CHAPITRE V
Frère Cadfael, accompagné de frère Edmond, se tenait sous le porche de l’infirmerie, à guetter l’arrivée des cavaliers, comme il l’avait fait au milieu de la matinée, juste après la fin de la grand-messe. Le fidèle capitaine d’Owain ouvrait le cortège avec à ses côtés Eliud ap Griffith qui, le visage très solennel, lui servait d’écuyer. Venaient ensuite deux officiers, puis la litière soigneusement disposée entre deux solides poneys des collines, avec de part et d’autre des suivants à pied qui veillaient à la bonne ordonnance de la marche. La longue silhouette dans la litière était tellement emmitouflée dans les coussins et les couvertures qu’elle en paraissait massive, mais les petits chevaux avançaient d’un pas calme et égal, comme si celui qu’ils transportaient ne pesait rien.
Einon ab Ithel avait une quarantaine d’années, il était grand, solide, barbu ; il avait de longues moustaches et d’épais cheveux bruns. Ses vêtements et le harnachement du beau cheval qu’il montait témoignaient de sa richesse et de son importance. Eliud sauta à terre pour prendre la bride de son maître et il mit le cheval au pas tandis que Hugh Beringar venait accueillir les nouveaux arrivants, suivi, avec la dignité qui convenait, par l’abbé en personne. Il y aurait un long repas de cérémonie offert, au logis de l’abbé, à Einon et à ses principaux officiers ainsi qu’à lady Prestcote, à sa fille et à Hugh, comme cela se fait quand deux délégations se rencontrent pour s’entretenir courtoisement. Mais c’est à frère Edmond et à ses assistants qu’échut la tâche la plus urgente.
On détela la litière et on la transporta aussitôt à l’intérieur de l’infirmerie jusqu’à la chambre qui avait été préparée et réchauffée pour recevoir le malade. Edmond ferma la porte au nez de tout le monde, même de lady Prestcote, qui heureusement était retenue par ses mondanités, jusqu’à ce qu’ils aient défait les pansements du blessé, qu’ils l’aient dévêtu, installé dans son lit et qu’ils puissent se faire une idée de son état.
Ils détachèrent du haut col enveloppant du manteau en peau de mouton bien fermé qui le couvrait une longue épingle à tête d’or attachée par une fine chaîne d’or. Chacun savait qu’on travaillait l’or à Gwynedd et que le bijou venait probablement des propres terres d’Einon, car il s’agissait certainement de son manteau qu’il avait donné pour mieux protéger celui dont il avait la charge. Edmond le mit de côté, soigneusement plié, sur un coffre bas à côté du lit, la grande épingle bien visible, de peur que quelqu’un ne s’y blessât si la pointe en était cachée. Ensemble, ils déroulèrent les bandages dont Gilbert Prestcote était couvert, et tandis qu’ils s’occupaient de lui, l’homme ouvrit un oeil fatigué, et de son grand corps maigre, il esquissa quelques faibles mouvements pour tenter de les aider. Il avait perdu beaucoup de poids, et il avait plusieurs cicatrices encore bien irritées, à côté de la blessure au flanc qui suintait à nouveau, car elle s’était rouverte dans sa chute. Cadfael y appliqua un bandage protecteur. Ces simples soins suffirent à épuiser le malade. Au moment où ils le transportèrent jusqu’à son lit bien chaud et remontèrent ses couvertures, ses yeux se fermèrent. Il n’avait pas encore essayé de parler.
C’est un miracle qu’il ait même pu faire un mile à cheval, songea Cadfael en contemplant la silhouette allongée sous ses couvertures, le visage maigre, livide, parsemé de taches bleuâtres et les os qui saillaient. Sa barbe et ses cheveux étaient striés de gris et paraissaient des filasses inertes. Seule sa volonté de fer qui ne supportait aucune faiblesse, et moins encore les siennes, l’avait soutenu en selle, et quand elle lui manqua, il ne lui resta plus rien.
Il reprit son souffle cependant, afin de dominer son propre corps, si faible soit-il. Il ouvrit de nouveau ses yeux creusés et regarda droit dans ceux de Cadfael. Les lèvres grisâtres formèrent les syllabes suivantes, à peine audibles. « Mon fils ? » Pas encore : « ma fille ? » se dit Cadfael, plein d’une sympathie un peu triste. Il se pencha pour le rassurer.
