CHAPITRE III
Eluard de Winchester possédait une culture très vaste et il était diplômé de plusieurs universités dont certaines étaient françaises. Ses connaissances étendues et sa largeur de vues l’avaient recommandé auprès de l’évêque Henri de Blois ; cet homme d’Église figurait parmi les assistants les plus influents de ce grand prélat dont il avait toute la confiance, et c’est lui qui s’occupait des affaires en suspens pendant que son maître résidait en France.
Frère Cadfael occupait un rang trop modeste dans la hiérarchie pour être invité à la table de l’abbé quand il y avait des hôtes de cette importance. Il n’en éprouvait aucune rancoeur, et il n’en serait pas moins informé de ce qui se dirait puisqu’il était évident que Hugh Beringar, en l’absence du shérif, serait présent à toute réunion où l’on aborderait des problèmes politiques et qu’il rapporterait fidèlement l’essentiel des propos à son alter ego.
Après avoir accompagné le chanoine dans ses appartements de l’hôtellerie, Hugh arriva en bâillant à la cabane du jardin aux herbes médicinales.
— C’est un type impressionnant ; ça ne m’étonne pas que l’évêque l’apprécie tellement. Vous l’avez vu, Cadfael ?
— Oui, je l’ai vu arriver.
Le chanoine était grand, corpulent, solidement bâti ; il montait cependant à cheval comme un chasseur depuis son enfance et comme un guerrier depuis son adolescence. Une tonsure ronde dans sa chevelure épaisse couronnait une tête sphérique et massive. On distinguait une ombre bleutée sur son visage glabre quand il descendit de cheval au début de la soirée. Ses beaux vêtements étaient élégants mais austères ; il portait pour seuls bijoux une croix et un anneau mais tous deux d’un goût exquis. Sa mâchoire volontaire et son oeil autoritaire exprimaient l’intelligence et la tolérance.
— Qu’est-ce qu’il fabrique par ici, alors que son évêque se trouve outre-mer ?
— Mais, la même chose que son évêque en Normandie ; il sollicite l’appui de tous les gens importants qu’il peut dénicher pour essayer de mettre sur pied un plan susceptible de permettre d’éviter à l’Angleterre un démembrement complet. Tout en recherchant le soutien du roi et du duc en France, Henri s’efforce par tous les moyens de connaître la position du comte Ranulf de Chester et de son frère Guillaume de Roumare. Ils n’ont prêté aucun intérêt à la réunion de l’été dernier et il semble bien que l’évêque ait envoyé un de ses hommes dans le Nord, histoire de se montrer courtois envers les deux frères juste avant son départ pour la France. Il s’agit d’un des prêtres de sa maison, un jeune homme promis à un grand avenir du nom de Peter Clemence. Et Peter Clemence n’est jamais revenu. On peut interpréter cela de plusieurs façons, mais le temps passe, il n’a pas donné signe de vie et les deux frères du Nord n’ont pas donné de ses nouvelles, alors notre chanoine devient nerveux. Il s’est instauré une sorte de trêve au sud et à l’ouest. De part et d’autre on s’observe et on attend. Donc Eluard s’est dit qu’il pourrait tout aussi bien se rendre à Chester pour découvrir ce qui s’y passe et voir ce qu’il était advenu de l’envoyé de son évêque.
— Et qu’en est-il advenu ? demanda Cadfael, perplexe. Il semble que Sa Seigneurie soit en route vers le sud pour rejoindre Sa Majesté. Quel accueil lui a-t-on fait à Chester ?
— Oh, parfaitement cordial et chaleureux ! Et pour autant que je puisse en juger, aussi loyalement qu’il soutienne les efforts de son maître pour rétablir la paix, notre chanoine pencherait plutôt du côté d’Étienne, et il va retourner à Westminster pour dire au roi qu’il serait sage de battre le fer pendant qu’il est chaud. Puis il se rendra dans le Nord en personne afin d’essayer d’amadouer Chester et Roumare car il aimerait qu’ils restent aussi bien disposés à son égard que lors de son premier voyage. Un manoir ou deux et un titre flatteur – Roumare est pratiquement comte de Lincoln, alors autant l’appeler ainsi – pourraient bien arranger ses affaires là-bas. Enfin c’est ce qu’Eluard a cru comprendre. Ils ont déjà engagé leur loyauté plus d’une fois. Et puis sa femme a beau être la fille de Robert de Gloucester, Ranulf est quand même resté chez lui quand Robert a amené son impératrice de soeur pour reprendre le combat il y a plus d’un an. Donc la situation est parfaitement du goût d’Eluard, maintenant que tout est clair. Mais pourquoi n’est-ce pas Peter Clemence qui a apporté lui-même ces bonnes nouvelles le mois dernier ? Réfléchis, mon cher Cadfael. Personne ne l’a vu là-bas, car il n’est jamais arrivé à Chester.
