CHAPITRE PREMIER

Un matin du début de décembre 1138, frère Cadfael arriva au chapitre, l’âme sereine, décidé à se montrer tolérant pour la façon banale et pédante dont frère Francis faisait la lecture et pour les filandreux radotages juridiques de frère Benedict, le sacristain. Les hommes sont changeants, faillibles et il faut les prendre comme ils sont. Cette année, si agitée en son début – il y avait eu un siège, un massacre et bien des troubles – s’était mieux terminée, dans une abondance et un calme relatifs. Les vagues de la guerre civile entre le roi Étienne et les partisans de l’impératrice Mathilde s’étaient éloignées vers le sud-ouest, laissant Shrewsbury se remettre prudemment de son choix malheureux, que plusieurs avaient payé de leur vie[1]. Et malgré tout ce qui avait gêné la bonne marche des choses, après un été splendide, on avait récolté une moisson riche, les granges étaient pleines, les moulins tournaient, il continuait à faire étonnamment bon, avec simplement quelques rares gelées en tout début de matinée. Personne ne grelottait, ni ne souffrait encore de la faim. Ça ne durerait sûrement plus très longtemps, mais chaque jour qui passait était un don du ciel.

Dans le petit royaume de Cadfael aussi, la moisson avait été abondante et variée ; de l’avant-toit de son atelier du jardin pendaient des sacs de toile pleins d’herbes sèches, ses jarres de vin dont il était fier s’étendaient en rangs serrés, ses étagères étaient pleines de bouteilles et de remèdes pour l’hiver et son cortège de maladies, du rhume aux articulations douloureuses, en passant par les bronchites accompagnées de brûlures dans la poitrine. Le monde tournait mieux maintenant qu’au printemps, et quand les choses se terminent mieux qu’elles n’ont commencé, il y a toujours matière à réjouissance.

Donc, satisfait, Cadfael, de sa démarche chaloupée, alla s’asseoir sur son siège préféré dans la salle capitulaire, dissimulé commodément derrière l’un des piliers, dans un coin sombre. A demi endormi, il regarda les moines entrer en file indienne et prendre leur place : le vieil abbé Héribert plein de douceur et d’anxiété, fatigué et attristé par cette année troublée qui touchait à sa fin ; le prieur Robert Pennant, très grand, patricien, avec un visage d’ivoire, des cheveux et des sourcils argentés, toujours très droit et majestueux, comme s’il portait la mitre dont il se languissait. Il n’était ni vieux, ni délicat ; à cinquante et un ans, il était sec et sans âge, même s’il s’efforçait de passer pour un patriarche sanctifié de la tête aux pieds par une vie de bienheureux – il n’avait pas changé depuis dix ans et ne changerait sûrement pas pendant les vingt prochaines années. Frère Jérôme, son clerc, le suivait comme son ombre ; tel un petit miroir déformant, il reflétait le plaisir – ou le déplaisir – de Robert. Le sous-prieur, le sacristain, l’hospitalier, l’aumônier, l’infirmier, le gardien de l’autel de Sainte-Marie, le cellérier, le premier chantre et le maître des novices entrèrent derrière eux. Dignement, ils se préparèrent à affronter une journée comme les autres.

Le jeune frère Francis, qui parlait du nez et qui savait peu de latin, leur lut d’une manière fort ennuyeuse la liste des saints et des martyrs à commémorer dans les prochains jours et s’embrouilla dans un pieux commentaire sur l’apôtre saint André dont la fête avait eu lieu la veille. Frère Benedict le sacristain s’efforça de faire accepter l’idée que, responsable du maintien de l’église et de la clôture, il lui soit reversé la majeure partie d’une somme destinée à la fois à cet effet et à fournir de la lumière pour l’autel de la chapelle Notre-Dame, qui, elle, était du ressort de frère Maurice. Le premier chantre admit avoir reçu une nouvelle mise en musique du « Sanctus » offerte par le patron du compositeur, mais à en juger par son enthousiasme modéré pour cette marque de générosité, il n’en pensait sûrement guère de bien et on ne l’entendrait probablement pas souvent. Frère Paul, le maître des novices, avait à se plaindre de l’un de ses élèves, soupçonné de légèreté, même si l’on tenait compte de sa jeunesse et de son inexpérience ; on l’avait entendu chanter dans le cloître (alors qu’il copiait une prière à saint Augustin) une chanson profane à la connotation scandaleuse dans cette prétendue lamentation : un pèlerin emprisonné par les Sarrasins se réconfortait en pressant contre son sein la chemise que son amie lui avait donnée à son départ.

Frère Cadfael sortit brusquement de son demi-sommeil en entendant le nom de cette belle chanson poignante, qu’il se rappelait. Il avait fait la Croisade[2], il connaissait le pays, les Sarrasins, cette lumière qui vous hante mais aussi la souffrance, et l’obscurité d’une certaine prison. Il vit Jérôme fermer dévotement les yeux et endurer mille morts en entendant mentionner le vêtement le plus intime d’une femme. Peut-être parce qu’il n’avait jamais été assez près pour la toucher, pensa Cadfael, toujours prêt à se montrer charitable. La consternation se répandit parmi certains vieux moines qui étaient là depuis toujours ; pour eux, une moitié de la création était un monde fermé et interdit. Cadfael fît un effort inhabituel pour lui lors d’un chapitre et demanda ce que le jeune homme avait dit pour sa défense.

— Il a prétendu avoir appris la chanson de son grand-père, qui s’était battu pour la Croix lors de la prise de Jérusalem, reconnut honnêtement frère Paul. L’air lui avait semblé si beau qu’il l’avait pris pour de la musique sacrée. Car le pèlerin qui chantait n’était ni moine, ni soldat, mais un homme humble qui avait fait ce voyage par amour.

— C’est un amour honnête et décent, remarqua Cadfael, utilisant des mots qui ne lui étaient pas naturels, car il considérait l’amour comme une force portant sa propre sanctification et qui n’a pas besoin de justification. Il n’y a rien, je crois, dans les paroles suggérant que la femme qu’il a laissée au pays n’était pas son épouse. Quant à la musique, elle est digne d’être notée. Et ce n’est pas le but de notre ordre de censurer le sacrement du mariage chez ceux qui ne se sont pas voués au célibat. Ce jeune homme ne me paraît pas avoir commis une faute bien grave. Le frère premier chantre ne pourrait-il pas vérifier s’il a une belle voix ? Ceux qui chantent en travaillant ont souvent besoin d’utiliser le talent que Dieu leur a donné.