— Le petit Gilbert est ici. Il va très bien.
Il se tourna vers Edmond qui confirma cette phrase.
— Je vais vous l’amener.
Les petits garçons peuvent supporter beaucoup de choses, ce qui n’empêcha pas Cadfael de dire quelques mots, à la fois pour apaiser et rassurer la mère et le fils, avant de les faire venir et de se retirer dans un coin pour les laisser s’installer au chevet du blessé. Hugh était là, lui aussi. Si le malade avait tout naturellement pensé d’abord à son fils, il penserait aussitôt après à son comté. A la réflexion, c’était une excellente chose, son comté l’encouragerait à vivre et à reprendre des forces pour s’en occuper de nouveau.
Sybilla pleura, mais silencieusement. Le petit garçon regarda, assez étonné, ce père qu’il ne reconnaissait qu’à peine, mais il se laissa attirer par une main maigre et froide, et dévorer du regard par deux yeux semblables à des cavernes où brûlerait un feu. Sa mère se pencha vers lui pour lui murmurer quelques mots ; gentiment, il inclina son visage rose et rond et embrassa une joue osseuse. C’était un enfant facile ; il était surpris mais plein de bonne volonté, et il n’avait pas peur du tout. Prestcote parcourut la chambre du regard et il aperçut Hugh Beringar.
— Ne vous faites pas de soucis, dit Hugh, se penchant tout près et répondant à une question qui n’avait pas besoin d’être posée. Vos frontières sont sûres et bien gardées. Le seul incident qui a eu lieu vous a valu votre liberté, et même là, nous avons gagné. En outre, Owain Gwynedd est notre allié. C’est à vous qu’il revient de veiller à tout cela.
Le regard du shérif se voila derrière ses paupières lourdes et ne put se poser sur la jeune fille qui se tenait très droite, immobile, dans une zone d’ombre près de la porte. De l’endroit retiré où il se trouvait, Cadfael l’avait observée et il vit la lumière du brasero et de la lampe faire briller les larmes qui coulaient, abondantes, sur ses joues. Elle ne disait mot et respirait à peine. Le regard qu’elle fixait sur le visage changé, vieilli, de son père exprimait une souffrance et un désespoir absolus.
Le shérif avait compris et accepté les propos de Hugh. Du front et du menton, il eut un petit oui de satisfaction. Il arriva même à dire presque clairement : « Parfait ! » Et à l’enfant, silencieux et curieux, qui le dévisageait :
— Tu es gentil ! Prends bien soin... de ta mère.
Il poussa un léger soupir et ses yeux fatigués se fermèrent. Chacun resta immobile un instant, regardant sa poitrine creuse soulever les couvertures et écoutant son souffle court et rauque ; puis frère Edmond s’avança doucement.
— Il dort, murmura-t-il tout bas. Laissez-le se reposer en paix. On ne peut rien faire de plus pour le moment.
Hugh toucha le bras de Sybilla, qui se leva aussitôt et attira son fils près d’elle.
— Vous voyez qu’il est en de bonnes mains, dit-il calmement. Venez dîner et laissez-le dormir.
La jeune fille avait à présent les yeux parfaitement secs. Elle était calme, bien que très pâle quand elle les suivit dans la grande cour, puis jusqu’au logis de l’abbé, prête à se montrer aimable et reconnaissante envers les hôtes gallois, avant que ces derniers ne repartent vers Montford puis Oswestry.
Pendant le repas de midi, qui leur était servi avant que les moines ne prennent le leur au réfectoire, les vieux occupants de l’infirmerie, dévorés de curiosité, s’interrogèrent sur ce qui pouvait bien provoquer ce remue-ménage inhabituel dans leur domaine réservé. Parmi les vieillards et les malades, la règle du silence n’avait pas besoin d’être respectée à la lettre et c’était tout aussi bien, car ceux qui ne font rien tendent à devenir des bavards impénitents.
