CHAPITRE XV

Avant de partir, dans la soirée, Hugh Beringar expliqua clairement ses intentions aux autres.

— On peut presser Owain, si Chester reprend les hostilités, il a besoin de ses hommes. Je l’ai informé que tous ceux qui ont été innocentés partiront après-demain. J’ai six bons gens d’armes à lui à Shrewsbury. Ils sont libres. Je leur fournirai l’équipement nécessaire pour leur retour. Après-demain, aussi tôt que possible, au point du jour, ils viendront prendre Elis ap Cynan pour le remmener à Tregeiriog.

— Impossible, objecta Cadfael tout net. Il n’est pas encore en état de monter à cheval. Il a une entorse au genou, une côte cassée, sans parler de sa blessure au bras. Tout cela s’arrange bien, mais quand même. Il ne pourra pas monter avant trois ou quatre semaines. Et il lui faudra plus de temps s’il doit aller loin ou livrer un combat.

— Personne ne le lui demande, répliqua Hugh d’une voix brève. Vous oubliez qu’on a emprunté des chevaux à Tudur ap Rhys, qui sont reposés à présent et prêts à travailler. Elis peut lui aussi voyager en litière, comme Gilbert, qui se portait beaucoup plus mal. Je tiens à ce que les gens de Gwynedd soient en sûreté chez eux avant que je ne me mette en marche contre Powys comme j’en ai l’intention. Il me paraît essentiel d’anéantir les difficultés les unes après les autres.

L’affaire était réglée, et réglée sans appel. Cadfael s’était attendu à ce que cette décision provoquât la consternation chez Elis, tant à cause d’Eliud que pour lui-même, mais après un sursaut de révolte qu’il s’empressa de contrôler, le jeune homme prit du temps pour réfléchir. Renonçant à se soucier de son propre départ, non sans un long regard sévère, pensif, il s’entendit confirmer qu’Eliud serait jugé pour meurtre et qu’il avait bien peu de chances d’échapper à la potence. Accepter cela n’était pas facile, mais à la fin, il apparut qu’il n’y avait guère d’autre choix que de s’incliner. Un calme étrange était tombé sur les amants ; quand ils se regardaient, ils donnaient le sentiment de partager des pensées qu’il était inutile d’exprimer par des mots et de communiquer par un langage auquel eux seuls avaient accès. A l’exception de soeur Magdeleine qui vaquait à ses occupations, méditative et silencieuse, en les étudiant d’un oeil perspicace.

— Ainsi donc, on viendra me chercher après-demain à la première heure, dit-il, en échangeant un bref regard avec Mélisande. Très bien. Puisqu’il le faut, j’écrirai dans les formes de Gwynedd, car je veux demander la main de Mélisande afin que nul n’en ignore. Et puis, avant d’être libre, j’ai des choses à régler à Tregeiriog.

Il ne prononça pas le nom de Cristina, mais elle était là dans la pièce, omniprésente et désolée. Elle avait gagné la bataille, mais sa victoire avait un goût de cendres et lui filait entre les doigts.

— Je n’ai pas précisément le sommeil léger, ajouta Elis, avec un sourire morne. Il sera peut-être nécessaire de me rouler dans une couverture et de m’emmener, dormant comme un loir, s’ils arrivent trop tôt. Cela vous ennuierait-il de demander à Hugh Beringar si on peut disposer mon lit dans la cellule d’Eliud ces deux dernières nuits ? Il me semble que ça n’est pas trop exiger, ajouta-t-il avec une gravité soudaine.

— C’est promis, affirma Cadfael, après un bref moment de réflexion, car sa réponse pouvait s’interpréter de plusieurs façons.

Aussitôt il se rendit chez Hugh qui se préparait à repartir pour la ville. Soeur Magdeleine était avec lui dans la cour. A sa façon elle avait manifestement utilisé tous les arguments que Cadfael lui avait déjà servis pour l’inciter à la clémence ainsi que d’autres auxquels, peut-être, il n’avait pas songé. Difficile de savoir si la graine ainsi plantée allait donner un fruit, mais si on ne demande rien, on n’a aucune chance de récolter.