Le premier chantre fut surpris par cette suggestion ; on ne lui confiait guère de chanteurs ; il acquiesça obligeamment, disant qu’il écouterait le novice avec intérêt. Le prieur, austère, fronça les sourcils, et son nez patricien s’allongea ; si cela n’avait tenu qu’à lui, l’imprudent jeune homme ne s’en serait pas tiré à si bon compte. Mais le maître des novices n’appréciait guère la discipline trop sévère et il parut se contenter de faire tancer vertement son élève Pour le manquement qu’il avait commis.

— Il est vrai, père abbé, qu’il s’est montré sérieux et qu’il n’est pas ici depuis longtemps. On s’oublie facilement quand on se concentre, et c’est un copiste soigneux.

Le chanteur s’en sortit avec une légère pénitence : il ne resterait pas assez longtemps à genoux pour avoir de la peine à se relever. L’abbé était toujours enclin à l’indulgence et ce matin, il paraissait plus préoccupé et distrait qu’à l’ordinaire. La réunion allait s’achever. L’abbé se leva comme pour mettre fin au chapitre.

— Il y a quelques documents en attente, dit frère Matthieu, le cellérier, sentant que l’abbé avait l’esprit ailleurs et oubliait ses devoirs. Il y a la question des loyers de la ferme de Hales et le don de Walter Aylwin, il y a aussi le problème de Gervase Bonel et sa femme qui se proposent de venir habiter ici et à qui nous allouons la première maison après l’étang du moulin. Maître Bonel souhaiterait emménager dès que possible, avant la fête de Noël...

— Oui, oui. Je n’ai pas oublié.

Le petit abbé paraissait digne, mais résigné, il était debout, serrant un rouleau de parchemin.

— Il faut que je vous annonce quelque chose à tous, ajouta-t-il. Ces documents importants ne sauraient être scellés aujourd’hui, pour la raison qu’ils pourraient fort bien ne plus être de mon ressort, et je n’ai plus le droit de conclure aucun accord pour notre communauté. On m’a remis des instructions hier, de la cour du roi, à Westminster. Vous savez tous que le pape Innocent a reconnu les prétentions du roi au trône d’Angleterre et il a envoyé, à cet effet, le cardinal-évêque Albéric d’Ostie muni des pleins pouvoirs. Le cardinal propose de tenir à Londres un concile de légats pour la réforme de l’Église et on m’a ordonné d’y assister et de rendre compte de mon ministère en tant qu’abbé de ce couvent. Les termes sont clairs, remarqua Héribert avec une fermeté triste, ma tenure est à la disposition du légat. Nous avons vécu une année troublée, balancés que nous étions entre deux prétendants au trône de ce pays. Ce n’est pas un secret ; quand le roi était ici cet été, il ne m’a guère apprécié ; pendant cette période confuse, je n’ai pas vu clairement ce qu’il fallait faire et j’ai tardé à le reconnaître pour roi. Je me considère comme suspendu jusqu’à ce que le concile me confirme. Je ne saurais donc ratifier aucun document ni transaction au nom de notre maison. Ce qui n’a pas été achevé doit rester en l’état avant qu’une nomination définitive ait lieu. Je ne puis empiéter sur ce qui sera peut-être le domaine d’un autre.

Ayant dit ce qu’il avait à dire, il se rassit et joignit patiemment les mains, tandis que des murmures d’effarement et de consternation s’élevaient, semblables au bourdonnement furieux d’une ruche. Mais Cadfael se rendit bien compte que tous n’étaient pas horrifiés. Le prieur, aussi stupéfait que les autres et très habitué à ne rien montrer, n’en rayonnait pas moins à l’abri de son masque ivoirin ; pour lui, la conclusion était évidente et frère Jérôme, prompt à interpréter ce genre de message, cacha sa joie derrière les manches de son habit, tout en manifestant la douleur et la sympathie qui s’imposaient. Ils n’avaient rien contre Héribert, si ce n’était qu’il continuait à occuper une place que d’ambitieux subordonnés désiraient ardemment. L’abbé était un vieillard charmant, bien sûr, mais bien trop mou. Il en va de même pour un roi qui vit trop longtemps et qui provoque l’assassinat, pour ainsi dire. Mais les autres s’agitaient, paniqués comme des poules attaquées par un renard, et les exclamations fusaient.

— Oh ! père, faut-il vraiment vous rendre à ce concile ?

— Nous serons comme des brebis sans berger.

Le prieur, qui se considérait parfaitement apte à conduire le troupeau de saint Pierre lui-même, s’il le fallait, jeta à ceux qui se lamentaient un bref regard venimeux, mais s’abstint de protester et alla lui aussi jusqu’à murmurer quelques paroles d’inquiète commisération.

— Mon devoir et mes voeux appartiennent à l’Église, répondit tristement l’abbé, et en fils loyal, je suis tenu d’obéir aux ordres. S’il plaît à l’Église de me confirmer dans mon ministère, je reviendrai parmi vous. Si un autre est nommé à ma place, je vous rejoindrai, si l’on m’y autorise, et je finirai mes jours ici, en moine fidèle de cette maison, sous notre nouveau supérieur.

A ce moment, Cadfael crut surprendre une ombre de sourire satisfait sur le visage de Robert. Ça ne le gênerait guère d’avoir enfin sous ses ordres son vieux supérieur redevenu simple moine.

— Mais il est clair, poursuivît humblement l’abbé, que je ne saurais continuer à me prétendre abbé tant que cette affaire ne sera pas réglée, et ces transactions devront attendre mon retour, ou l’arrivée d’un autre qui en décidera. Y a-t-il quelque chose d’urgent ?

Frère Matthieu réfléchit, encore bouleversé par la soudaineté de cette nouvelle.

— Aucune raison de se presser en ce qui concerne l’offre d’Aylwin, ni pour le loyer de la ferme de Hales. Mais maître Bonel compte sur une signature très prochaine de la charte qui lui permettra de s’installer ici, car il attend.

— Rappelez-moi les termes du contrat, je vous prie, dit l’abbé. J’ai eu tant d’autres choses en tête que j’ai oublié ce que l’on avait décidé.

