CHAPITRE XIII
Elis avait suffisamment de bon sens pour s’abstenir de se précipiter, la tête la première, dans l’enclos des soeurs bénédictines, tout essoufflé qu’il était et couvert de boue après sa fuite, alors que l’aube venait juste de pointer. On n’était pas bien loin de Shrewsbury, mais ici quelle solitude, que de dangers ! Pourquoi diable ces femmes avaient-elles choisi un endroit aussi exposé pour installer leur petite chapelle et leur petit jardin ? Il s’était interrogé plus d’une fois, tout en courant aussi vite qu’il le pouvait. C’était de la provocation ! Il faudrait que l’abbesse de Polesworth comprenne son erreur et fasse partir les moniales qui couraient de tels risques. Ce genre de situation pourrait se reproduire à l’infini, si près d’une frontière au calme très relatif.
Il choisit plutôt de se diriger vers le moulin en amont, sur la rivière, où pendant ces quelques jours de février, il avait été retenu prisonnier, sous la garde d’une montagne de muscles répondant au nom de John. Il regarda non sans étonnement le cours d’eau qui coulait si bas, si calme, malgré son lit de cailloux disposés en tous sens et qui n’avait plus rien à voir avec le flot impétueux qu’il avait gardé en mémoire. Mais s’ils venaient, ils s’attendraient à passer sans problèmes là où le lit de la rivière donnait sur un gué tranquille ; ils n’auraient guère à se mouiller plus haut que le genou. Enfin, on pourrait toujours piéger les endroits avec des piques et des broquettes. Quant aux rives boisées, elles offraient du moins un bon abri pour les archers.
John Miller, qui aiguisait des pieux dans la cour du moulin, laissa tomber sa hachette et se saisit de sa fourche quand il entendit vibrer les planches sous une démarche rapide et pourtant titubante. Il fit volte-face avec une vitesse et une précision surprenantes chez un homme de cette taille. Bouche bée, il vit s’approcher de lui, d’un pas décidé, les mains vides, son ancien captif qui s’adressa à lui en un anglais impétueux, lui qui, quelques semaines auparavant, prétendait ne pas connaître un traître mot de cette langue.
— Il y a tout un groupe de Gallois de Powys sur le pied de guerre. Ils vont nous tomber dessus avant deux heures ! Est-ce que les femmes, ici, sont au courant ? On peut peut-être encore les emmener vers la ville. Ils sont sûrement en train de se rassembler là-bas, mais...
— Tout doux, tout doux ! protesta le menuisier, qui posa son arme pour ramasser sa pile d’épieux meurtriers. Il me semble que tu as bien vite retrouvé ta langue ! Et d’abord de quel côté es-tu ? Et qui t’a libéré ? Tiens, prends ça, si tu tiens vraiment à te rendre utile.
— Il faut absolument éloigner ces femmes, insista fiévreusement Elis. Il n’est pas trop tard, si elles partent tout de suite... De grâce, laissez-moi leur parler, je suis sûr qu’elles m’écouteront. Si elles sont à l’abri, on pourra résister même à un groupe de guerriers. Je suis venu les prévenir...
— Mais elles sont au courant. On a ouvert l’oeil, depuis la dernière fois. Et les dames refusent de bouger, alors, inutile de gaspiller ta salive. Mais si tu veux te joindre à nous, tu es le bienvenu. Mère Mariana considère que reculer d’un seul pas serait un manque de foi, et soeur Magdeleine est d’avis qu’elle peut se rendre plus utile là où elle est. Et dans la région, la plupart des gens diraient que c’est la vérité pure et simple. Allez, viens, on va aller planter ces trucs-là, le gué en est déjà rempli.
Elis se retrouva à courir à côté du colosse, des pierres plein les bras. La partie la plus calme du cours d’eau longeait le mur de la chapelle contiguë à la grange, et il se rendit compte, tout en passant son chargement pièce par pièce au meunier, qu’il régnait une certaine activité parmi les buissons et les taillis sur les deux berges de la rivière. Les gens de la forêt étaient parfaitement conscients de la menace qui pesait sur eux, et ils s’y étaient préparés. A en juger par sa précédente démonstration, soeur Magdeleine devait aussi faire ses préparatifs pour la future bataille. La foi de soeur Mariana en la protection divine était une excellente chose, mais mieux valait encore appliquer le proverbe « Aide-toi, le ciel t’aidera ».
Pourtant, il s’agissait d’affronter une troupe d’une bonne centaine d’hommes, désireux de venger une déroute ignominieuse de surcroît ! Ces pauvres gens se rendaient-ils bien compte de ce que cela signifiait ?