— Mais oui, mettons-les ensemble, si ça peut leur être d’un quelconque réconfort, marmonna-t-il, morose, en haussant les épaules. Dès que l’autre sera en état, je viendrai le prendre ; vous en serez débarrassé. En attendant, qu’il se repose. Qui sait si, avec la miséricorde de Dieu, cette flèche ne résoudra pas le problème à notre place ?

Soeur Magdeleine les regarda s’éloigner jusqu’à ce que le dernier homme d’escorte ait disparu dans l’allée forestière.

— Ça ne lui plaît pas du tout, constata-t-elle. C’est toujours ça. Quel dommage de devoir agir quand personne n’y trouve son compte, et que chacun en souffre.

— « Quel dommage ! » Lui aussi l’a dit, lui confia Cadfael, tout aussi pensif.

Il aurait donné cher pour ne pas avoir à s’occuper de cette histoire. Tout en dévisageant soeur Magdeleine, qui le fixait avec la même intensité, il entretint, pour un bref laps de temps, l’illusion qu’ils commençaient à se ressembler et, tels Elis et Mélisande, à communiquer sans un mot, par le regard, avec la même éloquence.

— Ah vraiment ? s’étonna-t-elle d’une voix chaleureuse. Voilà qui vaut bien une petite prière. Nous dirons un mot à cette intention à chaque office, demain à la chapelle. La bonté de Dieu est infinie, n’est-ce pas ?

Ils entrèrent côte à côte et ce sentiment de compréhension mutuelle était si fort, sans qu’ils aient besoin de s’exprimer, que Cadfael alla jusqu’à demander conseil à la religieuse sur un point qui le troublait. Dans le désordre de la bataille et l’agitation qui avait suivi quand on avait relevé les blessés, il n’avait pas eu le loisir de transmettre le message de Cristina. Après la confession d’Eliud, il ne savait si cela le réconforterait ou si cela reviendrait à lui porter le coup de grâce.

— Son amie à Tregeiriog, cette jeune fille dont il est fou, m’a chargé de lui dire un mot et je lui ai promis de m’en occuper. Mais maintenant qu’il a pratiquement la corde au cou... Est-ce une bonne chose de lui donner une raison de vivre alors qu’il a toutes les chances de mourir bientôt ? Faut-il lui rendre la vie mille fois plus désirable si c’est pour la quitter sans en jouir ? Serait-ce se montrer charitable à son égard ?

Et il répéta le message mot pour mot. Il ne fallut pas longtemps à la religieuse pour se prononcer.

— Si vous avez fait une promesse à cette jeune fille, vous n’avez guère le choix. Il ne faut pas non plus craindre la vérité. En outre, pour autant que je puisse m’en rendre compte, il tient à mourir, bien que son corps ait choisi de vivre. Sans une bonne raison pour résister, son désir de mort l’emportera, il lâchera la rampe et ce sera fini. Ce n’est pas plus mal, évidemment, si la seule alternative est une corde de chanvre. Mais si – je dis bien si – les temps changent et qu’il continue à vivre, ce serait vraiment regrettable de ne pas lui donner toutes les armes pour s’en sortir, à commencer par cette bonne nouvelle.

Elle tourna la tête et posa de nouveau sur lui ce regard profond, calculateur qu’il avait déjà remarqué, puis elle sourit avant d’ajouter :

— Cela vaut la peine de parler.

— Je commence aussi à le croire, riposta Cadfael, qui s’en alla de ce pas voir l’enjeu dudit pari.

 

On n’avait pas encore transporté Elis et sa couchette dans la chambre voisine ; Eliud était donc étendu seul.

Parfois, en regardant la trajectoire de la flèche à travers l’épaule droite du blessé, Cadfael se demandait s’il pourrait jamais se resservir d’un arc, et même si plus tard il serait capable de tirer l’épée. Mais dans l’immédiat, il y avait des problèmes plus urgents. En contrepartie, pourquoi ne pas lui annoncer cette promesse, preuve d’amour si longtemps attendue ?

Il s’assit près du lit et confia à Eliud qu’Elis avait demandé la permission de venir le rejoindre et qu’on la lui avait accordée. Ce qui provoqua une lumière étrange, mélancolique, sur le fin visage du blessé. Cadfael s’abstint toutefois de lui parler du départ imminent de son cousin, se demandant pourquoi il n’abordait pas ce domaine, se rendant aussitôt compte qu’il valait mieux ne pas s’en étonner ni à plus forte raison se poser des questions. L’innocence est une denrée excessivement fragile que la réflexion n’arrange pas, quand elle ne la détruit pas totalement.

