CHAPITRE X

Hugh passa un bon moment à réfléchir, la mine sombre.

— Pour le moment, que ce soit la vérité ou non, ce jeune homme s’en tiendra à sa version des faits. Il est au lit, la tête en piteux état. Il y a de bonnes raisons pour qu’il n’en bouge pas dans l’immédiat, et ce, d’autant plus qu’il sera persuadé que nous le croyons, puisque pour des raisons qui lui sont personnelles, c’est ce qu’il souhaite. Veillez bien sur lui, Mark, et laissez-le croire qu’il a réussi à nous faire avaler n’importe quoi. Dites-lui qu’il ne s’en fasse pas pour notre prisonnier, il n’est accusé de rien, et il ne risque rien non plus. Mais il faut que personne ne sache à l’extérieur que nous détenons un innocent qu’il n’y a aucune raison de pendre. Meriet a le droit de savoir. Mais lui seulement. Pour le commun des mortels, le meurtrier est sous bonne garde.

Une tromperie en avait amené une autre, chacune avec les meilleures intentions du monde. Et si frère Mark avait le sentiment que le mensonge ne devrait pas avoir sa place dans la recherche de la vérité, il était forcé d’admettre que les voies du Seigneur sont impénétrables, et il se rendait compte que même le mensonge peut conduire à la vérité. Il laisserait Meriet penser que ses épreuves étaient terminées, sa confession prise pour argent comptant, qu’il pouvait dormir sur ses deux oreilles, sans espoir, sans rêves, sans crainte, mais avec la morne satisfaction de son sacrifice volontaire et l’espérance de se retrouver plus tard dans un monde meilleur, encore inconnu.

— Je veillerai à ce que lui seul soit mis au courant, dit Mark. Et je me porte garant qu’il sera à votre disposition quand vous aurez besoin de lui.

— Parfait ! Retournez donc auprès de votre patient. Cadfael et moi vous rejoindrons d’ici peu.

Mark s’en alla satisfait et retourna d’où il venait par la ville et la Première Enceinte. Quand il fut parti, Hugh fixa longuement Cadfael qu’il interrogea d’un regard méditatif.

— C’est une histoire qui se tient assez bien, et dont une bonne partie est probablement vraie, dit Cadfael. Je serais même d’accord avec Mark, et ne crois pas que ce garçon soit un assassin. Mais que tirer de nos observations ? Celui qui a fait construire ce feu et qui l’a fait brûler avait assez de puissance pour que ses hommes lui obéissent et ne le trahissent pas. Il a donc de bons serviteurs, on le craint, peut-être même qu’on l’apprécie. C’est quelqu’un qui ne se permet pas de détrousser les morts et qui ne le permet pas non plus à ses gens. Ceux qui travaillent pour lui le respectent et exécutent ses ordres. Léoric Aspley correspond à ce genre d’homme, et je le vois très bien se conduire ainsi s’il pensait que son fils avait tendu une embuscade à quelqu’un qu’il avait accueilli sous son toit et ensuite a tué son hôte. C’est un geste qu’il ne pardonnerait pas. Il n’éviterait au meurtrier le châtiment qu’il mérite que pour protéger l’honneur de sa famille et pour qu’il ait toute sa vie pour se repentir.

Il revoyait encore le père et le fils arriver sous la pluie, l’un sévère, froid, hostile, qui s’en allait sans embrasser son enfant, contrairement à ce qui se produit d’ordinaire, l’autre soumis et respectueux, ce qui ne correspondait pas à sa personnalité, très probablement, à la fois révoltée et résignée. Il désirait ardemment abréger son temps de probation et se faire enfermer sans espoir de retour, mais dans son sommeil, il luttait comme un beau diable pour retrouver la liberté. Oui, tout cela était assez vraisemblable. Mais Mark était absolument certain que Meriet avait menti.

— Le tableau est complet, murmura Hugh en secouant la tête. Il a toujours dit que c’était lui qui avait tenu à prendre l’habit, ce qui pourrait bien être vrai, et parfaitement compréhensible, s’il n’avait eu d’autre choix que le couvent ou la potence. Le meurtre a eu lieu peu après que Clemence ait quitté Aspley. On a emmené le cheval loin dans le nord et on l’a abandonné là, pour éviter qu’on cherche le corps près des lieux du crime. Maintenant j’ignore tout ce que sait ce garçon, mais lui, de son côté, ignorait qu’il conduisait les ramasseurs de bois à l’endroit précis où se trouvait le cadavre, là où son père avait laissé le travail inachevé. Là-dessus, j’aurais tendance à croire Mark sur parole et, mon Dieu, j’inclinerais aussi à le croire sur parole pour tout le reste ! Mais si Meriet n’a pas tué ce bonhomme, pourquoi diantre est-il prêt à se laisser condamner ? Et de son propre chef, qui plus est !

— Je ne vois qu’une seule réponse possible, dit Cadfael : pour protéger quelqu’un d’autre.

— Qu’est-ce que vous essayez de me dire ? Qu’il connaît le meurtrier ?

— Ou qu’il croit le connaître, répondit Cadfael. Car il y a une série de secrets et de malentendus qui séparent ces gens-là. Il me semble que si Aspley s’est conduit ainsi avec son fils, c’est qu’il pense être absolument sûr de sa culpabilité. Quant à Meriet, s’il s’est sacrifié en acceptant une existence pour laquelle il n’est absolument pas fait, et s’il est prêt à présent à mourir d’une façon ignominieuse, c’est qu’il doit être tout aussi persuadé que cet être qu’il aime et cherche à protéger est coupable. Mais si Léoric a commis cette erreur monstrueuse, est-ce que Meriet ne pourrait pas s’être trompé également ?

— Et si, après tout, on s’était tous trompés ? soupira Hugh. Bon, allons voir votre somnambule de pénitent pour commencer et, qui sait ? s’il a envie de se confesser et qu’il lui faut mentir à cet effet, il laissera peut-être échapper quelque chose d’utile. Je dois reconnaître à sa décharge qu’il n’a pas cherché à laisser un innocent payer à sa place ou à la place de quelqu’un qui lui est plus cher que lui-même. Harald aura au moins servi à le faire sortir de son silence, et vite encore.

