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Le lendemain matin, Cadfael sortit de Prime pour trouver Philippe qui, inquiet, arpentait la grande cour en se dandinant d’un pied sur l’autre comme si le sol était brûlant. Il faisait une telle tête qu’on ne pouvait douter qu’il avait du nouveau. Dès qu’il vit Cadfael, il bondit vers lui et le prit par la manche.

— Vous voulez bien venir avec moi voir Hugh Beringar ? Vous, il vous écoutera. Il est très tôt, je ne savais pas s’il serait réveillé à pareille heure, alors je vous ai attendu. Je crois avoir trouvé endroit où maître Thomas a été tué.

Ce n’était sûrement pas ce qu’il cherchait et sur le moment cela parut si absurde à Cadfael qu’il s’arrêta et le regarda, décontenancé.

— Vous avez quoi ?

— C’est vrai, je vous jure ! Il était si tard la nuit dernière que je n’ai voulu déranger personne avec ça ; je n’y suis pas retourné de jour, mais quelqu’un qu’on a tiré vers la rivière a saigné là-bas...

— Venez ! s’exclama Cadfael, se remettant de ses émotions. On y va ensemble, et il fila vers l’hôtellerie, suivi de Philippe. Si ce que vous dites est vrai, il va vous demander de lui montrer l’endroit. Vous saurez y retourner ?

— Oh oui ! Vous verrez pourquoi.

Hugh, vêtu de sa chemise et de ses chausses, vint les accueillir en bâillant, mais il était bien réveillé et même rasé.

— Parlez tout doucement ! dit-il, un doigt sur les lèvres et fermant sans bruit la porte de ses appartements. Les femmes dorment encore et j’aurais scrupule à flanquer dehors un protégé de frère Cadfael.

Philippe lui raconta le strict nécessaire. Il serait toujours temps de s’occuper de ses affaires à lui. Ce qui comptait maintenant, c’était cette clairière à l’orée des bois, après les vergers de la Gaye.

— Je remontais ma piste la nuit dernière et en cherchant le chemin que j’ai pris pour aller vers la rivière, je n’ai pas marché longtemps. Je suis arrivé quelque part sous les arbres – je saurais y retourner – où quelque chose de lourd est resté pendant un moment avant qu’on le tire vers l’eau. L’herbe est tout aplatie à cet endroit et il y a des traces le long de la pente, là où on l’a traîné, bien qu’il se soit écoulé trois jours depuis. Il me semble qu’il y a aussi des traces de sang.

— Le marchand de Bristol ? demanda Hugh, stupéfait, après un moment de silence.

— Je le crois. On pourra mieux s’en assurer maintenant qu’il fait jour.

Hugh se tourna pour vider sa bière et finir d’avaler le morceau de gâteau d’avoine qu’il était en train de manger.

— Vous avez dormi chez vous ? En ville ?

Tout en parlant il remit hâtivement de l’ordre dans sa tignasse noire, attacha les lacets de sa chemise et prit sa tunique.

— Et c’est moi que vous êtes venu voir plutôt que le shérif ? Bon, ça ne fait rien, nous sommes plus près, ça gagnera du temps, déclara-t-il, en laissant où ils étaient son épée et son ceinturon, et en enfilant ses chaussures. Vous allez manquer le petit déjeuner, Cadfael, emportez donc ces gâteaux et buvez quelque chose pendant qu’il en est temps. Et vous, mon ami, vous avez mangé ?

— Pas d’escorte ? s’étonna Cadfael.

— A quoi bon ? Nous avons de bons yeux, vous et moi. Et moins il y aura de bottes pour piétiner ce coin d’herbe, mieux ce sera. Partons avant qu’Aline ne nous entende, un rien la réveille et je préférerais qu’elle se repose. Allons Philippe, en route. Vous êtes sur votre terrain. Prenez au plus court.

 

Résignées à la façon soudaine qu’avait Hugh de disparaître sans rien dire, Aline et Emma prenaient leur petit déjeuner quand Ivo se fit annoncer. Pointilleux comme toujours, il demanda à voir Hugh.

 

— Mais comme mon mari est déjà sorti, appelé par son travail et que c’est certainement vous, Emma, qu’il veut voir, va-t-on le laisser entrer ? J’étais sûre qu’il ne partirait pas sans venir vous saluer. Et il s’est probablement mis le cerveau à la torture pour vous voir encore par la suite. Il n’était pas au mieux de sa forme hier soir, ce qui n’a rien d’étonnant après ce qui s’est passé pendant la journée et compte tenu des ecchymoses dues à sa chute.

