CHAPITRE XI
Ainsi donc le principal suspect de Shrewsbury, celui que la rumeur publique avait déjà pendu et enterré, était reconnu innocent. Il traversa la grande salle sur les talons de son père, d’un pas un peu hésitant, comme étourdi au sortir d’un rêve. Il commençait cependant à briller ; on eût dit qu’une flamme brûlait en lui quand il s’installa à table à côté de son père, il était l’égal de tous ici. Lui, le rejeton non désiré d’une servante, dépourvu de biens et de privilèges, était soudain devenu un homme libre, avec une place bien à lui au sein d’une famille, l’héritier d’un homme respecté, accueilli par son prince. La menace qui l’avait forcé à prendre ses jambes à son cou avait eu un effet extraordinairement bénéfique et lui avait permis d’occuper la place qui lui était due en toute justice selon le droit gallois, fils légitime de celui qui l’avait fièrement reconnu. Ici Anion n’était pas un bâtard.
Cadfael les regarda tous deux, assis côte à côte, heureux de voir que de ce mal était sortie au moins une bonne chose. Où ce jeune homme aurait-il trouvé le courage de se lancer à la recherche de ce père lointain, inconnu, parlant une langue qu’il ignorait si la peur ne l’avait déterminé, lui donnant des ailes pour franchir la frontière ? En l’occurrence la fin avait largement justifié les moyens. Cadfael pouvait oublier Anion à présent. Le garçon n’avait pas de sang sur les mains.
— Vous m’avez renvoyé un homme en échange de ceux que vous détenez toujours. C’est déjà ça, constata Owain regardant, pensif, le père et le fils prendre place à table. Il a belle allure, d’ailleurs. Mais je suppose qu’il ne connaît rien aux armes.
— Il est très doué pour s’occuper des bêtes, répliqua Cadfael. Il a la façon de s’y prendre avec tous les animaux. Vous pouvez lui confier vos chevaux en toute sécurité.
— Quant à vous, je parie que vous perdez votre favori dans la course aux suspects. Aucun regret en ce qui le concerne ?
— Pas le moindre. Je suis sûr qu’il a dit toute la vérité. Il rêvait de se venger sur un homme dur et autoritaire, et il a trouvé un misérable en piteux état qu’il n’a pu s’empêcher de plaindre.
— Voilà qui aurait pu se terminer plus mal, murmura Owain. Bon, et si maintenant on allait dans un endroit plus calme, car j’imagine que vous avez plein de choses à nous dire et à nous demander.
Dans la chambre du prince, Owain, Tudur, Einon ab Ithel et Cadfael se retrouvèrent autour d’un brasero protégé par un grillage. Cadfael avait apporté la petite boîte où il conservait les filaments de laine et de fil d’or. Les nuances précises de bleu profond et de rose tendre défiaient sa mémoire ; il était indispensable de jeter fréquemment un coup d’oeil à ces pièces et de les comparer à toute étoffe sur laquelle il mettait la main. Il avait la boîte dans sa besace, à sa ceinture, et il l’ouvrit avec précaution, car s’il y avait le moindre courant d’air ces fragiles témoins s’envoleraient irrémédiablement. Un souffle de vent venu d’une meurtrière, et ces dangereux trésors s’évanouiraient à l’instant.
Il s’était demandé ce qu’il fallait révéler et taire, mais à la lumière des révélations de Cristina, et puisque son père faisait partie de cette conférence, il décida de tout dire : comment Elis, pendant sa captivité, était tombé désespérément amoureux de la fille de Prestcote, la situation dans laquelle le couple se trouvait puisqu’il n’y avait aucune chance que le shérif acceptât leur union, d’où la nécessité pour Elis de troubler le repos du blessé – soit pour supprimer l’effet du problème en supprimant la cause, ainsi que le prétendait Mélisande, soit pour essayer de convaincre le shérif de sa sincérité, comme l’affirmait Elis.
— Alors c’est ainsi qu’on écrit l’histoire, dit Owain et il échangea un regard direct, dur, avec Tudur, dénué de surprise et s’abstenant de toute marque de sympathie ou de reproche.
Tudur était l’un des familiers les plus proches du prince et il lui avait sûrement parlé des confidences de Cristina. C’était le revers de la médaille.
