CHAPITRE PREMIER
Après une accalmie, le raz de marée de la guerre civile balaya soudain la cité de Worcester aux premiers jours de novembre 1139, chassant la moitié des gens, hommes et femmes, avec leurs troupeaux et leurs charrettes, et envoya sur les routes du nord ceux qui purent fuir à temps, échapper aux soudards pour se réfugier dans un manoir, un prieuré, une citadelle ou une forteresse susceptibles de leur offrir l’asile. Vers le milieu du mois, une partie d’entre eux avaient atteint Shrewsbury et pansaient leurs blessures dans l’enceinte du monastère ou de la ville.
En dehors des vieillards et des malades, leur état n’inspirait guère d’inquiétude car la morsure du froid restait à venir. Les spécialistes prédisaient un hiver rigoureux où les chutes de neige s’accompagneraient de longues périodes de gel. Or, jusqu’à présent, la région bénéficiait d’un climat frais et nuageux, avec des vents capricieux mais secs.
— Dieu soit loué ! dit frère Edmond l’infirmier. Sinon, nous aurions eu plus de trois morts à enterrer. Et encore, ceux-là avaient passé soixante-dix ans.
Même dans ces conditions, il avait fort à faire pour trouver des lits supplémentaires. Sur le dallage de la grand-salle, une épaisse couche de paille servait à ceux qu’il n’avait pu installer ailleurs. Ils souhaitaient regagner leur cité dévastée avant les fêtes de Noël, mais pour l’instant, à bout de forces, abattus, encore sous le choc, ils requéraient tous ses soins. Cependant, les ressources de l’abbaye s’épuisaient. Quelques fugitifs avaient en ville de lointains parents qui s’étaient empressés de leur fournir logement et réconfort. Une femme enceinte qui approchait de son terme vivait avec son mari et sa famille dans la maison de Hugh Beringar, shérif délégué du comté, sur l’insistance de son épouse, qu’il avait emmenée à Shrewsbury pour des raisons de sécurité. Aline Beringar était escortée de ses servantes, de sa sage-femme et de son médecin, car elle aussi devait accoucher avant la Nativité et ne demandait qu’à secourir toutes celles qui étaient dans son état.
— Notre-Dame n’a jamais reçu un tel accueil, dit amèrement frère Cadfael à son vieil ami Hugh.
— Ah ! rien ne vaut celui de ma dame. Aline recueillerait tous les chiens errants qu’elle voit dans la rue si elle le pouvait. Cette pauvre femme de Worcester se rétablira : comme elle n’a rien de grave, un peu de repos la remettra d’aplomb... Nous aurons sans doute deux naissances pour Noël, cette année, parce qu’on ne peut pas la transporter tant qu’elle n’a pas accouché. Autrement, je pense que la plupart de nos hôtes se décideront bientôt à rentrer chez eux.
— Certains sont déjà partis, répondit Cadfael. Parmi les plus valides, beaucoup ne seront plus là dans quelques jours. Il est normal qu’ils veuillent rentrer pour essayer de réparer les dégâts. On dit que le roi s’achemine vers Worcester avec une armée importante. S’il laisse dans la citadelle une garnison un peu plus efficace, ils seront en sûreté durant l’hiver. Mais il faudra qu’ils aillent chercher des vivres à l’est : toutes leurs réserves ont dû être emportées.
Il connaissait d’expérience l’aspect des villes saccagées, leur puanteur et leur désolation, puisque jadis, dans sa jeunesse, il avait servi au loin dans l’armée et la marine.
— Non seulement ils devront faire le décompte de ce qui leur reste avant Noël, poursuivit-il, mais encore l’hiver arrive. Si les routes sont maintenant débarrassées de tout danger, ils pourront au moins voyager à pied sec sans trop souffrir du froid. Cependant, qu’un autre mois s’écoule, une autre semaine peut-être, et qui sait à quelle hauteur s’élèvera la neige ?