 

Meriet dormait quand ils arrivèrent à Saint-Gilles. Cadfael s’immobilisa près de la paillasse dans la grange, et contempla ce visage, étrangement paisible, enfantin, exorcisé de son démon. Meriet respirait très doucement et très régulièrement. Cadfael aurait pu se croire en face d’un malheureux pêcheur qui, ayant fait sa confession, se sentait donc purifié avec l’impression que tout était devenu plus simple désormais. Mais il refusait expressément de répéter ses aveux à un prêtre. Mark avait là un argument des plus solides.

— Laissez-le se reposer, dit Hugh, alors que Mark, bien qu’à contrecoeur, leur aurait permis de réveiller le dormeur. Il n’y a pas le feu.

Et ils attendirent pendant près d’une heure que Meriet commençât à bouger et à ouvrir les yeux. Même alors Hugh aurait accepté qu’on s’occupât de lui, qu’on l’alimentât et lui donnât à boire avant de consentir à s’asseoir à son chevet et écouter ce qu’il avait à dire. Cadfael l’avait examiné, n’avait rien diagnostiqué d’assez grave que quelques jours de repos ne guériraient pas, bien que le jeune homme se fût tordu la cheville et le pied dans sa chute. Il aurait simplement du mal à s’appuyer sur sa jambe douloureuse pendant un certain temps. Le choc à la tête lui avait sérieusement embrouillé les idées et il aurait un peu de peine à se rappeler ce qui s’était passé ces derniers jours ; cependant il avait gardé en mémoire quelque chose de plus ancien dont il désirait s’entretenir avec la justice. La coupure en travers de sa tempe serait bientôt cicatrisée et déjà elle ne saignait plus.

Ses yeux grands ouverts, dans la lumière diffuse de la grange, brillaient d’un intense éclat vert sombre. Il s’exprimait d’une voix faible mais décidée, et il répéta lentement mais avec insistance ce qu’il avait dit précédemment à Mark. Il voulait absolument se montrer convaincant, très désireux de s’attarder patiemment sur les détails. En l’écoutant, Cadfael dut admettre, effaré, que Meriet était parfaitement convaincant. Sans doute était-ce aussi l’opinion de Hugh.

Lentement, sans parti pris, il interrogea le blessé.

— Donc, vous avez assisté au départ de votre victime, en présence de votre père, et vous n’avez pas bronché. Puis vous êtes parti avec votre arc. A pied ou à cheval ?

— A cheval, répondit Meriet, du tac au tac.

Car s’il était parti à pied, comment aurait-il pu aller assez vite et précéder le cavalier après que son escorte l’ait quitté pour rentrer à la maison ? Cadfael se rappela ce qu’Isouda avait dit : Meriet était rentré tard ce soir-là, en compagnie de son père et de ses compagnons, mais il n’était pas sorti en même temps qu’eux. Elle n’avait pas précisé si, à son retour, il était à cheval ou non : cela valait la peine de vérifier ce détail.

— Vous aviez l’intention de le tuer ? poursuivit Hugh doucement. Ou cette idée vous est-elle venue après coup ? Car enfin qu’est-ce que maître Clemence avait bien pu vous faire pour que vous ayez décidé de l’assassiner ?

— Il était allé beaucoup trop loin avec la fiancée de mon frère, répondit Meriet. Ce prêtre qui jouait les galants – ça ne m’a pas plu du tout ni cette certitude qu’il avait de nous être supérieur. Cette espèce de va-nu-pieds qui n’avait pour lui que son savoir et le seul nom de son protecteur pour lui tenir lieu de noblesse et de terres, alors que nos origines remontent à la nuit des temps. J’ai décidé de venger mon frère...

— Qui, lui, n’a nullement cherché à obtenir réparation, dit Hugh.

— Il était parti chez les Linde, chez Roswitha... Il l’avait raccompagnée chez elle la nuit précédente, et je suis sûr qu’il s’est disputé avec elle à ce sujet. Il est parti tôt, sans même assister au départ de notre invité. Il voulait sûrement se raccommoder avec elle... Il n’est pas rentré avant la fin de l’après-midi, longtemps après que tout ça fut terminé, conclut Meriet à haute et intelligible voix.

Cadfael se fit la réflexion que cela corroborait ce qu’avait dit Isouda. Après que tout fut terminé, Meriet rentrait au château avec un meurtre sur la conscience pour ne réapparaître qu’après avoir décidé de son propre chef de demander à pouvoir entrer dans les ordres, avec l’intention bien arrêtée de s’y tenir mordicus et de se déclarer oblat de l’abbaye, en sachant pertinemment ce qu’il faisait. C’est exactement ce qu’il avait dit à sa jeune compagne, qui ne s’en laissait pas compter, dans le calme le plus parfait. Il avait fait ce qu’il avait l’intention de faire.

— Mais vous, Meriet, vous avez devancé maître Clemence. Vous vouliez le tuer ?

— Je n’y avais pas vraiment pensé, fit Meriet, hésitant pour la première fois. Je suis parti seul, j’étais fou de rage.

— Vous êtes parti comme l’éclair, constata Hugh, sans laisser souffler son interlocuteur, puisque vous avez été plus vite que votre hôte et d’une manière détournée, car, comme vous le dites vous-même, vous avez réussi à l’intercepter.

Meriet se tendit et se raidit dans son lit, fixant son tourmenteur de ses grands yeux. Il crispa les mâchoires.

— Je me suis dépêché, oui, mais je n’avais pas d’idée derrière la tête, j’étais bien à couvert quand je me suis aperçu qu’il s’avançait dans ma direction, sans se presser. J’ai bandé mon arc et j’ai tiré. Il est tombé...

Des gouttes de sueur apparurent sur son front blême, sous les bandages. Il ferma les yeux.

— Ça suffit, murmura doucement Cadfael, à l’oreille de Hugh. Il a son compte.