— Et ceci s’est produit après le départ d’Einon ?
— En effet. Il a été établi que le garçon a essayé de parler à Gilbert et qu’il s’est fait mettre à la porte par frère Edmond. Quand la jeune fille a appris cela, elle l’a accusé du meurtre de son père.
— Mais vous n’êtes pas absolument convaincu. Il semble que Beringar ne le soit pas non plus.
— Nous n’avons pas la moindre preuve, sinon qu’il se trouvait près du lit quand Edmond est arrivé et l’a fait sortir. Il se peut bien que ce garçon soit venu pour la raison qu’il a donnée, ou pour quelque chose de beaucoup plus grave. Et puis, vous le comprendrez sans peine, il y avait l’affaire de l’épingle d’or. Nous ne nous sommes rendu compte de sa disparition qu’après que vous fûtes reparti pour le pays de Galles, monsieur. Mais il est absolument certain qu’Elis ne l’avait pas sur lui, ni n’avait eu la possibilité de la cacher avant qu’on le fouille des pieds à la tête. Il fallait donc que quelqu’un d’autre soit entré dans la chambre et l’ait emportée.
— Maintenant que nous savons ce qui est arrivé à mon épingle et qu’Anion n’est pas l’assassin, dit Einon, est-ce que ce garçon ne risque pas de nouveau d’être accusé d’avoir tué un blessé endormi ? Pourtant, tel que je le connais, cela ne lui ressemble vraiment pas.
— Qui d’entre nous ne s’est jamais rendu coupable d’un acte dont nos amis, qui nous connaissent, auraient été très surpris ? objecta Owain d’un air sombre. C’est aussi vrai pour nous-mêmes, dans la mesure où on se connaît ! Je crains que personne ne soit incapable de commettre une infamie au moins une fois dans sa vie. Mais je crois me rappeler, mon frère, poursuivit-il en se tournant vers Cadfael, qu’il y avait autre chose que vous deviez trouver avant de découvrir l’assassin de Prestcote. Vous avez dit cela ici même. De quoi s’agit-il ?
— De l’étoffe dont on s’est servi pour étouffer Gilbert. Si on la découvre, d’après les traces qu’elle a laissées, on la reconnaîtra. On la lui a pressée sur le nez et la bouche, et il y en avait quelques fils dans ses narines et aussi entre ses dents quand il a essayé de trouver de l’air, il y en avait également un peu dans sa barbe. Et il ne s’agissait pas d’une étoffe ordinaire. Elis ne l’avait pas sur lui, – il n’avait d’ailleurs rien dans les mains – quand il est sorti de l’infirmerie. Dès que j’ai réussi à en récupérer quelques fragments, nous avons cherché ce tissu à travers toute l’abbaye, car il aurait pu s’agir d’une tenture ou d’une nappe d’autel, mais nous n’avons rien trouvé qui corresponde à ces fils. Tant que nous ne saurons pas de quoi il s’agissait, ni ce qu’il est advenu de cette étoffe, nous ignorerons qui a assassiné Gilbert Prestcote.
— Vous en êtes sûr ? fit Owain. Vous avez retiré ces fils du nez et de la bouche du mort ? Vous pensez que, quand vous la découvrirez, vous reconnaîtrez l’étoffe qu’on a utilisée pour l’étouffer ?
— Oui, je le crois, les couleurs sont claires et les teintures utilisées peu communes. J’ai la boîte ici. Attention en l’ouvrant. Ce qu’il y a dedans est aussi fin qu’une toile d’araignée. Éloignez-vous un peu, recommanda Cadfael, passant la petite boîte au-dessus du brasero. L’appel d’air provoqué par la chaleur pourrait faire tout s’envoler.
Owain prit la boîte par le côté et la tint sous une des lampes pour que la lumière pût faire chatoyer le contenu. Les fils ténus frémirent légèrement puis s’immobilisèrent de nouveau.
— Voici le fil d’or, c’est évident, fait de torons tressés. Le reste, c’est de la laine, on ne peut pas se tromper, avec tous ces poils et cette texture vivante. Deux couleurs, une plus claire et une plus sombre. Je serais incapable de dire de quelle nuance il s’agit, ajouta-t-il en les examinant de près, avec un hochement de tête, sauf qu’il y a un bon fil d’or tissé dans cette étoffe. Pour moi, c’est un tissage lourd à voir la façon dont la laine boucle. Il en a fallu des fils fins pour fabriquer ce lainage.