— Que les routes soient sans danger, rétorqua Beringar, soucieux, voilà plus que je ne saurais affirmer. Nous tenons le Shropshire bien en main jusqu’ici. Or des nouvelles préoccupantes nous parviennent de l’est et du nord, en plus de quelques échauffourées sur la frontière. Le roi est accaparé au sud, à se demander avec quel argent il va payer ses mercenaires flamands. Il gaspille l’essentiel de son énergie en tergiversant d’objectif en objectif, et pendant ce temps des hobereaux ambitieux, dans les contrées les plus reculées, ne rêvent que d’étendre leurs prérogatives et de s’ériger en seigneurs palatins, maîtres de leur propre royaume. Une fois donné l’exemple, la piétaille leur emboîtera le pas.
— Dans un pays en guerre contre lui-même, acquiesça Cadfael, l’ordre se disloque et la barbarie se déchaîne.
— Pas ici, cela ne se produira pas, assura Hugh avec fougue. Prestcote a tenu la bride serrée et puisqu’il m’a nommé son délégué, j’agirai de même, comme j’en ai le devoir.
Gilbert Prestcote, shérif du roi Étienne dans le Shropshire, projetait de passer Noël dans le principal domaine de sa juridiction, au nord du comté, tandis que la garnison de la forteresse et l’application de la loi dans la moitié sud incomberaient à Beringar. L’attaque de Worcester pouvait n’être qu’un signe avant-coureur. Toutes les villes de la frontière étaient menacées aussi bien par la duplicité des connétables et des officiers que par les tentatives de l’ennemi. Dans cette région troublée, plus d’un seigneur avait déjà changé d’allégeance, plus d’un méditait d’en faire autant, certains pour la deuxième ou troisième fois. Hommes d’Église, barons, tous accordaient maintenant la priorité à leurs intérêts personnels et plaçaient leur fidélité là où elle leur rapportait le plus. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour s’apercevoir que leur intérêt consistait à jouer double jeu entre les deux prétendants à la couronne.
— Le bruit court que votre châtelain de Ludlow n’est pas très fiable, observa Cadfael. Bien que le roi Etienne lui ait octroyé le fief de Lacy et la forteresse de Ludlow, il pencherait vers l’impératrice... C’en serait fini avec lui, d’après les rumeurs, si le roi n’avait été là pour le surveiller de près.
Ce que Cadfael avait pu apprendre, Hugh le savait sans doute puisque chacun des shérifs du pays avait mis l’ensemble de ses agents en état d’alerte. Si Josce de Dinan avait envisagé de trahir, Hugh se réjouissait malgré tout d’accepter son soutien, mais sans le quitter des yeux. La méfiance n’était que l’un des moindres maux de la guerre civile : encore heureux qu’une confiance absolue pût subsister entre deux amis de longue date.
— Avec le roi Étienne qui fait route vers Worcester, suivi d’une armée, personne ne va bouger jusqu’à ce qu’il soit reparti. Cela ne m’empêche pas de rester aux aguets.
Hugh se leva du banc qu’il occupait contre le mur de l’atelier de Cadfael, minuscule refuge à l’écart du monde.
— Maintenant, je rentre chez moi, dans mon lit pour une fois... Je suis banni de celui de ma femme par l’outrecuidance de ce cher petit... Mais que peut connaître des tribulations paternelles un saint homme de votre espèce ?
— Vous devez tous en passer par là, vous, les hommes mariés, répondit suavement frère Cadfael : l’irruption d’un troisième personnage, d’un indésirable, là où deux personnes se perdaient dans une contemplation mutuelle. A complies, je dirai une prière pour vous.
Il se dirigea vers l’infirmerie afin de s’occuper avec frère Edmond d’un ou deux patients qui tardaient à se rétablir, affaiblis par l’âge, la pauvreté ou la faim, et de renouveler ses compresses sur des entailles qui cicatrisaient mal. Ensuite seulement, il se rendit à complies et pria pour Hugh Beringar, sa femme et son enfant à venir – l’enfant de l’hiver.