— Il me faut une arme, s’exclama Elis, debout sur la berge, les pieds bien écartés et la tête tournée vers le nord-est, d’où la menace devait venir. Je sais me servir d’une épée, d’une lance, d’un arc, enfin de ce que vous avez... Tiens, votre hachette, sur un long manche...
Il venait de se rendre compte qu’il avait une autre arme, bien à lui, à sa disposition. Si seulement il pouvait reprendre souffle à temps et être le premier à leur faire face quand ils arriveraient, il parlait gallois bien sûr, et ne manquait pas de voix là où ils s’attendraient à ne tomber que sur des Anglais terrifiés. Lui avait la riche éloquence des bardes, et il créerait la surprise en les couvrant d’un flot ininterrompu d’injures et de lazzi dévastateurs, ces lâches paladins qui prétendaient agresser des religieuses. Il savait blesser au vif rien qu’avec des mots ! Ce serait encore mieux s’il était ivre pour parvenir aux cimes de l’invective des Poètes islandais – mais même désespérément sobre, il réussirait bien à les énerver et à les retarder.
Pataugeant dans l’eau, Elis choisit un endroit pour un des pieux, qu’il cacha parmi les roseaux avec sa pointe inclinée à angle aigu pour empaler quiconque traverserait trop précipitamment. A voir les précautions que prenait John Miller pour se déplacer, le gué avait été soigneusement piégé juste entre les deux rives. Si les assaillants venaient à cheval, les animaux feraient bien d’éviter les trous, sinon ils se retrouveraient boiteux et projetteraient leurs cavaliers sur les pieux pointus. S’ils venaient à pied, il y en aurait sûrement quelques-uns pour trébucher dans les pièges et entraîner leurs compagnons dans leur chute, formant un enchevêtrement particulièrement propice aux archers.
Le meunier, dans l’eau jusqu’au genou, regarda d’un oeil avisé Elis enfoncer son épieu meurtrier dans le lit résistant des roseaux sous la berge.
— C’est bien, mon garçon ! s’exclama-t-il, approbateur. On va te trouver une pique, à moins que les forestiers n’aient une hache en trop. On ne te laissera pas sans arme, si tu es de bonne volonté.
Soeur Magdeleine, comme les autres membres de la communauté, était debout depuis l’aube, à ranger toute la charpie, tous les ciseaux, couteaux, lotions, baumes et autres potions calmantes dont on pourrait avoir besoin dans les heures à venir, et à se demander de combien de lits on pourrait décemment disposer et où les mettre si des hommes de son armée de forestiers étaient trop grièvement blessés pour être transportables. Magdeleine avait sérieusement envisagé d’envoyer les deux jeunes postulantes plus à l’est, à Beistan, mais elle y avait finalement renoncé, convaincue qu’elles seraient plus en sécurité là où elles se trouvaient déjà. Il n’y aurait peut-être pas d’attaque. Et s’il y en avait une, ici au moins, les religieuses se tenaient prêtes, et il y avait suffisamment de gens courageux dans les bois pour se défendre efficacement. Mais si, au contraire, les malandrins marchant vers Shrewsbury se heurtaient à une troupe trop forte pour eux, ils feraient aussitôt retraite et se disperseraient pour rentrer chez eux. Dans ce cas, deux jeunes filles se dirigeant vers l’est risquaient à tout moment de faire une très mauvaise rencontre en forêt. Non, il valait mieux que tout le monde restât groupé. De toute façon, rien qu’en regardant Mélisande dont le visage exprimait la colère et l’indignation, elle avait immédiatement compris que celle-là au moins refuserait de partir, même si on lui en donnait l’ordre.
— Je n’ai pas peur, dit-elle dédaigneusement.
— Ce n’est pas très intelligent de votre part, répliqua simplement soeur Magdeleine. A moins que vous ne mentiez bien sûr, Nous avons toutes eu peur, un jour ou l’autre ! C’est parce que des gens ont eu peur pendant des générations, et à juste titre, qu’on a pensé à élaborer ces moyens de défense.
Ayant pris toutes ses dispositions à l’intérieur, elle monta l’escalier de bois menant au petit clocher et regarda toute la rivière dégagée et la berge légèrement ascendante, pleine d’épais buissons qui donnait sur une pente jadis couverte de taillis mais qui était maintenant laissée à l’abandon. Les paysans qui doivent mettre à profit toutes les heures du jour, afin de gagner leur vie, ne peuvent pas, en plus, monter la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre. « S’ils doivent venir, qu’ils viennent aujourd’hui, quand nous sommes fin prêts et tout à fait décidés, et alors qu’on ne peut que se lasser si on attend trop longtemps », pensa soeur Magdeleine.