Frère Rhys, qui était cloué au lit et qui atteignait presque l’âge de Mathusalem, mais dont l’esprit était encore aussi vif que l’oeil, même si ce dernier était un peu voilé, avait son lit près du couloir et juste en face de la chambre individuelle où l’on avait amené un nouvel arrivant ce matin même, avec un respect qu’on montrait rarement en pareil cas. Il prenait plaisir à être au courant de tout. Parmi les rares distractions qui lui restaient, c’était celle qui lui tenait le plus à coeur, et pas question de le traiter par-dessus la jambe. Il était allongé et écoutait de toutes ses oreilles. Ceux qui étaient assis à table, comme jadis au réfectoire, et pouvaient se déplacer dans toute l’infirmerie, parfois même dans la grande cour, n’en étaient pas moins obligés de venir lui demander les dernières nouvelles.
— Qui voulez-vous que ce soit, demanda frère Rhys, avec hauteur, sinon le shérif en personne qu’on a délivré de sa prison galloise ?
— Prestcote ? s’écria frère Maurice, relevant la tête et tendant son cou maigre, tel un jars aux intentions belliqueuses. Ici ? A l’infirmerie ? Pourquoi diable l’a-t-on amené ici ?
— Réfléchis ! Parce qu’il est malade ! Il a été blessé pendant la bataille, et il n’est pas près de se retrouver sur pied ou d’embêter qui que ce soit. J’ai entendu leur voix à tous, Edmond, Cadfael, Hugh Beringar, et aussi celle de son épouse et son fils. C’est bien Gilbert Prestcote, faites-moi confiance.
— Il y a quand même une justice, grommela Maurice avec satisfaction, et une lueur vengeresse dans l’oeil, même si elle met du temps à se manifester. Alors Prestcote est en mauvaise santé et il côtoie les malheureux. L’affront infligé à ma famille est enfin lavé, je me repens d’en avoir jamais douté.
Personne ne le contredit, habitués qu’ils étaient, et depuis longtemps, à ses lubies. Il y eut des murmures divers, la plupart convenait cependant, par simple bon sens, qu’avec Prestcote, les choses allaient plutôt bien dans le comté, ce qui n’empêchait pas certains d’avoir de vieux griefs et de se méfier des shérifs en général, même s’il en existait de bien pires que le leur. Dans l’ensemble, on lui souhaitait de se rétablir. Mais il n’y avait rien à faire pour calmer frère Maurice.
— Une mauvaise action a été commise, dit-il implacable, ce qui est encore vrai aujourd’hui. Que le débiteur paie pour ce qu’il a fait, et jusqu’au bout.
Anion, le gardien de troupeaux, à l’autre bout de la table, ne dit pas un mot, mais il gardait les yeux fixés sur son tranchoir, la hanche pressée contre la béquille dont il était presque prêt à se passer, comme s’il avait besoin de quelque chose qui l’aidât à garder le contact avec la réalité et comme si la présence d’une arme pouvait le rassurer contre l’arrivée soudaine de l’ennemi. Le petit Griffri avait certes tué, mais à chaud, après avoir bu et s’être loyalement battu. Il avait subi une mort infamante, comme un vulgaire poulet à qui on tordrait le cou. Et celui qui l’avait envoyé à l’échafaud avec tant de légèreté gisait dans son lit à vingt pas de là à peine. Au seul bruit de son nom le sang gallois d’Anion ne faisait qu’un tour et le rappelait au devoir sacré de vendetta pour le meurtre d’un frère.
Eliud conduisit le cheval d’Einon et le sien propre jusqu’à la grande cour puis de là aux écuries, et les hommes d’escorte suivirent avec leurs montures ainsi que les poneys hirsutes des collines qui avaient porté la litière. Le voyage du retour vers Montford ne serait pas bien dur. Quand Einon ab Ithel représentait son prince, lors d’une cérémonie, il exigeait la présence d’un écuyer, aussi Eliud entreprit-il de panser le grand bai lui-même. Bientôt, il prendrait la place d’Elis et il resterait ici à ronger son frein tandis que son cousin repartirait libre vers le pays de Galles. Sans un mot, il retira la lourde selle, enleva la bride, et mit le tapis de selle sur son bras. Le bai encensa, tout heureux de se sentir libre et envoya de grands jets de vapeur par les naseaux. Eliud le caressa machinalement ; il n’était pas vraiment à sa tâche, et ses compagnons l’avaient trouvé étrangement silencieux et distant toute cette journée. Ils le regardèrent prudemment et le laissèrent tranquille. Cela ne surprit apparemment personne qu’il tourne les talons et, quittant l’écurie à grands pas, reparte vers la cour principale.