— Montrez un peu, dit Einon plissant les yeux pour mieux étudier le contenu de la boîte. L’or, je le distingue bien, mais les couleurs...
Tudur regarda à son tour, et secoua la tête.
— Il n’y a pas assez de clarté, monseigneur. En plein jour, ce serait une tout autre histoire.
Il y avait du vrai là-dedans ; à la douce lumière des lampes, les cheveux du prince semblaient d’un blond foncé, presque bruns. A la lumière du jour, ils avaient la teinte jaune des primevères.
— Peut-être conviendrait-il de remettre cela à demain matin. Même si on y voyait mieux, que pourrait-on faire à une heure pareille ?
— C’est vrai que la lumière nous trompe, constata le prince. Mais qu’est-ce qui vous fait croire que c’est peut-être ici que vous découvrirez ce que vous cherchez ?
— Le fait qu’on ne l’a pas trouvé à l’intérieur de la clôture ; il fallait donc chercher ailleurs, là où se sont rendus les hommes une fois sortis de l’abbaye. Monseigneur Einon et ses deux capitaines nous ont quittés avant même qu’on ne découvre ces fils ténus, il y a donc une chance, même minime, que cette étoffe soit partie avec eux à leur insu. Quand il fera clair, on remarquera mieux les couleurs. Elles vous rappelleront peut-être quelque chose de connu.
Cadfael reprit sa boîte. Il n’avait pas vraiment compté obtenir un résultat, et puis demain, il ferait jour. Dans ces quelques fils frémissants, il y avait la vie d’un homme, le salut de son âme éternelle, et c’était lui qui en avait la garde.
— Demain, dit le prince avec emphase, il faudra nous fier à la lumière de Dieu, puisque la nôtre n’est pas assez intense.
Aux petites heures de la même nuit, juste avant l’aube, Elis s’éveilla dans la cellule qu’il occupait dans le quartier extérieur du château de Shrewsbury. Il resta allongé, l’oreille tendue, émergeant lentement des brumes du sommeil et se demandant ce qui avait bien pu l’en tirer, lui, qui ordinairement donnait comme un loir. Il avait fini par s’habituer à tous les sons diurnes particuliers à cet endroit et au silence total qui y régnait la nuit. Celle-ci était différente sinon il n’aurait pas été chassé aussi rudement du seul refuge où il pouvait oublier ses tourments quotidiens. Il y avait quelque chose qui ne se passait pas comme les autres fois, quelque chose qui bougeait là où d’ordinaire régnaient le calme et le silence. Sous l’effet de mouvements feutrés, de voix lointaines, l’air frémissait.
La porte de la cellule n’était pas fermée à clé, ils avaient donné leur parole, on l’avait acceptée sans poser de question, c’était un lien suffisant. Elis se souleva précautionneusement sur un coude, et se pencha pour écouter la respiration d’Eliud dans le lit d’à côté. Il dormait bien, même s’il n’avait pas complètement trouvé la paix. Il se tournait et s’agitait sans s’éveiller, et le rythme de son souffle changeait, tantôt bref et superficiel, tantôt plus long, comme s’il tombait dans un sommeil plus serein. Elis ne voulait pas le déranger. C’était entièrement sa faute à lui, et à l’entêtement qui l’avait poussé à suivre Cadwaladr, si Eliud était prisonnier ici, avec lui. Quoi qu’il puisse arriver à Elis, il ne fallait à aucun prix qu’il se trouve confronté à un danger plus grand.
Aucun doute, on entendait des voix pas très loin, mais à cause des épais murs de pierre, on aurait dit qu’elles se trouvaient à une distance infinie. Malgré leur proximité, il était impossible de distinguer le moindre mot. On était seulement alerté par une agitation indéfinissable, un frisson de panique dans l’air. Elis se glissa tout doucement hors du lit, s’immobilisa un moment, retenant son souffle pour s’assurer qu’Eliud n’avait pas bougé, chercha sa tunique à tâtons, tout en se félicitant de dormir en chemise et hauts-de-chausse, ce qui lui évitait de farfouiller dans le noir pour s’habiller. A cause du chagrin et des soucis qui ne le quittaient ni le jour ni la nuit, il lui fallait impérativement découvrir la source de ces mouvements aussi inquiétants qu’imprévus. Pour lui, tout ce qui sortait de l’ordinaire représentait une menace.