— Il y a quelque chose que j’ai promis de vous dire, mais je n’ai pas eu l’occasion de le faire calmement avant aujourd’hui. C’est Cristina qui m’a chargé d’un message avant mon départ de Tregeiriog.

A ce nom, chaque trait du visage d’Eliud se contracta, il pâlit, méfiant et, dans ses pupilles dilatées, passa rapidement un éclair vert, tel la lumière d’un orage d’été à travers les feuilles, au mois de juin.

— Elle tient à ce que vous sachiez qu’elle a parlé à son père et au vôtre et qu’avant longtemps, elle sera libre de se donner à qui elle veut. Et elle ne veut se donner à personne d’autre que vous.

Un flot de larmes soudain noya ses yeux verts et transforma en fontaine l’éclair précédent. De sa main valide Eliud chercha maladroitement à se raccrocher à ce qu’il put trouver : il agrippa avec force la main que lui tendait Cadfael, l’attira vers son visage ruisselant puis vers son coeur qui battait à tout rompre. Cadfael le laissa tranquille le temps qu’il fallut, attendant que l’orage s’apaiser. Quand le garçon eut retrouvé son calme, il se dégagea doucement.

— Mais elle ne sait pas ce que je suis, de quoi j’ai été capable, murmura le malheureux Eliud.

— Ce qu’elle sait de vous lui suffit amplement. Elle vous aime autant que vous l’aimez et il n’y a personne d’autre dans sa vie, parce qu’il n’y a pas de place. Je gage que ni la culpabilité ni l’innocence, ni le bien ni le mal, rien de tout cela ne modifiera ses sentiments à votre égard. Mon petit, si on se réfère à la normale, vous avez encore une trentaine d’années devant vous, assez pour vous marier, avoir des enfants, acquérir une réputation, trouver le pardon ou devenir un saint. Ce qui s’est passé est important, mais ce qui va se passer l’est encore plus. Cristina a cette vérité en elle. Quand elle sera au courant elle en aura du chagrin, mais rien ne changera ce qu’elle éprouve pour vous.

— Mon espérance de vie se compte en semaines, en mois au mieux, pas en dizaines d’années, murmura-t-il à travers les couvertures sous lesquelles il dissimulait ses traits ravagés.

— C’est Dieu qui en décide, non les hommes, les rois ou les juges. Il faut être prêt à affronter la vie aussi bien que la mort. On n’échappe ni à l’une ni à l’autre. Oui sait le temps que demandera votre pénitence ou l’importance de la réparation qu’on attend de vous ?

Il se leva de sa place parce que John Miller et deux autres voisins, qui s’occupaient des blessés légers de la dernière bataille, amenèrent Elis, sa couchette, ses affaires, de la cellule d’à côté, déposant le tout près du lit d’Eliud. Le moment de s’éclipser était propice, car quelque chose comme un espoir s’était réveillé chez le jeune homme, quel que fût son désir de ne pas trop en attendre, et les retrouvailles avec son alter ego arrivaient à point nommé. Cadfael ne s’éloigna pas avant la fin de l’installation. Il vit John Miller dépouiller Eliud de ses couvertures, le soulever et le remettre en place comme s’il ne pesait rien, avec la douceur d’une mère envers son enfant. John avait vécu très près de Mélisande et d’Elis et éprouvait une grande affection pour ce dernier, comme s’il s’agissait d’un petit garçon aussi hardi que prometteur. C’était un homme utile ce John, avec sa force paisible, capable de prendre un malade endormi – à condition d’avoir assez d’affection pour lui – et de l’emporter sans le réveiller. Et dévoué à soeur Magdeleine avec ça, cette femme dont l’autorité en ces lieux valait bien celle d’un roi.

Oui, un allié utile. Bien...