— Non ! protesta Meriet d’une voix forte. Finissons-en une fois pour toutes. Il était mort quand je me suis penché sur lui. Je l’avais tué. C’est ainsi que mon père m’a pris, la main dans le sac. Ce sont les chiens – il avait emmené ses chiens avec lui – qui ont flairé ma trace et l’ont guidé jusqu’à moi. C’est pour moi qu’il a gardé le silence sur ce que j’ai fait, et aussi pour que son nom ne soit pas traîné dans la boue, tout en sachant qu’il violait la loi, pour éviter de m’envoyer à l’échafaud. Mais je n’ai pas cherché à fuir mes responsabilités, puisque je suis la cause de tout cela. Lui n’a pas voulu me pardonner. Il m’a promis de couvrir mon déshonneur si j’étais disposé à m’exiler de ce monde en m’enfermant au cloître. Personne ne m’a rien dit de ce qui s’est passé après. Tout ce que je sais, c’est que j’ai accepté mon châtiment de plein gré. J’ai même espéré... et j’ai essayé... Mais ne tenez aucun compte de ce qui fut fait pour moi, et laissez-moi payer tout ce que je dois.

Il pensait en avoir terminé et il poussa un grand soupir de soulagement. Hugh soupira lui aussi et fit mine de se lever.

— Au fait, Meriet, quelle heure était-il quand votre père vous a surpris à l’improviste ? demanda-t-il, mine de rien.

— Trois heures de l’après-midi, à peu près, répondit Meriet, indifférent, fonçant tête baissée dans le piège.

— Et maître Clemence s’est mis en route après prime ? Pour faire ces quelques trois miles, il a dû muser en chemin, constata Hugh avec une douceur trompeuse.

Meriet qui, sous l’effet de la fatigue, avait à demi fermé les yeux pour se détendre un peu, les rouvrit complètement, consterné. Il dut faire un effort surhumain pour maîtriser sa voix et les traits de son visage, mais il y parvint, et rassemblant toute son énergie, il parvint à trouver une réponse crédible.

— J’ai un peu abrégé mon récit dans ma hâte d’en finir. Quand j’ai tiré ma flèche, on était peut-être au milieu de la matinée, guère plus tard. Mais je me suis sauvé, abandonnant le corps ; puis j’ai erré dans les bois, horrifié par ce que j’avais fait. A la fin, pourtant, je suis revenu. Il m’a semblé préférable de dissimuler le mort sous les buissons épais le long du chemin, comme ça je pourrais revenir l’enterrer nuitamment. Je ne regrette rien, finit par dire Meriet, avec tant de simplicité qu’il devait y avoir du vrai dans ces derniers mots.

Seulement il n’avait bien entendu jamais tué personne. Il était tombé sur un cadavre baignant dans son sang, tout comme il s’était arrêté net, complètement effaré, en voyant frère Wolstan gisant au pied du pommier.

« A trois miles d’Aspley, oui, ça je le crois, se dit Cadfael, mais au beau milieu de l’après-midi d’automne, alors que son père était sorti avec ses faucons et ses chiens. »

— Je ne regrette rien, répéta Meriet, tout doucement. C’est très bien que je me sois fait prendre ainsi, et c’est encore mieux que je vous ai tout révélé maintenant.

Hugh se leva et resta à le regarder, le visage impénétrable.

— Très bien ! Il vaut mieux que vous ne bougiez pas pour le moment. Rien ne s’oppose à ce que frère Mark continue à s’occuper de vous. Frère Cadfael m’a dit que vous auriez besoin de béquilles pendant quelques jours encore si vous tentiez de vous déplacer. Vous serez suffisamment en sécurité là où vous êtes.

— Je vous donnerais volontiers ma parole, dit Meriet tristement, mais je doute que vous l’acceptiez. Mark, lui, le fera, et je me soumettrai à son autorité. Mais l’autre homme, dites, vous me promettez de l’élargir ?

— Ne vous mettez pas en peine pour lui, il n’est accusé de rien, sauf de menus larcins commis pour éviter de mourir de faim, ce qui n’a rien de pendable. Mais si j’étais vous, c’est à mon propre cas que je m’intéresserais, dit gravement Hugh. Je vous demande instamment de faire venir un prêtre, qu’il puisse vous entendre en confession.

— Le bourreau et vous-même pourrez m’en tenir lieu, dit Meriet, qui réussit toutefois à lui adresser un sourire crispé et douloureux.

 

— Comment peut-il ainsi mélanger la vérité et le mensonge dans la même phrase ? remarqua Hugh, à la fois résigné et exaspéré, rentrant en ville par la Première Enceinte. Ce qu’il a dit à propos de son père est très probablement vrai, il a bien été pris sur le fait et à la fois protégé et condamné. C’est comme ça que vous avez hérité d’un novice mi-volontaire, mi-réticent. Ça explique aussi tous les ennuis qu’il vous a valus, et son vacarme nocturne. Mais ça n’explique pas qui a tué Peter Clemence car je suis à peu près sûr que ça n’est pas Meriet. Il n’avait même pas pensé à cette erreur flagrante à propos de l’heure du meurtre jusqu’à ce que je lui mette le nez dessus. Et si l’on tient compte du choc que ça lui a causé, il s’en est joliment bien tiré pour improviser une réponse. Mais beaucoup trop tard. Cette erreur est largement suffisante par elle-même. Mais maintenant que faire ? Supposons qu’on répande le bruit que le jeune Aspley a reconnu être coupable du meurtre et qu’il a déjà pratiquement la corde au cou ? S’il se sacrifie vraiment pour quelqu’un d’autre, croyez-vous ce quelqu’un capable de s’avancer, de défaire le noeud et de le passer autour de son propre cou, comme Meriet l’a fait pour lui ?