Déjà, l’Angleterre s’enfonçait dans un hiver qui se comptait en années. Depuis son couronnement, le roi Étienne exerçait une autorité toute relative sur la majeure partie du pays tandis que sa rivale, l’impératrice Mathilde, tenait l’Ouest et se réclamait de droits égaux[1]. En se déchirant l’un l’autre, les deux cousins déchiraient l’Angleterre, et pourtant il fallait que la vie continue, il fallait préserver les champs face aux intempéries, saison après saison, il fallait que le cycle se poursuive, de semailles en hersage, de vendanges en moissons ; tout comme au cloître et à l’église, il fallait que s’accomplissent la fenaison, le labour et la récolte des âmes. Frère Cadfael ne se tourmentait pas outre mesure pour le sort de l’humanité. L’enfant de Hugh symbolisait une nouvelle génération, un nouveau départ, une nouvelle profession de foi : un printemps au coeur de l’hiver.
Le dernier jour de novembre, frère Herward, sous-prieur du monastère bénédictin de Worcester, fit son apparition dans la salle capitulaire de la maison soeur de Saint-Pierre et Saint-Paul à Shrewsbury. Arrivé dans la nuit, il avait été reçu par l’abbé Radulphe dans son propre logis, privilège qui le désignait comme un visiteur de marque. La plupart des frères s’interrogèrent sur cet hôte que l’abbé traitait avec tant d’égards et faisait siéger à sa droite. Pour une fois, frère Cadfael n’en savait pas plus que ses compagnons.
L’abbé et son invité formaient un contraste saisissant. Radulphe était grand, très droit, vigoureux, avec un visage rude, austère, d’un calme magistral. Si nécessaire, il pouvait s’enflammer d’une colère maîtrisée qui incitait à reculer prudemment. L’homme qui se tenait à son côté était malingre, de petite taille et d’une fragilité qu’accentuaient encore les fatigues du voyage. Sa tonsure révélait des cheveux gris. Pourtant, son regard était direct ; autour de sa bouche, ses rides indiquaient un caractère empreint de patience mais aussi de fermeté.
— Notre frère, le sous-prieur Herward de Worcester, expliqua l’abbé, est venu ici chargé d’une mission pour laquelle je n’ai pu lui être d’aucun secours. Puisque nombre d’entre vous se sont relayés au chevet de ces malheureux réfugiés, il se peut que vous ayez entendu quelque chose qui nous mette sur la voie. C’est pourquoi je lui ai demandé de répéter sa requête devant vous.
Le visiteur se leva de façon à être vu par l’ensemble de l’assistance :
— On m’a envoyé à la recherche de deux jeunes gens de noble naissance qui ont été confiés aux bénédictins de notre ville et se sont enfuis au moment de l’attaque. Ils ne sont pas revenus. Nous gardons leur trace jusqu’aux frontières du comté de Worcester, après quoi nous les perdons de vue. Comme ils avaient l’intention de se diriger vers Shrewsbury, j’essaie de savoir s’ils ont atteint votre ville. Notre frère l’abbé Radulphe me dit qu’à sa connaissance ils ne sont jamais arrivés, mais il se peut que des réfugiés les aient aperçus ou qu’on leur ait parlé d’eux en cours de route. Je vous serais extrêmement obligé de me transmettre tous les renseignements qui pourraient nous mener jusqu’à eux. Voici leur nom : Ermina Hugonin, bientôt dix-huit ans, qui vivait dans notre couvent de femmes à Worcester, et son frère Yves Hugonin, qui résidait chez nous. Il n’a que treize ans. Ils sont orphelins de père et de mère. Leur oncle et tuteur a passé des années en Terre sainte et il n’est rentré que ces jours-ci, pour s’entendre annoncer leur disparition. On comprendra donc, ajouta frère Herward avec une grimace, que nous nous sentons gravement coupables d’avoir failli à notre tâche, bien que, à la vérité, nous ne soyons pas entièrement en faute. Nous ne contrôlions pas la situation.
— Dans un monde de chaos et de danger, acquiesça l’abbé Radulphe, nul ne saurait se prétendre infaillible. Néanmoins, des enfants si jeunes...
