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Emma s’éveilla avec l’aube, se glissa hors du grand lit qu’elle partageait avec Constance et s’habilla très calmement et prudemment mais ce furent ses mouvements plutôt que le bruit qu’elle fit qui troublèrent le sommeil de la servante et l’incitèrent à ouvrir les yeux qu’elle avait vifs et intelligents.
Emma posa un doigt sur ses lèvres et jeta un regard significatif vers la porte derrière laquelle Hugh et Aline dormaient encore.
— Chut, murmura-t-elle. Je vais seulement à l’église pour Prime. Je ne veux réveiller personne.
Constance haussa les épaules, leva un peu les sourcils et fit oui de la tête. Aujourd’hui, on dirait une messe pour le défunt, puis on transférerait son cercueil sur la péniche qui le ramènerait chez lui. Rien d’étonnant à ce que la jeune fille voulût consacrer cette journée à des exercices de piété pour le repos de son oncle et son salut à elle.
— Vous ne sortirez pas seule, n’est-ce pas ?
— Je vais de ce pas à l’église, promit Emma.
Constance acquiesça de nouveau et ses paupières commencèrent à se fermer. Elle s’était rendormie avant qu’Emma n’eût tiré très doucement la porte ; puis la jeune fille se dirigea vers la grande cour.
Cadfael, comme les autres, se leva pour Prime, mais quitta sa cellule avant ses compagnons et alla prendre conseil auprès de la seule autorité à qui il pût confier sa dernière découverte. Une telle violation était du ressort de l’abbé et lui seul avait le droit de l’apprendre en premier.
Quand la porte de la cellule austère de l’abbé se fut refermée sur eux, ils se trouvèrent parfaitement à l’aise ensemble : tous deux savaient ce qu’ils voulaient et ne mâchaient pas leurs mots. Le pétale rose, un peu flétri, mais dont la teinte avait encore des reflets de soie, reposait dans la main de l’abbé, comme une larme d’or.
— Vous êtes sûr qu’il n’est pas tombé quand cette enfant l’a apporté en offrande ? Quelle délicate attention.
— Il n’en est pas tombé un grain de poussière. Elle l’a apporté à deux mains comme une coupe de vin. J’ai tout vu. Je n’ai pas encore examiné le cercueil à la lumière, mais je suis sur que l’homme s’y est très bien pris et qu’on jurerait que le charpentier vient de le fermer. On l’a pourtant ouvert et refermé.
— Je vous crois, dit simplement l’abbé. C’est infâme.
— Oui, opina Cadfael, et il attendit.
— Pouvez-vous mettre un nom sur celui qui a commis cet acte ?
— Pas encore.
— Ni dire s’il a réussi cette fois ? Dieu fasse que non !
— Non, père. Dieu ne l’aura pas permis.
— Consacrez à cela toute votre énergie, décida Radulf, un instant plongé dans de sombres pensées. Nous avons des obligations envers la justice. Faites au mieux dans ce domaine, car on me dit que vous avez l’oreille du shérif adjoint. Quant à l’affront envers l’Église, notre maison, notre fils défunt et son héritière, je m’en charge. On dira une messe ce matin pour maître Thomas. Le rite consacré purifiera le cercueil et son départ de toute souillure. Pour la jeune fille, laissons-la en paix, elle le mérite bien. Son oncle est dans la main de Dieu, et son âme n’a pas souffert violence.
— Mieux vaut qu’elle ne sache rien, dit Cadfael avec reconnaissance. C’est une bonne petite, il faut la consoler par tous les moyens.
— Veillez-y, mon frère, dans la mesure du possible. Il est presque l’heure de Prime.
Cadfael sortait en hâte du logis de l’abbé pour se rendre au cloître quand il vit Emma tourner devant lui et il ralentit pour pouvoir l’observer à la dérobée. Ce jour-là, Emma avait le droit de prier et de méditer à sa guise, mais elle avait aussi ses préoccupations séculières, et il était bien difficile de dire ce qui l’avait poussée à se lever si tôt.
Elle passa la porte sud, suivie fort discrètement par Cadfael. Les moines étaient déjà dans leurs stalles et se concentraient sur la prière ; la jeune fille se glissa silencieusement dans la nef, comme si elle cherchait un coin retiré pour ses dévotions, mais au lieu de s’arrêter, elle se dirigea rapidement vers la porte ouest, la porte paroissiale qui donnait sur la première enceinte, de l’autre côté des murs du couvent. Sauf en période de crise, comme pendant le siège de Shrewsbury l’année passée, cette issue n’était jamais fermée.
Elle franchit les deux portes et se retrouva libre d’aller où bon lui semblait et de revenir par le même chemin, comme si elle sortait innocemment de l’église.