La lourde porte bien huilée s’ouvrit sans un craquement. Au-dehors, la lune se cachait, mais la nuit était claire, la lumière douce des étoiles lointaines ponctuait le ciel de dessins aux traits légers où l’espace entre le mur et les tours disparaissait dans une obscurité totale. Il referma la porte derrière lui et replaça vivement la grosse targette. Il pouvait à présent se rendre compte que les voix venaient en gros du corps de garde dans la loge du portier. Et ce bref claquement sec qui provoquait soudain des étincelles sur le sol, c’étaient les sabots d’un cheval sur les pavés. Un cavalier à une heure pareille ?
Il se dirigea vers tous ces bruits en s’aidant de la main, le long du mur, se serrant contre les pierres à chaque angle, pour écouter de nouveau. Le cheval s’agitait et soufflait fort. Des ombres émergeaient peu à peu de l’obscurité palpable, et sur le ciel à peine plus clair, les tours jumelles de la barbacane découpaient leurs créneaux, semblables à des dents ; en dessous il y avait, dans la surface plane de la porte close comme une étroite déchirure pâle, haute comme un cavalier monté, juste assez large pour qu’un cheval s’y engouffre. Le guichet des cavaliers était ouvert parce que quelqu’un venait de l’emprunter il y avait très peu de temps, et que personne n’avait encore pensé à le refermer.
Elis se rapprocha à pas de loup. Par la porte entrouverte du corps de gauche, un long éclat de lumière, causé par les torches à l’intérieur, dansait sur les pavés obscurs. Peu à peu Elis parvint à distinguer des voix, seulement par bribes, comme si elles s’élevaient et baissaient tour à tour, mais de temps à autre des mots lui parvenaient clairement.
— ...brûlé une ferme à l’ouest de Pontesbury, racontait le messager qui n’avait pas complètement repris son souffle, et ils ne se sont pas retirés... Ils ont établi leur camp pour la nuit... autre troupe contournant Minsterley pour se joindre à eux.
— Combien sont-ils ? demanda une autre voix, claire et sèche ; probablement celle d’un sergent très expérimenté.
— En tout... s’ils font leur jonction... A ce qu’on m’a dit, ça pourrait se monter à cent cinquante...
— Archers ? Lanciers ? A pied ou à cheval ?
Ce n’était plus le sergent qui parlait, mais une voix plus jeune que l’inquiétude et la tension rendaient un rien plus aiguë qu’elle n’aurait dû l’être. On avait tiré Alan Herbard de son lit. L’affaire était sérieuse.
— Surtout à pied, seigneur. A la fois des lanciers et des archers. Peut-être veulent-ils essayer d’encercler Pontesbury... Ils savent que Hugh Beringar est dans le Nord...
— A mi-chemin de Shrewsbury ! s’exclama Alan Herbard, tenant à assurer par lui-même son premier commandement.
— Ils n’oseront pas courir de tels risques, remarqua le sergent. C’est le seul pillage qui les intéresse. Ces fermes de la vallée... avec les agneaux nouveau-nés... Madog ap Meredith a un compte à régler depuis cette histoire de février, hasarda le messager, le souffle toujours court. Ils ne sont pas loin... mais les prises sont moindres, là-bas en forêt... Je ne pense pas...
A mi-chemin de Shrewsbury ? C’était plus qu’à mi-chemin du gué, là où le désir de revanche avait pris sa source. Et le butin... Elis appuya son front contre les pierres glaciales, pour ne pas céder à la terreur. Un groupe de femmes ! Et il était bien placé pour savoir ce que cela pouvait signifier, lui qui avait là-bas une femme pour qui il se rongeait les sangs ! Une belle jeune femme, blonde comme les blés, mince Comme une liane. Les petits hommes de Powys en viendraient aux mains, se massacreraient pour la conquérir et la tueraient quand ils en auraient fini avec elle.