— Voilà certes une excellente raison, dit Cadfael sans sourire, et il regarda son ami avec une attention soutenue. Sait-on jusqu’où il est allé ?
Il ne manquait pas d’endroits peu fréquentables où un homme pouvait en faire disparaître un autre dans cette Angleterre déchirée, simplement pour lui voler son manteau ou son cheval. Dans certaines régions les manoirs étaient restés à l’abandon et retournaient à l’état sauvage, nul ne s’occupait plus des forêts et des villages entiers, trop exposés au danger, pourrissaient sur pied, faute d’habitants. Le Nord, cependant, avait bien moins souffert que le Sud et l’Ouest et des seigneurs comme Ranulf avaient réussi à maintenir une certaine stabilité dans leurs domaines.
— C’est ce qu’Eluard a essayé de découvrir ; il a passé au peigne fin tous les chemins que Clemence a pu prendre. Car il est sûr qu’il n’a jamais approché de Chester. Et ce n’est qu’en revenant dans le Shropshire que notre chanoine a trouvé quelque chose. Parce qu’il n’y a pas la moindre trace du disparu dans tout le Cheshire.
— Et rien jusqu’à Shrewsbury ?
Hugh, qui avait encore des choses à dire, regardait pensivement dans son gobelet, les sourcils froncés.
— Un peu plus loin que Shrewsbury, Cadfael, mais vraiment tout près. Il a fait un détour de quelques miles pour revenir par ici, et il a d’excellentes raisons pour ça. Il a pu remonter jusqu’à la nuit du huit septembre que Peter Clemence a passée dans la maison d’un cousin éloigné. Et savez-vous de qui il s’agit ? De Leone Aspley dont le manoir se situe à l’orée de la Forêt Longue.
— Vous m’en direz tant ! s’exclama Cadfael, soudain très attentif. Le huitième jour du mois, hein ? Et environ une semaine plus tard, Fremund, l’intendant, arrive ici, demandant de la part de son maître, que son fils cadet, dont c’est le plus cher désir, puisse entrer dans notre maison. Mais enfin, il ne faut pas confondre « autour » et « alentour ». De toute manière, je ne vois pas le rapport entre la découverte soudaine d’une vocation chez un homme et le séjour d’un autre pendant une seule nuit et son départ le lendemain matin. Eluard savait-il que son messager ferait halte à cet endroit ? Connaissait-il leurs liens de parenté ?
— L’évêque et Eluard étaient au courant. Tout le manoir a vu Peter Clemence arriver et tous ont raconté comment il avait été reçu. Tout le manoir, ou presque, l’a vu partir le matin suivant. Aspley et l’intendant l’ont accompagné à cheval pendant un mile, sous le regard de toute la maisonnée et de la moitié des voisins. Il n’y a aucun doute, il est parti entier et sur un bon cheval.
— Où devait-il coucher la nuit suivante ? Était-il attendu ? S’il avait annoncé sa venue, quelqu’un se serait inquiété à son sujet depuis longtemps.
— D’après Aspley, Clemence avait l’intention de faire halte à Whitchurch, à peu près à mi-parcours. Il savait qu’il n’aurait pas de mal à trouver à se loger, aussi n’avait-il pas prévenu avant. A partir de là, on perd sa trace, personne ne l’a vu ni entendu.
— Si je comprends bien, il disparaît entre ici et Whitchurch ?
— A moins qu’il n’ait modifié ses plans et son itinéraire et Dieu sait qu’il pouvait y avoir toutes sortes de raisons pour cela, grommela Hugh, morose, même ici, dans ma juridiction ; j’espère seulement qu’il n’est rien arrivé de fâcheux. Je prétends que nous maintenons l’ordre dans nos régions, qu’on ose me dire le contraire, mais peut-être pas au point de ne laisser subsister aucun passage dangereux. Il a pu entendre quelque chose qui lui a fait tourner bride. Toujours est-il qu’il a disparu. Et depuis trop longtemps !
— Et le chanoine veut qu’on le retrouve ?