Les sandales de Cadfael ne faisaient aucun bruit sur le sol dallé, et il gardait une centaine de pas de distance au cas où elle tournerait la tête, mais ici, c’était peu probable. La grande porte de la paroisse n’était pas fermée à clé, elle n’eut qu’à la tirer. Le corps mince se glissa sans difficulté, et comme Emma se dirigeait vers l’ouest, aucune lumière ne la trahit. Cadfael lui laissa le temps de tourner à droite ou à gauche, mais il pensait bien qu’elle prendrait à droite, vers le champ de foire. Qu’irait-elle fabriquer vers le fleuve ou la ville ?
Elle était bien visible quand il franchit discrètement la porte et longea le flanc ouest en regardant vers la première enceinte. Elle ne se pressait plus maintenant, réglant son pas sur celui des premiers chalands qui flânaient sur la route, s’arrêtaient à des étals déjà très animés, touchaient la marchandise et discutaient les prix. Le dernier jour de la foire était généralement le plus actif. Il y avait des occasions à saisir à la volée et des prix moins élevés. L’agitation était générale malgré l’heure, mais les clients ne se pressaient pas. Emma les imitait pour donner le change. Mais elle, elle savait où elle allait. Cadfael suivait à distance respectueuse.
Elle n’adressa qu’une fois la parole à quelqu’un, et elle choisit une des échoppes les plus importantes. Apparemment elle demandait son chemin, car l’homme se tourna et lui montra la rue vers le mur de l’abbaye. Elle le remercia, continua dans la direction indiquée, pressant le pas maintenant. Aucun doute ou presque, si depuis le début elle connaissait le but de son expédition, elle avait ignoré l’endroit exact où il fallait se rendre. A présent, elle était fixée. A l’heure qu’il était, tous les marchands importants réunis là savaient où se trouver les uns les autres.
Emma s’était arrêtée presque au bout de la première enceinte où une demi-douzaine de boutiques s’adossaient au mur de l’abbaye. Elle semblait être arrivée à destination, elle hésitait cependant à présent, semblant un peu désemparée comme si ce qu’elle voyait la surprenait considérablement. Elle examinait, les sourcils froncés, la dernière boutique nichée entre l’arc-boutant et le mur. Cadfael la reconnut ; un visage maigre, soupçonneux était apparu derrière le volet quand les gens d’armes avaient emmené Turstan Fowler sur une planche jusqu’à une cellule de l’abbaye la nuit précédant la foire. C’était la baraque du gantier, Euan de Shotwick. Encore ces gants, s’ils existaient vraiment, si bien décrits, si vite disparus !
Emma ne savait que faire, car la boutique était hermétiquement close, alors que tout autour les affaires allaient bon train. Elle se tourna vers le voisin le plus proche qu’elle interrogea manifestement ; l’homme la regarda, haussa les épaules et secoua la tête. Qu’est-ce qu’il en savait ? Le gantier n’avait pas donné signe de vie depuis la veille au soir ; peut-être était-il parti après avoir tout vendu.
Cadfael s’approcha. Sous l’austère guimpe blanche, qui contrastait tant avec ses cheveux bleu nuit, le jeune profil d’Emma semblait encore plus doux et vulnérable. Elle demeurait là, perplexe. Elle avança de quelques pas, comme si elle voulait frapper au volet clos, puis elle hésita et recula. De l’autre côté de la rue, un solide boucher quitta son étal, lui tapa gentiment sur l’épaule et frappa un bon coup à la porte, puis s’arrêta pour écouter. Mais à l’intérieur rien ne bougea.
Une main puissante s’abattit lourdement sur le dos de Cadfael, et la voix caverneuse de Rhodri ap Huw lui résonna dans l’oreille.
— Eh bien, voilà autre chose ! Maître Euan qui n’ouvre pas ! Si je m’attendais à ça ! Je ne l’ai jamais vu manquer une vente ou une occasion de profit.
— La baraque est vide, dit Cadfael. Il est peut-être parti.
— Tiens donc ! Il était là à minuit passé, j’ai fait un tour par ici pour prendre le frais avant de rentrer à l’auberge et il y avait de la lumière à l’intérieur.
Il ne semblait pas y en avoir maintenant, mais le soleil oblique empêchait peut-être de la voir. Non, cela ne tenait pas debout. Les fentes entre les volets étaient complètement noires. Voilà qui rappelait fort ce que Roger Dod avait trouvé dans une autre baraque pas plus tard que la veille. Mais alors, la boutique était fermée de l’intérieur et on l’avait forcée au poignard. Ici il y avait un verrou manoeuvrable de l’intérieur ou de l’extérieur, et aucune clé visible.