— Non, répondit Cadfael avec conviction, mais sans enthousiasme. S’il l’a abandonné à cet enfer sans lever le petit doigt pour l’aider à échapper à la potence, il ne bronchera pas maintenant. Que Dieu me pardonne si je suis injuste envers lui, mais on ne peut guère se fier à ce genre d’homme. En outre, vous vous seriez engagé jusqu’à faire mentir la justice pour des prunes, en infligeant encore une épreuve à ce garçon. Non. Puisqu’il nous reste un peu de temps, attendons... D’ici deux ou trois jours, la nouvelle aura atteint l’abbaye et on pourra peut-être amener Léoric Aspley à répondre de ses actes, mais comme il est vraiment convaincu de la culpabilité de Meriet, il ne pourra guère nous aider à découvrir le véritable meurtrier. Ne faites rien pour le forcer à s’expliquer avant que la cérémonie n’ait eu lieu, Hugh. Et jusqu’à ce moment, permettez-moi de me charger de lui. J’ai quelques petites idées concernant le père et le fils.

— Ne vous gênez pas pour moi et grand bien vous fasse, car du train où vont les choses, que le diable m’emporte, je ne saurais pas quoi faire de lui. S’il a mal agi, c’est plus envers l’Église qu’envers la loi que je représente. Priver un mort d’un enterrement chrétien et des rites auxquels il a droit, ce n’est pas vraiment de mon ressort. Aspley est un des protecteurs de l’abbaye, et je laisserai volontiers l’abbé le juger. Celui que je veux, moi, c’est l’assassin. Vous, je sais ce que vous prétendez, enfoncer dans le crâne de ce vieux tyran qu’il connaît si mal son fils que vous, au bout de quelques semaines pendant lesquelles vous avez sympathisé, le connaissez mieux que son propre père et que vous lui accordez votre confiance. J’espère que vous y parviendrez. Quant à moi, Cadfael, je vais vous dire ce qui m’ennuie le plus. C’est que je ne vois vraiment pas qui, dans la région, les Aspley, les Linde, les Foriet, ou encore le pape, pouvait souhaiter la mort de Peter Clemence. Le tuer parce qu’il en avait pris un peu trop à son aise avec la petite Linde ? Sottise ! L’homme s’en allait, personne ne le connaissait vraiment bien, nul n’avait à le revoir et, apparemment, le seul souci du fiancé était de se réconcilier avec son amie à qui il avait parlé un rien sèchement. Comment de telles peccadilles pourraient-elles justifier un meurtre ? Il aurait fallu que le criminel fût complètement fou. Vous m’avez dit que la jeune fille bat des cils devant chacun de ses admirateurs, mais personne n’en a encore perdu la vie pour autant. Non, il y a autre chose, sinon tout cela n’a aucun sens, mais que je sois pendu si je sais de quoi il s’agit !

Cadfael aussi s’était interrogé là-dessus. Quelques mots un peu vifs échangés, un soir, à cause d’une jeune fille envers qui on s’est montré un peu trop galant, mais non irrespectueux, il n’y a pas de quoi fouetter un chat dans une famille jusque-là sans histoire. Non, on ne commet pas un meurtre pour une raison pareille. Et personne n’avait suggéré que la situation s’était envenimée avec Peter Clemence. Ses parents éloignés le connaissaient plutôt mal, et les voisins pas du tout. Si on trouve un nouveau venu agaçant, mais si l’on sait qu’il ne restera qu’un soir, on le supporte patiemment, on lui adresse un sourire et un petit geste de la main quand il s’en va et puis l’on pousse un « ouf » de soulagement. Nul n’irait lui tendre une embuscade au milieu des bois pour le tirer comme un lapin.

Mais si ce n’était pas l’homme lui-même qui était en cause, pourquoi diantre avait-il été assassiné ? A cause de sa mission ? Il n’avait pas dit de quoi il s’agissait, tout au moins en présence d’Isouda. Et quand bien même il l’aurait fait, qu’y avait-il là-dedans pour justifier qu’on l’arrête à tout prix ? Ce n’était qu’un déplacement diplomatique auprès de deux seigneurs du Nord dont l’évêque de Winchester souhaitait s’assurer l’appui dans ses efforts pour ramener la paix. Mission que le chanoine Eluard avait depuis menée à bien, avec un succès total puisqu’il avait pu emmener le roi sur place pour signer un traité et que maintenant il était reparti vers le sud avec Sa Majesté qui pourrait passer Noël dans une totale satisfaction. Il n’y avait rien à objecter à tout cela. Les grands hommes aussi dressent des plans et peuvent, à une certaine époque, apprécier une visite qui ne les aurait pas enthousiasmés en d’autres temps, mais cette fois on voyait que les tractations s’étaient bien passées et Noël s’annonçait sans problème.

Il fallait en revenir à l’homme ; mais il était inoffensif, un simple parent éloigné qui prenait ses aises et se faisait un peu valoir au château d’un cousin avant de reprendre sa route.

Il n’était donc pas question de querelle de personne. Alors, que restait-il comme explication ? Une coïncidence malheureuse, comme il s’en produit en voyage, un voleur doublé d’un assassin qui traîne dans des endroits déserts, prêt à abattre le premier cavalier qui passe et à lui casser la tête pour lui voler ses vêtements ? Et s’il y a en plus un cheval splendide et des bijoux, c’est cocagne. Oui, mais ça ne collait pas, car rien n’avait été volé à Peter Clemence, pas même une boucle d’argent ou une croix rehaussée de pierreries. Personne n’avait rien gagné matériellement à la mort du messager, même le cheval avait été lâché dans les tourbières sans qu’on touchât seulement à sa bride.

— M’en suis-je posé des questions, sur ce cheval ! soupira Hugh, comme s’il avait suivi les pensées de Cadfael.

— Et moi donc. La nuit où vous l’avez ramené à l’abbaye, Meriet l’a réclamé dans son sommeil. Est-ce qu’on vous l’a dit ? « Barbarie, Barbarie ! », et il a sifflé pour l’appeler. Les novices ont dit que c’était le diable qui lui répondait en sifflant. Je me demande si l’animal est venu, là dans les bois, ou si, plus tard, Léoric a dû envoyer ses hommes après lui. Je crois qu’il aurait obéi à Meriet. Quand celui-ci a trouvé le cadavre, il a dû penser au cheval presque tout de suite et il l’a appelé.