 

Le jour suivant se déroula dans une sorte de silence délibéré, comme si hommes et femmes marchaient délicatement, en retenant leur souffle, et chacun observa le rituel de la maison avec un respect tout particulier afin d’éviter tout incident. Jamais on n’avait aussi scrupuleusement suivi les heures canoniales au gué de Godric. Mère Mariana, toute petite, desséchée, présidait une communauté modèle, capable de désarmer le destin. Dans leur couchette, les invités qu’on lui avait imposés se tenaient parfaitement tranquilles ; même Mélisande, qui n’était plus postulante dans la maison, vaquait à ses occupations, le visage pur et calme, laissant les deux jeunes gens s’entretenir de leurs problèmes.

Cadfael assista aux offices, pria avec ferveur, et sortit aider soeur Magdeleine qui assistait les blessés, tous ceux dont l’état réclamait encore des soins.

— Vous êtes épuisés, lui dit-elle, pleine de sollicitude quand ils rentrèrent souper au dernier moment, juste avant complies. Demain, vous feriez bien de dormir jusqu’à prime ; depuis trois nuits, vous n’avez guère fermé l’oeil. Allez donc dire au revoir à Elis ce soir, car les autres viendront le chercher demain à la première heure. Tiens, pendant que j’y pense, si vous m’offriez un peu de ce sirop de pavot de votre composition, je ne dirais pas non. J’ai terminé le mien et j’ai un malade à voir demain, qui souffre trop pour sommeiller. Cela ne vous ennuie pas de me remplir un flacon ?

— Nullement.

Et Cadfael alla chercher le grand pot qu’il avait demandé à frère Oswin de lui envoyer de Shrewsbury après la bataille. Elle lui apporta une bouteille verte qu’il emplit à ras bord sans commentaire.

Il évita aussi de se lever tôt le lendemain matin, bien qu’il fut réveillé à l’heure. Il n’était pas plus bête qu’un autre et savait interpréter les bruits. Il entendit les cavaliers arriver, la voix de la soeur tourière se mêler à d’autres, galloises et anglaises, parmi lesquelles il crut distinguer celle de John Miller. Mais il ne sortit pas de son lit pour les saluer avant le départ.

Quand il se rendit à prime, il supposa que les voyageurs étaient depuis deux heures sur le chemin du pays de Galles, forts du sauf-conduit de Hugh pour la fin du voyage, avec toutes les provisions et les montures nécessaires. La soeur tourière avait conduit les hommes d’armes à la cellule où, dans le lit le plus proche de la porte, ils trouveraient celui dont ils allaient se charger. John Miller l’avait pris dans ses bras, chaudement emmitouflé et l’avait déposé dans la litière qui servirait à le ramener chez lui. Mère Mariana en personne était sortie de sa couchette pour assister au départ des voyageurs et les bénir.

Après prime, Cadfael alla rendre visite à son dernier patient. Autant poursuivre le rythme des jours précédents. Deux heures d’intervalle constituaient déjà une belle avance et il fallait que quelqu’un rentre le premier dans la cellule – non, pas exactement, Mélisande l’avait sûrement précédé, mais le premier parmi les autres, l’ennemi potentiel, les non-initiés.

Il ouvrit la porte et s’arrêta net sur le seuil. Dans la lumière indistincte, deux visages pâles, presque joue à joue, étaient levés vers lui. Mélisande était assise au bord du lit dont elle tenait l’occupant dans ses bras, car il s’était soulevé pour s’asseoir, un manteau jeté sur ses épaules nues. Il ne voulait pas affronter ce moment en position couchée. Le bandage qui protégeait sa côte cassée se soulevait au rythme heurté de son coeur et les yeux qu’il fixait sur Cadfael s’approchaient beaucoup plus de la couleur sombre de ses boucles noires que de leur couleur noisette originelle.

— Vous voulez bien informer messire Beringar que j’ai expédié mon frère de lait hors de sa juridiction et que je suis prêt à répondre de tout ce qui pourra être retenu contre lui. Il s’est mis la corde au cou pour moi ; maintenant, c’est mon tour. Je prends à mon compte ce que la justice exigera de lui.

C’était dit. Il respira à fond, ce qui lui arracha une grimace de douleur, mais son visage se détendit et perdit de sa froideur maintenant qu’il n’y avait plus rien à cacher.