Frère Edmond demanda d’un ton hésitant :
— Devons-nous comprendre qu’ils sont partis seuls de Worcester ?
Bien qu’il n’exprimât aucune incrédulité ni aucun reproche, frère Herward se sentit visé.
— Je ne me cherche pas d’excuse, ni pour moi ni pour les frères de mon couvent. Pourtant, ce désastre ne s’est pas produit comme vous le supposez sans doute. L’attaque a eu lieu en début de matinée, mais au sud la ville a résisté. Nous n’avons mesuré le péril, ainsi que l’importance des troupes ennemies, que plus tard, lorsqu’elles ont pénétré par le nord. Il se trouve que le jeune Yves était parti rendre visite à sa soeur ; nous étions totalement coupés d’eux. Lady Ermina est, si j’ose dire, une jeune fille qui n’a pas froid aux yeux. Alors que les religieuses jugeaient préférable de se rassembler dans leur église et d’attendre la suite des événements, persuadées que ces soudards, dont beaucoup étaient ivres, respecteraient leur habit et se contenteraient de voler des objets de valeur, alors que nos soeurs, donc, estimaient que la foi leur ordonnait de rester, Lady Ermina voulait s’enfuir, comme tant d’autres... Même son frère n’a pas réussi à l’en dissuader. La jeune religieuse qui lui servait de chaperon a alors proposé de les accompagner. Après le départ des assaillants, quand nous avons éteint les foyers d’incendie et compté nos blessés et nos morts, nous avons appris qu’ils s’étaient échappés avec l’intention de gagner Shrewsbury. Ils avaient des provisions mais ils sont partis à pied car les soudards avaient réquisitionné tous les chevaux à la ronde. La jeune fille emportait ses bijoux et une importante somme d’argent ; elle était assez intelligente pour ne pas les montrer. Je regrette d’avoir à le dire, mais il valait mieux qu’elle s’en aille : les reîtres de Gloucester n’ont pas respecté les religieuses. Ils ont tout saccagé, tout brûlé, ils ont enlevé les plus jeunes novices, les plus jolies, et ils ont sauvagement violenté la mère prieure quand elle a tenté de s’interposer. Je prie pour que cette jeune fille et son frère, ainsi que soeur Hilaria, soient à l’abri quelque part en ce moment... Mais hélas, j’ignore leur sort.
Frère Denis l’hospitalier, qui connaissait chacun des réfugiés, remarqua non sans regret :
— Il faut hélas que je vous le confirme : il y a de fortes chances pour qu’ils ne soient jamais arrivés. Nous ne les avons pas vus ici. Enfin, venez avec moi, interrogez ceux qui se trouvent encore dans la grand salle, plus les quelques malades de l’infirmerie au cas où ils vous fourniraient des indices. Bien sûr, nous n’avions jamais entendu parler de ces jeunes gens jusqu’à présent et par conséquent nous n’avons pas posé de question.
— Il se pourrait, suggéra frère Matthieu le cellérier, qu’ils aient eu en ville un parent, un fermier ou un ancien serviteur, moyennant quoi ils ne se sont pas arrêtés ici.
— C’est possible, admit Herward, dont le visage s’anima un instant. Je pense toutefois que soeur Hilaria préférait les amener chez vous, sous la protection de notre ordre.
— Si personne ne peut nous aider ici, conclut l’abbé, il faudra sans doute consulter le shérif. Il saura qui a été accueilli dans l’enceinte de la ville. Vous disiez, mon frère, que l’oncle de ces deux jeunes gens venait de rentrer de Palestine. Dans ce cas, pourquoi ne s’informe-t-il pas auprès des autorités concernées ? Comment se fait-il qu’il ne se charge pas lui-même de l’enquête ? J’imagine qu’il ne saurait rejeter tous les torts sur votre maison.