— Je n’aime pas ça, dit Rhodri, s’avançant pour essayer la porte, qui était fermée comme prévu.
Il regarda par le trou de la serrure.
— Pas de clé à l’intérieur, annonça-t-il brièvement, et ça ne bouge pas là-dedans. Ecartez-vous !
Cadfael le suivait de très près, lui-même suivi de trois ou quatre personnes.
Rhodri agrippa des deux mains le bord de la porte, appuya son grand pied contre le mur de bois, et tira en y mettant tout le poids de ses larges épaules. Le bois craqua près de la serrure, des échardes volèrent, comme des grains de poussière, et la porte s’ouvrit à la volée. Rhodri chancela, reprit son équilibre et entra le premier, suivi aussitôt par Cadfael qui s’assura que le Gallois ne touchait à rien. Ils s’avancèrent tous deux dans l’obscurité, presque joue à joue.
La boutique du gantier était en plein désordre, les étagères vides, les marchandises jetées partout. Sur une paillasse, contre le mur du fond, son manteau était étalé, et dans un bougeoir de fer, une chandelle éteinte s’affaissait. Il ne fallut aux visiteurs que quelques secondes pour s’accoutumer à l’obscurité. Empêtré dans ses ceintures éparpillées, ses écharpes, ses gants, ses bourses et ses fontes, Euan de Shotwick était allongé sur le dos, les genoux remontés, un sac grossier couvrant à moitié son visage maigre et ses cheveux grisonnants. Sous le bord de la cagoule, sa bouche mince s’ouvrait en un rictus de souffrance, montrant ses dents blanches et l’angle de sa tête faisait penser – c’était horrible – à une marionnette brisée.
Cadfael alla relever le volet de la boutique pour laisser entrer la lumière du matin. Il se pencha pour toucher le cou tordu et les joues creuses.
— Froid, déclara Rhodri dans son dos, sans se donner la peine de vérifier ; ce qui ne l’empêchait pas d’avoir raison, Euan était presque glacé.
— Il est mort, reprit Rhodri, impassible.
— Depuis plusieurs heures, ajouta Cadfael.
Dans l’émotion du moment il avait oublié Emma, mais le cri qu’elle poussa le fit se retourner d’un bloc, effaré. Elle s’était avancée, craintive, pour regarder par-dessus l’épaule des voisins. Maintenant, horrifiée, elle pressait ses petits poings contre sa bouche.
Cadfael la prit dans ses bras et l’emmena de force à l’extérieur, se frayant un chemin à coups de coude parmi les badauds.
— Rentrez vite ! Ne restez pas là ! Rentrez avant qu’on ne vous cherche, et laissez-moi faire.
Il se demanda si elle avait seulement entendu ce qu’il venait de lui murmurer ; blanche comme un linge, tremblant comme une feuille, ses yeux bleus se dilataient sous le choc. Il chercha anxieusement autour de lui quelqu’un à qui il pourrait la confier, car il ne la croyait pas capable de regagner seule le logis, mais il ne voulait pas quitter les lieux avant l’arrivée de Beringar, ou au moins d’un sergent.
Le cri qui éclata soudain parmi la foule fut le bienvenu malgré l’inquiétude qu’il exprimait.
— Emma ! Emma !
Ivo Corbière arrivait sans cérémonie, fendant les rangs des curieux comme un coup de vent soudain dans un champ de blé couche les épis sur son passage. Elle tourna la tête en l’entendant, et son regard retrouva un peu de vie. Cadfael, reconnaissant, la confia au jeune homme qui, inquiet, tendait passionnément les bras pour la recevoir.
— Mon Dieu, que lui est-il arrivé ? Qu’est-ce...
Son regard alla de Cadfael au visage défait d’Emma, Puis à la porte ouverte avec son panneau brisé.
— Ça n’est pas possible ! Ça a recommencé ? demanda-t-il très bas en s’adressant à Cadfael.
— Ramenez-la, dit brièvement celui-ci. Occupez-vous d’elle. Et dites à Beringar de venir. Il y a du travail pour lui, ici.
Tout le temps qu’il la raccompagna, Corbière la soutint de son bras, régla ses grandes enjambées sur les siennes, sans cesser de lui murmurer des mots tendres, apaisants à l’oreille. Elle n’ouvrit pour ainsi dire pas la bouche avant d’arriver à la porte ouest ; elle se contentait de marcher docilement à ses côtés, vaguement consciente de sa présence et de ses paroles réconfortantes.
— Vous avez seulement jeté un coup d’oeil, dit Ivo pour la consoler. Vous avez peut-être mal vu.
— Non. Il est mort, je le sais. Mais comment cela a-t-il pu arriver ? Et pourquoi ?
