CHAPITRE IX
Owain Gwynedd envoya sa réponse à Shrewsbury le lendemain de la fuite d’Anion par l’intermédiaire du jeune John Marchmain qui était resté au pays de Galles pour servir de garant à Gilbert Prestcote dans cet échange de prisonniers. La demi-douzaine de Gallois qui l’avaient escorté pendant son retour ne franchirent pas les portes de la ville ; là ils le saluèrent et repartirent pour leur propre pays.
John était le fils de la soeur cadette de la mère de Hugh. Ce jeune homme de dix-neuf ans, dégingandé, entra à cheval, tout imbu de la dignité d’ambassadeur qui lui était impartie et alla se présenter cérémonieusement à son oncle.
— Owain Gwynedd me charge de vous dire qu’en ce qui concerne ce meurtre il considère que son honneur est en jeu et il ordonne à ses hommes de se montrer patients et de vous apporter toute l’aide qu’ils pourront, en attendant que la vérité soit connue, l’assassin découvert et eux-mêmes libres de repartir. Il me renvoie, moi, car c’est le destin qui m’a libéré. Il dit aussi n’avoir aucun prisonnier à donner en échange d’Elis ap Cynan et qu’il ne lèvera pas le petit doigt pour lui, avant qu’on ne puisse séparer le bon grain de l’ivraie.
Hugh, qui le connaissait depuis toujours, leva un sourcil noir impressionné, poussa un petit sifflement et se mit à rire.
— Je parle au nom d’un aigle royal, objecta John, qui exhala un grand soupir avant de se détendre et de sourire. Bon, tu me comprends à mi-mots. Ce que je viens de te donner, c’était la version noble. Il te demande surtout de les garder et de trouver le meurtrier, mais ce n’est pas tout. As-tu des nouvelles récentes en provenance du Sud ? Je suppose qu’Owain a toujours un oeil et une oreille qui traînent le long de la frontière, là où ta juridiction est modérément efficace. Selon lui, l’impératrice a de bonnes chances de l’emporter et de se faire couronner car l’évêque de Winchester l’a laissée pénétrer dans la cathédrale, là où l’on garde la couronne et le trésor ; l’archevêque de Canterbury hésite et la fait attendre, il ne peut quand même pas prendre de décision avant de s’être entretenu avec le roi. Et, sacrebleu, c’est ce qu’il a fait ! Il est allé à Bristol avec toute une kyrielle d’évêques et on l’a laissé voir Étienne dans sa prison.
— Et qu’a-t-il dit ? demanda Hugh.
— Tu le connais, notre monarque est un grand seigneur. Il leur a dit que c’était à eux de décider selon leur conscience et d’agir pour le mieux. Mais d’après Owain, ils s’occuperont surtout de sauver leur peau ! Ils plieront l’échine et feront risette au vainqueur. L’essentiel, c’est ce qu’Owain a derrière la tête. Ranulf de Chester est au courant de tout cela ; à présent, il sait que Gilbert Prestcote est mort et il croit que le comté est en pleine pagaille ; résultat, il descend vers le sud en direction du Shropshire et du pays de Galles, en laissant des hommes dans ses garnisons avancées et en Marchant tranquillement à petites étapes.
— Et qu’est-ce qu’Owain attend de nous ? interrogea Hugh dont le regard se mit à briller.
— Il suggère, si tu vas vers le nord avec suffisamment de troupes, de te montrer partout sur les marches du Cheshire, de renforcer Oswestry et Whitchurch et toutes les autres forteresses de la région, ce qui vous sera d’une grande aide à tous les deux, lui, de son côté agira de même pour toi contre l’ennemi commun. Il te signale aussi qu’il viendra sur la frontière, à Rhyd-y Croesau d’ici deux jours, vers le coucher du soleil, au cas où tu aurais envie de le rencontrer et de lui parler.
— Ah ça, il peut y compter ! s’exclama Hugh enthousiaste, se levant pour passer le bras autour des épaules de son jeune cousin tout fier.
Après l’avoir fait sortir il réfléchit à l’invitation d’Owain et à la nécessité de rassembler le plus d’hommes possible dans un comté assiégé.