De la berge d’en face elle observa le cours d’eau lui-même, et son lit profond et caillouteux qui coulait doucement sous les murs en s’élargissant à l’endroit du gué. John Miller regagnait prudemment la terre ferme ; l’eau bouillonna sur son passage ; il y avait quelqu’un d’autre, un jeune homme aux boucles noires, aux épaules et aux bras solides, penché sur le dernier épieu, qu’il enfonçait sous la berge et cachait sous les roseaux. Quand il se redressa, et montra son visage coloré par l’effort, elle le reconnut.
Elle redescendit, très pensive, vers la chapelle.
Mélisande était occupée à ranger, dans un coffre fixé au mur et solidement cerclé, les quelques ornements précieux de l’autel et de la maison. Au moins, pour piller cette modeste église, faudrait-il se donner du mal.
— Vous n’êtes pas allée jeter un coup d’oeil dehors pour voir où en sont les hommes ? demanda soeur Magdeleine. Il semble que nous ayons un allié de plus que nous le croyions. Il y a un jeune Gallois que nous connaissons vous et moi, qui travaille avec John Miller. Il a changé de camp, mais, à en juger par les apparences, il apprécie beaucoup plus ses nouveaux amis que ceux qu’il avait la dernière fois.
Mélisande se retourna, la fixa, solennelle, les pupilles dilatées.
— Lui ? s’exclama-t-elle, d’une voix à peine audible. Il était prisonnier au château. Comment peut-il être ici ?
— Il faut croire qu’il a rompu sa laisse. Et qu’il est passé dans une ou deux fondrières, à voir l’état de ses bottes et de ses hauts-de-chausses, répondit calmement soeur Magdeleine. Il a dû tomber dans l’une d’elles, car il a le visage tout sale.
— Mais pourquoi venir par ici ? S’il s’est échappé, que fait-il ici ? insista Mélisande avec fièvre.
— Il semble bien se préparer à livrer bataille à ses compatriotes, si je ne me trompe. Et comme je doute fort qu’il me porte assez d’affection pour filer de sa prison et venir se battre pour mes beaux yeux (un souvenir fit sourire soeur Magdeleine), j’en déduis que c’est pour votre sécurité qu’il s’inquiète. Mais vous pouvez le lui demander, il vous suffit de vous pencher un peu par-dessus la barrière.
— Pas question ! s’écria Mélisande, reculant aussitôt, et refermant sèchement le couvercle du coffre. Je n’ai rien à lui dire.
Et elle croisa les bras, comme pour se protéger du froid ou comme si une partie d’elle-même était susceptible de la trahir et de se faufiler furtivement dans le jardin.
— Alors avec votre permission, moi je lui parlerai, déclara soeur Magdeleine sans se départir de son calme.
Elle sortit, passant entre les parterres nouvellement préparés et les premières pousses de salades dans le jardin clos, puis elle grimpa sur le bloc de pierre qui lui permettait de regarder par dessus la haie. Presque aussitôt elle se trouva nez à nez avec Elis ap Cynan qui s’efforçait désespérément de jeter un coup d’oeil dans la clôture. Tout sale, tendu, terriblement sérieux, il paraissait si jeune qu’elle eut le sentiment d’être pour lui plus une grand-mère qu’une mère. Le garçon recula surpris, et cligna des yeux en la reconnaissant. Il rougit sous la couche de boue verdâtre que le marécage avait laissée sur ses joues et son front et tendit une main suppliante vers le haut de la barrière qui les séparait.
— Ma soeur, est-ce que... est-ce que Mélisande est là ?
— Oui, et elle va très bien et avec l’aide de Dieu, la vôtre et celle de tous les braves gens qui, comme vous, sont là pour nous prêter main-forte, elle continuera à se bien porter. Je ne veux pas savoir comment vous êtes arrivé là, mon garçon, mais que vous vous soyez évadé ou que l’on vous ait libéré, vous êtes le bienvenu.
— Mon Dieu, comme je voudrais qu’elle soit à Shrewsbury en ce moment ! s’exclama Elis avec ferveur.
— Et moi donc ! Mais il vaut mieux qu’elle soit ici que sur les routes. En outre elle refuse de partir.
— Est-ce qu’elle sait que je suis là ? demanda-t-il humblement.
— Oui, et aussi ce que vous êtes venu faire.