— Il est allé voir s’il y peut apprendre quelque chose sur son cousin, dit avec bienveillance son voisin, qui s’occupait d’un des poneys. Depuis que l’autre a quitté Lincoln, il n’est plus dans son assiette, comme s’il était infirme. Il a encore peine à croire qu’il va le retrouver, et intact encore.
— Il devrait pourtant connaître Elis mieux que ça, grogna l’homme qui était à côté de lui. Je ne sais pas comment il s’y prend, mais il retombe toujours sur ses pieds.
Eliud s’absenta peut-être dix minutes, le temps d’aller jusqu’à la loge du portier et de regarder avec inquiétude le long de la Première Enceinte en direction de la ville ; mais il revint, silencieux, morose, rangea le tapis de selle qu’il avait encore sur le bras et se mit au travail sans un mot, ni un regard de côté.
— Il n’est pas encore là ? demanda gentiment son voisin.
— Non, dit Eliud d’une voix brève, et il continua à panser vigoureusement la robe brillante du bai.
— Le château est tout à fait à l’autre bout de la ville, ils l’auront certainement gardé jusqu’à ce qu’ils soient sûrs de notre bonhomme. Ils vont l’amener. Il dînera avec nous.
Eliud ne souffla mot. A cette heure, les moines eux-mêmes prenaient leur repas au réfectoire et les invités de l’abbé étaient à la table de celui-ci, dans ses appartements. C’était le moment le plus calme de la journée ; même les allées et venues autour de l’hôtellerie étaient rares à cette époque de l’année. Ce ne serait qu’à l’arrivée du printemps que les gens reprendraient la route dans la région.
— Arrête de faire cette tête-là, dit le Gallois avec un sourire, même si tu dois rester ici à sa place. D’ici une dizaine de jours, Owain et le jeune shérif se serreront la main à la frontière et toi tu seras déjà parti pour le rejoindre.
Eliud marmonna un vague assentiment, mais à la façon dont il tourna le dos, la conversation s’arrêta net. Le cheval d’Einon, tout brillant, était dans sa stalle et il avait eu à boire quand frère Denis, l’hospitalier, vint prier les hommes de se rendre au réfectoire, qu’on avait joliment décoré pour eux maintenant que les moines avaient terminé leur dîner et s’étaient dispersés pour profiter d’un bref moment de repos avant la reprise des travaux de l’après-midi. On avait mobilisé pour les invités les ressources de la maison, apporté de l’eau chaude du lavatorium afin qu’ils se lavent les mains, disposé serviettes et assiettes à table. Le repas qu’on leur servit fut plus copieux que celui des moines. Et là, les attendant, comme un hôte plutôt nerveux, il y avait Elis ap Cynan, propre comme un sou neuf pour la circonstance et l’air on ne peut plus guindé.
La solennité de l’échange dont il était la cause malheureuse et la crainte d’être critiqué pour son manque de sagesse ou quelque chose du même genre, avaient produit leur effet sur Elis, si bien qu’il se tenait raide comme un piquet et la mine sombre, lui qu’on connaissait surtout pour la franche gaieté dont il faisait toujours preuve à propos et hors de propos. Certes, son regard brilla quand il vit entrer Eliud et il alla vers lui les bras ouverts pour l’embrasser, mais il se dégagea aussitôt après. Il y avait dans la pression de sa main une tension inexplicable, et bien qu’il eût pris place à table près de son cousin, leur conversation pendant le repas fut générale et limitée, ce qui causa une certaine surprise parmi leurs compagnons. Ces deux-là étaient inséparables, et voilà qu’ils se retrouvaient après une longue et pénible séparation, muets comme des carpes, l’un et l’autre, et le visage aussi pâle et tiré que s’ils étaient accusés de meurtre.
Ce fut très différent quand le repas fut terminé, qu’on eut dit les grâces et qu’ils furent libres d’aller dans la grande cour. Elis attrapa son cousin par le bras et le tira vers le cloître où ils purent trouver refuge dans une des niches du scriptorium où aucun moine ne travaillait ni n’étudiait. Là, ils se cachèrent comme des renards qu’on pourchasse, épaule contre épaule pour se tenir chaud, comme quand ils étaient enfants et couraient se cacher après avoir commis une bêtise. Eliud retrouvait son frère de lait tel qu’il l’avait toujours connu et tel qu’il serait toujours. Tout ému, il se demandait quel malheur ou quel délit le garçon avait bien à lui confier en ces lieux, alors qu’il s’était montré si digne et distant durant le repas.