— Je suis désolé d’avoir dû tromper mère Mariana. Dites-lui que je lui demande pardon mais qu’en toute honnêteté, il n’y avait pas d’autre solution. Je ne voudrais pas que quiconque encourût un blâme à ma place. C’est vous qui êtes entré, j’en suis heureux, dit-il simplement, impulsivement. Envoyez vite un messager en ville et qu’on en finisse. A l’heure qu’il est, Eliud est en sécurité.

— Je m’occupe de vos deux messages, répondit gravement Cadfael, sans poser de questions.

Il ne demanda même pas si Eliud avait été dans la confidence car il connaissait déjà la réponse. Parmi tous ceux qui avaient éprouvé le besoin de ne rien voir ni entendre, Eliud, avec sa culpabilité lamentable et son innocence désespérante, occupait une place à part. Un de ses convoyeurs, sur la route de Gwynedd, allait se retrouver avec un blessé fou d’angoisse sur les bras quand il émergerait de son profond sommeil. Mais au terme de cette fuite involontaire, quelles que fussent les mesures qu’Owain Gwynedd prendrait dans l’occurrence, il y avait Cristina qui l’attendait.

— Je me suis arrangé du mieux que j’ai pu, affirma Elis avec conviction. On l’aura avertie, elle viendra à sa rencontre. Il aura du mal à remonter la pente, mais la vie continue.

Les jeunes gens avaient singulièrement mûri depuis qu’il était venu marauder au gué de Godric. A présent, Elis ap Cynan n’était plus le garçon qui exorcisait ses craintes en jetant, avec une innocente allégresse, des injures en gallois à ses geôliers. Et de son côté, Mélisande ne ressemblait guère à la jeune fille qui chérissait vaguement l’idée de prendre le voile avant même de connaître le sens des mots mariage et vocation.

— On dirait que vous avez parfaitement organisé votre affaire, constata judicieusement Cadfael. Eh bien, il ne me reste plus qu’à aller rendre compte ici même et à Shrewsbury.

Il avait à demi refermé la porte derrière lui quand Elis le rappela :

— Cela vous ennuierait-il de revenir m’aider à enfiler mes vêtements après ? J’aimerais être décent et sur pied pour recevoir Hugh Beringar.

 

Et il le fut quand Hugh arriva dans l’après-midi, le visage sombre et l’oeil noir, pour enquêter sur la disparition de son meurtrier. Dans le petit parloir en bois noirci de mère Mariana, Mélisande et Elis se tenaient côte à côte pour l’affronter. Cadfael l’avait aidé à enfiler ses hauts-de-chausses, sa chemise et sa tunique ; Mélisande lui avait donné un bon coup de peigne (ce n’était pas du luxe) car il était incapable de se coiffer seul. Soeur Magdeleine, après avoir observé attentivement les premiers pas hésitants du blessé, lui avait donné un bâton sur lequel s’appuyer car son genou, encore douloureux, pouvait le lâcher à tout moment. Quand il fut prêt, il avait l’air très jeune, propre comme un sou neuf, solennel et guère rassuré, ce qui se comprenait. Il était un peu penché sur le côté, une main sur sa côte fêlée qui l’empêchait de respirer à fond. Toute proche de lui, Mélisande s’apprêtait à le soutenir en cas de besoin, mais se gardait bien de le toucher inutilement.

— J’ai envoyé Eliud à ma place au pays de Galles, avoua Elis, déterminé et plein d’appréhension. Je lui devais la vie. Mais moi, je suis là, à votre disposition. Vous me traiterez comme il vous plaira. Je suis prêt à répondre de mes actes.

— Asseyez-vous, pour l’amour de Dieu ! répliqua Hugh, d’une voix brève, déconcertante. Je ne tiens nullement à être le témoin des souffrances que vous vous infligez. Si vous tenez à être pendu à sa place, ça me suffit. Je n’ai guère de goût pour les héros.

Elis rougit, grimaça et s’exécuta sans protester ni détourner non plus le regard du visage sévère de Hugh.

— Qui vous a aidé ? demanda-t-il avec un calme glacial.

— Personne. Je me suis débrouillé seul. Les gens d’Owain se sont bornés à m’obéir.

Il ne risquait pas grand-chose à dire cela bravement tous ces gens étaient pratiquement rentrés chez eux, à présent.

— J’ai moi aussi ma part de responsabilité, intervint fermement Mélisande.