Emma ne répondit pas, mais son visage se colora de charmante façon. Elle s’était levée avec le sentiment de commencer une vie nouvelle, et elle se sentait beaucoup plus capable qu’avant de décider pour elle-même. A l’heure qu’il était, la péniche de maître Thomas avait dû sérieusement se rapprocher de Bristol. Elle était soulagée d’avoir pu échapper à la sollicitude empressée de Roger Dod et de ne plus avoir à se sentir coupable de lui faire l’injure de douter de la pureté de ses sentiments à son égard. Elle s’était procurée des sacoches à la foire où, en vue du voyage, elle avait soigneusement rangé ses affaires, car quoi qu’il arrive, elle quitterait l’abbaye ce jour. Si elle ne trouvait personne pour l’accompagner, elle partirait avec Aline et attendrait que Hugh trouve une solution ; et s’il n’y avait pas d’autre possibilité, il avait promis de la ramener lui-même à Bristol.

L’animation du départ se faisait sentir autour des écuries ; dans la grande cour, comme dans l’hôtellerie, la moitié des chambres étaient déjà vides. Turstan Fowler et le jeune palefrenier réunissaient sûrement les affaires et les achats de leur maître et sellaient le bai qu’un commis audacieux, qui en avait été récompensé royalement, avait ramené à l’abbaye ; ils s’occupaient aussi de leurs deux haridelles. La troisième serait tenue par la bride. Emma frissonna en se rappelant ce qui était arrivé au troisième cavalier et ce qu’il avait fait. Une mort si soudaine la remplissait d’horreur. Mais l’homme était un assassin et ne s’était pas privé de frapper son seigneur quand il avait été démasqué. Il n’y avait rien à reprocher à Ivo pour ce qui s’était passé, même s’il avait donné cet ordre dans un moment de fureur bien compréhensible en voyant comme on s’était servi de son nom et comme on l’avait offensé. En vérité, Emma avait été touchée la veille au soir par la véhémence avec laquelle Ivo s’était justifié, si révélatrice de ses doutes et de ses regrets. A la fin, c’est elle qui l’avait rassuré et réconforté. Quelle terrible chose, se dit-elle, que ce droit de vie et de mort sur ses semblables, quels que soient leurs crimes.

Si Ivo avait manqué de l’équilibre et de la confiance en lui dont il faisait preuve ordinairement, ce matin, il s’était manifestement repris. Il était toujours aussi soigné de sa personne et ses vêtements, très simples, mettaient son beau corps en valeur. Avoir été jeté dans la poussière et se relever contusionné, boiteux, devant une dizaine de témoins l’avait autant malmené qu’offensé. A présent, il avait pris grand soin de son apparence et il portait même ses bandages sur la joue gauche comme des ornements. Mais dès qu’il entra, Emma vit qu’il boitait encore de sa chute.

— Je suis désolé d’avoir manqué votre mari, dit-il en pénétrant dans la chambre où elles étaient assises, mais j’ai appris qu’il était déjà parti. J’avais une idée à lui proposer. Oserai-je vous la présenter à sa place ?

— Vous m’intriguez déjà, répondit Aline en souriant.

— Emma a un problème, et moi, j’ai la solution. J’y pense depuis le moment où vous m’avez dit il y a deux jours, Emma, que vous ne teniez pas à retourner à Bristol en péniche, mais que pour rentrer par la route, il vous fallait une escorte. Évidemment, je n’ai pas le droit de m’imposer, mais si Beringar accepte de vous confier à moi... Je suis sûr que vous devez rentrer dès que possible.

— Absolument, dit Emma, le regardant avec admiration et attendant ce qu’il allait dire. Il y a tant de choses dont il faut que je m’occupe.

Ivo s’adressa à Aline avec le plus grand sérieux.