— Mort ou vif, répliqua Hugh, l’oeil sombre. D’ailleurs, c’est aussi ce que voudra l’évêque, et il faudra que quelqu’un en réponde, car il l’estimait beaucoup.
— Et c’est vous qui êtes chargé de le rechercher ?
— Je ne dirais pas ça comme ça. Eluard est un homme juste, il a décidé, sans rechigner, de s’occuper d’une partie de la besogne. Mais je suis responsable de ce comté en tant que shérif-adjoint et il est normal que je fasse ma part. Il y a un clerc, un érudit qui disparaît dans mon fief. Et ça ne me plaît pas du tout, conclut Hugh d’une voix dangereusement douce où il passa comme un éclair d’argent évoquant une épée nue.
— Pourquoi le chanoine, qui a recueilli le témoignage d’Aspley et de toute sa maisonnée, a-t-il éprouvé le besoin de revenir sur ses pas et de repasser par Shrewsbury ? demanda Cadfael que cette question obsédait, bien qu’il devinât la réponse.
— Parce que, cher ami, vous avez chez vous un jeune novice qui est le fils cadet de ladite maison. Il ne laisse rien au hasard, le chanoine. Il veut entendre tout le monde, même les brebis égarées de la tribu. Allez savoir qui, au manoir, aura peut-être remarqué un détail important.
C’était une excellente question, profondément dérangeante, qui troubla longtemps Cadfael.
— Il n’a pas encore interrogé le garçon ?
— Il ne voulait pas désorganiser les offices du soir pour ça. Ni le dîner qui l’attendait, ajouta Hugh avec un bref sourire. Mais demain il le fera venir au parloir de l’hôtellerie et il reprendra toute l’affaire avec lui, avant de partir pour le Sud rejoindre le roi à Westminster et lui suggérer d’aller s’assurer de Chester et de Roumare pendant qu’il le peut encore.
— Vous assisterez évidemment à leur entretien.
— Oui, j’y serai. J’ai besoin de connaître le témoignage de tous quand un homme vient à disparaître d’une manière suspecte dans ma juridiction. Maintenant, ça me concerne autant qu’Eluard.
— Vous me raconterez ce que le petit a à dire et comment il s’est comporté ? demanda Cadfael en confidence.
— D’accord, lança Hugh, se levant pour prendre congé.
Il apparut que Meriet avait fait preuve de calme et de stoïcisme pendant son entretien au parloir en présence de l’abbé, du chanoine et de Hugh Beringar qui représentaient à eux trois les pouvoirs régulier et séculier. Il répondit aux questions d’une manière simple et directe, sans hésitation, apparemment.
Oui il s’était bien trouvé là quand maître Clemence était venu faire halte à Aspley. Non, on ne l’attendait pas, il était arrivé à l’improviste, mais la maison de ses parents lui était toujours ouverte. Non, il n’était venu qu’une fois, des années auparavant, il était devenu quelqu’un d’important, qui ne s’éloignait guère de son maître. Oui, c’est Meriet en personne qui avait emmené son cheval à l’écurie, qui l’avait pansé, nourri et abreuvé pendant qu’à l’intérieur les femmes s’occupaient de maître Clemence. C’était le fils d’un cousin de la mère de Meriet, d’origine normande lui, et mort depuis deux ans maintenant. Qu’avait-on fait pour lui être agréable ? On lui avait servi un repas et des vins excellents, il y avait eu de la musique après le souper, et il y avait eu une invitée supplémentaire, la fille du manoir voisin, fiancée au frère aîné de Meriet, Nigel. Le jeune homme évoquait cette soirée l’oeil clair et le visage calme.
— Maître Clemence vous a-t-il parlé de sa mission ? demanda soudain Hugh. A-t-il dit où il se rendait et pourquoi ?
— Il a dit qu’il agissait pour le compte de l’évêque de Winchester. Je ne me rappelle pas qu’il ait ajouté quoi que ce soit pendant que j’étais là. Mais il y avait de la musique après que j’eus quitté la grande salle et tout le monde était encore attablé. Je suis allé voir si tout se passait bien aux écuries. Il en a peut-être dit plus à mon père.
— Et le matin, que s’est-il passé ? demanda Eluard.
— Nous avions tout préparé pour le servir dès qu’il se lèverait ; il avait dit qu’il voulait partir tôt. Mon père, Fremund, notre intendant et deux palefreniers l’ont accompagné le premier mile, tandis que moi, les serviteurs et Isouda...
— Isouda, dites-vous ? demanda Hugh en dressant l’oreille car il entendait ce nom pour la première fois.