— Des vols, le mal, la violence, chaque jour en apporte ; c’est regrettable mais pas nouveau, dit-il en lui pressant doucement la main. Ce n’est pas de votre faute et malheureusement, nous n’y pouvons rien ni vous ni moi. Je voudrais pouvoir vous faire oublier tout cela. Vous y parviendrez avec le temps.
Elle avait eu l’intention de revenir à l’église, en partant, mais quelle importance maintenant ? Pour lui ou pour les autres elle était simplement sortie pour acheter des gants ou voir au moins ce que le gantier avait de beau. Elle franchit le portail avec Ivo. Quand il l’eut ramenée à l’hôtellerie en la tenant tendrement par le bras, elle se reprit. Elle avait retrouvé des couleurs et elle parlait de nouveau avec vivacité même si son intonation indiquait que la vie l’avait blessée.
— Ça va maintenant, Ivo. Inutile de vous inquiéter pour moi. Je vais faire la commission à Hugh Beringar.
— Frère Cadfael vous a confiée à moi, répondit-il, avec une autorité pleine de tendresse et de confiance, et vous n’avez pas dit non. Je remplirai ma mission jusqu’au bout. Et j’espère bien, ajouta-t-il en souriant, que plus tard, vous en aurez d’autres à me confier.
Hugh Beringar arriva avec quatre gens d’armes, dispersa la foule qui se massait, pleine de curiosité, autour de la boutique de la victime, et recueillit le témoignage des voisins, du boucher d’en face et de Rhodri ap Huw à qui Cadfael servit d’interprète phrase par phrase. Il n’était pas pressé car, dit-il, son meilleur serviteur était revenu de Bridgnorth avec le bateau et saurait se débrouiller avec ce qui restait à vendre ; le Gallois cependant ne montra nul désir malséant de s’attarder après avoir fini de témoigner. Impassible, observant tout, il s’éloigna tranquillement dès qu’il comprit qu’on en avait terminé avec lui. D’autres, moins discrets, tournaient autour de la baraque, silencieux, attentifs, mais trop loin pour entendre. Beringar ferma la porte. Les volets ouverts donnaient assez de lumière.
— Est-ce que je peux prendre le témoignage de cet homme pour argent comptant ? demanda Hugh, jetant un coup d’oeil à Rhodri qui s’éloignait sans se retourner, parfaitement sûr de lui.
— Absolument, car tout s’est passé alors que j’étais déjà là. C’est un excellent observateur, pour ce qui le concerne lui, et aussi pour ce qui ne le concerne pas. Il fait aussi des affaires, ça n’est pas un simple prétexte. Mais il ne nous montre pas tout.
Ils étaient seuls dans la boutique, à l’exception du cadavre, qu’ils encadraient d’assez loin pour éviter de toucher au corps ou aux marchandises dispersées dans tous les sens.
— Il paraît qu’il a vu une lumière entre les planches à minuit passé. La bougie est éteinte, et non terminée. Alors s’il a verrouillé sa porte après avoir fermé boutique pour la nuit...
— Comme c’est probable, répliqua Cadfael. Ce que dit Rhodri sonne juste. Cet homme se suffisait à lui-même, ne se fiait à personne, était capable de se défendre, jusqu’à cette nuit. Oui, il a dû verrouiller sa porte.
— Et il l’a ouverte pour laisser entrer le meurtrier. Vous avez vu, on n’a pas forcé le verrou. Pourquoi quelqu’un d’aussi prudent ouvrirait-il à quelqu’un à des heures indues ?
— Parce qu’il attendait quelqu’un, dit Cadfael, mais pas celui qui est venu. Peut-être même qu’il attendait ce quelqu’un depuis trois jours et qu’il a été soulagé de voir que le message était enfin arrivé à destination.
— Si soulagé qu’il en aurait oublié toute prudence ? Si votre Gallois l’a bien jugé, j’en doute fort.
— Et moi donc, acquiesça Cadfael, à moins qu’il n’y ait eu un mot de passe et qu’on le lui ait donné. Parce qu’à mon avis, il savait déjà parfaitement que le messager qu’il attendait ne viendrait ni frapper à sa porte en pleine nuit, ni bavarder avec lui sur la première enceinte pendant la journée.
— Vous voulez dire qu’il s’agit de Thomas de Bristol ?
— Bien sûr. Tant d’événements étranges peuvent survenir en même temps, qu’on aurait pu croire invraisemblables, voire impossibles. Un marchand est assassiné, sa péniche et sa boutique fouillées et enfin grand Dieu ! son cercueil. Je n’ai pas encore eu le temps de vous en parler, au fait.
Il répara cette lacune. Il avait sur lui le pétale de rose, enveloppé dans un morceau de tissu, et tout aussi révélateur qu’auparavant.