— Eliud, si tu savais ! dit Elis haletant, le serrant de nouveau en y mettant involontairement trop de force. Grand Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ? Comment t’avouer cela ? Je ne veux pas repartir ! Sinon, j’aurai tout perdu. Il me la faut absolument, Eliud ! Si je la perds, j’en mourrai ! Tu ne l’as pas vue ? La fille de Prestcote ?
— Sa fille ? souffla Eliud, absolument stupéfait. Il y avait une dame en effet, avec une jeune fille et un petit garçon... Je ne l’ai pas vraiment remarquée...
— Ce n’est pas vrai ! Comment as-tu pu ne pas la remarquer ? Un visage d’ivoire et de roses, et ses cheveux très pâles, comme de l’argent tissé... Je l’aime ! proclama Elis enivré. Elle m’aime, elle aussi, je le jure, et nous nous sommes promis l’un à l’autre. Eliud, si je m’en vais maintenant, elle ne sera jamais à moi. Si je la quitte maintenant, je suis perdu. Et lui, le père, c’est mon ennemi, elle m’a prévenu, il déteste les Gallois. Elle m’a recommandé de ne pas l’approcher...
Eliud, qui était resté assis sous le coup de la stupéfaction, retrouva ses esprits et, empoignant l’autre par les épaules, se mit à le secouer comme un prunier jusqu’à ce qu’il se tût, le souffle court, les yeux ronds d’étonnement.
— Qu’est-ce que tu me chantes ? Tu as une amie ici, dont tu es amoureux ? Et Cristina, tu ne comptes plus l’épouser ? C’est bien ce que tu es en train de me dire ?
— Mais tu m’écoutes, oui ou non ? Qu’est-ce que je viens de te raconter ? cria Elis, qui n’était pas calmé du tout. (Il se dégagea et, à son tour, empoigna son cousin.) Ecoute, je vais t’expliquer comment c’est arrivé. Et à quoi me suis-je engagé envers Cristina ? Est-ce sa faute ou la mienne si on nous traite comme des boeufs sous le joug ? Elle ne s’intéresse pas plus à moi que moi à elle. Je lui tiendrai lieu de frère, je danserai à son mariage, je l’embrasserai sur les deux joues et lui souhaiterai d’être heureuse. Mais ça... c’est une tout autre histoire. Non, tais-toi, Eliud et écoute moi.
Son récit égrena toute l’histoire comme une musique depuis la première apparition de la fille aux cheveux de lin, avec ses yeux bleus et son air de fée. Il y avait de nombreux bardes parmi les ancêtres d’Elis, qui avait à la fois le don des mots et celui de l’éloquence. Eliud était frappé de stupeur, il le regardait bouche bée, très pâle, ahuri, se laissant pétrir et tordre les mains dans celles, persuasives, d’Elis.
— Et moi qui me rongeais les sangs pour toi ! dit-il doucement, lentement, comme se parlant à lui-même. Si j’avais su...
— Mais Eliud, il est là ! répliqua Elis le tenant par les bras et le fixant intensément. Il est là, non ? Vous l’avez amené, tu dois savoir. Elle me dit de ne pas y aller, mais est-ce que je peux laisser passer cette chance ? Je suis noble, je donne tout à sa fille, mon coeur, mes biens, mes terres. Il ne trouvera jamais à mieux la marier. Et puis, elle n’a pas de fiancé. Je veux qu’elle soit à moi, et il faut qu’il m’écoute. Il serait bien bête de ne pas le faire.
D’un coup d’oeil, il parcourut la grande cour qui était presque vide.
— Ils ne sont pas encore prêts, on ne nous a pas encore appelés. Eliud, tu sais où il est ? Je vais aller le voir. Je ne peux pas agir autrement ! Montre-moi l’endroit.
— Il est à l’infirmerie, répondit Eliud, l’air profondément choqué. Mais ce n’est pas possible, il ne faut pas... Il est malade, fatigué ; tu ne peux pas le déranger maintenant.