Meriet avait mentionné la présence de la fiancée de son frère, mais personne de ce nom.
— Ce n’est pas ma soeur, mais l’héritière du manoir de Foriet qui jouxte le nôtre par le flanc sud. Mon père est son tuteur et administre ses terres. Elle habite chez nous.
Une petite soeur de peu d’importance, en somme, d’après ce qu’il laissait entendre ; pour une fois qu’il n’était pas sur ses gardes...
— Elle est venue avec nous aux portes du manoir pour assister au départ de maître Clemence et l’honorer comme il convient.
— Vous ne l’avez plus revu après ?
— Je ne suis pas allé avec eux. Mais, par courtoisie, mon père l’a accompagné plus loin qu’il n’y était tenu et il l’a quitté sur la bonne route.
Hugh avait encore une question.
— C’est vous qui vous êtes occupé de son cheval. A quoi ressemblait-il ?
— C’était une belle bête, pas plus de trois ans et pleine de feu, dit Meriet d’une voix enthousiaste. Un grand bai brun, avec une étoile en tête depuis le front jusqu’au nez, et deux antérieurs blancs.
Il s’agissait donc d’un animal assez remarquable pour qu’on le reconnaisse facilement si on le trouvait et, de plus, il avait de la valeur.
— Si, Dieu sait pourquoi, on a voulu expédier cet homme dans l’autre monde, dit plus tard Hugh à Cadfael, discutant dans le jardin aux simples, on ne se sera sûrement pas débarrassé d’un cheval pareil. Et ce cheval, il faut bien qu’il soit quelque part entre ici et Whitchurch. Quand on l’aura trouvé, ça fera un bon début de piste. Et s’il faut envisager le pire, il est plus simple de cacher un cadavre qu’un cheval vivant. Un petit curieux finirait fatalement par le repérer, et tôt ou tard, ça me viendrait aux oreilles.
Cadfael accrochait les herbes bruissantes qu’il avait mises à sécher à la fin de l’été sous l’auvent de sa cabane, mais il n’en était pas moins tout ouïe. Ainsi donc le chanoine avait renvoyé Meriet sans avoir obtenu de lui le moindre détail supplémentaire. Sa version était exactement la même que celle de tous les autres membres de la famille Aspley et des serviteurs.
— Si vous le pouvez, répétez-moi exactement les paroles du garçon, demanda Cadfael. Si, dans le fond, il n’a rien dit d’intéressant, la forme vaut la peine qu’on s’y arrête.
Hugh avait une excellente mémoire et il reproduisit jusqu’aux intonations de Meriet.
— Mais il n’y a rien dans tout ça, à part une bonne description du cheval. Il a répondu à toutes les questions et cependant il n’a rien dit, puisqu’il ne sait rien.
— Ah, pardon, objecta Cadfael, il n’a pas répondu à tout. Et pour moi, il a peut-être même dit des choses intéressantes, mais je ne suis pas sûr que cela concerne la disparition de maître Clemence. Quand le chanoine lui a demandé : « Vous ne l’avez plus revu après ? », il a répondu : « Je ne suis pas allé avec eux. » Mais il n’a jamais dit qu’il n’avait pas revu son hôte. De la même façon, quand il a parlé des serviteurs et de cette jeune fille de Foriet, il n’a pas mentionné la présence de son frère, pas plus qu’il n’a précisé si son frère avait lui aussi accompagné maître Clemence.
— Admettons, fit Hugh, sans enthousiasme. Mais ça n’est pas nécessairement significatif. Très peu d’entre nous ne laissent aucun détail dans l’ombre et surveillent à ce point leur langage.
— Je vous l’accorde. Mais il n’y a pas de mal à s’arrêter à ces petites choses, elles donnent à réfléchir. Un homme qui n’a pas l’habitude de mentir essaiera de répondre à côté s’il le peut. Si on retrouve le cheval à trente bons miles d’ici, il sera inutile d’éplucher ce qu’a dit Meriet, on ne pourra suspecter aucun membre de sa famille, et ils pourront oublier Peter Clemence, à part une messe qu’ils feront dire à sa mémoire, à l’occasion.