— Jugez-en par vous-même, Je sais qu’il n’est pas tombé avant d’avoir été posé et qu’il était dans le cercueil avec le corps. Et voilà que la nièce de cet homme-là s’arrange pour venir subrepticement jusqu’à la boutique du gantier, qu’elle trouve aussi mort que son oncle. Il y a toute une liste d’actes délictueux qui se rapportent à Thomas de Bristol. Or, puisqu’on n’a pas trouvé ce trésor caché dans son cercueil, en guise de sauf-conduit pour son retour à Bristol, faute de l’y avoir mis, on est venu là où maître Thomas aurait dû le remettre : ici.
— Il aurait fallu qu’ils le sachent à l’avance.
— Ou qu’ils aient de bonnes raisons de deviner.
— D’après votre témoignage, dit Hugh, pensif, on a ouvert puis refermé le cercueil entre Complies et Matines. Avant minuit. A votre avis, Cadfael, vous avez plus d’expérience que moi, quand cet homme est-il mort ?
— Très tôt ce matin. Pour moi, il était mort à deux heures. Après avoir inspecté le cercueil, ils ont été forcés de conclure que d’une manière ou d’une autre, bien qu’ils aient surveillé attentivement maître Thomas depuis son arrivée, et qu’ils l’aient tué avant même le début de la foire, lui ou un agent à lui est passé à travers les mailles du filet et a remis son précieux dépôt. Le malheureux gantier a sûrement ouvert sa porte à quelqu’un qu’il croyait être un allié. Le nom d’une personne de confiance... un mot de passe l’auront rassuré... Il a laissé entrer le meurtrier, mais ce qu’il espérait c’était l’objet promis.
— Et même avec deux meurtres sur les bras, répliqua sèchement Hugh, ils n’ont pas trouvé ce qu’ils cherchaient. Lui croyait qu’ils le lui apportaient. Eux croyaient mettre la main dessus ici. Ils se sont tous fait berner. Et là-dessus, Emma entre en scène, subrepticement.
Il n’était guère optimiste ; il se tenait le menton de son poing bronzé, et fronçait ses sourcils noirs, la mine anormalement solennelle.
— Oui. Vous et moi ne voyons pas les femmes du même oeil que les autres. La plupart des hommes penseraient qu’une femme ne saurait détenir quoi que ce soit d’important. Surtout si elle est à peine sortie de l’adolescence. Pas avant d’avoir éliminé toutes les autres possibilités et d’être forcés de remarquer qu’une femme est mêlée à tout ça et qu’elle détient peut-être ce qu’ils cherchent.
— Et maintenant elle s’est trahie, ajouta Hugh, d’un air sombre. Enfin, elle est rentrée à l’hôtellerie sans dommage, grâce à Corbière. Je l’ai laissée avec Aline, elle est très secouée malgré sa force de caractère, et je vous garantis qu’aujourd’hui, elle ne fera pas un pas toute seule. Je vous le promets. Ma femme et moi pouvons nous occuper d’elle. Et maintenant voyons si ce malheureux a quelque chose à nous apprendre.
Il se pencha et écarta le sac grossier qui couvrait à demi le visage étroit du gantier, depuis les sourcils d’un côté de la mâchoire à l’autre. Une ecchymose dans les cheveux gris au-dessus de la tempe gauche indiquait qu’il avait été frappé par un droitier dès qu’il avait ouvert la porte afin de l’étourdir probablement pour qu’on puisse le bâillonner et le ligoter comme Warin. Mais cette fois, il fallait entrer et affronter un homme bien éveillé et non un dormeur craintif.
— Ils s’y sont en gros pris de la même manière, constata Cadfael, et je doute qu’on ait voulu le tuer. Seulement il ne s’est pas laissé faire. Il s’est battu et on lui a brisé la nuque. A première vue, l’un d’eux l’a pris par-derrière pour lui passer le sac et comme il résistait, il a tiré trop fort vers lui. Il était nerveux et agile, mais il n’était plus tout jeune et plus assez solide pour un pareil effort. Voilà qui a dû contrarier leurs projets. On aurait dû le trouver bien ficelé et vivant, comme Warin, s’il ne s’était pas défendu. Quand ils ont vu qu’il était mort, ils ont fouillé en vitesse et tout laissé en plan.
Beringar rejeta de côté les ceintures, les courroies et les gants qui jonchaient le sol et reposaient sur le cadavre. Le bras droit d’Euan, à partir du coude, était dissimulé dans le bas de son propre manteau que les visiteurs avaient repoussé d’un coup de pied pour faciliter leurs recherches. Quand il en eut écarté les plis, Hugh, dans son étonnement, émit un bref sifflotement : dans la main du mort il y avait un long poignard, avec une rainure dans la lame nue et ornée de dorures près de la garde. A sa ceinture, à demi caché sous la hanche droite, on voyait un fourreau vide.