— Peut-être que les chiens ont entendu sa voix avant de le reconnaître à l’odeur, et qu’ils ont guidé son père droit sur lui, suggéra Hugh, d’un ton désabusé.

— Un instant, je viens de penser à quelque chose. Meriet vous a répondu avec beaucoup de courage quand vous lui avez fait clairement comprendre qu’il s’était trompé sur l’heure du crime. Mais je ne crois pas qu’il se soit rendu compte de ce que cela impliquait. Regardez, s’il était simplement tombé sur un cadavre abandonné dans la forêt, sans rien qui puisse suggérer un coupable quelconque, qu’est-ce qu’il se serait dit ? Que Peter Clemence n’avait pas eu le temps d’aller bien loin avant d’être tué. Mais alors, comment aurait-il pu savoir, ou deviner qui était le meurtrier ? Seulement si par hasard il est tombé sur un autre malheureux, piégé comme lui, penché sur le cadavre ou en train d’essayer de le tirer à couvert, quelqu’un qui lui est cher, et dont il est proche, il ne s’est pas rendu compte, et ignore encore maintenant que cette autre personne est arrivée à cet endroit de la forêt tout comme lui, six bonnes heures trop tard pour être le criminel.

 

Le dix-huitième jour de décembre, le chanoine Eluard entra à Shrewsbury, très satisfait de lui-même, car il avait réussi à persuader son roi de faire une visite dont les résultats s’étaient révélés particulièrement heureux avant de le raccompagner jusque-là dans le Sud. Ensuite Étienne repartirait pour Londres et le chanoine se dirigerait vers l’ouest pour essayer de savoir ce qui était arrivé à Peter Clemence. Chester et Lincoln, tous deux comtes de grand renom, avaient fort bien reçu Étienne, l’avaient assuré de leur indéfectible loyauté, en échange de quoi le roi leur avait accordé force dons en terres et en titres. Il avait gardé pour lui-même le château de Lincoln, avec une puissante garnison, mais la ville et le comté attendaient leur nouveau seigneur. L’atmosphère à Lincoln avait été à la fête et à la détente, un temps doux pour décembre y avait contribué. Noël, dans le Nord-Est, s’annonçait donc sous les meilleurs auspices.

Hugh descendit du château pour accueillir le chanoine et échanger avec lui les dernières nouvelles ; mais ce fut un échange mal équilibré. Il avait apporté avec lui ce qui restait de la bride et des bijoux de Peter Clemence, nettoyés de leur couche de crasse et de cendres, mais décorés par les traces du feu. Les ossements du mort reposaient maintenant dans un cercueil doublé de plomb dans la chapelle mortuaire de l’abbaye, mais le cercueil n’était pas encore scellé. Le chanoine le fit ouvrir et regarda ce qu’il y avait à l’intérieur, le visage tendu, sans broncher pour autant.

— Couvrez-le, dit-il en se détournant.

Il n’y avait rien là qui pût servir à l’identifier. Il en alla tout autrement de la croix et de l’anneau.

— Cela, je le reconnais. Je l’ai souvent vu les porter, déclara Eluard, tenant la croix dans sa main.

Il y avait, courant sur l’argent du bijou, une vague lueur terne mais les pierres n’avaient rien perdu de leur éclat.

— C’est bien à Clemence, ajouta le chanoine, d’un ton lourd. Ce sera une fort triste nouvelle pour mon évêque. Vous détenez quelqu’un soupçonné de ce crime, paraît-il ?

— Nous avons certes un homme en prison, répondit Hugh, et on a laissé la nouvelle se répandre un peu partout que c’était l’assassin, mais, de vous à moi, il n’est accusé de rien et il y a peu de chances qu’il le soit jamais. Tout ce qu’on a à lui reprocher est d’avoir volé par-ci par-là parce qu’il avait faim, et c’est seulement pour ça qu’il est encore sous les verrous. Pour ma part, je suis sûr qu’il n’a rien d’un criminel.

Il exposa ses recherches mais ne souffla mot de la confession de Meriet.

— Si vous avez l’intention de rester deux ou trois jours parmi nous avant de reprendre votre route, il est probable qu’on aura d’autres nouvelles à vous donner, reprit-il, tout en se demandant ce qui lui prenait de faire une telle promesse, mais c’était dit et il était trop tard pour y revenir.

Cadfael s’occuperait de Léoric Aspley dès l’arrivée de ce dernier et la réunion imminente de tous ceux qui avaient approché Peter Clemence au cours de ses dernières heures évoquait pour Hugh ces nuages bas qui s’amoncellent avant que l’orage n’éclate et que la pluie ne se mette à tomber. Et si la pluie se refusait à venir, il faudrait, une fois la cérémonie terminée, forcer Léoric Aspley à dire tout ce qu’il savait, en tenant compte de chaque petit détail comme ces six heures dont on ignorait tout et le fait que Peter Clemence n’ait parcouru que trois miles avant de trouver la mort.

— Nul ne peut faire revenir les morts, dit le chanoine, le visage sombre. Mais il me paraît juste que le meurtrier soit amené à rendre compte. Et je l’espère fermement.

— Donc vous serez là pendant plusieurs jours ? Vous n’êtes pas pressé d’aller rejoindre le roi ?

— Je vais à Winchester et non à Westminster. Et cela vaut la peine d’attendre un peu pour avoir quelque chose à dire à mon évêque concernant cette triste histoire. J’avoue aussi avoir besoin de quelque repos, je n’ai plus vingt ans. Tiens au fait, votre supérieur vous laisse encore vous occuper seul des affaires du comté. Le roi Étienne souhaite le garder auprès de lui jusque après Noël. Ils iront directement à Londres.

Pour Hugh, ce n’était pas une mauvaise nouvelle du tout. Cette enquête qu’il avait commencée, il entendait bien la mener jusqu’à son terme, et quand deux personnes, aussi impatientes l’une que l’autre se consacrent à la même tâche, le travail n’en avance que plus vite.