— Eh bien, il nous donne son manoir de Mallilie sans restriction, avec ses différentes métairies, contre un logement ici, à l’abbaye – la première maison au bord de l’étang du moulin, côté ville, est libre, et elle convient parfaitement à sa famille ainsi que la nourriture pour lui-même, sa femme et ses deux serviteurs. C’est en général ce qui se fait en pareil cas. Ils auront quotidiennement deux pains, comme en ont les moines, et un comme pour les serviteurs, deux gallons de bière conventuelle, plus un pour les domestiques, un plat de viande comme pour les sergents de l’abbaye, les jours gras, ou de poisson les jours maigres, préparés aux cuisines de l’abbaye, et un entremets quand il y aura des douceurs en plus. Le jeune homme qui les sert ira les chercher. Il y aura aussi chaque jour un plat de viande ou de poisson pour leurs deux serviteurs. Maître Bonel aura droit aussi chaque année à une robe semblable à celle que reçoivent les hauts dignitaires de l’abbaye, et sa femme, si cela lui convient mieux, recevra annuellement dix shillings pour se faire faire une robe à sa convenance. Il est aussi prévu dix shillings par an pour le linge de table, les chaussures, le chauffage et l’entretien d’un cheval. A la mort de l’un d’eux, l’autre conservera la maison et la moitié de tout ce que l’on vient de mentionner, mais si la femme survit à son mari, elle n’aura pas d’écurie pour son cheval. Voici les termes et je comptais faire venir les témoins après le chapitre, pour la signature. Il y a un clerc de justice qui attend.

— Cela aussi, j’en ai bien peur, répliqua l’abbé, devra attendre. Mes droits sont suspendus.

— Maître Bonel va être très gêné, soupira le cellérier, soucieux. Ils sont déjà prêts à emménager et on les attend d’un jour à l’autre. La fête de Noël arrive et on ne saurait les laisser dans l’inconfort.

— Mais, suggéra le prieur, il y a sûrement moyen de les accueillir, même si la signature doit être remise à un peu plus tard. Il n’est guère envisageable que le nouvel abbé souhaite modifier cet arrangement.

Puisqu’il était parfaitement clair qu’il se considérait bien placé pour être nommé et qu’il se savait davantage apprécié de Stephen que l’abbé, il n’avait pas de mal à s’exprimer avec autorité. Héribert sauta sur cette suggestion.

— Ça me paraît possible. Poursuivez, frère Matthieu, en attendant la sanction finale qui, j’en suis sûr, ne manquera pas de venir. Rassurez notre hôte sur ce point et qu’il vienne immédiatement avec sa famille. Ce n’est que justice qu’ils soient installés en paix pour la célébration de Noël. Y a-t-il autre chose en suspens ?

— Non, père. Quand devez-vous prendre la route ? ajouta-t-il.

— Après-demain, pour bien faire. Je ne vais plus bien vite maintenant, et le voyage me prendra plusieurs jours. En mon absence, naturellement, le prieur s’occupera de tout.

L’abbé leva distraitement la main pour bénir le chapitre et sortit le premier. Robert le suivit dans un grand mouvement de robe, nul doute qu’il se sentît déjà responsable de tout, à l’intérieur de la clôture ; et il comptait sûrement le rester à vie.

Les moines sortirent l’un après l’autre, dans un silence morne, qu’un murmure de conversations agitées rompit dès qu’ils se dispersèrent dans la grande cour. Ils avaient depuis onze ans Héribert pour abbé, il était facile à servir, accessible et bon, un peu trop bonne pâte peut-être. Ils ne tenaient nullement à en changer.

Pendant la demi-heure précédant la grand-messe, Cadfael, très pensif, se rendit à son atelier, dans l’herbarium[3], pour s’occuper de quelques remèdes qu’il préparait. L’enclos était parfaitement entretenu et entouré d’une haie épaisse ; sous l’effet des premiers froids, modérés, il était un peu moins coloré ; les feuilles étaient moins fraîches, brunies et plus fragiles, et les plantes les plus délicates allaient chercher la chaleur dans les profondeurs de la terre ; mais il y avait encore dans l’air une senteur aromatique mêlant ce qui restait des odeurs de l’été et, dans la cabane, cette douceur épicée faisait tourner la tête. Quand il avait besoin d’être seul pour réfléchir, c’est toujours là que Cadfael se rendait. Il était si habitué à ces parfums entêtants qu’il les remarquait à peine, mais s’il le fallait, il était capable d’en distinguer tous les éléments et de savoir d’où ils venaient.

Ainsi donc, le roi n’avait pas oublié ses vieilles rancunes et l’abbé serait le bouc émissaire pour l’erreur que la ville avait commise en choisissant l’autre camp. Étienne n’était pourtant pas vindicatif de nature. Ne sentait-il pas plutôt le besoin de faire la cour au légat, puisque le pape l’avait reconnu roi d’Angleterre et lui avait donné son soutien ? C’était une arme non négligeable dans sa lutte contre l’impératrice Mathilde qui, elle aussi, prétendait à la couronne. Cette femme décidée ne renoncerait pas facilement, elle se défendrait pied à pied à Rome, et même les papes peuvent manquer de constance. Il fallait donc donner toute latitude à Albéric d’Ostie pour poursuivre son plan de réforme de l’Église, et Héribert pourrait bien être la victime expiatoire offerte sur un plateau à son zèle.

Une autre idée tarabustait Cadfael. Il s’agissait des invités éventuels de l’abbaye, ces âmes pieuses si l’on peut dire, ceux qui avaient choisi d’abandonner le monde du travail, parfois en pleine maturité et donnaient leur héritage à l’abbaye en échange d’une vie douce, protégée, inactive, dans une maison de retraite où ils avaient tout, nourriture, vêtements, chauffage, sans avoir à lever le petit doigt ! En rêvaient-ils pendant des années, alors qu’ils suaient sang et eau sur leurs brebis qui mettaient bas, sur leurs moissons ou dans leur commerce ? Un paradis mineur, où les repas tombaient du ciel, en quelque sorte, où il n’y avait rien d’autre à faire que se chauffer au soleil en été, au coin du feu en hiver, avec un pot de bière chaude ? Et quand ils y arrivaient, l’enchantement durait-il longtemps ? Ne se lassaient ils pas vite de ne rien faire et de n’avoir rien besoin de faire ? De la part d’un aveugle, d’un infirme, d’un malade, cette attitude pouvait se comprendre. Mais chez des gens actifs, en pleine santé, habitués à faire travailler leur corps et leur esprit ? Non, là, il ne comprenait pas. Il y avait sûrement autre chose. On ne pouvait pas tromper tout le monde, ni se tromper soi-même au point de prendre l’oisiveté pour une bénédiction. Alors, qu’est-ce qui pouvait bien les pousser ? L’absence d’un héritier ? Une inclination, encore mal comprise, pour la vie monastique, sans le courage d’aller jusqu’au bout ? Peut-être. Chez une femme, chez un homme déjà âgé, et conscient que la fin approchait, c’était possible. Plus d’un avait pris l’habit, après avoir eu des enfants et des petits-enfants, et quand il commençait déjà à décliner. Les maisons d’accueil et le statut d’hôte constituaient peut-être une étape sur le chemin de l’au-delà. A moins qu’ils ne rejettent l’oeuvre de toute une vie par dépit pur et simple, par insatisfaction envers le monde, envers un fils décevant ou pour se décharger sur d’autres de la conduite de leur âme.