Owain ne leur avait donné que deux jours et demi pour regrouper leurs forces, trouver le moyen de défendre la ville et le château avec une garnison réduite, et amener leurs troupes jusqu’au nord du comté à temps pour une entrevue sur la frontière, ce qui témoignait plus de la vitesse et de la facilité avec lesquelles il pouvait agir dans ses propres terres montagneuses, que de la nécessité et de l’urgence de leur surveillance mutuelle. Hugh passa le reste de la journée à prendre ses dispositions à Shrewsbury et à convoquer ceux qui devaient le suivre en armes. A l’aube du lendemain, l’avant-garde se mettrait en marche et il la rejoindrait à midi avec le gros de la troupe. Il y avait beaucoup à faire et le temps leur était compté.
Lady Prestcote s’occupait aussi de ses domestiques et de ses biens dans ses appartements lugubres au sommet de la tour ; elle partirait le matin suivant pour le plus calme de ses châteaux, le plus loin possible vers l’est. Elle y avait déjà envoyé plusieurs chevaux de bât avec trois serviteurs. Mais il était raisonnable, tant qu’elle se trouvait en ville, de se procurer ce qui risquerait de lui manquer sur place. Dans ce but, elle avait demandé à Cadfael de lui trouver dans son atelier un certain nombre d’herbes sèches. Son seigneur et maître avait beau être mort et enterré, il ne lui en restait pas moins des domaines à gérer, et ne serait-ce que pour son fils, elle entendait montrer ses capacités. Même si les hommes meurent, il faut des produits pour conserver la nourriture, du sel et des épices pour lui donner bon goût. Le petit garçon, de surcroît, se mettait fréquemment à tousser au printemps, elle avait donc besoin d’un flacon de lotion pour la poitrine. Le jeune Gilbert Prestcote et les problèmes domestiques, ne tarderaient à remplir le vide laissé par la mort de Gilbert Prestcote l’aîné, qui se refermait déjà.
Cadfael n’avait nul besoin de lui remettre en main propre les herbes et les médicaments, mais il sauta sur cette occasion autant pour satisfaire sa curiosité que pour profiter de la promenade et du bon air, malgré le vent, de cette journée de mars. Il remonta la Première Enceinte, passa le pont enjambant la Severn que le dégel dans les montagnes avait rendue plus haute et boueuse. Ayant franchi la porte de la ville, il grimpa la pente sinueuse de la Wyle et redescendit vers la Croix Haute, l’entrée du château. Il avait le regard et l’oreille aux aguets et s’arrêta fréquemment pour échanger des salutations et s’entretenir avec de nombreux citadins. Partout on parlait de la fuite d’Anion ; chacun se demandait s’il allait s’en tirer sans dommage ou si on le ramènerait enchaîné avant la nuit.
Apparemment on ne savait pas encore ce qui tenait Hugh occupé, mais avant le crépuscule, ce serait le dernier sujet de conversation de tous. Pourtant, dès que Cadfael arriva dans la cour du château, d’après l’animation qui régnait, il comprit sans peine que quelque chose d’important se tramait. Maréchaux-ferrants et forgerons s’affairaient, ainsi que les palefreniers et on chargeait les chariots qui, remplis de tout l’indispensable, suivraient à leur rythme la cavalerie et l’infanterie à l’allure plus rapide.
Cadfael remit ses herbes à la servante qui descendit les chercher, et partit à la recherche de Hugh. Il le trouva aux écuries, où il organisait la répartition des chevaux.
— Vous partez en campagne ? Vers le nord ? dit-il, sans surprise. Mais dites-moi, quelle démonstration !
— Avec un peu de chance, il ne s’agira, en effet, que d’une démonstration, riposta Hugh, se détournant un moment de ses affaires pour adresser à son ami un chaleureux sourire en coin.
— C’est Chester qui fait des siennes ?
— Avec Owain d’un côté de la frontière, et moi de l’autre, il a tout intérêt à y regarder à deux fois. Non, il essaie simplement de voir ce qu’il y a à glaner. Il sait que Gilbert est mort, mais moi, il ne me connaît pas. Enfin, pas encore !
— Il est grand temps qu’il sache qui est Owain, observa Cadfael. Ce n’est pas d’hier que les gens raisonnables l’estiment à sa juste valeur, il me semble. Ranulf n’est pas idiot, même s’il est capable d’agir inconsidérément, gonflé qu’il est par ses victoires. Il arrive aussi aux plus sages d’avoir les yeux plus gros que le ventre, et de se casser la figure. Et vos deux Gallois, est-ce qu’ils savent où vous allez, pourquoi et qui vous a renseigné ? ajouta-t-il, sensible aux bruits qui l’entouraient et aux ombres qui se dessinaient sur les pavés.