— Est-ce qu’elle accepterait – peut-être pourriez vous la persuader ? – de me dire un mot ?
— Ah ça, elle ne veut pas en entendre parler. Mais peut-être changera-t-elle d’avis, répondit soeur Magdeleine d’un ton encourageant. Si j’étais vous, je la laisserais tranquille, quelle puisse réfléchir un peu. Maintenant vous feriez bien de filer et d’aller vous cacher. Occupez-vous d’aiguiser l’arme qu’on vous aura trouvée et prenez garde à vous. Les crises ne durent jamais longtemps, mais ce qui vient après, il y en a pour toute la vie, la vôtre et la sienne, ajouta-t-elle, résignée et compréhensive. Chargez-vous donc d’Elis ap Cynan, moi, je me charge de Mélisande.
Hugh et ses vingt hommes avaient contourné les collines de Breidden avant l’heure de prime et laissé à main droite ces grands monticules voûtés cependant qu’ils poursuivaient leur route vers Westbury, où ils trouvèrent quelques chevaux frais, mais pas assez pour soulager toutes les montures fatiguées. Hugh n’avait pas voulu forcer l’allure, c’est précisément pour cela qu’il autorisa une halte, pour donner aux bêtes et aux hommes le temps de souffler. C’était la première occasion que ces derniers avaient de parler un petit peu, et il apparut maintenant que personne n’avait grand-chose à dire. Tant que la tâche, qu’ils avaient entreprise ne serait pas menée à bien ils resteraient pratiquement silencieux. Même Hugh, confortablement allongé sur le dos à côté de Cadfael, à l’ombre des jeunes arbres en fleurs, ne posa aucune question au moine sur ce qu’il était venu fabriquer au pays de Galles.
Cadfael avait dit qu’il reviendrait avec lui s’il pouvait finir son travail auparavant. A ce moment, Hugh ne lui avait rien demandé, et il ne lui demanda rien non plus maintenant. Peut-être parce que, pour lui, l’autre problème était strictement du ressort de Cadfael, et il ne voyait aucun inconvénient à attendre que celui-ci voulût bien lui donner les explications nécessaires au moment adéquat.
Cadfael frotta son dos douloureux contre le tronc d’un chêne dont les bourgeons commençaient tout juste à donner des feuilles, fit jouer ses pieds fatigués dans ses bottes, et reconnut qu’il avait bel et bien soixante et un ans. Il se sentit d’autant plus âgé que ces êtres malheureux, qui tiraient à hue et à dia, pris qu’ils étaient dans les rets de l’amour, de la culpabilité et de l’angoisse, étaient tellement jeunes et vulnérables, tous sauf Gilbert Prestcote, en fait, que son état de faiblesse avait condamné, et que Hugh comptait bien venger, parce qu’il le fallait. Il ne saurait y avoir de quartier, l’indulgence n’était pas de mise. Le suzerain de Hugh avait été assassiné, dette que Hugh n’entendait pas laisser impayée. OEil pour oeil, il n’avait pas le choix.
— Debout l’ami ! s’exclama Hugh, dominant son ami à qui il adressa ce sourire absent mais affectueux qui l’éclairait d’un reflet éphémère quand il n’avait nulle autre idée en tête. Allez, ouvrez les yeux ! On repart.
Il tendit une main à son compagnon qu’il agrippa par le poignet pour l’aider à se relever, mais avec tant de douceur précautionneuse que Cadfael faillit en prendre ombrage. Il n’était quand même pas si vieux que ça, ni si raide ! Mais ce que Hugh lui dit balaya tout ressentiment.
— Un berger de Pontesbury nous a donné des nouvelles. Nos adversaires ont quitté le camp qu’ils occupaient cette nuit et se préparent à faire mouvement.
Cadfael s’éveilla instantanément.
— Quelles sont vos intentions ? demanda-t-il.
— Arriver sur le chemin entre eux et Shrewsbury et les contraindre à battre en retraite. Alan est sur le qui-vive et déjà en route, on va peut-être même le rencontrer.
— Vous croyez qu’ils oseraient s’attaquer à la ville ? s’exclama Cadfael, incrédule.
— Allez savoir ! Ils sont tout fiers de leurs succès, et moi, je suis censé être au diable Vauvert. D’après notre homme ils ont évité Minsterley, mais ils ont amené des renforts cette nuit. Peut-être comptent-ils lancer un raid dans les faubourgs au moins, quitte à se retirer après. Ça leur plairait de se livrer au pillage en ville. Mais on les battra de vitesse, on va filer sur Hanwood ou ses environs et leur couper la route.