— J’ai une soeur à Stanton Cobbold qui a décidé de prendre le voile, et le couvent qu’elle a choisi a consenti à l’accepter. Or la chance a voulu qu’elle veuille entrer chez les bénédictins, au prieuré de Minchinbarrow, qui est à quelques miles seulement. Elle m’attend pour que je l’y emmène, et à dire vrai j’ai tardé pour lui laisser le temps de changer d’avis mais elle est bien décidée à n’en faire qu’à sa tête. Enfin, puisque c’est ce qu’elle veut... Maintenant si vous acceptez de me confier Emma, et je vous jure que vous pouvez me faire confiance, je serais ravi de lui rendre service, il n’y a pas de raison qu’elle ne fasse pas confortablement le voyage avec Isabelle. J’ai assez d’hommes pour qu’elle soit en sécurité, bien entendu j’accompagnerai l’escorte en personne. Voilà ce que je voulais proposer à votre époux, et j’espère qu’il n’aurait pas eu à formuler d’objection et qu’il aurait pu me donner son approbation. Quel dommage qu’il ne soit pas là...

— Voilà qui me semble parfait ! s’exclama Aline, écarquillant les yeux de plaisir, et je suis sûre que Hugh eût été ravi de vous confier Emma. Mais ne vaudrait-il pas mieux demander à l’intéressée elle-même ce qu’elle en pense ?

Le sourire ébloui et le visage tout rose d’Emma étaient déjà assez révélateurs.

— Je crois que pour moi, ce serait la meilleure solution, et je vous suis reconnaissante de cette délicate attention. Mais je dois vraiment partir le plus tôt possible et votre soeur – oui, mais vous avez dit que vous vouliez lui donner le temps de réfléchir...

— J’ai déjà abandonné tout espoir, dit Ivo avec un petit rire mélancolique, de la persuader de rester dans le monde. Ne vous faites pas de souci, ce n’est pas vous qui forcez la main d’Isabelle ; depuis qu’on l’a acceptée, c’est elle qui essaie de forcer la mienne. Et après tout, si c’est sa vocation, je ne me sens pas le droit de me mettre en travers de son chemin. Elle est déjà prête, et elle sera ravie si je viens lui dire qu’on peut partir demain. Si vous ne craignez pas de rester seule avec moi d’ici à Stanton Cobbold, et de dormir ce soir sous notre toit, nous pourrons être partis au matin. On vous trouvera un cheval et une selle, si ça ne vous gêne pas de monter, ou bien une litière pour vous deux si vous préférez.

— Oh ! ça ne m’ennuie pas de monter, dit-elle radieuse. J’en serais ravie.

— Alors, c’est parfait. Si, dit-il en se tournant vers Aline avec un sourire presque timide, j’ai votre permission et celle de messire Beringar. Sinon je ne me permettrai pas d’insister. Mais puisque je dois faire ce voyage tôt ou tard et que pour Isabelle le plus tôt sera le mieux, pourquoi ne pas en profiter pour rendre également service à Emma ?

— Il est vrai que cela arrangerait tout le monde, acquiesça Aline.

Et il ne saurait y avoir de doute, songea Emma, se persuadant elle-même de ce qu’elle désirait par-dessus tout, que cela soulagerait heureusement Aline de savoir que Hugh n’aurait pas à faire le voyage, se privant ainsi plusieurs jours de sa compagnie.

— Emma sait qu’elle a le droit de choisir ce qui lui convient le mieux car vous et nous, à ce qu’il semble, sommes également à son service. Quant à mon approbation, vous l’avez, bien sûr, et je suis sûre que Hugh aurait été d’accord.

— J’aurais pourtant souhaité le voir, je serais plus tranquille s’il me le disait lui-même. Mais puisqu’on a du chemin à faire, autant ne pas traîner. Je sais, j’ai dit que tout était prêt en ce qui concerne Isabelle, mais ce n’est pas une raison pour perdre du temps.

Emma hésitait entre son désir de partir et le regret de s’en aller sans avoir remercié Hugh et lui avoir exprimé sa gratitude. Mais ce départ le soulagerait grandement, il n’aurait plus à assumer la lourde responsabilité de veiller sur elle ; il la saurait en sécurité.

— Aline, vous avez été si bonne pour moi, et je suis triste de vous quitter. Mais par les temps qui courent, il vaut mieux éviter un voyage supplémentaire à Hugh, et je lui ai déjà donné tant de travail, et vous l’avez si peu vu ces derniers jours... Si vous m’y autorisez, j’aimerais partir avec Ivo. Cela me fâche pourtant de m’en aller sans le remercier...