Il avait baissé la voix pour poser cette question, et sans en chercher la raison, Hugh lui répondit sur le même ton.
— En tout cas, moi, je ne leur ai rien dit. Je n’ai guère eu de temps pour des conversations futiles. Mais ils ne sont pas enfermés. Pourquoi ?
Il ne tourna pas la tête ; il avait déjà remarqué vers où Cadfael regardait.
— Parce qu’ils se dirigent vers nous, et qu’ils ont l’air inquiet.
Hugh leur facilita la tâche ; il fit signe au palefrenier de venir prendre le puissant cheval gris qu’il avait observé et se détourna des écuries d’un geste naturel comme s’il en avait fini à présent avec le travail. Elis et Eliud surgirent tous deux, épaule contre épaule, comme s’ils étaient nés dans le même berceau, et s’avancèrent vers lui, les sourcils froncés et le regard troublé.
C’est Eliud qui parla en leurs deux noms, car c’était lui le plus calme, solennel et sérieux.
— Monsieur Beringar... Vous allez vers la frontière ? Y aurait-il des menaces de guerre ? Avec le pays de Galles ?
— En effet, nous allons vers la frontière, dit Hugh sans se troubler, pour y rencontrer le prince de Gwynedd. Celui-là même qui vous demande à tous de faire preuve de patience et de travailler avec moi pour que justice soit rendue à propos de ce que vous savez. Non, ne craignez rien ! Owain Gwynedd m’a dit que nous avons lui et moi des intérêts communs au nord de ce comté et qu’un ennemi non moins commun est prêt à risquer le tout pour le tout là-haut. Je ne compte nullement aller attaquer le pays de Galles, dont je doute qu’il menace mon comté. En tout cas pas Gwynedd, ajouta-t-il, après un bref moment de réflexion.
Les deux cousins, très méditatifs, le regardèrent un bon moment, serrés l’un contre l’autre.
— Ne manquez pas de jeter un coup d’oeil sur Powys, lança Elis tout à trac. A Lincoln, ils s’étaient rangés sous la bannière de Chester, c’est-à-dire nous. Si c’est de Chester qu’il s’agit, ils le sauront à Caus dès que vous monterez vers le nord. Ils penseront peut-être qu’il est temps, et qu’il n’y a pas de risque... Les dames au gué de Godric...
— Une bande de vieilles folles, murmura Cadfael dans son capuchon, mais d’une voix très intelligible, et laides par-dessus le marché.
Un visage rond, ingénu sous des boucles noires emmêlées se colora comme une flamme du cou au front mais le garçon ne baissa pas les yeux, qui ne perdirent rien de leur intensité.
— Je me suis confessé de toutes les bêtises que j’ai pu faire là-bas, dit-il fermement. Mettez-les quand même sous bonne garde ! Je suis sérieux, croyez-moi ! Ceux qui ont subi un échec cuisant ne l’ont pas oublié.
— J’y avais déjà pensé, répondit Hugh sans se fâcher. Je n’ai pas l’intention de dégarnir complètement cette partie de la frontière.
— Je vous demande pardon ! s’exclama le garçon, rougissant de nouveau. D’ailleurs, ça ne me regarde pas. Tout ce que je sais, c’est qu’ils n’ont pas digéré cette déculottée.
Eliud prit son cousin par le bras et ils s’éloignèrent de quelques pas sans que leurs regards, exactement semblables, ne s’apaisent. A la porte des écuries, ils se tournèrent, jetèrent un dernier coup d’oeil par-dessus leur épaule, et comme s’ils ne faisaient qu’un, s’en allèrent tristement.
— Nom d’un chien ! s’écria Hugh, expirant profondément en les suivant des yeux. Quand je pense à quel point je manque d’hommes et que ce gamin vient me donner des conseils ! Comme si je ne savais pas qu’à chaque fois que je respire et que je déplace un archer, je prends un risque ! Je devrais peut-être lui demander comment, avec une demi-compagnie, s’y prendre pour créer l’illusion que j’ai des troupes en surnombre ?
