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Philippe, qui apprenait à écouter en silence, ne les lâcha pas d’une semelle quand ils rebroussèrent chemin par les jardins et les vergers de la Gaye. Ils ne trouvèrent rien à redire à sa présence. Il avait mérité d’être là et comptait bien y rester. Tous les grands bateaux avaient déjà quitté la jetée. Bientôt les ouvriers commenceraient à démonter les passerelles et les quais et les rangeraient jusqu’à l’an prochain dans les magasins de l’abbaye ainsi que de nombreuses échoppes sur la première enceinte et deux charrettes de l’abbaye qui faisaient le va-et-vient entre le champ de foire et le portail.
— C’était au moins à mi-chemin, si mes souvenirs sont exacts, dit Hugh, et bien en retrait par rapport à la route. Il n’y avait guère de lumière, car les échoppes dans le coin sont essentiellement réservées aux gens de la campagne qui viennent pour la journée. C’est tout près maintenant.
Il y avait des tréteaux empilés cette nuit-là et des auvents en tissu tout prêts à l’usage. Ce matin, il y avait aussi des planches et des tréteaux entassés, qui serviraient pour la foire suivante. Ils passèrent au peigne fin toute la zone concernée, mais sans pouvoir retrouver l’endroit exact. L’une des deux charrettes était arrivée là et deux serviteurs laïcs y disposaient les planches à emporter, empilant les tréteaux en tas élevés. Cadfael examina le terrain qu’on dégageait progressivement.
— Vous en avez trouvé, des choses ! s’étonna-t-il car un coin de la charrette était plein d’objets inattendus : un soulier de grande taille, une courte tunique crottée mais encore en bon état, une poupée de bois qui avait perdu un bras, un capuchon vert, une corne à boire.
— Et encore, mon frère, ce n’est rien, lança le charretier, avec un sourire, il y en aura bien d’autres avant qu’on ait fini.
« On nous en réclamera certains. J’imagine que sa propriétaire voudra savoir où elle a perdu sa poupée. Quant à la tunique, elle est encore bonne, un jeune qui aura bu un coup de trop et qui aura oublié de la récupérer en partant viendra peut-être la rechercher. La chaussure est comme neuve ; même si le gars a une sacrée pointure, il est bien possible qu’il vienne la réclamer, tout honteux. Quant à ce flacon, vous ne devinerez jamais où on l’a trouvé. »
Et glissant ses bras puissants sous un tas de tréteaux, il brandit l’objet. D’un mouvement de tête, il indiqua l’avant de la charrette auquel Cadfael n’avait prêté aucune attention. Attachée par un fin cordonnet de cuir, pendouillait une grande bouteille en verre aplati pouvant contenir un bon litre.
— On l’avait flanquée sur l’auvent d’un étal réservé aux paysans, tenu par une vieille femme qui vend des fromages ; je la connais, elle vient chaque année et comme elle n’a plus vingt ans, on lui a monté son étal la nuit d’avant l’ouverture de la foire. Quand on l’a démonté ce matin, cette bouteille a failli fracasser le crâne de mon collègue ici présent ! Non, mais vraiment ! Jeter une bouteille à un endroit pareil, comme si ça ne coûtait rien ! S’il l’avait rapportée chez Wat, il se serait fait payer à boire pour la peine.
Ayant mis ses tréteaux sur la charrette, il se tourna pour y ranger une pile de planches.
— Cette bouteille, elle vient bien de chez Wat ? insista Cadfael, pensif.
— Il y a sa marque sur le cordonnet. On sait tous d’où ils viennent, ces beaux flacons. Mais ils ne nous reviennent pas souvent.
— Et où était l’étal où on l’a laissé ? demanda Hugh par-dessus l’épaule de Cadfael.
— A moins de dix mètres d’ici.
Ils ne résistèrent pas à l’envie de vérifier : tout concordait parfaitement.
— C’est drôle, la vieille a dit que ça puait l’alcool à plein nez quand elle est venue disposer ses fromages. Et que ça sentait encore la nuit, comme si elle avait pataugé dedans. Mais après le premier soir, elle a oublié. Elle est à moitié galloise, alors hein... Pour moi, elle a rêvé.
