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— J’ai beau dire, soupira Emma, pensant à voix haute, tandis qu’elle faisait des points méticuleux dans du tissu pour un bonnet de bébé dans la lumière grandiose de midi, près de la fenêtre de la chambre d’Aline, je suis bien fâchée qu’on m’ait volé ces gants. Le cuir en était si beau, souple, noir avec de jolies broderies d’or. Je n’en avais jamais acheté d’aussi coûteux. Il paraît qu’il y a un très bon gantier à la foire, ajouta-t-elle, terminant sa couture, coupant soigneusement le fil, et lissant son travail. J’ai bien envie d’aller voir s’il en a de pareils à ceux que j’ai perdus. Il paraît qu’il est très connu à Chester et qu’il a la comtesse parmi ses clientes. J’irais volontiers faire un tour sur la première enceinte cet après-midi pour regarder sa marchandise. Avec tout ce qui m’est tombé dessus, j’ai à peine eu le temps de voir la foire.
— Bonne idée, s’écria Aline. Il fait si beau que ce serait dommage de rester enfermées. Je vous accompagne.
— Mais non, ce n’est pas la peine, protesta gentiment Emma. Vous n’avez pas fait la sieste aujourd’hui. C’est si près qu’il est inutile de m’accompagner. Et je ne veux pas que vous vous fatiguiez pour moi.
— Allons donc ! s’exclama gaiement Aline. Je suis en pleine forme. Je vais éclater si je ne fais rien. C’est Constance et Hugh qui veulent me transformer en impotente, simplement parce que je suis une femme dans une situation « intéressante »... et si agréable. Hugh est parti chez le shérif, Constance est chez une de ses cousines qui habite la Wyle ; alors ni vu, ni connu. J’enfile mes souliers, et on y va. J’aimerais aussi acheter des fruits confits que votre oncle a rapportés d’Orient. On ira après.
Emma sembla perdre tout intérêt pour leur expédition. Elle resta à jouer avec la broderie qu’elle venait d’achever et regarda le tissu qui servirait à faire la couronne du bonnet.
— Oh ! je ne sais pas... Il vaudrait mieux que je termine ça d’abord. D’ici deux jours, je n’en aurai plus l’occasion et je serais désolée de laisser quelqu’un finir l’ouvrage pour moi. Je demanderai à Roger de vous rapporter une boîte de fruits confits quand il viendra me faire son rapport ce soir. Vous l’aurez demain.
— C’est très gentil, fit Aline, enfilant quand même ses souliers de cuir souple, mais je doute qu’il puisse essayer les gants à votre place, ou choisir pour vous. Allons voir nous-mêmes. Cela ne prendra pas longtemps.
Emma hésitait, mais sans qu’Aline sût vraiment si elle n’arrivait pas à se décider, ou si elle ne savait pas comment se sortir d’une situation embarrassante.
— Non, ce n’est pas bien ! Comment puis-je penser à des choses aussi futiles à un moment pareil ! J’ai honte de moi. Mon oncle est mort, et moi je suis tentée par de jolies choses. C’est de l’égoïsme. Je vais au moins continuer à travailler pour le bébé au lieu de songer à ces coquetteries.
Et de nouveau elle se pencha sur son ouvrage. Aline remarqua qu’elle tremblait légèrement et se demanda s’il fallait insister. Manifestement la jeune fille avait une idée derrière la tête, et tenait à être seule. Et ça, ma petite, si ça dépend de moi, pas question, se dit fièrement Aline.
— Très bien, répondit-elle, dubitative, si vous voulez vous imposer cette pénitence, j’aurais mauvaise grâce à jouer les tentatrices. D’ailleurs j’y gagne, vous êtes si bonne couturière, bien meilleure que moi. Qui vous a aussi bien appris ?
Elle se déchaussa, et se rassit. Elle avait compris qu’il valait mieux s’arrêter là. Emma apprécierait tout changement de sujet de conversation. Elle parlait volontiers de son enfance.
— Ma mère était une brodeuse réputée ; elle a commencé à m’apprendre dès que j’ai pu tenir une aiguille, mais elle est morte quand j’avais huit ans et oncle Thomas s’est occupé de moi. Nous avions une gouvernante flamande qui avait épousé un marin de Bristol ; il a péri en mer et elle est restée veuve. Elle m’a appris tout ce qu’elle savait, mais je n’ai jamais pu l’égaler. Elle faisait des nappes d’autel, des vêtements pour l’Église, de belles choses...
En somme, se dit Aline, des bons gants noirs, tu aurais pu t’en procurer n’importe où et les broder toi-même à ton goût. Ceux qui travaillent aussi bien apprécient rarement le travail des autres.
Ce n’était pas difficile de délier la langue d’Emma, mais malgré cela, Aline ne pouvait s’empêcher de se demander quand la jeune fille essaierait de nouveau de filer à l’anglaise pour vaquer à ses mystérieuses occupations. Mais il s’avéra qu’elle s’était fait du souci pour rien car à la fin de l’après-midi un frère lai arriva de la loge du portier pour annoncer que Martin Bellecote avait apporté le cercueil de maître Thomas et demandait l’autorisation de le lui montrer. Emma se leva aussitôt, et posa son ouvrage ; son visage était pâle et grave... Une chose était sûre, aucune autre affaire, aussi urgente fût-elle, ne la détournerait de l’église jusqu’à ce que son oncle fut décemment mis en bière, prêt à repartir pour Bristol ; il y aurait des prières qu’on dirait pour son repos, et plus tard elle assisterait à la première messe qu’on célébrerait pour lui. Quoi que les autres aient pu penser de lui, il avait servi d’oncle, de père et d’ami tout à la fois à une jeune orpheline et elle n’oublierait rien de tout cela pendant les obsèques.