Hugh l’ignora ou en donna l’impression.

— Qui vous a aidé ? répéta-t-il avec force.

— Personne... Mélisande était au courant, mais c’est tout. Je suis seul à blâmer... Agissez en conséquence.

— Vous seul avez changé votre cousin de lit. De la part d’un blessé lui-même incapable de marcher, à plus forte raison de soulever une autre personne, c’est un vrai miracle ! D’après ce qu’on m’a dit, un certain meunier des environs a porté Eliud jusqu’à la litière.

— Il faisait noir dehors et à l’intérieur, le jour était à peine levé, objecta Elis. J’avais...

— Nous avions, rectifia Mélisande.

— ... j’avais déjà bien enveloppé Eliud dans ses couvertures, il était à peu près invisible. John Miller s’est contenté de me prêter main-forte – c’est bien le mot – parce qu’il a de la sympathie pour moi.

— Eliud était-il complice de cet échange ?

— Non ! protestèrent-ils tous deux d’une même voix farouche.

— Non ! répéta Elis d’une voix tremblante tant il mit de ferveur dans sa réponse. Il ne savait rien. J’ai mis dans ce qu’il a bu en dernier une dose massive du sirop de pavot que frère Cadfael nous a donné le premier jour, quand nous avions mal. Cela vous endort son homme pour le compte. Eliud s’est écroulé comme une masse. Il ne s’est rendu compte de rien. Il n’aurait jamais accepté !

— Et comment vous êtes-vous procuré ce sirop, alors que vous étiez cloué au lit ?

— C’est moi qui ai volé le flacon à soeur Magdeleine, déclara Mélisande. Demandez-le-lui. Elle vous confirmera qu’il en manque pas mal.

Hugh ne douta pas un instant que la religieuse confirmerait cette assertion. A tel point qu’il ne comptait même pas l’interroger à ce propos. Ce qui lui éviterait de répondre. Il n’interrogerait pas Cadfael non plus. Tous deux s’étaient lavés les mains de ce procès qui concernait exclusivement le juge et les coupables.

Il y eut un bref silence pesant qu’Elis trouva pénible à supporter, tandis que Hugh regardait le couple, les sourcils froncés ; puis, toujours très attentif et sombre, il finit par ne plus se concentrer que sur Mélisande.

— C’est surtout vous qui auriez dû tenir à être vengée d’Eliud. Vous lui avez donc pardonné si vite ? Si oui, qui suis-je pour y trouver à redire ?

— Je ne suis même pas sûre de savoir ce que pardonner signifie, articula-t-elle lentement. Simplement il me semble que c’est un tel gâchis que toutes les bonnes actions d’un homme ne suffisent pas à en racheter une mauvaise, même très grave. J’ai vu assez de gens mourir. Le chagrin que m’a causé le premier, la mort du second ne l’aurait pas atténué.

Il y eut un autre silence, encore plus long. Elis, tremblant, brûlait de savoir ce qui l’attendait, pour le pire ou pour le meilleur. Il frémit quand Hugh se leva soudain de son siège et déclara :

— Elis ap Cynan, il n’y a rien que la justice soit en droit de vous reprocher. Vous n’avez aucune dette envers moi. La meilleure solution serait de vous reposer encore un peu. Votre cheval est toujours dans les écuries de l’abbaye. Quand vous serez en état, vous irez retrouver votre cousin.

Et, avant qu’ils aient pu ouvrir la bouche, il avait quitté la pièce et refermé la porte derrière lui.

 

Frère Cadfael fit quelques pas aux côtés de son ami quand Hugh repartit pour Shrewsbury, au début de la soirée. Le temps s’était adouci ces derniers jours et, le long de la grande allée, les branches des arbres arboraient le premier voile vert des bourgeons printaniers. Dans les taillis, le chant des oiseaux avait commencé à vibrer de l’excitation et de l’agitation qui, chaque année, précèdent les amours, la nidation et l’éducation des jeunes. C’était le moment ou jamais de songer à la naissance, à la vie qui recommence, et de chasser les idées noires de son esprit.