— Vous êtes satisfait de votre visite, dit-il. Voilà au moins quelque chose qui se sera heureusement déroulé.

— Cela valait certes ce long déplacement, reconnut Eluard, rasséréné. Le roi n’a plus de souci à se faire en ce qui concerne le Nord. Guillaume et Ranulf à eux deux le contrôlent complètement, et il faudrait être bien téméraire pour venir tenter d’y semer le désordre. Le gouverneur du château royal de Lincoln est du dernier bien avec les deux comtes et leurs épouses. Et les messages que je rapporte à l’évêque sont fort courtois. Oui, cela valait la peine de parcourir tout ce chemin pour obtenir un tel résultat.

 

Le jour suivant, les invités de la noce arrivèrent, en assez simple appareil, et occupèrent les appartements qu’on leur avait préparés dans l’hôtellerie de l’abbaye. Il y avait là les Aspley, les Linde, l’héritière de Foriet, et des légions d’invités venus de tous les manoirs voisins en bordure de la forêt. A l’exception de la salle commune et du dortoir, réservés aux colporteurs pèlerins et autres oiseaux de passage, tous les lieux furent occupés par la noce. Le chanoine Eluard, l’invité du prieur, manifesta un intérêt bienveillant à cette joyeuse compagnie, du haut de sa situation privilégiée. Robert, le prieur, consentit à quelques apparitions très dignes et aimables, dans la cour et le cloître ; c’est toujours à l’approche d’une cérémonie qu’il avait le plus d’allure, quand il y avait des gens importants et un public aristocratique pour l’apprécier et l’admirer. Frère Jérôme jouait encore plus qu’à l’ordinaire les mouches du coche, harcelant les novices et les serviteurs laïcs.

Dans l’écurie, l’activité était à son comble, et toutes les stalles étaient occupées. Les moines qui avaient des membres de leur famille parmi les invités avaient reçu l’autorisation de les voir au parloir. On s’agitait beaucoup, on s’intéressait à tout dans les cours et les jardins, d’autant plus que, malgré le froid intense, le temps était très beau et il faisait clair jusqu’au début de la soirée.

Cadfael s’installa au coin du cloître avec frère Paul et regarda les invités qui arrivaient à l’abbaye vêtus de leurs plus beaux habits de voyage avec, sur leur cheval de bât, leurs vêtements les plus élégants. Les Linde apparurent les premiers. Wulfric Linde avait une quarantaine d’années ; il était gros, flasque, avec un visage aimable et mou, et Cadfael ne put s’empêcher de se demander à quoi sa défunte femme avait bien pu ressembler pour que ce couple ait engendré d’aussi beaux enfants. Sa fille montait un joli palefroi isabelle ; elle souriait, consciente de tous les regards posés sur elle qui, pour sa part, avait les yeux modestement baissés et cette apparence trompeuse donnait un prix presque excessif aux rapides coups d’oeil qu’elle lançait parfois à droite et à gauche. Chaudement emmitouflée dans un beau manteau bleu dont n’émergeait que l’ovale de son visage rose, elle parvenait à se mettre en valeur et elle savait – oh oui, pour savoir, elle savait – qu’il y avait au moins vingt hommes à la dévorer du regard en toute innocence, se demandant quelles merveilles elle leur dissimulait. Les femmes de tous âges, pratiques et décidées, entraient et sortaient, prêtes à se plaindre, à réclamer, à demander un coup de main, à donner un coup de main, sans faire d’histoires et sans attendre de récompense. Roswitha rayonnait, parfaitement consciente de son pouvoir et ravie du trouble qu’elle provoquait autour d’elle. Les novices de frère Paul auraient peut-être des rêves étranges cette nuit.

La suivant de près, et difficile à reconnaître pendant un moment, Isouda Foriet apparut, montant un grand cheval plein de feu. Elle n’avait pas les pieds nus cette fois, et elle avait fait toilette. Sa monture était belle, ses cheveux tenus par une résille frappaient par leur flamboyante couleur aussi rousse que des feuilles d’automne. Elle avait rejeté son capuchon sur les épaules et son dos lisse se dressait comme un peuplier. Isouda chevauchait avec un naturel parfait, aussi bien qu’un garçon, tel celui qui se trouvait à ses côtés par exemple, et qui tenait la bride de sa monture d’une main légère. Ils étaient voisins, tous deux hériteraient d’un château, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que le tuteur d’Isouda et le père de Janyn envisageassent de les marier. Ils avaient à peu près le même âge, ils appartenaient au même milieu, se connaissaient depuis toujours, que pouvait-on souhaiter de mieux ? Oui, mais ces deux-là continuaient à bavarder et à se chamailler comme s’ils étaient frère et soeur, très à l’aise l’un envers l’autre. Et puis Isouda avait d’autres projets.

Ici comme ailleurs, Janyn affichait un air léger d’agréable candeur et souriait, tout heureux de voir un spectacle nouveau. D’un long regard circulaire, il passa en revue les visages des badauds ; quand il reconnut frère Cadfael, sa mine avenante s’éclaira et il le salua d’une profonde inclinaison de sa tête blonde.

— Il te connaît, dit Paul en remarquant le geste.

— C’est le frère de la fiancée, son frère jumeau. Je l’ai rencontré quand je suis allé voir le père de Meriet. Les deux familles sont proches voisines.

— Quel dommage que frère Meriet ne se sente pas assez bien pour être parmi nous, compatit Paul ; je suis sûr qu’il aurait aimé assister au mariage de son frère et lui donner sa bénédiction. Il ne peut toujours pas marcher ?

Tous ceux qui avaient tenté l’impossible pour l’aider savaient simplement que Meriet s’était blessé en tombant, qu’il était au lit avec une entorse et qu’il n’avait toujours pas récupéré.

— Il se traîne sur une béquille, expliqua Cadfael. Cela m’ennuierait qu’il nous rejoigne. Dans un ou deux jours, on verra s’il va mieux et s’il peut sans risque être des nôtres.