Cadfael pensa plutôt qu’elle avait du flair et que, s’y connaissant un peu quant à la façon de distiller l’alcool, elle avait su exprimer exactement ce qui la gênait. Quelque part dans l’herbe, – il en était sûr maintenant, – on avait généreusement aspergé d’alcool le sol et aussi des vêtements. Rien d’étonnant à ce que la terre en ait gardé l’odeur. Peut-être que l’homme en avait bu une gorgée pour se parfumer l’haleine et se transformer en ivrogne crédible, mais pas plus car il savait parfaitement ce qu’il faisait quand des étrangers s’étaient penchés sur lui en respirant l’odeur convaincante de son ivresse. Des étrangers... oui, sauf un ! Dans cette obscurité encore profonde, Cadfael commençait à entrevoir une lueur.
— Voilà qui tombe bien, dit-il, il faut qu’on passe voir Walter Renold. Voulez-vous qu’on lui rapporte la bouteille ? La récompense sera pour vous.
— Prenez-la, mon frère, répliqua gaiement le charretier et il détacha le flacon. Dites-lui que c’est de la part de Richard Nyall. Il me connaît.
— Elle était vide, je suppose, quand vous l’avez trouvée, hasarda Cadfael, soulevant l’objet fatal.
— Oui, bien sûr, mon frère. Nos visiteurs oublient peut-être le contenant, mais avant de tomber raide, ils font un sort au contenu.
Les planches étaient entassées et le sol piétiné restait à nu ; la charrette s’éloigna. D’ici quelques jours, avec le retour des pluies d’été, la belle herbe verte repousserait et recouvrirait progressivement l’argile dénudé.
— Pas de doute, c’est à moi, dit Wat, prenant la bouteille dans sa grosse main. Je n’en ai pas beaucoup de pareilles. Personne n’achète cette quantité d’alcool, même à une foire. Qui aurait assez d’argent pour ça ? Et puis il n’y a pas grand monde qui préfère l’alcool à un bon vin ou une bonne bière. J’en ai connu des hommes qui cherchaient à oublier qu’ils avaient une âme, et vite encore, mais rarement à une foire. Même ceux qui ne rigolent pas facilement viennent ici pour s’y amuser et pour se détendre. Il m’a étonné celui-là quand il m’a commandé ça et qu’il a payé recta, mais c’était manifestement le serviteur d’un seigneur. Il avait des ordres et aussi de l’argent. Et moi, mon métier, c’est de vendre de l’alcool. Maintenant oui, si ça peut vous rendre service, il s’agit bien du type que Philippe connaît et c’est bien ce flacon-là.
Un coin discret dans la grande salle de l’estaminet s’avéra aussi favorable qu’un autre pour leur permettre de s’asseoir et de réfléchir avant de passer à l’action et d’essayer de trouver un sens à ce qu’ils avaient découvert.
— Wat a dit tout haut ce qu’on pensait tout bas, commença Cadfael. On aurait dû comprendre plus vite. Manifestement c’était le serviteur d’un seigneur, il avait des ordres et de l’argent. Un serviteur aurait pu être acheté par un inconnu pour commettre un meurtre, et décider de son propre chef de s’enrichir en volant et en tuant, je veux bien. Mais que cela arrive à deux serviteurs de la même maison, là, je dis non. Ils ne travaillaient pas pour eux-mêmes, mais pour leur maître.
— Vous voulez dire Corbière, murmura Philippe, le souffle coupé par l’énormité de cette supposition. Mais enfin... son palefrenier l’a bel et bien frappé, à ce qu’on m’a dit. Il lui a fait mordre la poussière alors qu’il essayait de l’arrêter. Comment expliquez-vous cela ? Ça n’a aucun sens.
— Attendez ! Reprenons au début. Supposons que la nuit où maître Thomas est mort, on ait envoyé Fowler pour s’occuper de lui et s’emparer de ce que tout le monde ici désire si fort. Son seigneur a pris ses précautions, lui a parlé d’un éventuel bouc émissaire et lui a donné l’argent pour acheter l’alcool qui lui servirait d’alibi pour l’heure du crime. Il était indispensable qu’il ne soit pas inquiété, que chacun l’ait vu hors d’état de nuire. Le maître, lui, nous serre de près et se joint à nous quand nous partons à la recherche du marchand disparu. Rappelez-vous, Hugh, c’est Corbière qui a découvert son serviteur, pas nous. On ne l’avait pas vu, ce qui ne lui convenait pas du tout. Il fallait qu’on le trouve, qu’on constate qu’il n’était pas capable de faire de mal à une mouche et que tout le monde sache qu’il serait sous clé pendant un bon moment. Dix meurtres auraient pu être commis cette nuit-là, personne n’aurait songé à Turstan Fowler.