— Un type débrouillard ! Regardez, il en a marqué un pour nous.
Il y avait du sang sur la pointe de l’arme, qui sur une largeur de trois doigts, à cause de la rainure, formait deux lignes minces très rouges, et qui en séchant viraient au noir.
— Rhodri disait de lui que c’était un solitaire qui ne se fiait à personne, ni à son porteur, ni à son gardien de nuit, se rappela Cadfael. Il disait aussi qu’il portait une arme et savait s’en servir.
Il s’agenouilla près du cadavre, écarta le fouillis qui le couvrait encore, l’examina et le palpa de la tête aux pieds.
— Je suppose que vous allez le faire transporter au château ou à l’abbaye et l’inspecter sous toutes les coutures, mais à part cette petite tache sur le front, je pense qu’il n’a pas saigné. Le sang qu’il y a sur la lame n’est pas le sien.
— S’il était aussi simple d’en connaître le propriétaire ! remarqua sèchement Hugh, s’asseyant sur les talons avec la souplesse propre aux jeunes, en face de Cadfael dont les genoux craquèrent sur le sol dur, et qui l’envia une seconde.
Hugh leva le bras raidi et éprouva la résistance des doigts crispés.
— Il a une bonne prise ! constata-t-il.
Il eut du mal à desserrer assez le poing crispé pour dégager la garde du poignard. Dans la lumière oblique que le volet ouvert laissait pénétrer, il y eut un bref éclat au bout de la lame qui disparut aussitôt comme des grains de poussière dans les rayons d’or du grand soleil. Il y eut aussi ce qu’ils prirent d’abord pour une fine pellicule de sang sur un côté de l’acier.
— Un cheveu blond – tiens, le voilà encore ! s’exclama Cadfael, se penchant pour mieux voir.
Le bref éclair se tordit quand Hugh fit tourner l’arme dans sa main.
— Ce n’est pas un cheveu. C’est un fil jaune très fin. Du chanvre non blanchi que la rainure a arraché au vêtement et que le sang a collé. Regardez !
Il s’agissait simplement d’un minuscule filament brun clair, retenu par la rainure, et aussi étroit qu’un brin d’herbe ; mais quand Cadfael le prit doucement à son extrémité, il s’allongea et devint aussi long que sa main. Bien que sali par le sang, il était manifestement de couleur roussâtre sur un côté ; et au bout de ce ruban, le long filament de chanvre festonnait comme un cheveu bouclé.
— Un fil long comme la main et se terminant à un ourlet, résuma Cadfael. Manifestement, il servait pour une couture et le poignard en a arraché une longueur.
Il plissa le front pour mieux réfléchir ; il se représentait Euan ouvrant la porte en face de lui, le coup, aussitôt, qui ne l’assommait pas et lui qui dégainait aussitôt son poignard et frappait. Les adversaires étaient tout proches, se touchant presque et le coeur de l’agresseur servit de cible.
— Il a visé au coeur, affirma Cadfael, sûr de lui. C’est ce que j’aurais fait, ou n’importe qui d’autre. Son ennemi s’est sûrement glissé derrière lui et a dévié le coup, mais c’est là qu’il visait. Il y a quelqu’un, quelque part, dont la tunique est déchirée. Peut-être à hauteur du sein gauche. Il avait certainement les bras levés pour immobiliser l’arme. Oui, c’est sûrement la manche gauche qui est déchirée de la couture au coude. C’est d’abord la couture qui a cédé, les points ont été arrachés sur une bonne longueur.
Hugh réfléchit, plein de respect, et ne trouva rien à objecter.
— S’agit-il d’une bonne estafilade, à votre avis ? Il n’a pas saigné jusqu’à la porte. Il n’aura pas fallu grand-chose pour étancher le sang.
— La manche a arrêté le sang, répondit Cadfael. C’est une estafilade, mais pas si petite, et qui doit se remarquer.
— Si seulement on savait où chercher !
A l’idée d’envoyer ses hommes sur la place du marché grouillante de monde pour demander à chaque homme de remonter sa manche gauche et de montrer son bras, Hugh eut un bref éclat de rire.
— Quoi de plus simple ! poursuivit-il. Enfin rien ne nous empêche, vous, moi et tous les hommes de confiance disponibles, d’ouvrir l’oeil aujourd’hui, au cas où on verrait une manche déchirée ou fraîchement recousue.
Il se leva et adressa un signe à l’homme le plus proche du volet ouvert.