Il avait commencé à sortir de son abri, au creux du mur, avant même de savoir ce qu’il comptait faire. Le cheval patient, qui baissait l’encolure, aurait pu le trahir, mais il n’y avait pas de palefrenier pour le tenir, et, quand Elis se glissa près de lui, le caressant au passage en signe d’amitié, il demeura immobile, sans broncher. Le jeune homme n’osa pas le prendre, le premier claquement de sabots les attirerait tous comme un essaim d’abeilles en colère, mais l’animal le laissa au moins passer sans révéler sa présence. Le grand corps fumait doucement, Elis sentit sa chaleur. Le cheval, fatigué, tourna la tête et lui fourragea dans la main. Il dégagea doucement ses doigts et se glissa vers le guichet qui donnait sur la nuit.
Il était passé ; à sa droite le chemin descendait vers la Première Enceinte du château et à sa gauche menait droit vers la ville. Seulement lui, il était sorti du château, dont il avait promis de ne pas franchir les portes ; à cet instant précis, il avait failli à sa parole, et, de ce fait, tout le monde le rejetterait. Même Eliud refuserait de lui parler quand il l’apprendrait.
Les portes de la ville ne s’ouvriraient pas avant l’aube. Elis tourna à gauche, entra en ville et, par des ruelles et des passages qu’il ignorait il s’efforça de trouver un endroit où il pourrait se cacher jusqu’au matin. Il se demandait quelle serait la meilleure façon de s’en sortir, craignant sans cesse d’être découvert. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il devait parvenir au gué de Godric avant ses compatriotes. Ce fut l’instinct qui l’aida à se repérer, après avoir tourné en rond vers les portes de l’est. Dans le cimetière de Sainte-Marie – il ignorait où il se trouvait au juste –, il se réfugia sous un porche pour s’abriter du vent glacial. Il avait abandonné son manteau dans sa cellule, en même temps que son honneur, et tout honteux affrontait la nuit demi-nu, mais il était libre et il allait partir sauver sa dame. Ni son honneur ni sa vie n’avaient de prix en regard de sa sécurité à elle.
La ville s’éveilla tôt. Commerçants et voyageurs se levèrent et se dirigèrent vers les portes avant qu’il ne fît grand jour, de façon à sortir et être à l’heure à leurs occupations. Elis ap Cynan leur emboîta le pas ; il descendit discrètement la Wyle avec eux, sans manteau, sans armes, désespéré, héroïque, absurde, au secours de Mélisande.
Avant de s’éveiller complètement, Eliud tendit la main pour s’assurer de la présence de son cousin, et il se redressa d’un bond, stupéfait de trouver la place d’Elis vide et froide. Pourtant le manteau rouge sombre se trouvait toujours au pied du lit, et la crainte d’Eliud ne reposait sur rien. Qu’est-ce qui empêchait Elis de se lever et d’aller se dégourdir les jambes pendant que son compagnon de lit dormait encore ? Sans manteau, il ne pouvait être bien loin. En dépit de tout cela, et de la brièveté de cette séparation, Eliud éprouva comme une douleur physique. Ici, pendant leur emprisonnement, ils n’avaient pratiquement jamais été éloignés l’un de l’autre, comme si, pour chacun d’eux, c’était la présence de l’autre qui lui permettait de croire qu’ils finiraient par retrouver leur liberté.
Eliud se leva, s’habilla et se rendit à l’auge près du puits pour se laver à l’eau froide, achevant ainsi de se réveiller. Il y avait un remue-ménage inhabituel vers les écuries et l’armurerie, mais il ne vit aucun signe d’Elis à ces deux endroits, il n’était pas non plus sur les remparts, à regarder, mélancolique, en direction du pays de Galles. Eliud commençait à souffrir de cette absence comme d’une mutilation.
D’ordinaire, ils prenaient leurs repas dans la grande salle, avec les Anglais, mais en ce clair matin Elis ne vint pas occuper sa place à table. Les autres, à l’heure qu’il était, avaient remarqué sa disparition.
Un des sergents arrêta Eliud au moment où il quittait la pièce.
— Où est passé votre cousin ? Est-il malade ?