— Il ne souhaite qu’une chose, vous le savez bien que vous disposiez toutes vos forces d’ici au gué de Godric, riposta Cadfael avec bonne humeur. C’est là que se trouve l’élue de son coeur. Tant que la Forêt Longue est en sûreté, il se moque éperdument de ce qui peut arriver à Oswestry ou à Whitchurch. Ils ne vous ont pas fait d’ennuis jusqu’à présent ?
— Pas le moindre ! Ils ne se sont même pas approchés de l’ombre de la porte, affirma Hugh, parfaitement sûr de lui.
Cadfael en tira ses propres conclusions. Hugh avait chargé quelqu’un de surveiller attentivement chaque mouvement des deux prisonniers, et il savait tout ce qu’ils faisaient, à défaut de ce qu’ils disaient, de l’aube au crépuscule ; si l’un d’eux avançait, ne fût-ce qu’un orteil, au-delà du seuil, on le lui ferait rentrer bien vite et sans ménagements. A moins évidemment qu’il ne s’avère plus payant de le suivre et de voir pourquoi il avait manqué à sa parole. Mais quand Hugh serait dans le Nord, son agent monterait-il la garde avec autant de discrétion et d’efficacité ?
— Qui avez-vous désigné comme responsable en votre absence ?
— Le petit Alan Herbard. Mais Will Warden sera là pour l’épauler en cas de besoin. Pourquoi ? Vous pensez que les souris vont se mettre à danser dès que le chat sera parti ? demanda Hugh, dont la voix ne trahissait aucune inquiétude de cette nature. Certes on ne peut être absolument sûr de personne, mais ces deux-là ont été formés par Owain, auquel ils se réfèrent constamment. Et j’ai confiance en eux, il faut l’avouer.
C’est aussi ce que pensait Cadfael. Il n’en est pas moins vrai qu’il existe, quand le besoin s’en fait impérativement sentir, un moment où chacun d’entre nous est susceptible de tourner le dos à sa propre nature et de s’engager dans une direction toute différente. Cadfael vit encore brièvement les deux cousins, en regagnant son couvent. Ils se trouvaient sur le chemin de ronde de l’enceinte extérieure du château, penchés tous deux à l’une des grandes ouvertures entre les merlons et ignorant l’agitation qui régnait dans les cours, ils fixaient la route du pays de Galles, brumeuse dans les lointains. Eliud avait passé le bras autour des épaules d’Elis, de façon à tenir moins de place, leurs deux visages étaient tout proches, aussi sérieux que peu enthousiastes. Cadfael retraversa la ville sans cesser de penser à ces figures semblables, qui le troublaient et dont il ne pouvait se détacher. Plus que jamais il avait le sentiment d’un être se regardant dans un miroir, semblable de part et d’autre, comme s’il s’agissait de deux faces, l’une riante et l’autre sombre, du même individu.
Sybilla Prestcote quitta la ville, avec son fils à ses côtés. Il montait un robuste poney brun que suivaient tous les serviteurs et les chevaux de bât dont le pas agitait la boue de mars – que les derniers vents d’est avaient transformée en fine poussière. L’avant-garde de Hugh s’était mise en marche à l’aube, tandis que lui-même, et le gros de la troupe – archers et hommes d’armes – s’ébranlèrent à midi ; les chariots de marchandises grincèrent le long de la route du Nord, partagés en deux groupes que l’on rattrapa bientôt et qu’on laissa derrière, sur le chemin d’Oswestry. Au château, c’est un certain Alan Herbard (fils de chevalier et désireux de faire carrière), assez nerveux, qui resta à monter scrupuleusement la garde ; il s’acquittait de ses tâches plutôt deux fois qu’une, de peur d’avoir laissé échapper un détail important lors de son premier passage. Il était bien bâti, très adroit aux armes, mais manquait encore d’expérience, et il se rendait parfaitement compte que chacun des sergents que Hugh lui avait laissés était plus apte que lui-même à remplir la mission qui lui était confiée. Eux aussi le savaient, mais ils évitaient de le lui montrer trop ouvertement.
Avec le départ d’une moitié de la garnison, un calme étrange descendit sur la ville et l’abbaye, comme si maintenant rien ne pouvait s’y produire. Les deux Gallois étaient condamnés à s’ennuyer, juste conséquence de leur situation de prisonnier, l’enquête sur l’assassinat de Gilbert était au point mort ; il n’y avait rien à faire, sauf à suivre la routine de chaque jour, faite de travail, de loisirs et de prières – et à attendre.