Cadfael ferma la porte sur la riche odeur de marrube d’une préparation contre la toux et se rendit à la grand-messe.

 

Héribert prit la route de Londres, à l’aube d’un jour passablement gris ; pour la première fois, on avait senti la morsure du gel qui brillait d’un pâle éclat dans l’herbe. Il emmenait avec lui son clerc, frère Emmanuel, et les deux serviteurs laïcs les plus anciens ; il montait sa propre mule blanche. Il s’était efforcé d’avoir l’air gai en prenant congé, mais malgré cela, il donnait une impression de tristesse en s’éloignant à l’horizon avec ses trois compagnons. Il ne montait plus très bien maintenant, si tant est qu’il ait jamais vraiment su ; il se servait d’une selle haute et enveloppante sur laquelle il bringuebalait comme un petit sac mal rempli. De nombreux moines s’étaient regroupés au portail pour le regarder aussi longtemps que possible, et leur visage était empreint d’appréhension et de chagrin. Quelques jeunes élèves vinrent les rejoindre ; ils avaient l’air encore plus consternés, car l’abbé avait autorisé frère Paul à poursuivre son enseignement sans rien changer, c’est-à-dire avec une grande tolérance, mais le prieur ne laisserait vraisemblablement aucune province du couvent à l’abri de son aiguillon, et l’on pouvait s’attendre à ce que la discipline se resserrât sans ménagement.

Cadfael était cependant forcé de reconnaître que reprendre un peu les choses en main ne serait pas inutile dans ces murs. Récemment, Héribert avait été profondément découragé par le monde des hommes et il s’était de plus en plus retiré dans ses prières. Le siège suivi d’un massacre exercé par vengeance[4] aurait suffi à attrister n’importe qui, mais ce n’était pas une raison pour renoncer à défendre le droit et à s’opposer à l’injustice. Il y a cependant un temps où les gens âges sont vraiment fatigués et où la responsabilité de guider les autres devient trop lourde. Peut-être après tout – peut-être ! – Héribert ne serait-il pas aussi triste qu’il le pensait maintenant, si jamais on le soulageait de ce poids.

La messe et le chapitre se déroulèrent ce jour-là calmement et dignement, comme tous les jours, la grand-messe fut célébrée avec dévotion, les devoirs quotidiens furent accomplis avec la régularité tranquille qui les caractérisait. Robert était trop sensible à son image de marque pour se frotter les mains avec ostentation ou se lécher les babines devant témoins. Tous ses actes obéiraient à une loi juste et pieuse, avec l’autorité que donne la sainteté ! Cependant, il se ferait rendre tout ce qui lui était dû, sans en omettre un iota.

Cadfael avait l’habitude de se voir attribuer deux aides pendant toute la partie active de son année de jardinage ; en effet, il faisait pousser d’autres choses dans son jardin clos, voisin de l’herbarium ; néanmoins, le grand potager de l’abbaye était à l’extérieur de la clôture, au-delà de la grand-route, le long des champs au bord de l’eau, cette terre riche baptisée la Gaye. Les eaux de la Severn l’humidifiaient régulièrement à la saison des crues et le sol en était riche et fertile. A l’intérieur des murs, il avait, pratiquement seul, fait ce jardin clos où poussaient de petites plantes fragiles. A l’extérieur, sur les terres qui descendaient jusqu’à la Meole, dont les eaux faisaient tourner la roue du moulin, il avait ses légumes, choux, haricots et lentilles. Mais maintenant que l’hiver s’approchait doucement, que la terre commençait à s’endormir, et que les hérissons se roulaient paresseusement en boule, blottissant leurs piquants dans un coussin de paille, d’herbe et de feuilles mortes, on ne lui avait laissé qu’un novice pour l’aider à faire mijoter ses potions, préparer ses pilules, broyer les ingrédients de ses cataplasmes pour soigner non seulement les moines, mais ceux, nombreux qui venaient chercher secours à leurs ennuis depuis la ville et la Première Enceinte, et parfois même des villages disséminés dans les environs. Certes, il n’avait pas la science infuse en médecine, mais il avait appris avec l’expérience, en essayant, en étudiant, en accumulant les connaissances au fil des ans, et certains en vinrent même à préférer ses remèdes à ceux des médecins patentés.

En ce moment, son aide était un novice de dix-huit ans au plus. Frère Mark était orphelin et comme il gênait un oncle négligent, ce dernier l’avait expédié à l’abbaye à seize ans pour s’en débarrasser. Quand il était arrivé, il restait dans son coin sans dire un mot, se languissant de sa maison ; le malheureux faisait ce qu’on lui disait d’un air soumis mais plein d’appréhension, comme si ce que l’on pouvait espérer de mieux dans la vie était d’éviter d’être puni. Mais quelques mois de travail au jardin avec Cadfael lui avaient peu à peu délié la langue et ses craintes s’étaient envolées. Il était toujours petit et il se méfiait un peu de qui détenait l’autorité ; mais s’il était très mince, il se portait bien et il avait la main verte ; il commençait à savoir s’y prendre dans la préparation des remèdes, qui l’intéressait beaucoup. Silencieux parmi ses camarades, il se rattrapait assez sérieusement dans l’atelier du jardin quand il était seul avec Cadfael. C’était toujours Mark, qui ne disait rien et restait à l’écart au cloître et dans la cour, qui rapportait tous les ragots avant qu’ils n’arrivent aux oreilles des autres.