D’un bond Janyn sauta à terre et vint tenir l’étrier d’Isouda qui se préparait à descendre. Elle lui posa, confiante, une main sur l’épaule et toucha le sol, légère comme une plume. Ils rirent tous les deux et allèrent retrouver les autres qui s’étaient déjà regroupés. Ensuite s’avancèrent les Aspley. Ainsi que Cadfael s’y était attendu, Léoric avait l’air raide comme la justice et aussi intransigeant ; sur son cheval il évoquait un haut pilier d’église ; cet homme honorable, irritable, intolérant assumait scrupuleusement ses responsabilités et ne plaisantait pas avec ses privilèges. Ses serviteurs le considéraient comme un demi-dieu en qui ils mettaient toute leur confiance, espérant être digne de la sienne ; et ses fils, comme un dieu. Il eut été difficile de deviner ce qu’il avait représenté pour sa défunte épouse, ou les sentiments qu’elle avait éprouvés pour son cadet. Le superbe Nigel, suivant de très près son père, évoquait sur sa haute selle un oiseau à peine posé ; il était grand, solide et beau. Chacun de ses mouvements faisait honneur à ses géniteurs et à son nom. Les jeunes moines murmuraient sur son passage éperdus d’admiration, et on les comprenait sans peine.

— Difficile, après une pareille réussite, d’arriver en seconde position, dit Paul qui comprenait bien les jeunes et leurs tourments secrets.

— Tu peux le dire, approuva Cadfael, morose.

Suivaient les parents, les voisins, les hobereaux et leurs épouses, très sûrs d’eux-mêmes, qui régnaient, mais en despotes, sur leurs minuscules royaumes qu’ils s’entendaient à défendre contre les convoitises d’autrui. Toute la compagnie descendit de cheval, les palefreniers emmenèrent chevaux et poneys, et petit à petit la grande cour, pleine de couleurs et d’une animation inhabituelle, revint au calme et à la régularité qui lui étaient propres. L’heure des vêpres approchait.

 

Après le souper, frère Cadfael se rendit à son atelier de l’herbarium pour y prendre des herbes séchées dont frère Petrus, le cuisinier de l’abbé, aurait besoin pour le dîner du lendemain ; en effet, les Linde et les Aspley devaient dîner avec Eluard de Winchester à la table de l’abbé. Le gel s’était de nouveau installé pour la nuit, l’air était sec et calme, et le ciel étoilé ; les sons les plus ténus résonnaient comme des cloches dans l’obscurité pure. Les pas qui le suivaient sur le chemin de terre glacée bordé de haies emmêlées, étaient très légers, mais il les entendit quand même ; il s’agissait de quelqu’un de petit, se déplaçant silencieusement, qui gardait ses distances et tendait attentivement une oreille pour se laisser guider par les pas de Cadfael tout en s’assurant, de l’autre, que nul ne les suivait. Quand ce dernier eut ouvert la porte de sa cabane et après qu’il fut entré, son suiveur marqua une pause, lui donnant le temps de battre le briquet et d’allumer sa petite lampe. Puis une silhouette apparut dans l’encadrement de la porte, emmitouflée dans un manteau sombre, les cheveux lâchés sur les épaules comme lors de la première rencontre. Le froid piquant lui avait rosi les joues et la flamme de la lampe faisait jouer des étoiles dans ses yeux.

— Entrez, Isouda, dit calmement Cadfael, faisant bruire les bouquets d’herbes sèches qui pendaient des poutres, au-dessus de sa tête. J’espérais bien trouver une occasion pour vous parler. J’aurais dû savoir que vous la provoqueriez vous-même.

— Mais il ne faut pas que je m’attarde, dit-elle, avant de fermer la porte derrière elle. Je suis censée allumer un cierge et dire des prières pour l’âme de mon père.

— Alors, n’est-ce pas ce que vous devriez vraiment faire ? riposta Cadfael, avec un sourire. Venez, asseyez-vous et mettez-vous à l’aise pendant le peu de temps dont vous disposez. Et demandez-moi tout ce que vous voulez savoir.

— Je l’ai mis, mon cierge, répliqua-t-elle en s’installant sur le banc le long du mur. Tout le monde peut le voir brûler. Mais mon père était un homme excellent et Dieu prendra soin de son âme sans que je m’en mêle. Maintenant, j’aimerais apprendre ce qui est vraiment arrivé à Meriet.

— Vous avez sûrement appris qu’il avait fait une mauvaise chute et qu’il avait encore beaucoup de peine à marcher.

— C’est ce que nous a dit frère Paul. Mais il a ajouté que ça s’arrangerait bientôt. C’est exact ? Il va vraiment s’en remettre ?

— Mais oui, soyez sans crainte. Il s’est déchiré le cuir chevelu, mais ça, c’est déjà fini ; quant à son entorse, il a encore besoin d’un peu de repos, ensuite il pourra recommencer à courir comme un lapin. Il est en de bonnes mains, frère Mark s’occupe de lui, et c’est un ami sûr. Dites-moi, comment son père a-t-il réagi en apprenant son accident ?

— Il est resté de marbre, évidemment. Il a dit qu’il était désolé d’une telle nouvelle, mais avec tant de froideur que personne n’a été dupe. Pourtant, il se fait du souci.

— Il n’a pas demandé à le voir ?

L’obstination masculine provoqua chez la jeune fille une grimace de dédain.

— Pas de danger ! Il l’a confié à Dieu, et Dieu n’a qu’à se débrouiller. Il ne va pas s’approcher de lui ! Mais je suis venue vous demander si vous pourriez m’emmener le voir, moi ?

Cadfael resta un long moment à la regarder, le visage grave, puis il s’assit et lui raconta tout ce qui s’était passé, ce qu’il savait ou devinait seulement. Elle était fine mouche, courageuse et décidée, en outre elle s’était fixée un but et elle était prête à se battre pour l’atteindre. Dubitative, elle se mordit les lèvres en apprenant que Meriet avait avoué son crime et elle rayonna de fierté à l’idée qu’elle était la seule personne, et c’était un privilège, à avoir été mise au courant à l’exception de lui-même, de Mark et de Hugh. Cadfael ajouta, ce qui la rassurerait probablement, qu’on n’avait pas cru son ami.