— Bon, eh bien, on va l’emmener et voir ce qu’on peut faire. Un mot avec votre Rhodri ap Huw ne serait pas de trop, et j’imagine que vous en tirerez plus dans sa propre langue que moi par le truchement d’un interprète. S’il connaissait si bien la victime, faites-le parler et dites-moi ce que vous aurez appris.
— D’accord, dit Cadfael, se remettant péniblement debout.
— Il faut d’abord que j’aille au château faire mon rapport. Cette fois il y a quelque chose sur quoi je vais insister. La nuit dernière, le shérif n’était pas disposé à se montrer très compréhensif, mais à présent il va bien falloir qu’il relâche le jeune Corvisart et le confie à son père, comme les autres. Même une tête de mule comme Prestcote ne pensera pas que le garçon a eu quoi que ce soit à voir avec le premier meurtre, quand on voit tout ce qui s’est passé alors qu’il était en prison. Il dînera ce midi chez lui.
Rhodri n’était pas seulement désireux de passer une heure avec Cadfael pour lui déverser à l’oreille les fruits de son savoir et de son expérience, il n’avait que ça en tête depuis qu’on avait emporté le corps d’Euan de Shotwick, et fermé sa boutique que gardait un homme du shérif. Bien qu’omniprésent, il avait le don de ne pas se faire remarquer s’il le désirait et il surgissait alors quand on ne s’y attendait pas, aussi naturellement que s’il était venu là par hasard.
— Je gage que vous aurez vendu tout ce que vous avez apporté, dit Cadfael qui le rencontra parmi les étals, s’intéressant de loin aux affaires.
— On reconnaît partout les produits de qualité, répondit Rhodri, avec un joyeux clin d’oeil. Mes gars nettoient les dernières jarres de miel et pour la laine, c’est terminé depuis longtemps. Mais j’ai une demi-bouteille là, si cela vous tente de boire quelque chose à cette heure. C’est de l’hydromel, pas du vin, mais en tant que Gallois, vous apprécierez.
Ils s’assirent sur des tréteaux empilés, déjà débarrassés de leur fardeau annuel après le départ de petits commerçants qui avaient tout vendu, et plaça la bouteille entre eux.
— Qu’est-ce que vous dites de l’histoire de ce matin ? demanda Cadfael avec un mouvement de tête vers la boutique et son garde. Après tout ce qui s’est déjà passé ? A votre avis, aurions-nous plus d’oiseaux de proie qu’à l’ordinaire ? Ils ont peut-être pris peur et quitté les comtés où on se bat encore, et nous, nous en avons hérité.
— Pour moi, répliqua Rhodri en secouant sa crinière, votre foire est tout ce qu’il y a de paisible et de civilisé, si l’on excepte les mésaventures des deux marchands. Ce soir, c’est la fin, il y aura quelques querelles d’ivrognes et une ou deux bagarres, à mon avis, mais quelle importance ? Cependant le hasard n’a rien à voir avec ce qui est arrivé à Thomas de Bristol. Il ne s’en prendrait pas trois fois à un seul homme alors que des centaines de ses semblables s’en tirent sans une égratignure.
— Il a fait plus qu’égratigner Euan de Shotwick, observa sèchement Cadfael.
— Ce n’est pas le hasard ! Réfléchissez, mon frère ! Celui qui est les yeux et les oreilles du comte Ranulf de Chester arrive dans le Shropshire et se fait tuer. Thomas de Bristol, venant d’une ville tenue par le comte Robert de Gloucester, se rend à la même foire et se fait tuer la nuit même de son arrivée. Après sa mort, tout ce qu’il a apporté est mis sens dessus dessous, mais sans qu’on vole grand-chose à ce qu’il paraît.
Il avait sans nul doute un moyen pour être informé de tout ce qu’on disait à un mille à la ronde, mais du moins n’avait-il pas mentionné la fouille du cercueil de Thomas. Soit parce qu’il n’en avait pas entendu parler, et n’en entendrait jamais parler, soit parce qu’il l’avait apprise le premier, et alors il serait le dernier à en convenir. La porte de la paroisse était toujours ouverte, nul besoin de mettre le pied dans la grande cour ou de franchir le portail.
— Quelque chose que Thomas a apporté à Shrewsbury est, ce me semble, d’un intérêt capital pour quelqu’un, qui ne l’a trouvé ni sur l’homme, ni sur sa péniche, ni dans sa boutique. Et que se passe-t-il ensuite ? Euan de Shotwick est aussi tué pendant la nuit, et tout ce qu’il possède mis à sac. Là, on a peut-être bien volé quelque chose. Ses marchandises sont légères et peu encombrantes, pourquoi cracher sur un petit profit par-dessus le marché ? Mais malgré tout – non, deux hommes qui ne sont pas du même bord, dans un pays divisé, qui se rencontrent à mi-chemin pour une affaire importante et discrète ? Pourquoi pas ? L’homme de Gloucester et celui de Chester.