— Je serai doux et humble, je m’agenouillerai devant lui et remettra ma vie entre ses mains. Alors, où est l’infirmerie ? Je ne suis encore jamais entré dans ces bâtiments. Montre-moi, vite ! exigea-t-il, empoignant Eliud par le bras et l’attirant vers le passage voûté qui ouvrait sur la cour.
— Non ! Reste là ! Laisse-le ! Tu n’as pas honte de troubler son repos...
— Quelle porte ? (Elis le secouait violemment.) Tu l’as amené. Tu as vu !
— Là-bas ! Le bâtiment en retrait, près du mur d’enceinte, à droite de la loge. Mais ne fais pas ça ! Réfléchis, cette fille connaît mieux son père que toi. Attends, ne va pas le déranger maintenant – il est vieux, malade !
— Crois-tu que je pourrais manquer de respect à son père ? Je veux simplement lui dire ce que j’éprouve, et que sa fille m’aime. S’il m’envoie au diable, tant pis pour moi. Mais il faut que je tente ma chance. Je ne retrouverai jamais un moment aussi favorable.
Il allait se dégager, Eliud le retint d’un geste convulsif, puis soudain il poussa un grand soupir et relâcha son étreinte.
— Tant pis, prends tes risques ! Je ne peux pas t’empêcher.
Elis s’éloigna sans la moindre discrétion, sans chercher à se cacher. En un clin d’oeil, il était dans la grande cour d’où il fila comme une flèche jusqu’à la porte de l’infirmerie. Eliud, resté dans l’ombre, le vit s’engouffrer à l’intérieur ; il appuya son front à la pierre et attendit un moment, les yeux fermés, avant de regarder de nouveau.
Au même moment, les invités franchissaient la porte des appartements de l’abbé. Le jeune homme qui était maintenant virtuellement shérif partit avec la dame et sa fille pour les reconduire jusqu’au porche de l’hôtellerie. Einon ab Ithel resta encore un moment à s’entretenir avec l’abbé, tandis que ses deux compagnons, qui ne parlaient pas couramment anglais, attendaient courtoisement à quelques pas de distance. Il ne tarderait plus à ordonner qu’on selle les chevaux et il prendrait cérémonieusement congé.
Deux silhouettes surgirent sur le seuil de l’infirmerie, Elis d’abord, très raide, puis l’un des moines – qui s’arrêta en haut des quelques marches de pierre et regarda Elis regagner la grande cour. Ce dernier avait l’air à la fois mortellement vexé et totalement désespéré, comme notre père Adam, chassé du paradis terrestre.
— Il dort, dit-il, déconfit. Je n’ai pas pu lui parler, L’infirmier m’a mis à la porte.
Dans une demi-heure à peine, ils reprendraient la route de Montford où ils passeraient la première nuit de leur voyage vers le pays de Galles. Eliud sortit le grand bai d’Einon des écuries, le sella et le brida avant de s’occuper de celui qui l’avait amené et qu’Elis monterait à sa place, tandis que lui resterait ici.
Les moines, sortis de leur sieste coutumière, s’étaient de nouveau répandus dans la cour pour se rendre aux tâches qui leur étaient assignées. Parfois en mars, il y avait déjà du travail à faire aux champs et au jardin, sans parler des artisans qui avaient leur atelier au cloître et au scriptorium. Frère Cadfael qui se dirigeait tranquillement vers le jardin et l’herbarium fut soudain accosté par Eliud qui, cherchant manifestement un guide, fut ravi de retrouver un visage connu.
— Pardonnez-moi de vous déranger, mon frère, j’ai manqué à mon devoir, il y a quelque chose que j’ai oublié. Messire Einon a laissé son manteau à messire Gilbert, dans la litière, comme couverture supplémentaire. Il est en peau de mouton – vous l’avez vu ? Il faut que je le récupère, mais je ne voudrais pas déranger messire Gilbert. Si vous aviez l’obligeance de vous en charger pour moi...
— Bien volontiers, dit Cadfael et il le mena à l’infirmerie d’un pas vif.
Il observait discrètement le jeune homme qui marchait à ses côtés. Son visage était fermé, impassible mais on voyait à son regard qu’il était troublé. Il se sentirait toujours en partie responsable de son frère de lait, si insouciant, et qui courait le monde d’un pas léger. Et voici qu’ils allaient à nouveau se séparer après s’être retrouvés si brièvement. Sans compter qu’il y avait ce mariage qui rendrait leur séparation inévitable et durable.