Frère Herward émit un soupir. Sa frêle silhouette se redressa, puis il baissa la tête, découragé :
— Leur oncle est un chevalier de sang angevin – ce sont les enfants de sa soeur – qui se nomme Laurence d’Angers. S’il est revenu depuis peu de la croisade, c’est pour rejoindre les troupes de l’impératrice à Gloucester. D’autre part, il ne se trouvait pas encore en Angleterre lors de la bataille de Worcester. Néanmoins, aucun partisan de l’impératrice n’oserait se montrer chez nous par les temps qui courent. Le roi est ici avec une armée considérable, il est furieux, tout comme les notables de notre cité. Ces recherches incombent à notre maison par la force des choses. Il s’agit de jeunes gens absolument innocents et c’est ainsi que j’exposerai l’affaire au shérif.
— Mon soutien vous est acquis, répondit l’abbé Radulphe. Mais vérifions d’abord si personne ne peut nous donner des éclaircissements.
Jetant un coup d’oeil circulaire sur la salle du chapitre, il ne rencontra que des signes de dénégation.
— Très bien, poursuivit-il. Nous irons donc demander à nos hôtes. Le nom et l’âge des deux jeunes gens, la présence de cette religieuse, tout cela nous apportera peut-être des renseignements utiles.
En quittant la salle avec les autres, Cadfael ne croyait guère aux résultats de leurs investigations. Il venait de passer des journées entières au chevet des réfugiés ; or on n’avait jamais mentionné les trois disparus. Il avait écouté des quantités de récits, mais nul n’avait évoqué deux enfants perdus sur les routes, avec une jeune bénédictine pour toute escorte.
De surcroît, leur oncle était l’homme de l’impératrice tout comme Gilbert Prestcote était celui du roi. Entre les deux factions, la haine avait atteint son point culminant depuis le sac de Worcester. L’appui que frère Herward et l’abbé Radulphe obtiendraient pour Laurence d’Angers restait hypothétique.
Le shérif les reçut courtoisement dans ses propres appartements, situés dans la forteresse, et écouta, impassible, le récit de frère Herward. Le teint mat, les sourcils bruns, la barbe noire, c’était malgré son aspect rébarbatif un homme équitable qui savait se montrer fidèle à sa parole et à ses hommes – pourvu qu’ils exécutent ses ordres.
— Je suis navré d’apprendre cette disparition, dit-il quand le moine se tut, et plus navré encore de devoir vous répondre que vous ne trouverez pas ceux que vous cherchez à Shrewsbury. Depuis la bataille, on m’a informé de toutes les arrivées en provenance de Worcester et personne n’a fait allusion à ces trois jeunes gens. Beaucoup d’habitants de Worcester sont déjà retournés chez eux maintenant que Sa Grâce notre roi a renforcé la garnison. Si, comme vous le dites, leur oncle est un personnage éminent, de retour en Angleterre pourquoi ne peut-il entreprendre lui-même cette enquête ?
Jusqu’à présent, frère Herward n’avait cité que le nom du chevalier, sans entrer dans les détails, et ce nom n’évoquait qu’un gentilhomme paré de tout le prestige de la croisade. En Terre sainte, régnait une paix plus ou moins stable. Mais dire toute la vérité présentait des risques.
— Messire, avoua-t-il dans un soupir, Laurence d’Angers souhaiterait vivement partir à leur recherche. Seulement, pour cela, il lui faudrait votre soutien, ou encore une dispense spéciale de Sa Grâce le roi Étienne. Lui et ses hommes ont prêté allégeance à l’impératrice, dont ils ont rejoint les rangs à Gloucester.
Il se hâta de s’expliquer tant qu’on lui laissait la parole : déjà, le shérif fronçait ses sourcils noirs. Son regard s’était fait plus acéré.
— Laurence d’Angers n’est arrivé en Angleterre qu’une semaine après la bataille. Il n’y a aucunement participé, il n’était même pas au courant. Depuis qu’il a appris la disparition de ses neveux, il s’est promis de les retrouver afin de les installer en lieu sûr. Toutefois, il est impossible à un homme de l’impératrice de se rendre dans les environs de Worcester ou de pénétrer sur les terres du roi – à moins d’un sauf-conduit.