Hugh se moqua gentiment de Cadfael en l’aidant à se hisser en selle, ce qui n’empêcha pas Cadfael de prendre la tête de la colonne pendant un mile, il était exaspéré par les précautions dont on l’entourait, comme s’il était centenaire. On n’est pas vieux à soixante et un ans ; on n’est plus de première jeunesse, voilà tout. Ayant trotté sans arrêt par monts et par vaux ces derniers jours, n’avait-il pas le droit d’être un peu courbatu ?
Ils franchirent une petite colline et tombèrent sur la route de Shrewsbury. Au loin, dans l’air, au-dessus des arbres, ils aperçurent une fine colonne de fumée qui montait paresseusement.
— Sans doute s’agit-il de leurs feux de cette nuit, dit Hugh, arrêtant son cheval pour regarder. Je sens aussi une odeur de brûlé qui date d’avant, et semble provenir de l’orée de la forêt. Un paysan dont on a brûlé la grange, j’imagine.
— Oui, hier ou avant-hier, mais cette fumée-là s’est dissipée, approuva Cadfael, l’odorat en alerte. Il faudrait leur tomber dessus pendant qu’on sait où ils se trouvent. Sinon, ce sera la croix et la bannière pour deviner où ils frapperont leur prochain coup.
Hugh conduisit sa petite troupe sur la route qu’ils traversèrent de façon à pouvoir se déployer dans les bois et avancer vite mais silencieusement sur l’herbe épaisse. Pendant un moment, ils restèrent en vue du chemin, sans toutefois relever la moindre trace des maraudeurs gallois. Il était désormais à peu près sûr qu’ils n’avaient pas l’intention de marcher sur la ville en définitive, ni même sur les faubourgs. Hugh dirigea ses hommes plus avant dans les bois, droit sur le camp occupé par l’ennemi la nuit précédente. Au-delà du sentier piétiné, il y avait des traces pour des yeux habitués à déchiffrer les signes dans l’herbe et les buissons. Un grand nombre d’hommes étaient passés par ici, à pied, il n’y avait pas si longtemps, avec quelques poneys dont on remarquait le crottin et qui avaient brisé de jeunes pousses en chemin. Les ruines noircies d’une chaumière réduite en cendres ainsi que ses appentis montraient qu’une dernière victime avait tout perdu à cet endroit, sa maison, ses moyens de subsistance, sinon sa vie même ; du sang avait séché sur le sol, là où un cochon avait été égorgé. Ils piquèrent des deux pour remonter la piste laissée par les Gallois. Il n’y avait plus guère de doute maintenant sur leur destination. A l’évidence, ils s’enfonçaient vers les escarpements situés au nord de la Forêt Longue, et on n’était sûrement pas à plus de deux miles de l’ermitage du gué de Godric.
Ils gardaient sur le coeur la déroute ignominieuse que soeur Magdeleine et son armée de paysans leur avaient infligée. Les gens de Caus ne voyaient pas d’objection à voler un peu de bétail, ou à brûler une ou deux fermes, histoire de s’amuser, mais ce qu’ils voulaient par-dessus tout, c’était se venger ; telle était la raison de leur présence.
Hugh éperonna son cheval et traversa au galop cette partie découverte des bois, aussitôt suivi de toute sa troupe. Ils avaient peut-être parcouru un mile de plus quand ils entendirent dans le lointain une voix puissante pousser des cris de défi.
Un peu avant l’heure de la grand-messe, Alan Herbard et ses hommes franchirent la poterne du château. Ce qui le gênait, c’était de n’avoir aucune idée exacte de l’endroit où les Gallois comptaient attaquer, et il n’y avait aucun intérêt à errer au petit bonheur sur l’ouest de la frontière, en comptant sur le hasard pour les retrouver. Faute de renseignement précis, il devrait s’en remettre à son aptitude à raisonner juste. Quand la petite troupe sortit de la ville, elle se dirigea vers Pontesbury, prête à piquer vers le nord pour couper aux pillards la route de Shrewsbury, ou vers le sud-ouest en direction du gué de Godric, selon ce qu’elle apprendrait des éclaireurs envoyés en reconnaissance dès avant le lever du jour. Ils parcoururent rapidement le premier mile jusqu’à ce qu’un paysan hors d’haleine jaillisse des buissons pour les arrêter, alors qu’ils venaient à peine de passer le hameau de Beistan.
— Monseigneur, ils ont quitté la route. De Pontesbury, ils se dirigent vers l’est à travers bois, vers les hautes terres communales. Ils tournent le dos à la ville, car c’est un autre gibier qui les intéresse. Prenez vers le sud à l’embranchement.