— Comment aurais-je pu agir autrement ? soupira Hugh. Il n’avait tué personne, lui. Ce cou qu’il offrait si gentiment à la corde, je n’en avais pas l’usage. Si je l’avais envoyé à l’échafaud, j’en aurais pendu deux pour le prix d’un. Dieu sait comment une fille aussi décidée que Mélisande – ou celle de Tregeiriog, si on va par là – réussira à séparer les deux moitiés de ce couple. Deux vies contre une seule, c’était un marché de dupes.

Du haut de son cheval gris pommelé, sa monture favorite, il regarda Cadfael et lui sourit. C’était la première fois depuis plusieurs jours qu’on le voyait sourire sans arrière-pensée ni ironie.

— Vous étiez au courant ?

— Non, pas du tout, affirma Cadfael. Mais je m’en doutais. Je ne savais rien de précis et je n’ai pas bougé le petit doigt.

En se montrant sourd, aveugle et muet, il avait été complice, détail inutile à mentionner. Hugh avait compris, lui qui ne se serait jamais prêté à ce jeu. Mais il ne jugea pas indispensable de manifester la gratitude qu’il éprouvait secrètement de n’avoir pas eu à exécuter un jugement qu’il aurait appliqué à contrecoeur.

— Que vont-ils devenir tous ? je me le demande, murmura-t-il. Elis regagnera ses pénates dès qu’il se sentira assez bien, j’imagine, et il se fiancera officiellement à la petite. Il n’y a plus d’hommes dans sa famille, à part le frère de sa mère qui est au diable, avec la reine, dans le Kent. A mon avis, soeur Magdeleine lui conseillera de retourner chez sa belle-mère pour que les formes soient respectées. Mélisande a suffisamment la tête sur les épaules pour écouter, et elle saura se montrer patiente, puisqu’elle ne doute plus d’avoir à la fin ce qu’elle veut. Mais les deux autres ?

Tout portait à croire qu’Eliud et ses compagnons étaient en plein pays de Galles à l’heure qu’il était, et n’avaient plus besoin de se presser pour éviter de fatiguer le blessé. Avec le philtre d’oubli qu’on lui avait généreusement donné, il aurait quelques difficultés à retrouver ses esprits quand il se réveillerait ; ensuite son entourage agirait au mieux pour apaiser ses remords, son chagrin et ses craintes pour Elis. Mais cet être troublé, passionné, ne trouverait jamais complètement le repos.

— Qu’est-ce qu’Owain va faire de lui ? poursuivit Hugh.

— Il ne cherchera pas à l’exécuter, répondit Cadfael, à condition que vous lui cédiez vos droits sur lui. Le garçon vivra et épousera sa Cristina. Opiniâtre, elle ne laissera souffler ni le prince, ni le prêtre, ni ses parents avant d’avoir obtenu pleinement satisfaction. Quant à son châtiment, il le porte en lui, et il le portera jusqu’à la fin de ses jours. Il n’y a que la mort qui puisse l’en délivrer. Mais avec l’aide de Dieu, il ne sera pas seul à se charger de ce poids. Ni crime ni échec ne pourront écarter Cristina de lui.

Ils se séparèrent au bout de l’allée. Le soir tombait tôt sous les arbres, les oiseaux n’en chantaient pas moins avec une joie extrême, violente, assez puissante pour briser leurs voix fragiles, ou leur faire éclater le coeur. Il y avait des narcisses qui frémissaient dans l’herbe.

— Je m’en vais plus léger que je ne suis venu, dit Hugh, arrêtant un moment son cheval avant de prendre la route du retour.

— Dès que je verrai l’autre garçon trotter comme un lapin et respirer normalement, je vous suivrai.

Cadfael regarda les toits bas de la grange de mère Mariana, là où la lumière argentée, filtrant à travers les branches légères, reflétait le frémissement incessant du cours d’eau.

— J’espère que tous ensemble, nous avons tiré quelque bien d’un grand mal. C’est déjà beaucoup. Je me rappelle qu’un jour, notre abbé a dit que notre but était la justice, et que c’était Dieu qui détenait le privilège de la clémence. Mais même Lui, quand il veut montrer Sa miséricorde, a besoin d’un outil à Sa main.

 



[1] Voir L’Apprenti du diable, du même auteur, dans la même collection (n°2136)

[2] Voir Un cadavre de trop, du même auteur, dans la même collection n°1963.(N.d.T.)

La Rançon du mort
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