A réfléchir aussi, puisque toute action était comme suspendue. Cadfael se surprit donc à réfléchir, avec une intensité et une profondeur accrues, aux deux pièces manquantes sans lesquelles tout s’effondrait : l’épingle d’or d’Einon ab Ithel, dont il se souvenait très précisément, et ce drap mystérieux, qu’il n’avait jamais vu, mais qui n’en avait pas moins servi à étouffer un homme et à l’expédier ad patres.
Mais était-il bien sûr de ne pas le connaître, ce bout de tissu ? Car après tout, il fallait bien qu’il se fût trouvé là, dans la clôture, à l’infirmerie, dans cette chambre même. Il s’était trouvé là, puis il avait disparu. On avait commencé à le chercher le jour même, on avait fermé les portes pour empêcher quiconque de prendre le large dès que le corps avait été découvert. Combien de temps était-il resté à l’assassin ? Entre le moment où les religieux s’étaient rendus au réfectoire et celui où l’on avait trouvé Gilbert, n’importe qui aurait pu disparaître sans attirer l’attention. Soit environ deux heures. Oui, c’était une possibilité.
Mais il y en avait une seconde, songea Cadfael, impartial : l’épingle et l’étoffe se trouvaient toujours là, dans la clôture, mais si bien cachés que nul n’avait encore pu mettre la main dessus.
Il restait encore une hypothèse, qu’il avait tournée et retournée dans sa tête toute la journée sans cesser de la rejeter comme parfaitement absurde, mais elle revenait, insistante, et il n’y avait pas à en démordre. Dès la découverte du crime, Hugh avait mis un garde à la porte, effectivement. Il n’empêche que trois personnes avaient été autorisées à quitter l’abbaye, les trois seules à être forcément innocentes puisqu’elles n’avaient jamais quitté ni Hugh ni l’abbé. Einon ab Ithel et ses deux capitaines étaient bel et bien rentrés à Gwynedd. Certes, ils n’étaient pas coupables, mais ils avaient peut-être emporté la preuve avec eux, sans le savoir.
Trois possibilités donc, et cela valait sûrement la peine d’envisager aussi la troisième, la moins vraisemblable cependant. Il avait passé au crible les deux autres, pendant plusieurs jours, les avait étudiées sous tous les angles. En vain. Mais ses deux compatriotes, consignés au château, l’abbé, le prieur, l’ensemble de la communauté et la famille du mort ne retrouveraient toute leur tranquillité d’esprit que lorsqu’on connaîtrait l’entière vérité.
Avant complies, Cadfael alla confier ses doutes à l’abbé Radulphe, comme il l’avait déjà fait maintes fois auparavant.
— De deux choses l’une, père, ou bien cette étoffe est ici, parmi nous, mais si bien cachée que, malgré nos recherches, nous n’avons pas encore réussi à la dénicher, ou bien quelqu’un l’a emportée hors d’ici, quelqu’un qui est parti dans le bref laps de temps libre entre l’heure du dîner et la découverte de la mort du shérif, ou bien encore pourquoi n’aurait-elle pas pu quitter les lieux d’une façon parfaitement normale après cette découverte ? Car à partir de ce moment, il y avait des gardes devant la porte, postés par Hugh Beringar, et nul ne pouvait sortir sans leur accord. Ceux qui sont sortis avant l’annonce du meurtre ne doivent pas être légion, car il ne s’est pas écoulé beaucoup de temps ; le portier en a remarqué trois, de braves gens de la Première Enceinte, qui avaient à faire à la paroisse ; ils ont été interrogés et il est évident qu’ils n’ont rien à voir dans tout cela. Certes, il a pu y en avoir d’autres, mais personne dont il se souvienne.
— Nous connaissons trois personnes qui sont reparties pour le pays de Galles ce même après-midi, répondit l’abbé, méditatif, car elles avaient été complètement mises hors de cause. Il y a aussi cet Anion, qui s’est enfui après que vous l’avez interrogé. Nous savons fort bien, vous et moi, que pour la plupart des gens la fuite d’Anion est un aveu de culpabilité. N’est-ce pas aussi votre avis ?