— Mais ça n’a servi à rien, objecta Hugh. Il fallait tôt ou tard qu’il dise à son maître que ce meurtre avait été inutile : maître Thomas ne portait pas son trésor sur lui.
— Je ne pense pas qu’il l’ait su avant le lendemain matin, quand il l’a fait sortir de prison. Il l’a donc fait témoigner pour attirer l’attention sur Philippe et pendant qu’on était tous sagement au tribunal, il l’a envoyé fouiller la péniche. Chou blanc une fois de plus. Ça va ? Vous me suivez ?
— Oui, continuez, soupira Hugh, l’air sombre. On n’est pas arrivés au pire. Qui, à votre avis, s’est chargé du sale boulot ce jour-là ?
— Je doute qu’ils aient utilisé le plus jeune. Deux suffisaient pour ce qu’il y avait à faire. Pour moi, c’est Ewald, le palefrenier. Ces deux-là ont fait le coup, mais le cerveau, ce n’était pas eux.
— Au cours de cette même nuit, ils ont cambriolé la baraque, toujours sans succès. La nuit suivante, ils ont attaqué et tué Euan de Shotwick, dit Hugh sans toucher mot du viol de la sépulture de maître Thomas. Pour rien une fois de plus, comme vous l’avez démontré. Jusque-là, je vous suis. Mais venons-en à l’étrange affaire d’hier. Bon Dieu, ça n’a ni queue ni tête ! Je le surveillais, ce type, je l’ai vu changer de couleurs, je vous le jure ! Il était furieux, choqué, offensé, il n’y avait pas à s’y tromper ! Il n’a pas voulu envoyer son palefrenier de peur qu’il avertisse son collègue, il est allé le chercher lui-même. Il s’est placé entre son homme et la porte, il aurait pu être blessé ou pire en tentant de l’empêcher de fuir...
— Ouais, acquiesça Cadfael, d’un ton lourd, et pourtant c’est clair, mais d’une clarté abominable, pire que ce que l’on avait imaginé. Ewald était aux écuries et ne pouvait s’échapper à moins de franchir notre enceinte. Corbière est venu à la demande du shérif qui lui a tout dit. Son palefrenier ne pouvait plus nier, il avait le dos au mur, il allait parler et accuser son seigneur. Pensez à tout ce qui est arrivé à ce moment. Fowler avait été s’exercer aux cibles et il avait son arbalète. Corbière est allé chercher Ewald aux écuries. Turstan a fait mine de le suivre, oui, et ils ont échangé quelques mots. Mais que se sont-ils dit ? Ils étaient trop loin pour qu’on les entende. Impossible aussi de savoir quels propos ont été échangés aux écuries. Plusieurs minutes se sont écoulées avant qu’ils ne sortent. D’accord ? Assez longtemps pour que Corbière mette son serviteur au courant, lui dise de ne pas perdre la tête et lui promette qu’il s’en sortirait. « Amène le cheval, je ferai en sorte d’être entre la porte et toi, choisis le bon moment, saute en selle et file. Cache-toi (au manoir sans doute), tu ne le regretteras pas. Mais arrange-toi pour qu’on pense que je n’ai rien à voir là-dedans. Attaque-moi, joue bien ton rôle et je saurai jouer le mien. » C’est ce qu’il a fait – quel merveilleux acteur ! Il s’est mis entre Ewald et le portail et ils se sont servis du cheval pour nous tenir à l’écart. Il a vaillamment essayé d’attraper les rênes, ce qui lui a valu une bonne chute. Le temps qu’il se relève, le palefrenier était loin.