Gilbert Prestcote laissa s’instaurer un silence pesant avant de remarquer :
— Ainsi, vous agissez en son nom... au nom d’un ennemi du roi.
— Messire, avec tout le respect que je vous dois, rétorqua frère Herward, j’agis dans l’intérêt d’une jeune fille et d’un enfant qui n’ont rien fait et ne sont en rien les ennemis du roi ou de l’impératrice. Je ne m’occupe pas de politique, je ne me soucie que de deux jeunes gens qui nous ont été confiés avant la catastrophe. N’est-il pas naturel que nous nous sentions responsables et que, en conscience, nous tentions de les sauver ?
— Si voilà qui est assez naturel, répliqua sèchement le shérif, d’autant plus que, en tant qu’habitant de Worcester, vous n’éprouvez sans doute ni une grande sympathie envers les ennemis du roi ni l’envie de leur prêter assistance.
— Nous avons souffert par leur faute, comme le reste de notre cité, messire. Le roi Étienne est notre souverain et nous le reconnaissons pour tel. Cependant, le seul devoir qui m’importe pour l’instant, c’est le sort de ces deux enfants. Imaginez l’inquiétude, l’angoisse de leur tuteur légal... Tout ce qu’il sollicite – et nous le sollicitons pour lui –, c’est l’autorisation de pénétrer sur les terres du roi et d’y effectuer ses recherches sans encombre. Toutefois, même s’il n’a rien à voir avec les massacres de Worcester et même s’il obtient un sauf-conduit de Sa Grâce le roi Étienne, je n’affirmerai pas que l’on puisse garantir sa sécurité parmi les populations de notre comté et du vôtre. Mais il est prêt à courir le risque. Si vous lui accordez un sauf-conduit, il s’engage à chercher ses neveux et rien d’autre. Il viendra sans arme et avec seulement un ou deux écuyers. Messire, je vous en conjure, au nom de ces deux enfants...
D’une voix contenue, l’abbé Radulphe prononça à son tour un plaidoyer.
— Venant d’un croisé dont la réputation demeure exemplaire, je crois qu’on peut accepter ce serment sans hésiter.
Le shérif réfléchit quelques minutes, puis déclara sur un ton de froide détermination :
— Non. Je ne délivrerai pas de sauf-conduit, et si le roi en personne avait l’intention d’y consentir, je le supplierais de refuser. Après ce qui s’est passé, tout homme de l’impératrice capturé sur mon territoire sera traité comme un prisonnier de guerre, sinon comme un espion. Si l’on s’emparait de lui dans des circonstances fâcheuses, il le paierait de sa vie ou, dans des circonstances moins graves, de sa liberté. Ses intentions ne sont pas seules en cause : que ce soit un homme d’honneur n’empêche pas qu’il risque de communiquer à l’ennemi de précieuses informations sur nos garnisons. Enfin, par-dessus tout, j’ai le devoir de combattre les ennemis du roi et de les affaiblir chaque fois que l’occasion s’en présente : si j’ai la chance d’arrêter l’un de leurs plus vaillants chevaliers, je ne m’en priverai pas. Que sir Laurence d’Angers n’y voie aucun affront, mais, en dépit de sa bonne réputation, un sauf-conduit est hors de question. Si, malgré cela, il s’aventurait par ici, qu’il prenne garde à lui. Il n’est sûrement pas revenu de Palestine pour aller croupir dans une geôle. S’il y tombe, qu’il s’en prenne à lui-même.
— Mais la jeune Ermina, balbutia frère Herward, et son frère, un enfant... faut-il les abandonner ?
— Ai-je dit cela ? Mes hommes se chargeront au mieux de cette affaire. Dès qu’on retrouvera ces jeunes gens, ils seront reconduits chez leur oncle. Je vais donner des ordres à mes châtelains et à mes officiers. Encore une fois, je n’admettrai jamais qu’un chevalier de l’impératrice se hasarde sur des terres que j’administre au nom du roi.