Il revint du moulin, où on l’avait envoyé, une heure avant Vêpres, la bouche pleine de nouvelles.

— Vous connaissez la dernière du prieur ? Il s’est installé dans les appartements de l’abbé ! Non mais ! Le sous-prieur a reçu l’ordre d’occuper la cellule du prieur au dortoir à partir de ce soir. Ah ! il ne perd pas de temps ! Mais pour qui se prend-t-il ?

Cadfael se le demandait aussi, mais il pensait que ce n’était pas à lui de le dire, ni de laisser frère Mark s’exprimer aussi ouvertement.

— Ne juge pas si vite tes supérieurs, dit-il doucement, attends au moins d’être capable de te mettre à leur place. Après tout, l’abbé a pu le lui demander, pour faire reconnaître son autorité pendant qu’il est à Londres. Ce logis revient au père spirituel de ce couvent.

— Mais le prieur ne l’est pas encore ! Et si c’est ce que voulait l’abbé, il l’aurait dit au chapitre. Il en aurait au moins parlé au sous-prieur, or il ne l’a pas fait. J’ai vu sa tête, il est aussi étonné et choqué que nous tous. Lui ne se le serait pas permis.

Ce n’était que trop vrai, songeait Cadfael en pilant des racines dans un mortier ; frère Richard, le sous prieur, était bien trop humble ; son heureuse nature et son amour pour la paix le rendaient presque paresseux. D’ici peu, quelques jeunes moines plutôt audacieux pourraient bien commencer à comprendre qu’ils n’avaient rien perdu au change. Si Richard occupait la cellule du prieur, qui avait vue sur tout le dortoir, les pécheurs occasionnels auraient bien plus de facilité à se faufiler par l’escalier de nuit après l’extinction des feux ; et si quelqu’un s’en apercevait, il n’irait sûrement pas le dire. Il est tellement plus simple de ne rien voir quand quelque chose ne tourne pas rond.

— Les serviteurs attachés au logement de l’abbé sont furieux, ajouta frère Mark. Vous savez comme ils sont dévoués au père Héribert, alors, les forcer à servir quelqu’un d’autre, quand la place n’est même pas encore libre, c’est un peu fort ! Frère Henri dit que c’est presque un blasphème. Frère Petrus, lui, est plus sombre que la nuit et il marmonne des choses épouvantables sur ses marmites. Il prétend qu’une fois que le prieur sera installé dans la place, il faudra une bonne dose de ciguë pour l’en déloger au retour de l’abbé.

Cadfael le croyait sans peine. Frère Petrus était le cuisinier de l’abbé ; ce sauvage aux cheveux noirs, aux yeux de feu, originaire, par-dessus le marché, de la région des marches de l’Écosse, était coutumier de ces affirmations tonitruantes et excessives, qu’il ne fallait pas prendre trop au sérieux ; mais encore fallait-il savoir jusqu’où.

— Frère Petrus ferait mieux de se taire parfois, mais il n’est pas méchant, tu le sais bien. Et c’est un cuisinier de premier ordre qui continuera à faire noblement son devoir, quel que soit celui qui occupe la place de l’abbé, car il n’a pas le choix.

Il fallait reconnaître que le calme de la journée avait été bien perturbé –, cependant tout fonctionnait si parfaitement dans ces murs qu’heureux ou non, chaque moine continuerait à faire son devoir aussi consciencieusement que par le passé.

— Quand l’abbé reviendra, confirmé par le concile, dit Mark, prenant fermement ses désirs pour des réalités, le nez du prieur va drôlement s’allonger.

Et la pensée de cet auguste organe s’allongeant comme un jour sans pain le consola tant que cela lui donna le coeur à rire, et Cadfael ne put trouver celui de le gronder, car pour lui aussi l’image avait son charme.

 

Frère Edmond, l’infirmier, arriva dans la cabane de Cadfael au milieu de l’après-midi, une semaine après le départ de l’abbé ; il venait chercher des remèdes pour ses pensionnaires. Les gelées, pas très rigoureuses cependant, étaient venues (après un temps si doux que plus d’un jeune s’était fait surprendre), provoquant une épidémie de rhume qu’il fallut arrêter en isolant les victimes, dont la plupart étaient des jeunes gens s’occupant des moutons à l’extérieur. Il en avait quatre sur les bras à l’infirmerie, sans compter quelques vieillards dispensés de tous devoirs, sauf de la prière, et qui attendaient paisiblement la fin.

— Ces garçons n’ont besoin que de quelques jours de repos au chaud et tout s’arrangera, dit Cadfael, prenant une mixture brune répandant une douce odeur, chaude et parfumée qu’il remua et transvasa dans un petit flacon. Mais inutile d’être mal à l’aise, même pour quelques jours, reprit-il. Qu’ils prennent deux ou trois doses de ça jour et nuit, le contenu d’une petite cuiller, et ça ira mieux.

— Qu’est-ce qu’il y a dedans ? demanda frère Edmond, curieux.

Il connaissait déjà certaines préparations de Cadfael, mais ce dernier les améliorait constamment. Il se demandait parfois si Cadfael les testait toutes lui-même.

— Du romarin, du marrube, de la saxifrage, le tout pilé dans un peu d’huile de lin, dilué dans du vin rouge fait avec des cerises et leurs noyaux. Tu verras, ça leur fera du bien aux yeux et à la tête, et même s’ils toussent, ça les soulagera.

Il boucha soigneusement la grande bouteille dont il essuya le goulot.

— Tu veux autre chose ? Pour tes vieux pensionnaires ? Ça doit les secouer, tous ces changements. Après soixante ans, on n’en raffole pas.

— En tout cas, pas ceux-là, reconnut frère Edmond tristement. Héribert n’a jamais su combien on l’aimait, avant qu’on commence à le perdre.

— Tu crois qu’on l’a perdu ?

— Ça m’en a tout l’air, je le crains. Ce n’est pas qu’Étienne soit longtemps rancunier, mais ce que veut le légat, il le lui accordera pour se ménager les faveurs du pape. Tu penses vraiment qu’un réformateur à l’esprit vif, lâché dans notre royaume avec tous les pouvoirs pour y façonner l’Eglise à sa convenance, trouvera notre abbé très impressionnant ? Étienne a jeté le doute lorsqu’il était encore fâché, mais c’est Albéric qui mettra notre brave petit abbé sur la balance et qui le rejettera, faute qu’il fasse bon poids. Donne-moi donc un autre pot de ton onguent pour les escarres. On ne peut pas laisser frère Adrien souffrir plus longtemps, le pauvre.