Ils le regardaient tous les deux, muets, fascinés, l’oeil rond. Cadfael reprit :
— Seulement il avait gardé une carte dans sa manche. Il ne comptait pas du tout le laisser filer. C’était trop risqué. Il pouvait se faire prendre et parler. « Abats-le » a-t-il crié et Fowler a obéi. Sans état d’âme ; tel maître, tel serviteur. Ainsi quelqu’un qui en savait trop sur tous les deux serait muet à jamais.
Effarés, ils se turent un long moment. Même Beringar qui en savait pourtant long sur le mal et la trahison (qu’il haïssait) était si choqué qu’il ne trouvait plus rien à dire. Philippe, l’oeil fixe, se leva lentement. Il manquait d’expérience, ne connaissait guère que la région et en homme honnête qu’il était, il admettait difficilement que ses semblables se conduisent comme des monstres.
— Mais ça n’est pas possible ! Cet homme va la voir, il la courtise ! Pourtant vous avez dit qu’il voulait prendre quelque chose qui était à son oncle qu’il n’a trouvé ni sur lui, ni sur sa péniche, ni dans sa boutique. C’est donc Emma qui l’a, qui court des risques pendant que nous nous attardons dans cette taverne !
— Emma est avec ma femme, dit Hugh calmement, à l’hôtellerie de l’abbaye. Que peut-il lui arriver ?
— Ah oui ! s’écria Philippe, passionné. Mais vous venez de me dire qu’on avait affaire à des démons et non à des hommes !
Et tournant vivement les talons, il sortit en courant de la taverne et fila comme une flèche sur la première enceinte.
Cadfael et Hugh restèrent à se regarder sans mot dire de part et d’autre de la table, mais un instant seulement.
— Bon Dieu ! Voilà que les innocents en savent plus que nous !, s’écria Hugh. Ne traînons pas. Ce garçon m’a fait peur.
Philippe arriva à l’hôtellerie hors d’haleine. Le souffle court, il demanda à voir Aline qui survint souriante, mais seule.
— Eh bien, Philippe, que se passe-t-il ?
Puis elle se dit que ce pauvre garçon était fou d’Emma et elle regretta qu’il fût arrivé trop tard pour lui faire dignement ses adieux et recevoir, en guise de réconfort, quelques mots gentils, qui ne coûtaient pas grand-chose.
— Je suis désolée, Philippe, reprit-elle, ils ne pouvaient pas attendre ; elle est déjà partie car ils manquaient de temps. Elle aurait souhaité que je vous fasse ses adieux et que...
Les mots moururent sur ses lèvres. Elle reprit :
— Qu’y a-t-il, Philippe ? Ça ne va pas ?
— Partis ? cria-t-il. Elle est partie ? Vous avez dit « ils ». Qui « ils » ? Qui est avec elle ?
— Mais... messire Corbière. Il lui a proposé de l’emmener à Bristol avec sa soeur qui va entrer au couvent. Cela tombait très bien... Philippe, enfin ! Qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il poussa un gémissement de fureur et d’angoisse et tendit une main pour lui agripper le poignet.
— Où ? Où l’emmène-t-il ? Là, aujourd’hui ?
— Ils passeront la nuit à son manoir de Stanton Cobbold. Sa soeur est là-bas...
Mais il était parti, avant qu’elle ait eu fini de répondre. Déjà, il avait filé vers les écuries et non vers le portail comme s’il avait le diable à ses trousses. Tant pis pour les conséquences : il manquait de temps pour demander la permission ou respecter le bien d’autrui. Il s’empara du cheval qui lui parut le meilleur et qui par chance – pour Philippe et non pour son propriétaire ! – était sellé et n’attendait qu’un cavalier. Avant qu’Aline, stupéfaite autant qu’effrayée, n’eût atteint la porte de la grande salle, Philippe avait franchi le portail, poursuivi, bien inutilement, par un palefrenier furieux et volubile.
Puisque le chemin le plus court pour gagner la route menant au sud vers Stretton et Stanton Cobbold était de tourner à gauche au portail, puis de nouveau à gauche par le chemin étroit de ce côté-ci du pont, Cadfael et Hugh Beringar, qui remontaient hâtivement la première enceinte, ne virent rien de l’agitation causée par le départ de Philippe. Ils arrivèrent au portail, puis dans la grande cour sans se douter de ce qui était arrivé. Il y avait encore des hôtes qui partaient et la bousculade était normale pour un lendemain de foire. Rien qui pût les inquiéter. Hugh alla droit à l’hôtellerie et Cadfael qui le suivait comme son ombre fut soudain arrêté par une grande main sur son épaule et une voix familière et cordiale lui parlant aimablement en gallois.