— Je n’en sais pas plus que vous, reconnut Eliud. Je le cherche. Il était sorti avant que je me réveille, et je ne l’ai pas vu depuis. Mais il ne saurait être loin, se dépêcha-t-il d’ajouter, voyant son interlocuteur froncer les sourcils et pour la première fois lui jeter un regard dur et soupçonneux. Son manteau est toujours dans la cellule. On s’agite tellement par ici que j’ai cru qu’il s’était peut-être levé tôt pour aller voir ce que signifiait tout ce remue-ménage.
— Il a donné sa parole de ne pas franchir les portes du château, rappela le sergent. Mais prétendez-vous qu’il a renoncé à manger ? Vous en savez sûrement plus que vous voulez bien le dire.
— Mais non ! Il est ici, c’est évident. Il ne romprait pas sa parole, croyez-moi.
L’homme le toisa d’un oeil peu amène et tourna les talons sans crier gare pour gagner la loge du portier et interroger les gardes. Eliud le retint par la manche afin d’en apprendre plus long.
— Qu’est-ce qui se prépare par ici ? Il y a du nouveau ? Cette agitation dans l’armurerie et les archers qui préparent leurs flèches... Il s’est passé quelque chose pendant la nuit ?
— S’il s’est passé quelque chose ? Vos compatriotes se répandent en force dans la vallée de Minsterley, si vous voulez tout savoir, brûlant des fermes et descendant vers Pontesbury. Il y a trois jours, ils étaient une poignée, mais maintenant ils sont plus d’une centaine. Vous avez entendu quelque chose cette nuit ? demanda-t-il, faisant soudain volte-face. C’est ça ? Votre cousin s’est enfui ; il a fichu le camp pour rejoindre cette racaille et participer à la tuerie ? Le shérif ne lui a donc pas suffi ?
— Non ! s’écria Eliud. Pas lui ! C’est impossible !
— C’est pourtant comme ça qu’il nous est tombé entre les mains, pour une affaire de raid meurtrier du même tonneau. Alors, il avait sauté sur l’aubaine et voici qu’elle se représente. Il ne risque plus d’être exécuté et ses amis sont tout près pour le tirer d’affaire.
— Vous n’avez pas le droit de dire ça ! Vous ne savez même pas s’il n’est pas encore entre ces murs, fidèle à sa parole.
— Non, mais on ne tardera pas à le savoir, rétorqua le sergent, le visage sombre. Allez donc attendre dans votre cellule. Je m’en vais prévenir messire Herbard.
Il s’éloigna à grandes enjambées. Eliud, désolé, obéit à l’ordre ; il regagna sa cellule en traînant la jambe, et s’assit sur le lit avec pour toute compagnie le manteau d’Elis. A présent il ne doutait plus de ce que l’enquête révélerait. Le jour était levé depuis une heure ou deux et il ne manquait pas d’endroits où un homme pouvait se cacher à condition de ne pas trop souffrir de la faim et de ne pas chercher la compagnie de ses semblables. En l’absence d’Elis, le château lui paraissait vide, et froid ; il ne s’y était jamais senti aussi étranger. Apparemment un courrier était arrivé pendant la nuit, annonçant qu’un parti important venu de Powys se livrait au pillage pas très loin de Shrewsbury, et plus près encore de la grange que l’abbaye de Polesworth possédait dans la forêt au gué de Godric. Là où toute cette histoire avait débuté, et là où elle allait sans doute se terminer. Si Elis avait surpris cette arrivée nocturne et qu’il était allé voir ce qui l’avait motivée – oui, alors, poussé par le désespoir, il avait peut-être bien oublié son honneur, son serment et tout le reste. Eliud, misérable, attendit l’arrivée d’Alan Herbard, suivi de deux sergents. L’attente avait duré longtemps. A présent, ils devaient avoir fouillé le château. A en juger par leurs visages, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner qu’ils n’avaient pas trouvé Elis.
Eliud sauta sur ses pieds pour les affronter. Il aurait besoin de toutes ses forces et de toute sa dignité à présent s’il devait plaider la cause d’Elis. Cet Alan Herbard n’avait guère qu’un an de plus que lui, et l’épreuve à laquelle il était soumis n’était pas moins rude.