— Ne vous en faites pas pour lui, il vous trouvera sûrement très raisonnable d’avoir profité d’une offre aussi agréable et qui tombe si bien. Je lui transmettrai toutes vos gentilles pensées. Mais quand il disparaît, allez savoir quand il va revenir ; Ivo a raison, j’en ai peur, il vaut mieux ne pas perdre de temps, et c’est aussi vrai pour Isabelle. C’est une grande décision pour elle.

— C’est ce que je lui ai dit, confirma-t-il, mais ma soeur a assez de cran pour désirer ce sacrifice. Nous n’avons que quelques miles à faire aujourd’hui, Emma. Verriez-vous un inconvénient à monter en croupe derrière moi ? Demain, on vous trouvera un cheval, une selle et le reste.

— En vérité, dit Aline, les regardant tous deux avec un petit sourire discret, je commence à vous envier.

 

Il envoya le jeune palefrenier chercher les sacoches dont le poids s’ajouta, sans grand dommage, aux balles de tissus achetées par Corbière et à son manteau qu’elle avait soigneusement plié et rangé dans ses affaires, car en cette belle journée, elle n’en aurait sûrement pas besoin. Il lui semblait pénétrer dans un monde nouveau, attirant et ensoleillé, mais dont l’immensité l’effarouchait. Un devoir solennel, c’est vrai, l’attendait à Bristol, en particulier l’aveu d’un échec, mais malgré cela, elle avait le sentiment d’avoir presque fait table rase du passé, et elle avait tout lieu d’en être satisfaite ; elle pénétrerait libérée dans cet univers inconnu, sans plus avoir à se méfier, tenant véritablement sa destinée dans ses mains.

Aline l’embrassa affectueusement et leur souhaita bon voyage à tous deux. Emma se tourna souvent vers le portail jusqu’au dernier moment, au cas où Hugh reviendrait, mais en vain ; elle chargea donc Aline de le remercier pour elle. Ivo monta le premier puisque, comme il le dit, le bai était d’humeur ombrageuse et capable de faire des bêtises, puis il se tourna pour lui tendre une main ferme tandis que Turstan l’aidait à se hisser en croupe.

— Même en nous portant tous les deux, cet animal est plein de feu après un trop long repos, dit son cavalier en souriant par-dessus son épaule. Par précaution, tenez-moi bien par la taille et agrippez ma ceinture. Voilà, c’est parfait !

Il salua Aline avec grâce et courtoisie.

— Je veillerai à ce qu’elle arrive à Bristol sans danger. Promis !

Il franchit le portail en manches de chemise comme il était entré, suivi des deux hommes qui lui restaient, et le cheval de bât était ravi de sa charge légère. Emma n’eut aucun mal à prendre Ivo par la taille et à travers la chemise elle sentit son corps tiède, mince et puissant. Comme ils parcouraient la première enceinte qui se vidait rapidement maintenant, il posa sa main gauche sur les mains crispées d’Emma et les pressa contre son ventre plat ; elle avait beau savoir qu’il voulait simplement s’assurer qu’elle le tenait bien, elle ne put s’empêcher de ressentir également ce geste comme une caresse.

Elle avait ri et secoué la tête en écoutant les rêveries romanesques d’Aline, refusant de croire possible une union entre la noblesse terrienne et le commerce, sauf si chacun en tirait profit... Maintenant elle commençait à se demander si les sceptiques ont toujours raison.

 

Le vallon où avait reposé le grand corps massif avait gardé l’empreinte approximative de la silhouette de maître Thomas, et tout autour l’herbe avait été piétinée, comme si quelqu’un avait tourné autour de lui alors qu’il gisait mort. Et c’est probablement ce qui s’était passé car c’est là qu’on avait dû le déshabiller pour le fouiller, et là que l’assassin avait essuyé son premier échec.

C’est ce qu’avait déduit Cadfael de ce qui s’était passé ensuite. Du vallon jusqu’à la berge surélevée du fleuve, il était facile de voir où on l’avait traîné, car l’herbe, qui devenait plus haute dès qu’elle n’était plus à l’ombre, ne s’était pas encore redressée.

Aucun doute non plus quant aux traces de sang, même s’il n’y en avait guère. Sur le ruban d’écorce de bouleau, on pouvait voir une mince pellicule qui avait noirci en séchant. En cherchant bien ils trouvèrent une ou deux taches supplémentaires, et une trace mince le long de la colline, où apparemment on avait retourné le mort sur le dos pour le jeter plus commodément à l’eau.