— Ah ! Je vous cherchais ! Je viens vous faire mes adieux, mon frère, et vous remercier de votre compagnie. La foire s’est bien passée ! Je vais regagner mon bateau maintenant, et rentrer en ayant fait de bonnes affaires.
Sous sa barbe et ses cheveux épais, Rhodri sourit largement.
— Il y en a au moins deux qui ne pourront pas en dire autant, répondit tristement Cadfael.
— Oui, mais eux, en quoi consistaient leurs affaires ? Bien qu’en définitive, on en revienne toujours à l’argent. Pour quelle autre raison les hommes ont-ils de se donner du mal ?
— Pour défendre une cause, je ne sais pas, moi. Vous avez dit vous-même, si mes souvenirs sont exacts, qu’il n’y avait pas de meilleur endroit pour rencontrer quelqu’un avec qui on ne tenait pas à être vu que ces grandes foires. On n’est jamais si seul que sur une place de marché ! Je suppose, ajouta-t-il doucement, qu’Owain Gwynedd lui-même avait ses espions ici. Toutefois il fallait qu’ils parlent bien anglais pour pouvoir être efficaces, remarqua-t-il en toute innocence.
— Eh oui. Je n’aurais pas pu lui servir à grand-chose. Vous avez raison, toutefois. Owain a, comme tout le monde, besoin de renseignements pour maintenir son royaume en paix et y ajouter quelque miles de plus par-ci par-là. Tiens, je me demande qui de mes confrères lui fera discrètement son rapport.
— Et quels conseils il lui donnera ?
Rhodri fourragea dans sa barbe florissante et un éclair de malice brilla dans ses yeux noirs.
— Pour moi, il pourrait bien lui dire que le message que le comte Ranulf attendait du sud ou d’outre-mer – qui sait ? – n’arrivera jamais, et s’il veut profiter du moment, ce serait l’occasion d’agrandir son domaine, car il n’est pas homme à prendre des risques mais à veiller sur ce qu’il a. Owain aurait intérêt à jeter son dévolu sur Maelienydd et Elfael et à laisser Ranulf tranquille.
— Tiens, j’y songe, émit Cadfael. Ce serait une excellente ruse pour les espions d’Owain de demander ici l’aide d’un interprète et que ça se sache. On parle plus volontiers devant un sourd.
— Excellente idée, approuva Rhodri. On devrait bien la suggérer à Owain.
Mais apparemment le prince de Gwynedd n’avait pas besoin qu’on l’aidât à réfléchir, Dieu ne lui ayant pas refusé l’intelligence. Cadfael se demanda combien d’autres langues ce simple marchand parlait. Le français certainement, qui lui était indispensable. Un peu de flamand, peut-être ; nul doute qu’il n’ait voyagé dans ce pays. Il n’aurait pas été surpris non plus si l’homme avait connu un peu de latin.
— Reviendrez-vous l’an prochain à la foire de Saint-Pierre ?
— Pourquoi pas, mon frère ? Qui sait ? Accepterez-vous de nouveau de me servir d’interprète ?
— Volontiers. Moi aussi, je suis de Gwynedd. Saluez vos montagnes pour moi. Et bon retour.
— Dieu vous garde ! s’exclama Rhodri, toujours rayonnant et, lui frappant gentiment sur l’épaule, il se dirigea vers le fleuve.
Hugh ne mit pas plutôt le pied dans la grande salle qu’Aline se jeta dans ses bras avec un cri où se mêlaient le soulagement et le désespoir et s’empressa de lui confier son trouble et son angoisse.
— Hugh, j’ai dû faire une grosse bêtise. Ou alors Philippe Corvisart a perdu la tête. Il est venu demander Emma et quand je lui ai dit qu’elle était partie, il est sorti comme un fou et il y a un marchand de Worcester aux écuries qui l’accuse de lui avoir volé son cheval et de s’être enfui avec ; je n’ose imaginer ce que cela signifie, mais j’ai peur...