— Vous connaissez sûrement l’endroit, mais pas sa chambre, dit Cadfael. Il dormait profondément quand nous l’avons quitté. J’espère qu’il ne s’agite pas. Dormir dans sa ville, avec sa famille à proximité et son poste occupé par un remplaçant à la hauteur, il ne lui en faut pas plus.
— Ainsi, ses jours ne sont pas en danger ? demanda Eliud à voix basse.
— Nullement. C’est juste une question de temps. Voilà, nous y sommes. Entrez donc avec moi. Je me rappelle le manteau. J’ai vu frère Edmond le plier et le déposer sur un coffre.
On avait laissé entrouverte la porte de la petite chambre pour éviter le bruit du loquet de fer, mais elle grinçait quand on l’ouvrait suffisamment pour livrer passage. Cadfael se glissa latéralement par l’entrebâillement et s’arrêta pour examiner la longue silhouette étendue, immobile, qui ne broncha pas. Le brasero, dont aucune fumée ne s’échappait, évoquait un petit oeil d’or dans la pénombre. Rassuré, Cadfael se dirigea vers le coffre sur lequel les vêtements étaient pliés et il prit le manteau en peau de mouton. Il s’agissait indubitablement de celui que cherchait Eliud ; à ce moment cependant, il eut le sentiment qu’il ne correspondait pas exactement à l’image qu’il avait en mémoire, mais il n’essaya pas de découvrir quel changement avait eu lieu. Il s’était tourné vers la porte où Eliud attendait, n’osant ni entrer ni sortir, l’air inquiet. En voulant lui céder le passage, le jeune homme fit tomber sur les dalles le tabouret qui se trouvait dans le coin ; cela provoqua un bruit violent et l’objet roula sur lui-même. Eliud se pencha pour le retenir et le remettre sur ses pieds tandis que Cadfael, lui intimant le silence d’un geste furieux de la main, se tourna pour voir si ce remue-ménage avait réveillé le dormeur.
Pas un mouvement, pas même un soupir. Le grand corps qui soulevait à peine les draps était tout aussi calme qu’auparavant. Trop calme. Cadfael s’approcha et avança la main pour écarter la couverture qui couvrait la barbe poivre et sel et dissimulait la bouche. Les paupières bleuâtres dans leurs orbites creuses évoquaient les yeux des gisants sculptés. Les lèvres étaient entrouvertes et découvraient légèrement les dents serrées, comme si l’homme souffrait sans discontinuer. Pas le moindre mouvement dans cette poitrine maigre. Aucun bruit ne troublerait jamais plus le sommeil de Gilbert Prestcote.
— Que se passe-t-il ? murmura Eliud, qui s’était silencieusement approché.
— Prenez ça, ordonna Cadfael, fourrant le manteau plié dans les mains du jeune homme. Venez avec moi voir votre chef et Hugh Beringar. Dieu veuille que les femmes soient en sécurité dans leurs appartements.
Il se rendit compte, en arrivant dans la grande cour accompagné d’Eliud silencieux et frissonnant, qu’il n’avait aucun souci à se faire dans l’immédiat pour les dames. Un vent froid soufflait, et seuls les hommes étaient à l’extérieur. Maintenant qu’on en avait terminé avec les politesses, lady Prestcote s’était retirée à l’hôtellerie avec Mélisande. Les Gallois attendaient sous les ordres de Hugh ; ils formaient un petit groupe amical près de la loge, prêts à monter en selle, les chevaux frappaient les pavés, renvoyant de légers échos dans l’air. Elis, docile, était à côté de l’étrier d’Einon, mais il n’avait pas l’air ravi de repartir chez lui. Son visage paraissait aussi tourmenté que le ciel. En entendant Cadfael approcher rapidement, et en remarquant son expression, tous se tournèrent vers lui.
— J’ai de mauvaises nouvelles, annonça-t-il carrément. Mon seigneur, vous vous êtes donné beaucoup de mal pour rien, et je crains qu’il ne vous faille retarder votre départ. Nous arrivons tout droit de l’infirmerie. Gilbert Prestcote est mort.