Les deux moines devinèrent à son expression qu’ils ne parviendraient pas à le convaincre et que mieux valait s’accommoder du peu qu’il leur offrait.
— Il ne serait pas inutile, suggéra doucement l’abbé Radulphe, que frère Herward vous apporte quelques détails supplémentaires. Je ne sais pas s’il connaît bien la jeune fille ou la religieuse...
— Elles sont venues plusieurs fois rendre visite à Yves, répondit frère Herward. Voici leur description : Yves Hugonin, treize ans, héritier par son père d’un immense domaine, est d’une taille moyenne pour son âge, mais bâti en force, avec un visage rond au teint clair, des yeux noirs et des cheveux bruns. Le matin où la bataille a commencé, il portait une cotte bleu pâle et un manteau à capuchon de même couleur, ainsi que des chausses grises. Soeur Hilaria est reconnaissable à son habit. J’ajoute qu’elle est jeune – pas plus de vingt cinq ans – et d’un physique agréable : une silhouette élancée, gracieuse. Quant à la jeune Ermina...
Frère Herward regarda derrière l’épaule du shérif, comme pour dévisager une ombre qu’il avait à peine entrevue mais dont le souvenir s’était gravé dans sa mémoire.
— Elle va sur ses dix-huit ans ; je ne sais pas au juste la date de son anniversaire. Plus brune que son frère, les cheveux et les yeux très noirs ; grande, robuste... On dit qu’elle a l’esprit rapide et une volonté de fer.
La description visuelle avait beau manquer de précision, elle était d’une clarté étonnante. Elle le devint plus encore lorsque frère Herward termina d’un air presque distrait, quasiment pour lui-même :
— En général, on estime qu’elle est très belle.
Quand Hugh Beringar relata cette entrevue à frère Cadfael, des messagers avaient déjà transmis les instructions à l’ensemble des fiefs et des forteresses pendant que des crieurs se rendaient sur les places publiques. Prestcote avait respecté ses promesses à la lettre avant de regagner la paix de son manoir pour passer Noël en famille. Le fait que le shérif du Comté s’intéressait personnellement au sort des trois fugitifs ne pouvait que jouer en leur faveur. De son côté, frère Herward regagnait Worcester sous bonne escorte.
— Très belle ! répéta Hugh en esquissant un sourire dépourvu de gaieté.
Une jeune fille intrépide, opiniâtre, égarée dans un pays assiégé par l’hiver et dévasté par la guerre civile... Le pire était à craindre.
— Même les sous-prieurs ont des yeux, observa Cadfael à voix douce, tout en remuant le sirop pectoral qui bouillonnait sur le brasero de son atelier. Cela dit, serait-elle laide, elle courrait les mêmes dangers, ne fût-ce qu’en raison de sa jeunesse. Enfin, malgré tout, ils sont peut-être à l’abri en ce moment, qui sait ? Dommage que leur oncle appartienne à l’autre camp et ne puisse se lancer lui-même à leur recherche.
— Il est allé trop tard à Jérusalem pour que vous le rencontriez, j’imagine ? s’enquit Hugh.
— Une autre génération, mon petit ! Voilà vingt-six ans que j’ai quitté la Terre sainte.
Cadfael souleva le récipient et le posa sur le sol de terre battue afin que le liquide refroidisse durant la nuit, puis il se redressa avec précaution. Il approchait la soixantaine, même s’il paraissait une douzaine d’années de moins.
— Les choses ont dû changer là-bas, reprit-il. Le lustre de toute cette gloire s’est vite terni. De quel port est-il parti, déjà ?
— De Tripoli, selon frère Herward. Du temps de votre folle jeunesse, vous avez hanté cette ville, je pense ? J’ai l’impression qu’il ne vous restait plus beaucoup d’endroits à explorer sur la côte.
— Pour ma part, je préférais Saint-Siméon : un port magnifique et de bons artisans dans les chantiers navals. Antioche n’était qu’à quelques miles en amont.