Le chanoine Eluard partit pour Londres avec armes, secrétaire, palefrenier et bagages dans sa hâte à décider le roi à rendre une visite diplomatique dans le Nord avant Noël, et défendre ses intérêts auprès des deux frères dont le pouvoir s’étendait presque d’une côte à l’autre. Ranulf de Chester et Guillaume de Roumare avaient décidé de passer les fêtes à Lincoln avec leurs épouses, et un minimum de flatterie employée à bon escient, accompagnée d’un ou deux petits cadeaux, pourrait aboutir aux résultats les plus heureux. Le chanoine avait déjà préparé le chemin et il entendait bien faire le voyage du retour en compagnie du roi.
— Et quand je reviendrai, dit-il, prenant congé de Hugh dans la grande cour de l’abbaye, je quitterai l’escorte de Sa Majesté et repasserai vous voir en espérant bien qu’à ce moment vous aurez des nouvelles pour moi. Mon évêque sera très inquiet.
Il s’en alla donc, laissant Hugh continuer à chercher Peter Clemence ou, pour être plus précis, son cheval bai. Ces recherches, il les menait énergiquement, déployant autant d’hommes qu’il en put trouver le long des routes du Nord les plus fréquentées ; il alla voir les seigneurs locaux, visita force écuries et interrogea les voyageurs. Quand il eut visité sans résultat aucun tous les endroits où un voyageur normal s’arrêterait, il envoya ses hommes en rase campagne. Au nord du comté, le terrain était plus plat avec moins de forêts et de grands espaces de landes à bruyères et de boqueteaux. Plusieurs tourbières, vastes et désolées, impossibles à cultiver, servaient aux gens du cru qui savaient où passer sans danger, se faisaient des réserves de bois qu’ils coupaient et entassaient en prévision de l’hiver.
Le manoir d’Alkington se dressait au bord de ces étendues sauvages d’étangs aux eaux sombres, de mousses et d’épineux emmêlés sous un ciel pâle et vide. Il avait perdu de sa valeur, ses terres cultivables avaient diminué comme une peau de chagrin, ce n’était donc sûrement pas là qu’on pouvait s’attendre à trouver, dans les prés du métayer, un grand pur-sang bai brun, monture digne d’un prince. C’est pourtant là que Hugh le trouva, avec son étoile en tête, ses deux antérieurs blancs et tout et tout ; il avait un peu maigri, il était mal soigné, mais pour le reste il se portait comme un charme.
Le métayer cherchait aussi peu à se cacher qu’il n’avait cherché à dissimuler son cheval. C’était un homme libre qui sous-louait une terre appartenant au seigneur du Wem, et il était tout disposé à expliquer la présence de cet hôte inattendu dans son écurie.
— Et tel que vous le voyez là, messire, il est en bien meilleur état que quand il est arrivé, il avait dû se trouver livré à lui-même pendant quelque temps, à ce qu’il semble, et du diable si aucun d’entre nous savait à qui il était et d’où il venait. Un de mes ouvriers a un essart un peu plus loin à l’ouest, une île dans les mousses où il prend de la tourbe pour lui et d’autres. C’est ce qu’il était en train de faire quand il a aperçu de loin cet animal qui errait tout seul, avec tout son harnachement, mais pas l’ombre d’un cavalier. Il a essayé de l’attraper mais l’animal ne voulait rien savoir. Il s’y est repris à plusieurs fois en essayant de lui donner à manger, pas fou, le cheval s’est approché pour se nourrir mais il était trop malin pour se laisser prendre. Il s’était flanqué dans une fondrière jusqu’aux épaules et il avait arraché je ne sais où presque toute sa bride, quant à sa selle, elle était presque arrivée au ventre. A la fin, j’ai fait préparer ma jument, on l’a emmenée là-bas et c’est elle qu’il a suivie. Il s’est calmé une fois qu’on l’a capturé, trop content de se débarrasser de ce qu’il avait encore sur le dos et de sentir à nouveau une couverture sur ses flancs. Mais à qui il appartenait, mystère. J’ai fait prévenir mon maître à Wem, et on le garde en attendant d’en savoir plus long.
Il était hors de doute que l’homme avait dit la vérité. On se trouvait environ à un mile ou deux de Whitchurch et à la même distance de la ville.
— Vous avez toujours son harnachement ?
— Oui, il est à votre disposition dans l’écurie.
— Mais il n’avait pas de cavalier. L’avez-vous cherché ensuite ?
Aucun voyageur sain d’esprit ne traverserait les mousses la nuit, alors que même le jour elles n’étaient guère sûres pour un cavalier audacieux. Tout au fond des tourbières, ce ne sont pas les ossements qui manquent !