— C’est profond à cet endroit, dit Hugh, perché sur le monticule qui dominait le fleuve, et comme la berge est creuse, le courant l’aura sûrement emporté. Un homme seul pouvait y arriver. S’ils avaient été deux, ils l’auraient porté.

— Vous voulez dire qu’il a vraiment cru pouvoir rentrer à sa péniche par là ? s’étonna Cadfael. Il savait bien que son bateau était quelque part en amont par rapport au pont. Il a peut-être essayé de couper par la première enceinte, après tout, et il a été un peu loin. Vous voyez, l’extrémité de la jetée où il a mouillé son bateau, en aval, n’est pas très loin de nous. Vous croyez qu’il était seul et qu’il ne s’attendait à rien quand on l’a attaqué ?

Hugh examina attentivement le terrain. On ne s’y était pas battu, il y avait cette herbe aplatie, là où le corps était tombé et ces pas tout autour. L’herbe était couchée d’un seul côté, et non piétinée dans tous les sens, on ne discernait pas la moindre trace de lutte.

— Oui. Il ne s’est pas défendu. Quelqu’un s’est glissé derrière lui et l’a frappé sans discours ni remords. Il est tombé et c’est tout. Il rentrait chez lui par des chemins écartés et il est arrivé un peu plus bas qu’il ne s’y attendait. Seulement on l’avait surveillé et suivi.

— La même nuit, dit simplement Philippe, on m’a aussi surveillé et suivi.

Ils le regardèrent tous deux, attentifs, très intéressés.

— La même personne ? suggéra doucement Cadfael.

— Je ne vous ai pas dit ce que j’avais fait, reprit Philippe. Ça m’est sorti de l’esprit quand je suis tombé sur cet endroit et que j’ai deviné ce qui s’y était passé. Je voulais savoir, découvrir tout ce que j’avais fait cette nuit-là et prouver que je n’avais pas commis ce meurtre. J’avais en effet fini par croire que le meurtrier avait jeté son dévolu sur moi depuis le début. Quand je suis sorti de cette émeute, j’étais sur la jetée, la tête en sang et une rage meurtrière au coeur. Si j’étais dans le cirage et que personne ne pouvait témoigner pour moi à l’heure du crime, quelle aubaine !

Il leur raconta très exactement ce qu’il avait découvert. Quand il eut terminé, ils le dévisagèrent tous deux, intensément, les sourcils froncés.

— Fowler ? s’écria Hugh. Vous êtes sûrs ?

— Walter Renold l’affirme et je le crois bon témoin. Il se trouvait chez lui hier soir, je le lui ai montré et Wat m’a dit l’avoir vu cette nuit-là. Fowler a jeté un coup d’oeil, noté l’état dans lequel je me trouvais, et il est reparti pendant une demi-heure peut-être. Puis il est revenu, a bu une bonne mesure de bière et il a acheté une grande fiasque de genièvre.

— Qu’il a laissée intacte, rappela Cadfael, dès que vous êtes parti vous soulager dans les buissons. Inutile d’en rougir maintenant. Qui d’entre nous n’en a pas fait autant une ou deux fois dans sa vie ? Et combien ont fait bien pire ! Après, que s’est-il passé ? On le retrouve deux heures plus tard, ajouta-t-il, croisant le regard de Hugh, ivre mort près d’un tas de tréteaux sur la première enceinte.

— Et Wat, le tavernier, jure qu’il était parfaitement sobre quand il a quitté l’auberge.

— J’ai toute confiance en ce que dit Wat, affirma Philippe. A l’en croire, si un homme avait vidé ce flacon en deux heures, ça l’aurait tué ou presque. Or Fowler témoignait au tribunal le lendemain et il ne semblait pas aller si mal que ça.

— Seigneur Dieu ! s’exclama Hugh en secouant la tête. Je me suis penché sur ce type, J’ai écarté le manteau qui lui couvrait les épaules. Il puait l’alcool à plein nez. Il aurait tué un boeuf en lui soufflant dans les naseaux. Est-ce que je deviendrais idiot ?

— Cette odeur ne vous aurait-elle pas frappé précisément quand vous avez ouvert son manteau ? Je commence à penser à de drôles de choses, murmura Cadfael. Il me semble que cette fiasque de genièvre était destinée à l’usage externe et non interne.