— Non, père, il n’a rien commis d’aussi grave. Il sait sûrement quelque chose, et il a peur, non sans raison peut-être. Mais pour le crime, non. Il est resté à l’infirmerie plusieurs semaines, tout ce qu’il possède est connu de ceux qui y résident, il n’a d’ailleurs pas grand-chose, on a vite dressé la liste de ses biens. S’il avait eu entre les mains le tissu que je cherche, on l’aurait su et on se serait posé des questions.
Radulphe hocha la tête pour indiquer qu’il était bien de cet avis.
Vous n’avez pas soufflé mot de l’épingle d’or du manteau du seigneur Einon ; elle a cependant disparu, elle aussi.
— Oui, répondit Cadfael, saisissant l’allusion, c’est possible. Cela expliquerait sa fuite. Il est toujours recherché d’ailleurs. Mais s’il a volé l’épingle, il n’a pas introduit ce tissu dans nos murs. A moins d’avoir eu entre les mains ce drap fantôme, père, cet homme n’est pas un assassin. Et le peu dont il disposait était connu de pratiquement tout le monde ici. Non, pour autant qu’on puisse savoir, il n’y a jamais eu chez nous, dans nos magasins, une étoffe de ce genre qu’on aurait pu dérober et utiliser à des fins criminelles.
— Que suggérez-vous alors ? Qu’elle n’est restée ici qu’une journée et qu’elle est repartie avec nos amis gallois ? Nous savons qu’ils n’ont causé aucun mal. S’ils avaient eu des raisons de penser qu’il y avait dans leurs bagages quoi que ce soit ayant un rapport avec cette sombre histoire, ils nous l’auraient fait savoir à leur retour, non ?
— Il n’y avait aucune raison à cela, père, car ils ignoraient l’importance que nous lui accordions. C’est seulement après leur départ que nous avons recueilli les filaments minuscules que je vous ai montrés. Ils ignoraient complètement que nous cherchions précisément cet objet. Et nous n’avons eu aucun message de leur part, excepté celui d’Owain Gwynedd à Hugh Beringar. Si Einon ab Ithel attachait de la valeur au bijou qui a disparu, il n’a sûrement pas envisagé l’éventualité qu’il l’avait égaré ici.
— Vous êtes d’avis qu’il serait bon de parler à Einon et à ses officiers et d’examiner tout cela ? poursuivit l’abbé sur le même ton méditatif.
— Seulement si vous aussi partagez ce point de vue. On ne peut pas savoir si on apprendra quelque chose de plus. Mais c’est une possibilité. Et nombreux sont ceux que la découverte de la vérité soulagerait. Même le coupable.
— Lui surtout ! s’exclama Radulphe qui s’assit et resta un moment silencieux.
Dans le parloir, la lumière commençait à peine à décliner. Si le ciel avait été nuageux, le soir serait tombé plus vite. En ce moment, peut-être un peu avant, Hugh devait se trouver sur la grande digue, à Rhyd-y-Croesau, près d’Oswestry attendant Owain. A moins bien entendu qu’il ait pris du retard, n’aimant pas lui non plus, arriver en avance à ses rendez-vous. Ces deux-là se comprendraient certainement sans avoir à parler beaucoup.
— Allons, secouons-nous, rendons-nous à complies, dit l’abbé, et prions pour que la vérité sorte enfin de son puits. Demain, après prime, nous aurons un nouvel entretien.
Les Gallois de Powys avaient largement profité de leur aventure de Lincoln dans laquelle ils s’étaient lancés davantage pour ramasser du butin que parce qu’ils tenaient à appuyer le comte de Chester, considéré plus souvent comme un ennemi que comme un allié. Madog ap Meredith était tout disposé à recommencer à condition d’y trouver largement son compte ; aussi quand il apprit que Chester rôdait sur les marches de Gwynedd et du Shropshire, il dressa l’oreille, alléché par ces possibilités. Quelques années auparavant, les gens de Powys avaient pris et à moitié brûlé le château de Caus, après la mort de William Corbett et en l’absence de son frère et héritier. Depuis ils l’avaient gardé et cet avant-poste était un point de départ commode pour d’autres incursions. Maintenant que Hugh Beringar était monté vers le nord, emmenant avec lui la moitié de la garnison de Shrewsbury, le moment d’agir semblait bien être arrivé.