— Combien sont-ils ? demanda Herbard qui faisait déjà rapidement pivoter son cheval.
— Une bonne centaine. Et tous groupés. Pas de retardataires qui suivent de loin. Ils s’attendent à ce que ça chauffe.
— Eh bien, ils ne seront pas déçus ! jura Herbard.
Et il conduisit ses hommes plein sud, parcourant au galop le moindre bout de terrain permettant cette allure. Eliud s’élançait parmi les premiers, et il trouvait encore l’allure trop lente. On l’avait affublé de toutes les marques du soupçon et de la honte qu’il avait réclamées, la corde qu’on lui avait passée au cou, au cas où il faudrait le pendre était bien visible, l’archer chargé de l’abattre s’il faisait mine de s’échapper le suivait comme son ombre, mais il y avait l’épée et le cheval qu’on lui avait prêtés, grâce auxquels il faisait partie de la troupe. Il s’agitait, fiévreux, malgré le froid de ce matin de mars. Avant lui, Elis avait parcouru ces chemins et traversé ces bois. Eliud n’était jamais allé au sud de Shrewsbury et même s’il eût souhaité aller beaucoup plus vite pour calmer son anxiété, il savait qu’il ne gagnerait rien à s’échapper, car il ignorait où se situait exactement le gué de Goduc. L’archer qui le suivait était peut-être excellent tireur, mais c’était un piètre cavalier ; s’il parvenait à accélérer en mettant son cheval au triple galop et à lui échapper, Eliud n’en tirerait aucun avantage. Le peu de temps qu’il économiserait, il le perdrait inévitablement, incapable qu’il était de s’orienter dans ces forêts. Non, décidément, il n’avait pas le choix ; il fallait laisser les Anglais le conduire ou lui permettre de se rapprocher suffisamment pour se diriger à vue ou à l’oreille. Il y aurait des signes. Il écoutait désespérément pour saisir le moindre son révélateur, mais non, il ne percevait que le mouvement des feuilles et des branches froissées, le bruit sourd des sabots de leurs chevaux dans la terre meuble et, de temps à autre, le cri d’un oiseau, étonnamment clair, que cette brusque invasion laissait indifférent.
On ne devait plus être très loin maintenant. Ils traversaient des collines de landes moutonnantes pour redescendre dans des bois épais et dans l’eau stagnante des marais. Elis avait sans doute parcouru tout ce chemin à pied, pendant les heures de la nuit, s’éclaboussant dans les marécages verdâtres, croupissants, tombant soudain sur des pentes abruptes recouvertes de bruyères, de végétation basse et de rochers affleurant la surface du sol.
Brusquement, Herbard s’arrêta sur une lande dégagée, immobilisant chacun d’un geste de la main.
— Écoutez ! devant, à droite, on entend des pas.
Tous s’arrêtèrent, tendant l’oreille, retenant leur souffle. On ne distinguait que des murmures interrompus, des sons très doux, où se mêlaient le bruit de rameaux froissés qui se remettaient en place, le bruissement des feuilles de l’automne précédent, une branche morte qui se brisait avec un craquement sec, des voix lointaines qui se répondaient brièvement, un oiseau surpris, qui s’envolait au dernier moment avec un cri aigu, indigné. Tout cela indiquait assez la présence d’une troupe nombreuse qui se déplaçait furtivement à travers bois, sans trop se presser.
— De l’autre côté de la rivière, tout près du gué, ajouta sèchement Herbard, et, de la bride des éperons, il lança son cheval au galop, aussitôt suivi de ses hommes.
Devant eux s’ouvrait une allée étroite entre des arbres majestueux, au bout de laquelle on distinguait des petits bâtiments de bois qui avaient tourné au brun sombre sous l’effet des intempéries et, plus loin, la lumière du jour dessinait comme une dentelle parmi les arbres, à l’endroit où passait la rivière.
Ils étaient à mi-pente quand le murmure furieux de voix excitées jaillit du couvert et monta du côté caché du cours d’eau. Puis une autre voix s’éleva, couvrant toutes les autres comme si elle les défiait, et, phénomène encore plus étrange, il y eut un moment de silence complet après ces cris.
Le défi qu’ils exprimaient, Herbard n’y entendait goutte. Mais ce ne fut pas le cas pour Eliud : ces mots, c’était du gallois, et cette voix haute, impérieuse, rendue plus aiguë par le désespoir était celle d’Elis, haranguant ses compatriotes.