— Fantaisie coûteuse, dit Hugh, songeur, au prix où sont les choses. Mais raisonnable, finalement, s’il a pu ainsi éviter d’être soupçonné de bien plus grave. Qu’est-ce que j’avais commencé par dire ? Non, mais quel imbécile je suis ! Qu’à le voir on était sûr qu’il était là depuis un bon moment. Et de là, où est-il allé ? Passer tranquillement la nuit dans une des cellules de l’abbaye. Et qu’est-ce qu’on a cru simplement ? Que cet abruti était soûl comme un cochon. Or dans ce bas monde, seuls les enfants et les ivrognes sont innocents ! Si un meurtre a été commis cette nuit-là, qui aurait été soupçonner quelqu’un qui s’était d’emblée mis au-dessus de tout soupçon depuis le moment où maître Thomas a été vu vivant pour la dernière fois jusqu’à celui où on a ramené son corps à Shrewsbury ?

Cadfael avait déjà poussé plus loin son raisonnement même si tout n’était pas encore parfaitement clair.

— Hugh, j’aimerais bien retourner à l’endroit où nous avons trouvé cet ivrogne, si on arrive à le retrouver. Un honnête soûlaud aurait sûrement gardé sa bouteille près de lui afin que tous puissent la voir. Si on ne l’a pas vue, si un rôdeur l’a trouvée, à moitié pleine au moins, tant mieux pour lui. Mais si par chance elle est restée cachée – ce qui nous évitera de nous demander combien il en a réellement bu et s’il tient bien l’alcool – que ferait un idiot sans malice ? Il ne traverserait pas le champ de foire en empestant ainsi l’alcool. Son baptême du feu se situe là où on l’a trouvé. L’eau de ce baptême devrait s’y trouver aussi.

— D’accord mais, Cadfael, s’il n’était ni idiot ni sans malice, comment expliquez-vous ses allées et venues ? Il a jeté un coup d’oeil dans la taverne, a vu dans quel état était Philippe, il a écouté ses doléances et il a fichu le camp. Mais où ?

— Jusqu’à la baraque de maître Thomas, peut-être pour s’assurer qu’il y était, à s’occuper de ses marchandises et qu’il y resterait encore un moment ? Puis il est retourné à la taverne pour surveiller Philippe – quel merveilleux bouc émissaire ! – qui allait manifestement terminer la soirée dans un état épouvantable. Après il l’a suivi assez longtemps pour être sûr qu’il n’y était plus pour personne, puis il est reparti filer maître Thomas qui revenait à sa péniche. C’est-à-dire qu’il n’a pas dépassé l’endroit où nous sommes.

— Il ne s’agit là que de suppositions, objecta Hugh.

— Certes, mais si on voit les choses ainsi, ça se tient.

— Après, il est revenu avec son flacon tout prêt, pour se glisser, ni vu ni connu, dans un endroit discret, et devenir la loque que nous avons trouvée. A votre avis, il lui a fallu combien de temps pour tuer son homme, le fouiller, le déshabiller, pour rien apparemment, et le traîner jusqu’à la rivière ?

— En comptant le temps où il l’a suivi discrètement, et celui de revenir à la foire sans se faire remarquer après avoir fini, je dirais une bonne heure sur ces deux où il oscille entre l’ivresse et la sobriété. Non, reprit Cadfael, l’air sombre, je ne crois pas qu’il ait passé tout ce temps à boire.

— Est-ce lui aussi qui est monté sur la péniche ? Mais non, ce n’est pas possible, il était chez le shérif. Et pour le marchand de Shotwick, on connaît l’assassin.

— L’un des deux, dit Cadfael. Et cette histoire ne saurait être dissociée du reste. Ces différentes affaires n’en font qu’une.

— Vous voyez bien à quoi tout cela aboutit, conclut Hugh, après un moment d’intense réflexion. Nous voilà avec deux hommes sur les bras : l’un est un assassin et l’autre est suspect. Et pas plus tard qu’hier l’un d’eux a abattu l’autre. Froidement, artistiquement... Avant d’en dire plus, lança-t-il abrupt, après avoir jeté un dernier coup d’oeil au buisson, on va suivre votre suggestion et aller regarder de plus près l’endroit où on a trouvé cet individu.

La foire de saint Pierre
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