— Si vous savez comment votre cousin a pris la fuite, vous seriez bien avisé de parler, déclara carrément Herbard. Vous partagiez cette cellule. S’il s’est levé pendant la nuit, vous le savez forcément. Parce que, j’aime autant vous le dire, il est parti. Il s’est sauvé. Pendant la nuit, le guichet a été ouvert. Ce n’est un secret pour personne qu’il a laissé passer quelqu’un, un renégat privé d’honneur, qui s’est reconnu coupable de meurtre. Sinon, pourquoi aurait-il sauté sur cette occasion ?
— Non ! s’écria Eliud. Vous le calomniez et vous finirez par en avoir la preuve. Ce n’est pas un assassin. S’il s’est enfui, ce n’est pas pour cette raison.
— Il n’y a pas de si. Il est parti. Vous n’en saviez rien ? Vous dormiez pendant qu’il a pris la fuite ?
— Il n’était pas là quand je me suis réveillé, admit Eliud. Je ne sais ni quand, ni comment il s’y est pris. Mais lui, je le connais. S’il s’est levé cette nuit, c’est parce qu’il a entendu votre homme arriver et qu’il a entendu alors – je ne me trompe pas ? – que les Gallois de Powys se rapprochent et qu’ils sont en nombre suffisant pour se montrer dangereux. Je peux vous jurer qu’il s’est enfui uniquement parce qu’il avait peur pour la fille de Gilbert Prestcote. Elle se trouve chez les moniales du gué de Godric et Elis est amoureux d’elle. Qu’elle l’ait repoussé ou non, lui n’a pas cessé de l’aimer, et - s’il craint pour son sort, il risquera sa vie et aussi son honneur pour la mettre en sécurité.
— Et quand ce sera fait, ajouta Eliud avec passion, il reviendra ici et il attendra de voir ce que le sort lui réserve. Ce n’est pas un renégat ! Il n’a rompu son serment que pour Mélisande. Il reviendra se livrer. Je m’en porte garant pour lui sur mon honneur et sur ma vie !
— Dois-je vous rappeler que vous l’avez déjà fait ? riposta sèchement Herbard. Chacun a donné sa parole au nom de l’autre. Et par conséquent, vous êtes responsable de sa traîtrise. Je pourrais fort bien vous envoyer à la potence et personne n’y trouverait à redire.
— Qu’est-ce que vous attendez ? répliqua Eliud, pâle jusqu’aux lèvres, un éclair vert dans les yeux. Je suis là, je réponds de lui. Permettez-moi de vous dire que ma tête est à votre disposition, si vous voulez prouver qu’Elis est un traître. Ne vous gênez surtout pas. Vous vous préparez à monter à cheval, à ce que je vois. Emmenez-moi avec vous ! Donnez-moi un cheval et une arme, je combattrai à vos côtés ; personne ne vous empêche de disposer un archer dans mon dos et de me tuer au moindre faux pas et de préparer une corde à l’arbre le plus proche quand on aura chassé les Gallois de Powys, s’il s’avère qu’il y a un seul mot d’inexact dans ce que j’ai dit d’Elis.
Il était tellement sûr de ce qu’il affirmait qu’il en tremblait, tendu comme la corde d’un arc. Herbard écarquilla les yeux face à une telle passion ; surpris, prudent, il étudia un long moment son interlocuteur.
— Très bien ! D’accord ! lança-t-il soudain, et se tournant vers ses hommes, il leur ordonna de s’occuper des détails.
— Donnez-lui un cheval, une épée, passez-lui une corde au cou, et faites-le suivre par votre meilleur tireur, qu’il lui mette une flèche entre les épaules s’il se joue de nous. Il paraît que c’est un homme de parole, alors son ami, qui nous a plantés là, doit en être un aussi. Il ne nous reste donc qu’à le prendre au mot.
Au moment de franchir la porte il se retourna. Eliud avait ramassé le manteau rouge d’Elis et le tenait dans ses bras.
— Si votre cousin était à moitié aussi bon que vous, vous ne seriez nullement en danger, remarqua Herbard.
Eliud pivota, serrant contre lui le manteau plissé comme s’il appliquait un onguent pour soulager une douleur insupportable.
— Mais vous n’avez donc pas encore compris ? Il est meilleur que moi. Mille fois meilleur !