Il avait d’excellentes raisons pour se souvenir d’Antioche : là avait commencé et pris fin sa longue histoire d’amour avec la Palestine, cette contrée somptueuse et inhospitalière, cette terre cruelle d’or, de sang et de désert. Depuis qu’il avait jeté l’ancre dans ce port industrieux et paisible qu’était l’abbaye, il n’avait guère eu le loisir de faire revivre les lieux bénis de sa jeunesse, mais voilà que la ville ressuscitait devant lui avec son fleuve et ses vallons verdoyants, dans l’ombre bienfaisante de ses venelles et le tohu-bohu de ses marchés. Et Mariam, qui vendait ses fruits et ses légumes dans la rue des Voiliers... Les feux du soleil enchâssaient son beau visage dans des rayons d’or et d’argent, et les cheveux noirs qui brillaient à travers son voile étaient enduits de parfum... Mariam la Sarrasine avait illuminé l’arrivée en Orient d’un jeune homme de dix-huit ans, elle avait dit adieu à un soldat aguerri, à un marin de trente-trois ans. Une jeune veuve amoureuse et solitaire, une femme du peuple qui ne plaisait pas à tout le monde – trop farouche, trop indépendante, trop dédaigneuse. La mort de son mari avait laissé un vide intolérable que le jeune étranger avait comblé de tout son coeur et de toute son âme. Il l’avait connue durant une année entière avant que l’armée des croisés n’investisse Jérusalem.
D’autres femmes l’avaient précédée, d’autres avaient suivi. Il se les remémorait avec gratitude, exempt de tout remords, car il avait donné et reçu le plaisir et la tendresse. Aucune ne s’était plainte. Si c’était là un argument bien fragile d’un point de vue éthique, du moins se rassurait-il ainsi. Se repentir d’avoir aimé une femme comme Mariam eût été insultant.
— Désormais, reprit Cadfael, ils signent des alliances qui leur garantissent la paix, ne serait-ce qu’à titre provisoire. Un seigneur angevin doit se sentir moins utile là-bas qu’en Angleterre, où sa dame elle-même se retrouve en lice. Il porte un nom respectable, d’après ce qu’on m’a dit. Dommage que son retour coïncide avec cette flambée de haine.
— Dommage que des hommes d’honneur aient des raisons de se haïr, répliqua Hugh. Je suis l’homme du roi, je l’ai choisi en toute conscience, il m’inspire une certaine affection et je ne suis pas près de l’abandonner pour je ne sais quel leurre, mais je comprends trop bien pourquoi un baron angevin a pu voler au secours de sa dame aussi loyalement que je sers mon roi. Cadfael, cette guerre civile marque la fin de toutes nos valeurs.
— Pas du tout, protesta Cadfael. Jamais je n’ai connu, depuis ma naissance, un temps où la vie fut facile et paisible. Votre fils grandira dans un monde moins tumultueux. Mais il est presque l’heure où la cloche m’appelle.
Ils sortirent dans la pénombre du jardin tandis que les premiers flocons de la saison leur caressaient le visage. Lors même qu’une sensation insolite flottait dans l’air, la chute de neige restait discrète, irrégulière. Plus au sud, un vent de nord-ouest charriait de lourds flocons qui déchiquetaient la nuit sous des tourbillons de frimas, abolissaient les contours, effaçaient les chemins et s’amoncelaient en une succession de vagues qui s’envolaient soudain pour se reconstituer ailleurs sous une autre forme. Les vallées s’aplanissaient traîtreusement, les collines se dénudaient. Les plus prudents s’enfermaient chez eux, claquaient portes et vantaux, calfeutraient les interstices où s’insinuaient encore de fines coulées blanches. Les premières rafales, le premier grand gel. Grâce à Dieu, songea Cadfael en se hâtant pendant que la cloche sonnait complies, frère Herward et son escorte étaient quasiment rentrés chez eux.
Mais Ermina et Yves Hugonin, qui erraient quelque part entre Shrewsbury et Worcester, et la jeune bénédictine qui avait décidé de les accompagner, avec toute son élégance, toute son innocence, que leur était-il advenu ?