— Ça doit lui faire mal, même quand on le bouge pour lui passer l’onguent, dit Cadfael avec sympathie.

— Il n’a plus que la peau et les os. Le nourrir, ce n’est déjà pas rien. Il dépérit à vue d’oeil.

— S’il te faut quelqu’un en plus pour le soulever, fais-moi signe, je suis là pour ça. Tiens, voilà ta pommade. Elle devrait être plus efficace avec l’alchémille que j’y ai ajoutée.

Frère Edmond mit la bouteille et le pot dans sa besace, réfléchissant à ce qu’il lui fallait d’autre, frottant son menton pointu entre le pouce et l’index. Le froid soudain qui s’engouffra par la porte leur fit tourner la tête à tous deux si vivement que le jeune homme qui l’avait prudemment entrouverte, désolé, baissa immédiatement la tête pour s’excuser.

— Ferme la porte, petit, dit Cadfael, haussant les épaules.

— Excusez-moi, mon frère ! répondit une voix hâtive et soumise. J’attendrai que vous ayez fini.

Et la porte commença à se refermer sur un petit visage sombre, craintif et renfrogné.

— Mais non, protesta Cadfael avec une impatience chaleureuse, ce n’est pas ce que je voulais dire. Entre te réchauffer et ferme derrière toi, le vent est mauvais. Ça fait de la fumée. Je suis à toi tout de suite, dès que j’en aurai terminé avec le frère infirmier.

La porte s’ouvrit juste assez pour permettre à un maigre adolescent de s’y glisser –, il la referma très vite et s’y colla silencieusement, cherchant à se faire tout petit, mais la curiosité et l’admiration se lisaient dans ses yeux, devant ces bouquets d’herbes odorantes suspendus au plafond, ainsi que les bancs, les étagères couverts de pots et de flacons où dormait la récolte de l’été passé.

— Ah ! Autre chose ! dit Frère Edmond. Frère Rhys se plaint de douleurs dans les épaules et dans le dos. Il se déplace très peu maintenant ; chaque mouvement lui coûte, ce n’est pas difficile à voir. Tu avais un onguent qui le soulageait, autrefois.

— Oui, attends, je vais t’en donner.

Montant sur un tabouret, Cadfael attrapa une grande bouteille de pierre et fouillant dans les étagères, il en dénicha une plus petite en verre. Il déboucha le grand récipient et transvasa prudemment un liquide sombre et visqueux dégageant une odeur forte et pénétrante. Il remit précautionneusement le bouchon de bois, l’entourant d’un petit torchon ; il en essuya soigneusement le bord avec un autre bout de chiffon qu’il laissa ensuite tomber dans le feu au-dessus duquel mijotait doucement le contenu d’un pot en grès.

— Les résultats seront encore meilleurs si tu trouves quelqu’un avec des mains solides pour lui faire un bon massage. Mais garde-le précieusement, Edmond, et n’y mets pas les lèvres ! Lave-toi bien les mains après utilisation et assure-toi que ceux qui en usent en font autant. C’est excellent pour l’usage externe, mais très mauvais pour l’intérieur. Ne t’en sers surtout pas s’il y a la moindre blessure ou égratignure. C’est sérieux, ce truc-là !

— A ce point ? Qu’est-ce qu’il y a dedans ? demanda Edmond, curieux ; il tournait et retournait le flacon entre ses mains, regardant l’huile glisser lentement sur les parois de verre.

— De la racine de capuchon du moine essentiellement, pilée dans de l’huile de moutarde et de graines de lin. C’est un poison très dangereux si on l’avale et il en faut très peu pour tuer son homme. Alors, veilles-y bien et rappelle-toi : toujours se laver les mains. Mais c’est souverain pour les vieilles douleurs articulaires. Si le massage est bien fait, il aura des picotements, puis la douleur s’atténuera et il se sentira mieux. C’est tout ce qu’il te faut ? Si tu veux, je viendrai moi-même lui faire sa friction. Je sais où ça fait mal, et il faut que le produit pénètre en profondeur.

— Tu as des doigts d’acier, je les connais, déclara Edmond ramassant ses affaires. Tu as essayé sur moi, j’ai cru que tu allais me mettre en pièces, mais j’avoue que ça allait beaucoup mieux le lendemain. Il perd un peu la tête, maintenant, il ne reconnaît presque aucun de nos jeunes, mais toi, il ne t’aura pas oublié.

— Il se rappelle tous ceux qui parlent gallois, c’est tout simple. Il retombe en enfance, c’est fréquent chez les vieux.

Frère Edmond prit son sac et se dirigea vers la porte. Le jeune homme maigre, avec ses yeux immenses, glissa sur le côté, lui ouvrit poliment la porte, puis la referma sur un sourire et des remerciements. Il n’était pas si maigre, après tout ; nettement plus grand que Cadfael qui était trapu et solide, souple et bien droit, mince et sec, on sentait cependant dans ses mouvements de la vivacité et de l’inquiétude. Il avait une chevelure épaisse, châtain clair, décoiffée par le vent du dehors, et un soupçon de barbe blonde apparaissait sur ses lèvres et son menton, amaigrissant son visage austère d’oiseau de proie affamé. Les grands yeux bleus lumineux, pleins d’intelligence, mais toujours sur la défensive, comme des lances pointées, se posèrent sur Cadfael dont il soutint le regard sans ciller, mais sans agressivité.

— Eh bien, mon ami – Cadfael écarta légèrement sa mixture du centre du foyer – que puis-je faire pour toi ? Je ne te connais pas, mon garçon, ajouta-t-il tranquillement et, candide, il se tourna pour examiner l’étranger de la tête aux pieds, mais tu es le bienvenu. De quoi as-tu besoin ?

— Je suis venu chercher pour Dame Bonel les plantes médicinales qu’elle avait demandées, dit le jeune homme d’une voix basse et qui eût été agréable si elle n’avait pas été aussi tendue. Le frère hospitalier a dit que vous lui en fourniriez volontiers quand elle en manquerait. Mon maître vient de s’installer dans une maison de la Première Enceinte en tant qu’hôte de l’abbaye.

