à son père, ça me paraissait injuste. Non pas qu’il se soit jamais plaint ! Mais je lui ai demandé s’il ne serait pas heureux d’avoir du travail à lui, pour le restant de ses jours, et il m’a dit que oui. J’ai donc persuadé Gervase de laisser Martin l’embaucher, et de lui apprendre tout ce qu’il savait.
« Je lui ai aussi demandé de veiller sur Edwin après qu’il se fut enfui, ajouta-t-elle avec un tremblement dans la voix, et d’essayer de l’amener à se réconcilier avec Gervase. Je ne m’attendais pas à ce que mon fils cède, car lui aussi est capable de faire son propre chemin. Je voulais simplement le retrouver. A une époque, il m’avait adressé des reproches, car il avait fallu que je choisisse et j’avais choisi mon mari. Mais je l’avais épousé... et j’étais désolée pour lui...
Sa voix se brisa, et elle se tut un moment. Puis :
— Cela m’a fait plaisir que Meurig reste notre ami à tous deux.
— Il s’entendait assez bien avec ton mari, non ? Il n’y avait pas de rancune entre eux ?
— Mais non, pas du tout ! répliqua-t-elle, surprise par cette question. Ils vivaient en bonne intelligence et il n’y a jamais eu de problèmes. Gervase était généreux envers lui, tu sais, même s’il ne lui prêtait guère attention. Et il lui verse une pension convenable, enfin... il lui versait... Comment le garçon fera-t-il maintenant, si ça s’arrête ? Il faudra que je prenne conseil, je ne comprends rien à toute cette procédure...
Rien apparemment qui éveillât les soupçons même si Meurig savait comme tout le monde où trouver le poison. Aelfric aussi, qui avait été dans l’atelier et l’avait vu préparer. Et si d’aucuns pouvaient tirer avantage de la mort de Bonel, Meurig apparemment n’était pas de ceux-là. Ce genre de bâtard traînait dans tous les châteaux ; le seigneur qui n’en avait qu’un s’était montré modeste et même abstinent, et l’enfant illégitime à qui l’on accordait d’apprendre un métier et à qui on donnait une pension pouvait s’estimer heureux et n’avait aucune raison de se plaindre, bien au contraire.
— Et Aelfric ?
Dehors il faisait noir et la lueur de la petite lampe paraissait plus brillante ; l’ovale de son visage grave brillait dans la lumière pâle.
— Aelfric est un cas difficile. Tu sais, mon mari n’était pas pire que les autres et il n’a jamais pris sciemment plus que ce qui lui appartenait légalement. Mais la loi est boiteuse, parfois. Le père d’Aelfric était né libre comme toi et moi, mais il était le fils cadet sur une tenure qui n’était déjà pas trop grande pour un seul, et plutôt que de la partager, quand son père à lui est mort, il l’a laissée entièrement à son frère, et il a pris, comme serf, un bout de terrain qui était tombé en déshérence, sur le manoir de mon mari. Il l’a donc pris sur une tenure de serf, pour y faire ce qu’on y fait habituellement, sûr de conserver son statut d’homme libre, travaillant comme serf de par son propre vouloir. Aelfric aussi était cadet, et sans réfléchir, il a accepté de prendre du service au manoir, quand son frère aîné a eu une famille assez grande pour travailler la terre sans lui. Donc, lorsque nous avons cédé le manoir, quand nous avons été prêts à venir ici, Gervase l’a choisi comme domestique, car c’est lui qui travaillait le mieux parmi ceux que nous avions, et quand Aelfric a manifesté l’intention d’aller ailleurs et de trouver du travail, Gervase a menacé de le poursuivre comme serf, car son frère et son père avaient accompli un service coutumier pour la terre qu’ils tenaient. La Cour en a également décidé ainsi et il a dû se soumettre, bien qu’il fût né libre comme son père. Il ne prend pas ça bien, avoua Richildis tristement, il ne s’est jamais senti serf auparavant, c’était un homme libre, qui travaillait pour un salaire. Nombreux sont ceux qui se sont trouvés dans le même cas, et qui n’avaient jamais pensé perdre leur liberté avant que ce fût fait.
Le silence de Cadfael la piqua au vif. Il se disait qu’il y en avait un de plus à en vouloir à Bonel, lui aussi savait où trouver ce qu’il fallait, et avait eu l’occasion de s’en servir, mais elle, pensant au tableau pénible qu’elle venait de décrire, se méprit sur son silence. Elle crut qu’il désapprouvait son défunt mari, sans oser le lui exprimer. Vaillamment, elle essaya d’être juste envers ce dernier, sinon affectueuse.
— Tu aurais tort de croire qu’il était seul fautif. Gervase pensait simplement agir selon son droit, et la loi lui avait donné raison. Je ne l’ai jamais vu essayer de tromper quiconque, mais ce qui était à lui était à lui. En outre Aelfric n’a rien fait pour améliorer la situation. Gervase ne l’ennuyait pas et ne le pressait pas, car il travaillait bien naturellement ; maintenant qu’il n’est plus libre, il insiste à tout moment sur sa condition de serf, qu’il pousse dans ses derniers retranchements... il ne s’agit pas de servilité, mais d’arrogance ; il fait exprès de faire sonner ses chaînes. Il l’irritait ainsi, et sincèrement, je pense qu’ils en étaient venus à se haïr. Et puis, il y a Aldith... Oh, Aelfric ne lui en a jamais rien dit, mais je sais ! Quand il la regarde, c’est comme si on lui arrachait le coeur, mais qu’a-t-il à offrir à une fille libre comme elle ? Même si Meurig ne regardait pas dans cette direction lui aussi... et il est tellement plus amusant. Ah, je t’assure, Cadfael, – j’en ai eu des ennuis, avec toute cette maison. Et maintenant, regarde ! Aide-moi ! Qui le fera, si tu ne le fais pas ? Aide mon fils ! Je suis sûre que tu le peux, si tu le veux.
— Je te promets que je ferai tout ce que je pourrai pour découvrir le meurtrier de ton mari, dit Cadfael, après y avoir soigneusement réfléchi. Je le dois, quel qu’il soit. Cela te convient-il ?
— Oui ! s’exclama-t-elle. Je sais qu’Edwin est innocent. Toi pas encore, mais tu y viendras.
— Ah, je te reconnais bien là ! s’écria Cadfael de tout coeur. Et même maintenant, avant que j’en vienne à penser comme toi, je te promets autre chose. J’aiderai ton fils de toutes mes forces, coupable ou innocent, mais sans cacher la vérité. D’accord ?
Elle acquiesça, incapable de parler pour le moment. La tension, non seulement de cette journée désastreuse, mais de tant de jours auparavant, se montra soudain sur son visage.
— Je crains, Richildis, dit doucement Cadfael, que tu ne te sois bien éloignée de ton milieu en épousant un seigneur.
— Oh oui !
Et sur-le-champ, elle éclata enfin en sanglots, pleurant sur son épaule d’une façon alarmante.