Hugh la serra tendrement contre lui, inquiet, empressé.
— Emma est partie ? Mais elle devait revenir chez nous. Pourquoi a-t-elle changé d’avis ?
— Tu sais qu’il lui tourne autour... Il est venu ce matin pour te voir.
« Il paraît que sa soeur va entrer au couvent de Minchinbarrow, et comme il devait l’y emmener et que c’est à cinq miles de Bristol il pouvait aussi bien se charger d’Emma en même temps.
« Il était prévu qu’ils passeraient la nuit au manoir et qu’ils partiraient demain. Emma a accepté, et je n’y ai pas vu malice, il n’y avait pas de raison. Mais en entendant ce nom, Philippe est devenu comme fou...»
— Corbière ? demanda Hugh, la tenant par les épaules et la dévisageant avec inquiétude.
— Mais oui ! Ivo, bien sûr, qu’y a-t-il de mal à ça ? Il l’emmène chez sa soeur à Stanton Cobbold – l’idée m’a paru excellente, et à elle aussi, et tu n’étais pas là pour donner ton avis. En outre, elle a l’âge de savoir ce qu’elle fait.
C’est vrai, elle savait ce qu’elle voulait, elle appréciait l’homme qui lui avait fait cette proposition et dont la sollicitude la flattait. De toute façon, pour protéger son indépendance, elle aurait décidé de partir et si Hugh avait été présent, il aurait manqué d’éléments pour s’y opposer.
Il resserra son étreinte sur son épouse tremblante et pressa sa joue contre les cheveux soyeux.
— Mon amour, tu ne pouvais rien faire d’autre ; j’aurais agi de même. Mais il faut que j’y aille. Ne m’interroge pas maintenant, tu sauras tout plus tard. On la ramènera et tout ira bien...
— Ainsi c’est donc vrai ! murmura Aline dont il sentit le souffle léger contre sa gorge. Il y a des raisons d’avoir peur ? Et je l’ai laissée faire quelque chose de dangereux ?
— Tu ne pouvais pas l’empêcher. C’est elle qui a choisi. N’y pense plus, tu n’as rien à te reprocher. Comment pouvais-tu deviner ? Où est Constance ? Ma chérie, ça m’ennuie de te laisser comme ça.
Il pensait bien sûr, comme tous les hommes, qu’un tel bouleversement chez une femme enceinte pouvait avoir des conséquences pour l’enfant. Du coup elle se reprit. Elle n’était pas du genre à exiger de son mari qu’il lui prêtât attention à elle seule, même si en tant qu’épouse elle avait un droit de priorité. On avait besoin de lui ailleurs. Elle se dégagea résolument.
— Bien sûr que tu dois y aller. Je me porte très bien, et je ne risque rien. Allez file ! Ils ont au moins trois heures d’avance et si tu tardes, Philippe, qui est seul, risque de gros ennuis. Prends vite les hommes que tu pourras rassembler, et de mon côté, je vais essayer de calmer ce marchand dont on a emprunté le cheval...
Comme il hésitait encore à la laisser, elle lui saisit le visage entre ses mains, l’embrassa farouchement et lui fit faire demi-tour juste au moment où Cadfael arrivait.
— Elle est partie avec Corbière, dit Hugh, essayant d’être le plus bref possible. Pour un des manoirs du Shropshire. Philippe est parti à leur poursuite et j’y vais aussi. Je vais avertir Prestcote d’envoyer des hommes le plus vite possible. Vous vous occuperez d’Aline...
Celle-ci en douta en voyant briller un éclair belliqueux dans l’oeil de Cadfael.
— Je n’ai pas besoin de nourrice, protesta-t-elle. Filez, tous les deux !
— J’ai mes ordres, s’exclama Cadfael, qui s’en servit pour couvrir ses ardeurs. L’abbé m’a chargé de veiller à ce que rien n’arrive à notre invitée sous notre toit, et j’ai bien l’intention de ne pas m’arrêter au dit toit. Il comprendra. Vous avez bien un cheval pour moi, Hugh, à part votre gris pommelé. Allons ! Voilà un an que nous n’avons chevauché de concert.