— Arrêtez-vous ! demi-tour ! Vous n’avez pas honte de venir ainsi vous en prendre à des religieuses et apporter le déshonneur sur votre maison ! Retournez d’où vous venez et allez livrer un combat digne de vous ! Le premier qui traversera, Gallois ou non, je l’embroche avec cette pique, je ne le reconnais pas pour parent ! hurla-t-il péremptoire, haussant encore le ton.
Ces propos s’adressaient à une troupe de guerriers excités, ivres d’allégresse et disposés à tout massacrer sur leur passage !
— Elis ! s’exclama Eliud, plein de colère et de désarroi, et se penchant sur l’encolure de son cheval, il le pressa des talons, lui donnant un coup de bride.
Dans son dos, l’archer lui ordonna de s’arrêter, il entendit, sentit même, la flèche siffler près de son épaule droite, arracher un bout de son vêtement et se planter, vibrante encore, dans le sol un peu plus loin. Il n’en eut cure, dévala comme un fou, la tête la première, la pente raide couverte d’herbe et émergea sur la berge de la rivière.
Pour venir, ils avaient traversé des bois plus épais, un peu en aval, de façon à atteindre la grange et le gué sans être remarqués, évitant ainsi de servir de cible aux défenseurs postés près du moulin – au cas où il y en aurait – et aux archers, qui avaient là un meilleur angle de tir. La petite passerelle n’avait pas encore été réparée, mais on était loin des crues de l’hiver, et un pont ne paraissait nullement indispensable. En sautant de pierre en pierre, on pouvait franchir la rivière en trois bonds, mais les assaillants avaient une préférence pour le gué, parce qu’on pouvait y traverser à plusieurs de front et présenter d’un seul coup un mur de lances en abordant l’autre rive. Les archers étaient disposés en défense parmi les roseaux et les buissons mais, avec toutes ces lances, si les hommes qui les maniaient faisaient le poids, les flèches ne causeraient pas grands dégâts, et l’ennemi prendrait pied près de l’ermitage en un rien de temps.
Si les Gallois pensaient que les forestiers ne les avaient pas vus venir, ils se trompaient, mais ils ne purent déceler aucun signe d’activité, tandis qu’ils passaient tranquillement entre les arbres pour se regrouper près du cours d’eau et le traverser. Une vingtaine de fermiers, de bûcherons et de laboureurs travaillant dur dans les essarts de la forêt étaient cachés pour affronter une bonne centaine d’adversaires ; chacun d’eux se prépara, tout à fait conscient de la gravité du danger qui les menaçait tous. Ils savaient se tenir tranquilles et attendre l’instant propice. Mais au moment où les agresseurs sous les arbres échangeaient des signes, sans trop se voir clairement, et reformaient leurs rangs pour apparaître soudain à découvert avant de s’engager dans le gué, un homme seul, sur l’autre rive, surgit des buissons, foulant l’herbe à grands pas, brandissant une pique à deux pointes au bout d’un manche de six pieds dont il balaya le gué à hauteur de poitrine.
Ce geste provoqua une intense surprise et l’assaillant s’immobilisa un instant. Mais ce qui l’arrêta net, ce fut cette voix indignée qui s’exprimait en gallois.
— Arrêtez-vous ! Demi-tour !
Il n’en finissait pas de les apostropher au gré de son inspiration, craignant de s’interrompre ou incapable de le faire.
— Il n’y a donc que des lâches à Powys, qui ont peur de monter dans le nord et de se frotter à de véritables adversaires ! On chantera vos exploits à Gwynedd, c’est moi qui vous le dis ! Comment, vous avez traversé un ruisseau pour vous conduire en héros et vous attaquer à des femmes plus âgées que vos mères et autrement honnêtes ! On vous célébrera à jamais dans vos chansons, vous et votre race de bâtards...
Revenus de leur surprise, les Gallois commençaient à remuer, à gronder, à s’agiter. Et cependant, cachés dans les buissons, les archers ne bronchaient pas, attendant de voir venir, la flèche posée sur la corde, l’arc à demi bandé, prêts à lâcher le trait meurtrier. Si par miracle, cet affrontement pouvait se résoudre en palabres au terme desquelles ils se retireraient, à quoi bon gâcher leurs flèches ou user leurs épées ?
— Ah, c’est toi ? s’écria un Gallois méprisant. Le gamin de Cynan qui a bu la tasse et qui s’est fait dorloter par les nonnes. Et c’est toi qui prétends nous arrêter, maintenant que tu es devenu le lèche-bottes des Anglais !