— Alors où situer le troisième homme ? se demanda Cadfael à voix haute.
— Quel troisième ?
— Celui qui s’intéressait tant aux deux autres qu’ils en sont morts. Quel peut bien être son patron ?
— Oh ! il y a d’autres factions, et chacune a ses espions. Il y a le parti du roi – ils ont très bien pu s’intéresser de très près, s’ils l’ont remarquée, à la présence d’un homme de Chester et d’un homme de Gloucester à la même foire. Et il n’y a pas que le roi, d’autres se considèrent comme rois sur leur territoire, Chester n’est pas le seul, et eux aussi veulent savoir ce qu’un Chester mijote, et ne se gêneront pas pour lui barrer la route si c’est dans leur intérêt. Et puis il y a l’Église, mon frère, mais rassurez-vous, je ne parle pas des bénédictins. Vous n’êtes pas sans savoir que le roi a été très dur avec certains évêques ces derniers temps : il s’est mis à dos pas mal de religieux et par-dessus le marché il s’est aliéné son frère, son allié le plus sûr, l’évêque Henri de Winchester, qui est aussi le légat du pape. Henri lui-même a peut-être aussi quelque chose à voir dans cette histoire. J’en doute pourtant, il n’a sûrement pas pu apprendre à temps ce qui se passait ici, car il ne quitte jamais le sud. Mais Lincoln, ou Worcester..., des grands seigneurs comme eux ont besoin de savoir ce qui se trame, et pour des gens influents, les gros bras à louer ne manquent pas ; ils exécuteront la besogne pour leur maître, qui restera bien sagement chez lui.
« Et voilà », songea Cadfael, » comment des gens riches pouvaient rester insoupçonnables pendant que leurs tueurs à gages faisaient le sale boulot. Et ce Gallois cynique m’étale tout ça sous le nez avec un plaisir apparent ! »
Cadfael savait que son interlocuteur le provoquait exprès ! mais s’agissait-il du caprice d’un personnage innocent et malicieux ou de l’assurance d’un criminel fier de son immunité et de son intelligence ? Voilà ce qu’il n’arrivait pas à savoir. Les yeux noirs de Rhodri étaient pleins de vivacité et ses dents brillaient. Pourquoi l’empêcher de bavarder si l’on pouvait en tirer quelque chose ? Et puis son hydromel était excellent.
— Il y a sûrement dans les parages d’autres habitants du Cheshire, dit Cadfael, méditatif, voire des proches de la cour de Ranulf. Vous-même par exemple n’en êtes pas si loin, vous connaissez bien la région, ainsi que les hommes et leur état d’esprit. Si vous avez raison, celui qui a commis tous ces actes savait où chercher l’objet qu’ils convoitaient, une fois qu’ils eurent compris qu’il ne se trouvait plus parmi les effets de Thomas. Alors dites-moi comment choisir entre Euan de Shotwick et vous ? Il ne s’agit que d’un exemple ! Vous ne m’en voulez pas ?
— Mais non, bien sûr ! s’exclama cordialement Rhodri. Eh bien, voyez-vous, la seule raison que je puisse invoquer est que je suis moi et que je sais que je ne suis pas employé par Ranulf de Chester. Mais comment pourriez-vous en être sûr, vous ou un autre ? Il y a un point évidemment de détail : Thomas de Bristol ne parlait pas gallois, je crois.
— Ni vous l’anglais, j’avais oublié, soupira Cadfael.
— Il y avait un voyageur qui allait vers Gloucester et qui a passé la nuit à la cour de Ranulf il y a moins d’un mois, murmura Rhodri, rêveur, se rengorgeant, heureux de tout savoir ; un jongleur qui a bénéficié de faveurs inhabituelles car on l’a appelé pour une représentation privée devant Ranulf et sa femme, après qu’ils eurent quitté la grand-salle pour aller se coucher. Je n’avais jamais entendu dire auparavant que Ranulf appréciait la musique. Il lui faudrait sûrement plus qu’un virelai français pour prendre le parti de son beau-père. Il tiendrait à connaître ses chances de réussite et ce qu’il y gagnerait.
Il lança un radieux sourire de côté à Cadfael et versa ce qui restait d’hydromel.
— A la vôtre, mon frère. Vous au moins, l’appât du gain ne vous préoccupe plus. Je me suis demandé quelle passion pouvait bien remplacer celle-là ? Moi, je suis toujours dans le siècle, vous comprenez.
— Il y en a peut-être une, dit gentiment Cadfael. La vérité ? Ou la justice ?