— Ah oui ! (Cadfael se rappela le manoir de Mallilie donné à l’abbaye et en échange duquel le donateur se ferait entretenir aux frais de cette dernière.) Ils sont bien arrivés, donc ? Que Dieu leur accorde d’en profiter. Et c’est toi qui leur apporteras leurs repas ? Eh bien, il te faudra apprendre à te repérer ici. As-tu été à la cuisine de l’abbé ?

— Oui, maître.

— Je ne suis le maître de personne, mais le frère de chacun, répliqua doucement Cadfael. Comment t’appelles-tu, ami ? Car on se verra sûrement dans les jours à venir. Autant faire connaissance.

— Aelfric, dit le jeune homme, et s’approchant de la porte, il regarda autour de lui avec un intérêt évident, tempéré de crainte, la grande bouteille contenant la lotion de capuchon du moine.

— C’est vraiment si dangereux ? Même en petite quantité, c’est un poison mortel ?

— C’est souvent le cas, rétorqua Cadfael. Si on se sert mal des choses ou si on en abuse. Tiens, le vin, par exemple, ou une nourriture saine, si on en ingurgite trop. Tes maîtres sont-ils contents de leur maison ?

— C’est un peu tôt pour en juger, murmura le jeune homme restant sur ses gardes.

Quel âge avait-il ? Dans les vingt-cinq ans. Guère plus. Au moindre prétexte, il se hérissait comme un porc-épic. « Ce n’est pas un homme libre », songea Cadfael, compatissant. Vif et vulnérable. Servait-il un maître moins sensible que lui ? Possible.

— Combien êtes-vous, en tout ?

— Mon maître, ma maîtresse et moi. Et une servante.

Une servante ! Rien d’autre, et là-dessus. Il referma sa grande bouche mobile.

— Très bien, Aelfric, viens quand tu veux, tu seras le bienvenu, et je fournirai à ta maîtresse tout ce que j’ai. Que puis-je lui donner maintenant ?

— De la sauge et du basilic, si vous en avez. Elle a apporté un plat à réchauffer pour le souper, ajouta-t-il, se détendant un peu. On l’a mis sur le feu, mais elle n’a pas de sauge. Elle est sortie. C’est drôle d’emménager ici, elle a certainement laissé plein de choses derrière elle.

— Ce que j’ai, elle peut me le demander. Tiens, Aelfric, mon garçon, voici un paquet de chaque herbe. C’est une bonne maîtresse ?

— Pour ça oui !

Et il referma la bouche, comme il l’avait fait après avoir mentionné la servante. Il avait l’air sombre, confusément perdu dans ses pensées.

— Elle était veuve quand elle s’est mariée. Merci beaucoup, mon frère.

Sa main se referma sur les plantes avec brutalité. Comme sur la gorge d’un ennemi ? Pas sur celle de sa maîtresse, car son visage s’était éclairé en parlant d’elle. Il se retira silencieusement. Cadfael se retrouva seul, méditatif, pensant à lui. Il restait une heure avant Vêpres. Autant aller à l’infirmerie et faire plaisir à frère Rhys en lui parlant son doux gallois natal, ce qui le rendrait heureux, et le soulager par un sérieux massage d’huile d’aconit[5]. Ce serait une bonne action.

Mais ce jeune sauvage, muré dans ses griefs et dans sa haine, qu’allait-il en faire ? Il s’agissait d’un serf, Cadfael n’avait pas eu de mal à s’en apercevoir, dont les capacités dépassaient cet état, et plein d’une angoisse qu’il taisait, pour plusieurs raisons peut-être. Il se rappelait sa façon d’évoquer la servante et de refermer jalousement la bouche là-dessus.

Enfin, ils venaient seulement d’arriver tous les quatre. Il n’y avait qu’à laisser faire le temps. Cadfael se lava soigneusement les mains, ainsi qu’il l’avait recommandé, vérifia l’ordonnance de son petit domaine et s’en alla à l’infirmerie.

 

Frère Rhys était assis près de son lit, non loin du feu ; il était âgé, il hochait la tête et l’on voyait sa tonsure grise. Il semblait satisfait et fier, comme quelqu’un qui vient enfin de recevoir son dû ; il pointait un menton mal rasé, ses sourcils épais étaient tout ébouriffés et au-dessous, ses petits yeux vifs bien que d’un gris délavé brillaient triomphalement. Car le vigoureux jeune homme brun, sur un tabouret à ses côtés, qui s’occupait de lui gentiment, lui parlait gallois, et c’était comme un bain de jouvence. Le jeune homme avait dénudé les épaules osseuses du vieillard et s’activait à bien faire pénétrer la lotion de ses mains puissantes, ce qui arrachait au patient des grognements de plaisir.

— On m’a devancé à ce que je vois, murmura Cadfael, sur le pas de la porte, à l’oreille d’Edmond.

— C’est un parent, répliqua l’infirmier sur le même ton. Un jeune Gallois du nord du comté, tout comme Rhys. Il semble être venu aujourd’hui pour aider de nouveaux arrivants à s’installer dans une maison près du bief du moulin. Il a de vagues attaches avec la famille – c’est l’ouvrier du fils de la femme, je crois. Et puisqu’il était là, il a demandé des nouvelles du vieux, c’est gentil de sa part. Rhys se plaignait de ses anciennes douleurs, le jeune homme a offert ses services, alors je l’ai mis au travail. Va donc leur dire un mot, et ils n’auront pas besoin d’utiliser l’anglais avec toi.

— Tu lui as dit de bien se laver les mains après ?

— Et je lui ai montré où, et à quel endroit mettre le flacon en sûreté quand il aura fini. Je ne laisserai personne prendre de risque avec ta mixture, après ce que tu m’as dit. Je lui ai expliqué à quel point ce truc pouvait être dangereux.

Le jeune homme s’arrêta un instant lorsque Cadfael approcha et commença respectueusement à se lever, mais ce dernier lui fit signe de se rasseoir.

— Assieds-toi, mon garçon, je ne vous dérangerai pas. Je venais bavarder avec un vieil ami, mais tu t’en es chargé, et fort bien qui plus est.

Le jeune homme, sans s’embarrasser de préjugés, le prit au mot et continua gaiement son massage. Vingt-quatre, vingt-cinq ans, peut-être, solide et bien bâti ; son visage carré, tanné par les intempéries, à l’ossature puissante, indiquait une heureuse nature ; c’était un vrai Gallois, rasé de près, décidé, aux sourcils et aux cheveux épais et noirs. Il se comportait avec Rhys presque comme avec un enfant, il souriait, il était gai et même taquin –, c’était un bon point pour lui et Cadfael approuva silencieusement, car en vérité, Rhys était retombé en enfance. Mais il était plus vif aujourd’hui ; cette visite lui faisait grand bien.