Il y eut donc pour commencer une razzia qui, partie de Caus, suivit la vallée menant à Minsterley, au cours de laquelle une ferme isolée brûla et du bétail disparut. Les pillards s’évanouirent aussi vite qu’ils étaient venus, sans laisser aux hommes de Minsterley le temps de contre-attaquer, et, traversant les collines, regagnèrent Caus et le pays de Galles avec leur butin. Cela signifiait clairement qu’il fallait s’attendre à ce qu’ils recommencent plus tôt que prévu, en force, puisque ce premier essai s’était fort bien passé, sans dommage. Alan Herbard, très inquiet, s’arrangea pour envoyer quelques hommes en renfort à Minsterley, et s’attendit au pire.
La nouvelle de l’attaque parvint à la ville et à l’abbaye le matin suivant. Le calme trompeur qui suivit était trop beau pour être vrai, mais les hommes des frontières, habitués à considérer l’insécurité comme un des aléas de la vie, ne s’en soucièrent pas trop, et gardèrent à portée tout ce qu’ils pouvaient utiliser comme armes.
— Il semblerait, toutefois, que cette conférence dans le Nord serait plus efficace si chacun des partis était mis au courant de ce raid, dit l’abbé, étudiant la situation sans surprise ni inquiétude, mais plutôt préoccupé par le fait que le comté était menacé sur deux fronts.
Il ne connaissait pas les Gallois, mais il avait appris beaucoup depuis sa nomination à Shrewsbury.
— C’est une question d’intérêt mutuel, même si cette alliance n’est pas destinée à vivre longtemps, ajouta-t-il sèchement, puis il sourit. Gwynedd, contrairement à Powys, est tout proche de Chester et ils ont des visées très différentes. De plus s’il semble qu’on puisse considérer l’un comme digne de confiance, honnête et raisonnable, je n’en dirais pas autant de l’autre, que je ne trouve ni sage ni stable. Je n’aime pas du tout qu’on s’en prenne à nos gens dans l’Ouest et qu’on les pille, Cadfael. J’ai repensé à notre conversation d’hier. Si vous repartez une fois encore pour le pays de Galles afin de voir vos visiteurs de la semaine passée, vous serez aussi tout près de l’endroit où Hugh Beringar s’entretient avec le prince.
— Certes, admit Cadfael, car Einon ab Ithel vient tout de suite après le capitaine de la garde personnelle d’Owain Gwynedd. Ils seront sûrement là aussi.
— Si donc, je vous envoie en ambassade auprès d’Einon, il serait bon que vous vous rendissiez également au château, afin d’informer le jeune lieutenant de votre voyage ; il aura peut-être quelques messages à faire passer à Hugh Beringar. Vous savez, j’imagine, établir ce genre de contact discrètement, murmura l’abbé, avec un sourire grave. Ce jeune homme n’est pas habitué à son nouveau rôle.
— Je dois, de toute manière, passer par la ville, lui rappela Cadfael, et il me paraît indispensable que les autorités du château soient mises au courant de mon déplacement. Ce sera une bonne occasion, puisque les hommes ne sont pas légion et qu’on a besoin de tous.
— Très juste, approuva l’abbé en pensant à quel point on aurait peut-être rapidement besoin de soldats le long de la frontière. Parfait ! Choisissez-vous un cheval à votre convenance. Je vous laisse carte blanche quant à vos moyens d’action. Je veux que l’on mette la main sur le criminel, que la paix de Dieu revienne sur l’infirmerie et sur toute mon abbaye et que cette dette soit payée. Allez, faites de votre mieux.
Il n’y eut aucune difficulté au château. Herbard avait simplement besoin de savoir qu’un envoyé de l’abbé allait se rendre à Oswestry et au-delà, et il le chargea de le représenter auprès de son shérif. Il avait beau être inexpérimenté et mal à l’aise, il n’en était pas moins très décidé à faire face à toute éventualité. Simplement, s’il informait son chef, sa position s’en trouverait renforcée. Il avait peur, mais il était résolu. Cadfael se dit que ce jeune homme promettait et qu’il pourrait bien se montrer utile pour Hugh, une fois aguerri. Et il y avait de bonnes chances pour que l’occasion s’en présente.
— Veuillez dire à M. Beringar que je compte surveiller la frontière de très près, vers Caus. Je souhaite toutefois qu’il sache que les hommes de Powys se sont mis en marche. S’il y a d’autres razzias, je l’en tiendrai informé.
— Il le saura, assura Cadfael qui, sur ce, rebroussa rapidement chemin vers la ville depuis la Croix Haute jusqu’au pont menant vers le pays de Galles, puis il prit au nord-ouest, en direction d’Oswestry.