— Je te vaux bien, crois-moi ! riposta Elis, brandissant sa pique en direction de son adversaire. Moi au moins, je laisse ces moniales tranquilles et je leur suis reconnaissant de m’avoir sauvé. Après les avoir attaquées, elles auraient aussi bien pu me laisser me noyer. D’abord, qu’est-ce que vous cherchez ici ? Quel butin comptez-vous récolter parmi celles qui ont fait voeu de pauvreté ? Au nom du ciel, et pour le nom de vos familles, quelle gloire en attendez-vous ?
Il avait fait tout son possible ; peut-être avait-il gagné quelques minutes, mais il ne pouvait guère espérer plus et ce laps de temps ne suffisait pas. Il le savait bien. Il étudiait la situation du coin de l’oeil tout en continuant à affronter les lances abaissées devant lui, mais il était forcé de rester rigoureusement immobile, sans pouvoir essayer de se protéger, de façon à les retenir plus longtemps, sans reculer ni tourner la tête.
Derrière lui, il y eut un fracas de sabots qui frappaient le sol élastique, et quelqu’un, d’un bond, avec un sanglot, sauta de sa selle. Le nouveau venu se précipita sur la bande herbeuse dominant le cours d’eau au moment précis où les forestiers lâchaient leurs premiers traits. Maintenant, c’était chacun pour soi ; l’archer, sur la rive opposée, visa Elis en pleine poitrine et tira froidement, comme à l’exercice. Les Gallois de Powys et ceux de Gwynedd ne s’appréciaient guère. Eliud poussa un hurlement de rage et de défi et se jeta en avant pour s’interposer. Il serra Elis dans ses bras, le couvrit de son propre corps ; sous le choc, ils reculèrent d’un pas dans la terre meuble et s’écroulèrent tout près de la barrière du jardin des religieuses. La pique d’Elis lui échappa des mains et fut projetée violemment dans la rivière, dans une grande gerbe d’eau. La flèche du Gallois pénétra sous l’omoplate droite d’Eliud, le perça de part en part, et se ficha dans le haut du bras d’Elis, réunissant ainsi les deux cousins. Ils glissèrent le long de la haie, et restèrent étendus dans l’herbe, mêlant leur sang qui se répandait, plus proches qu’ils ne l’avaient jamais été.
Les Gallois se jetèrent en avant pour prendre pied, trébuchant dans les pièges du gué, s’empalant sur les épieux cachés dans les roseaux et on se battit sur les deux rives du ruisseau.
Presque au même moment, Alan Herbard, déployant ses hommes le long de la berge orientale, se lança dans la bataille tandis que Hugh Beringar débouchait à travers les arbres, s’installait sur la rive d’en face et repoussait les avant-postes gallois dans la boue du gué.
Le fracas du marteau sur l’enclume, entre lesquels ils se trouvaient coincés, démoralisa les hommes de Powys et le combat ne fit pas long feu. Tout ce bruit et cette fureur furent sans aucune mesure avec les dégâts causés, comme on le constata quand on put compter les pertes. Les Gallois étaient en train d’aborder alors que l’ennemi les prenait en tenaille ; il leur fallait se battre de toutes leurs forces pour se sortir de ce piège et se mettre à couvert les uns après les autres, comme ces petits prédateurs de la forêt qui – comme eux – se sentaient proches de la terre et la comprenaient bien.
Une fois qu’il eut dispersé les arrières des pilleurs, Beringar les rassembla comme du bétail, mais s’abstint de les massacrer dès qu’ils se sauvèrent vers la forêt, bien décidés à rentrer chez eux au pas de course. Alan Herbard, plus jeune et moins expérimenté, serra les dents et s’avança dans la mêlée, désireux de démontrer ses talents puisque c’était son premier commandement, et s’il eut la main un peu plus lourde que nécessaire, peut-être fut-ce seulement par anxiété.
Quoi qu’il en soit, au bout d’une demi-heure, l’affaire était dans le sac.
Ce que Cadfael se rappela le plus vivement dans tout cela, ce fut l’apparition d’une grande jeune fille mince qui franchit en courant la clôture de la grange, tenant à deux mains sa robe noire ; elle avait arraché sa guimpe, ses cheveux blonds se répandaient comme un flot d’argent dans la lumière soudaine, et de ses lèvres découvrant ses dents jaillissait un long cri furieux de défi. Évitant la main avide qu’un Gallois tendait vers elle, elle se jeta à genoux, près des corps meurtris, piétinés, sanguinolents d’Elis et d’Eliud, toujours serrés dans les bras l’un de l’autre contre la barrière ensanglantée.