— Salut, Cadfael, dit-il d’une voix aiguë, bougeant agréablement son épaule sous les doigts du jeune homme. Tu vois, ma famille me connaît encore. Voici le fils de ma nièce Angharad, c’est mon petit-neveu Meurig et il est venu me voir... Je me rappelle quand il est né... C’est-à-dire quand elle est née, la petite fille de ma soeur. Je ne l’ai pas vue depuis des années – et toi, mon garçon, au fait, tu aurais pu venir me voir plus tôt. Mais aujourd’hui les jeunes oublient leur famille.

Il profitait de son privilège de patriarche, en faisant d’abord des compliments suivis de reproches fondés sur rien, et il s’en trouvait fort aise.

— Et elle, pourquoi n’est-elle pas venue ? Pourquoi n’as-tu pas amené ta mère avec toi ?

— Ça fait loin pour venir du nord du comté, répliqua Meurig sans se fâcher, et le travail ne manque pas à la maison. Mais j’habite plus près maintenant, je travaille chez un charpentier en ville, vous me verrez plus souvent. Je reviendrai vous masser et au printemps, je vous emmènerai sur la colline avec les moutons.

— Ma nièce Angharad était la plus jolie petite fille de la moitié du comté, dit le vieillard avec un doux sourire, et en grandissant elle a embelli. Quel âge aurait-elle maintenant ? Quarante-cinq ans peut-être, mais je suis sûr qu’elle est toujours aussi belle. Ne me dis pas le contraire, je n’ai encore vu personne...

— Oh non ! ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire, acquiesça Meurig.

Les nièces qu’on a perdues ne sont-elles pas toutes belles ? Ni les étés de leur enfance toujours radieux ? Ni les fruits sauvages qu’elles cueillaient alors, plus doux que ceux de maintenant ? On pensait depuis quelques années que frère Rhys était un peu gâteux, ses absences le conduisaient hors du temps et de la chronologie ; il perdait la mémoire et inventait des images. Mais la présence de ce jeune parent plein de vie le stimulait et des souvenirs précis lui revenaient. Ça ne durerait peut-être pas, mais en attendant, c’était un don royal.

— Tournez-vous un peu plus vers le feu. C’est bien ici que vous avez mal ?

Rhys réagissait comme un chat aux caresses sous les mains puissantes du jeune homme qui riait et qui le massait vigoureusement, provoquant une douleur bénéfique.

— Ça n’est pas la première fois que tu fais cela, observa Cadfael, approbateur.

— J’ai surtout travaillé avec les chevaux, ils ont des ennuis, comme nous, des membres gonflés, des blessures. On apprend à voir avec ses doigts, à trouver l’endroit douloureux et à le soulager.

— Mais il est charpentier maintenant, annonça fièrement Rhys, et il travaille ici, à Shrewsbury.

— On fait un lutrin pour votre chapelle mariale, précisa Meurig ; quand il sera termine ce qui ne saurait tarder, je l’apporterai moi-même à l’abbaye. Et j’en profiterai pour revenir vous voir.

— Et me masser les épaules ? L’hiver est bien installé maintenant, et Noël approche, le froid me rentre dans les os.

— D’accord. Mais ça suffît pour le moment, ça finirait par vous faire mal. Remontez votre robe, mon oncle, pour garder la chaleur. Ça vous brûle ?

— Pendant un moment, c’était comme des orties, maintenant, c’est bon. Je n’ai plus mal du tout. Mais je suis fatigué...

Fatigué et tout endormi, à cause des manipulations et des souvenirs qui lui revenaient.

— Oui, c’est très bien. Vous devriez vous allonger et dormir, dit Meurig, se tournant vers Cadfael pour chercher son appui. N’est-ce pas ce qui convient, mon frère ?

— Sans aucun doute. Tu as fait quelque chose de pénible et tu devrais te reposer.

Rhys était tout heureux qu’on l’installât sur son lit et qu’on le laissât s’abandonner au sommeil qui le gagnait. Il leur dit un au revoir ensommeillé et se tut avant qu’ils n’eussent franchi la porte.

— Salue ta mère pour moi, Meurig. Dis-lui de venir me voir quand ils apporteront la laine au marché de Shrewsbury... J’aimerais beaucoup la revoir...

— Il était très attaché à ta mère, semble-t-il, dit Cadfael regardant Meurig se laver les mains à l’endroit indiqué par Edmond et s’assurant qu’il le faisait soigneusement. Peut-il espérer la revoir ?

Le profil de Meurig, tandis qu’il se frottait les mains avec application, était empreint d’une gravité pensive et mélancolique qui démentait la gaieté bon enfant qu’il avait affectée devant son vieil oncle. Il se tourna pour prendre un torchon grossier et regarda Cadfael droit dans les yeux.

— Pas dans ce monde. Cela a fait onze ans à la Saint-Michel que ma mère est morte. Il le sait – enfin, il l’a su – aussi bien que moi. Mais puisque aujourd’hui il radote, et qu’elle est vivante pour lui, pourquoi irais-je lui dire le contraire ? Qu’il garde cette idée et toutes celles qui peuvent le rendre heureux.

Ils sortirent sans parler dans l’air froid de la grande cour où ils se séparèrent, Meurig se dirigeant vivement vers le portail, et Cadfael vers l’église où la cloche n’allait pas tarder à sonner pour Vêpres.

— Adieu, dit Cadfael, en le quittant. Tu as rendu à ton oncle une partie de sa jeunesse aujourd’hui. Les aînés de ta famille ont, je crois, eu de la chance avec leurs fils.

— Cette famille, dit Meurig, s’arrêtant net pour regarder Cadfael de ses grands yeux noirs, est celle de ma mère. Je vais rejoindre les miens. Mon père n’était pas Gallois.

Il s’éloigna d’un pas pressé, fendant l’obscurité de ses larges épaules. Et comme pour Aelfric, Cadfael resta à se poser des questions, jusqu’au porche de l’église. Puis il se soucia de ses devoirs plus immédiats. Ces gens, après tout, étaient responsables d’eux-mêmes, et ça n’était pas ses affaires.

Pas encore !