Le choc suivant se produisit deux jours plus tard. Madog ap Meredith avait été très satisfait de sa première tentative ; il amena donc un nombre supérieur d’hommes sur le terrain avant de lancer une attaque en force. Les pillards se répandirent dans toute la vallée de la Réa jusqu’à Minsterley, mirent le feu à plusieurs habitations, amassèrent du butin, en aval et en amont de Minsterley et allèrent jusqu’à Pontesbury.
Au château de Shrewsbury, Gallois et Anglais tendirent l’oreille, frissonnant au son des rumeurs et du danger.
— Ils recommencent ! s’exclama Elis, nerveux, incapable de dormir, allongé dans le silence de la nuit près de son cousin. Oh, mon Dieu, et cet échec que Madog a encore sur l’estomac ! Et elle qui est là-bas ! Mélisande est là-bas, au gué de Godric. Suppose qu’il ait en tête de se venger, Eliud !
— Tu t’inquiètes pour rien ! s’écria Eliud. Ils savent ce qu’ils font, ici, ils ont posté des gardes, ils ne permettront pas qu’on s’en prenne aux religieuses. En outre, ce n’est pas à cet endroit qu’est Madog, mais le long de la vallée, où il y a gros à récupérer. Et puis tu as vu toi-même de quoi sont capables les forestiers. Pourquoi essaierait-il une deuxième fois ? D’après ce que tu m’as dit, ce n’est pas lui qui s’est fait moucher là-bas, tu m’as donné le nom de celui qui vous commandait. Qu’aurait-il à gagner au gué de Godric, si on le compare avec les fermes riches de la vallée de Minsterley ? Non, elle est en sécurité là où elle est.
— En sécurité ? Comment peux-tu dire une chose pareille ? Où est-on en sécurité ? Ils n’auraient jamais dû la laisser partir !
Elis, furieux, frappa du poing et s’agita dans son lit.
— Ah, si seulement j’étais libre de circuler à ma guise...
— Mais tu ne l’es pas, protesta Eliud, d’autant plus exaspéré qu’il partageait ses angoisses, ni moi non plus, d’ailleurs. Nous sommes coincés, et nous n’y pouvons rien. Bon Dieu, sois juste avec ces Anglais ! Ils ne sont ni lâches ni idiots. Ils tiennent la ville et toute la région. Ils sauront prendre soin de leurs femmes sans que l’un de nous s’en mêle. De quel droit te permets-tu de douter d’eux ? D’ailleurs, toi qui parles si bien, tu y as été, au gué de Godric !
Elis se calma avec un soupir résigné et un sourire un peu jaune.
— Et je m’en suis mordu les doigts ! Mais qu’est-ce que j’ai été fabriquer avec Cadwaladr ? Dieu sait le nombre de fois où je l’ai amèrement regretté depuis !
— Tu n’as rien voulu entendre, poursuivit tristement Eliud, honteux d’avoir ravivé cette blessure. Mais ta belle s’en sortira, tu verras, il ne lui arrivera rien, ni aux religieuses non plus. Tu peux faire confiance aux Anglais pour veiller sur les leurs. Tu n’as pas le choix. Tu n’as pas d’autre possibilité.
— Si j’étais libre, gémit Elis, impuissant, je l’emmènerais de là-bas, très loin, dans un lieu où il n’y a pas de danger.
— Elle refuserait de partir avec toi, lui rappela Eliud d’une voix morne. Surtout avec toi ! Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’on a fait au ciel pour se flanquer dans un tel pétrin et comment va-t-on bien pouvoir s’en tirer ?
— Si je pouvais la voir, je saurais la convaincre. Elle finirait par m’écouter. Elle a sûrement changé d’avis sur moi à l’heure qu’il est. Ses souvenirs se sont réveillés. Elle se rend compte qu’elle m’a calomnié. Si seulement je pouvais la voir...
— Mais tu as promis, comme moi, l’interrompit Eliud, sans ambages. On a donné notre parole, et ils l’ont acceptée. Si toi ou moi mettons un pied à l’extérieur du portail, nous sommes déshonorés, un point c’est tout.
— Je sais, acquiesça Elis, tout malheureux.
Il se tut, se tint tranquille, fixant dans l’obscurité la voûte basse au-dessus de leur tête.