— Il est complètement fou ! s’exclama-t-elle sans ambages. Dieu soit loué ! vous lisez en lui comme dans un livre. Et son imbécile de père a avalé ça ? Mais, il n’a jamais rien compris à son fils, ni ne s’est jamais senti proche de lui depuis le jour de sa naissance. C’est pourtant un homme droit, je l’admets, qui n’accepterait jamais de faire de tort à personne. Il a dû avoir des raisons sérieuses pour croire une chose pareille. Et Meriet, une raison tout aussi grave pour ne pas le détromper – même s’il peut évidemment lui garder rancune d’être prêt à soupçonner le pire de son propre fils. Vous savez, frère Cadfael, je ne m’étais encore jamais rendu compte à quel point ces deux-là se ressemblent, aussi orgueilleux, têtus et solitaires l’un que l’autre, ne parlant à personne des ennuis qui peuvent leur arriver et refusant de se confier à quiconque, proche, ami, ou parent. J’aimerais leur taper dessus à tous les deux. Seulement ça ne servirait à rien si on n’a pas à leur donner de réponses qui leur cloueraient le bec, ce ne serait que pénitence.

— On vous la trouvera, votre réponse, affirma Cadfael, et même si vous faites ce que vous dites, on ne vous tonsurera ni l’un ni l’autre, c’est promis. D’accord, je vous emmènerai voir Meriet demain, mais après le dîner, car avant j’ai bien l’intention de conduire votre oncle au même endroit, que ça lui plaise ou non. Dites-moi, connaîtriez-vous par hasard ses projets pour demain ? Car il leur reste à tous une journée à occuper avant le mariage.

— Ils veulent assister à la grand-messe, dit-elle, reprenant espoir, puis les femmes s’occuperont des robes, choisiront les décorations et feront les quelques retouches nécessaires aux vêtements des mariés. Nigel devra se tenir à l’écart jusqu’à ce que nous allions dîner avec monsieur l’abbé. Je crois qu’il a l’intention de se rendre en ville avec Janyn pour leurs derniers achats. Oncle Léoric resterait donc seul après la messe. Vous devriez pouvoir le coincer, si vous vous y prenez bien.

— J’y veillerai, promit Cadfael. Et après le dîner chez l’abbé, si vous vous arrangez pour être seule, je vous conduirai auprès de Meriet.

Elle se leva, tout heureuse, quand elle jugea qu’il était grand temps de partir. Elle se mit vaillamment en route, sûre d’elle-même, de sa bonne étoile et de l’affection que lui portaient les puissances célestes. Quant à Cadfael, il alla porter les herbes qu’il avait choisies à frère Petrus qui se demandait déjà quelles merveilles il allait préparer pour le lendemain midi.

Après la grand-messe, le matin du douzième jour de décembre, les femmes se retirèrent dans leurs appartements pour choisir soigneusement les vêtements qui convenaient pour dîner en compagnie de l’abbé. Le fils de Léoric gagna la ville à pied, avec son meilleur ami, les invités partirent chacun de leur côté pour voir des gens qu’ils avaient rarement l’occasion de rencontrer, faire des emplettes pour leur manoir à la campagne, puisqu’ils étaient à deux pas des échoppes, ou mettre la dernière main à leurs parures du lendemain. Dans l’air glacé, Léoric traversa les jardins d’un pas vif, contourna les viviers et les champs, descendit vers la Meole, recouverte d’une pellicule de glace fine comme de la dentelle, et disparut tout soudain. Cadfael avait attendu, pour lui donner le temps d’être seul, puisque c’était manifestement ce qu’il voulait, puis il le perdit de vue pour le retrouver dans la chapelle mortuaire où le cercueil de Peter Clemence, maintenant fermé et recouvert d’une riche tenture, attendait que l’évêque de Winchester fît connaître ses intentions. Deux beaux cierges neufs brûlaient sur un chandelier à deux branches à la tête et au pied du catafalque. Léoric Aspley s’était agenouillé sur les dalles de la nef. Ses lèvres bougeaient : il priait, silencieux et méthodique, et ses yeux grands ouverts fixaient la bière sans se détourner. Cadfael, à ce moment, comprit que l’affaire s’engageait bien. Les cierges auraient pu n’être qu’un geste envers un parent défunt, même éloigné, mais ce visage tendu, douloureux était la marque secrète d’une culpabilité qu’il n’avait pas encore confessée et qui confirmait le rôle joué dans ce refus d’enterrer le mort ; quant à la raison, il ne fallait pas la chercher loin.

Cadfael se retira en silence, et attendit la sortie de Léoric. Quand il réapparut à la lumière, il cligna des yeux, découvrant en face de lui un moine robuste, plutôt petit, au visage couleur de noisette bien mûre, qui s’avança pour lui barrer le chemin et lui adressa la parole d’un ton sévère, tel l’ange de la vengeance.

— Il faut que je vous parle de toute urgence, monsieur. Je vous supplie de me suivre. On a besoin de vous. Votre fils est en danger de mort.

Ces propos l’atteignirent soudainement, à l’improviste, avec la brutalité d’un coup de lance. Les deux jeunes gens étaient partis depuis une demi-heure, un assassin avait eu le temps de frapper, un voleur de jouer du couteau, n’importe quelle catastrophe avait pu arriver. Léoric leva la tête, effrayé et murmura, haletant « mon fils »...

C’est seulement à ce moment qu’il reconnut le moine qui était venu à Aspley, à la demande de l’abbé. Cadfael lut le soupçon et l’hostilité dans ses yeux arrogants, profondément enfoncés dans leurs orbites et il devança toutes les questions de son adversaire.

— Il est grand temps de vous rappeler que vous avez deux fils, dit-il. En laisserez-vous un mourir sans réconfort ?

L'apprenti du diable
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