— Bien sûr, messire. Il y a des gens, par ici, qui connaissent tous les canaux, les sentiers et les îles où l’on peut circuler ; on a supposé que le cheval l’avait jeté par terre ou que le cavalier et sa monture étaient tombés dans un trou et que seul le cheval s’en était sorti. Cela s’est déjà vu, mais rien, pas la moindre trace, et tout sale qu’il était ce canasson ne s’est pas enfoncé jusqu’aux épaules, sinon, avec un homme sur le dos, c’est l’homme qui avait le plus de chances de s’en tirer.
— Vous pensez donc qu’il est arrivé par ici tout seul ? demanda Hugh, en regardant l’animal avec attention.
— Certainement. A quelque miles plus au sud, il y a des bois ; si des routiers s’étaient emparés de son maître, ils auraient eu du mal à le garder, lui. Je suppose qu’il est arrivé ici par ses propres moyens.
— Vous voudrez bien dire à mon sergent comment aller voir votre ouvrier dans les mousses ? Il pourra nous en dire plus et nous indiquer les endroits où le cheval a traîné. Un clerc de la maison de l’évêque a disparu – il est peut-être mort – dit Hugh, décidant de faire confiance à cet homme dont l’honnêteté était évidente. C’était son cheval. Si vous apprenez autre chose, envoyez chercher Hugh Beringar, c’est moi, au château de Shrewsbury, vous n’aurez pas à vous en plaindre.
— Ainsi vous allez l’emmener. Dieu sait comment il s’appelle. Moi je l’appelais le Brun. Il me manquera. Il n’a pas encore retrouvé tout l’éclat de sa robe, mais ça viendra. Au moins, on lui a enlevé toutes les bourres de bruyère qu’il avait ramassées.
Et, sur ces mots, le maître de ce pauvre manoir se pencha sur sa palissade de roseaux et claqua des doigts. Confiant, le bai s’approcha et mit le bout de son nez dans la main offerte.
— On vous dédommagera largement, promit Hugh, avec chaleur. C’est le moins qu’on puisse faire. Maintenant, il vaudrait mieux que j’aille jeter un oeil à ce qui reste de son harnachement, mais je doute qu’il y ait grand-chose à en tirer.
Ce fut par hasard que les novices qui se rendaient au cloître pour les leçons de l’après-midi traversèrent la grande cour au moment précis où Hugh Beringar franchissait le portail de l’abbaye, emmenant aux écuries le cheval surnommé Brun pour que l’on s’occupât de lui. Il valait mieux l’amener ici qu’au château, puisque l’animal était propriété de l’évêque de Winchester, à qui il faudrait songer à le rendre un jour.
Quant à Cadfael, il sortait du cloître au même moment. Comme il se rendait au jardin des simples, il se trouva nez à nez avec les novices. Frère Meriet qui était parmi les derniers arriva juste à temps pour voir le splendide animal entrer dans la cour au petit trot, au bout de sa longe ; Brun incurva l’encolure et leva sa tête fine, inquiet de se trouver dans ces lieux inconnus, son pas dansant sur les pavés faisait ressortir ses antérieurs blancs.
Cadfael assista en direct à cette rencontre. Le cheval encensa, tendit le cou, les naseaux dilatés et hennit doucement. Le jeune homme devint aussi pâle que la tête étoilée ; il s’arrêta net, sursauta violemment et un bref éclair passa dans ses yeux verts. Puis il se ressaisit et continua rapidement son chemin, suivant ses compagnons dans le cloître.
Pendant la nuit, une heure avant matines, il y eut un grand cri sauvage dans le dortoir « Barbarie... Barbarie » qui réveilla tout le monde, puis un long coup de sifflet perçant avant que Cadfael n’atteignît la cellule de Meriet, et, pour le calmer, ne passât rapidement la main sur le front et le visage crispé. Puis il aida à se recoucher le jeune homme qui ne s’était pas réveillé. Les images de son rêve, s’il s’agissait bien d’un rêve, s’estompèrent soudain, et il retomba dans le silence. Cadfael était tout prêt à ne laisser s’approcher personne, pas plus les moines mal réveillés que le prieur qui hésitait à troubler un sommeil aussi agité, et tant pis si le repos de tous, y compris le sien, avait été perturbé. Longtemps après que le silence et le calme furent revenus, Cadfael resta au chevet du novice. Il ne savait pas exactement à quoi il s’était attendu, mais il était heureux de s’être tenu prêt. Demain serait un autre jour, d’accord, mais apporterait-il l’inquiétude ou l’apaisement ?