— Je vais y aller moi-même, dit Emma. Il faut que je lui dise adieu.
Elle ne l’avait pas vu mort, mais les moines étaient passés maîtres dans l’art de réconcilier délicatement la vie et la mort ; et ils avaient veillé à ce que cette dernière rencontre ne bouleverse pas l’héritière.
— Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa Aline.
— C’est très gentil, merci, mais je préfère y aller seule.
Aline la suivit jusqu’à la grande cour et regarda la petite procession se diriger vers le cloître ; Emma marchait près de la charrette sur laquelle Martin et son fils avaient placé le cercueil. Quand ils eurent déposé la lourde boîte près de la porte sud de l’église, Emma toujours près d’eux, Aline la suivit des yeux pendant quelques minutes. A cette heure-ci la plupart des hôtes et des serviteurs laïcs étaient à la foire ; seuls les religieux vaquaient à leurs occupations ordinaires. Par la porte grande ouverte d’une écurie lointaine, elle vit le jeune palefrenier d’Ivo Corbière panser un cheval, et son archer, Turstan Fowler, siffloter en frottant une selle. A jeun et remis de son ivresse, il ne manquait pas d’allure, et son visage montrait que les soucis ne l’accablaient pas. Manifestement, son maître lui avait pardonné et rendu ses faveurs depuis longtemps.
Sortant des jardins, Cadfael vit Aline regarder pensivement vers l’église. Elle lui sourit quand elle l’aperçut.
— Martin a apporté le cercueil. Ils sont à l’intérieur. Elle ne pensera guère au reste pour le moment. Mais elle se sauvera à la première occasion, Cadfael. Elle a déjà essayé. Elle voulait, paraît-il, voir si le gantier à la foire pouvait remplacer les gants qu’elle a perdus. Mais quand je lui ai proposé de venir avec elle, rien à faire, elle a changé d’avis.
— Tiens ! marmonna Cadfael, se frottant le menton en réfléchissant. C’est curieux ! Des gants ! Pourquoi des gants en plein été ?
Aline ne saisit pas ce qu’il avait en tête.
— Pourquoi drôle ? On lui en a volé une paire, et les foires où on trouve des objets peu courants ne sont pas légion. Ça me paraît logique. Mais bien sûr, le gantier n’est qu’un prétexte.
Cadfael n’ajouta rien mais il se posait des questions en se dirigeant vers le cloître. Il n’y avait rien de drôle à ce qu’elle désirât remplacer ce qu’elle avait perdu si l’occasion s’en présentait. Ce qui l’intriguait, c’était le besoin subit de faire passer pour un vol pur et simple cette visite dont elle savait qu’elle signifiait tout autre chose ; et que l’un des objets qu’elle prétendait avoir perdus soit si peu adapté à la saison qu’il lui fallait s’en expliquer en racontant qu’elle l’avait acheté en chemin, à Gloucester. Pourquoi des gants, à moins qu’elle n’y pensât déjà pour d’autres raisons ? Mais s’agissait-il de gants ou de gantiers ?
Dans la chapelle du transept, Martin Bellecote et son jeune fils placèrent le lourd cercueil sur un tréteau recouvert d’une draperie et y déposèrent respectueusement le corps de Thomas. Emma contempla longuement le visage de son oncle sans un mot, sans une larme. Elle reconnut qu’il ne lui serait pas pénible de se le rappeler ainsi ; digne, purifié par la mort, ses pommettes, son front, ses mâchoires avaient un dessin plus accusé que quand il était en vie, et son visage, d’une couleur cireuse et austère, avait beaucoup pâli. Maintenant, au dernier moment, elle voulut lui laisser quelque chose pour qu’il l’emporte dans la tombe et elle se rendit compte que dans l’affolement de ces deux derniers jours elle avait été incapable de réfléchir clairement pour se préparer à cette séparation. Ce n’était pas la mort qui lui parut suprêmement importante, mais le besoin très fort d’une tendresse cérémonieuse, différente des rites ordinaires.
— Voulez-vous que je le couvre ? demanda doucement Martin Bellecote.
Sa voix, pourtant si discrète, la fit sursauter. Elle se tourna presque sans comprendre. L’homme, grand, avenant, calme, attendait ses ordres avec impatience. Le garçon, grave et silencieux, la regardait de ses grands yeux noisette. Avec l’avantage que lui donnaient ses quatre ans de plus, elle s’interrogea sur la présence d’un être si jeune à pareil endroit ; puis elle comprit soudain que c’est d’elle qu’il s’inquiétait et non du mort, que sa force vive montait vers la vie et la lumière comme vers le soleil et qu’il ne concevait l’ombre qu’en guise de contraste avec l’éclat du jour. Il avait raison.
— Non, un instant, dit-elle. Je reviens.
Elle sortit vivement dans la splendeur de l’été et chercha le chemin menant aux jardins. Les lignes vertes d’une haie et la cime des arbres au milieu la renseignèrent ; elle arriva à une allée plantée de fleurs. Les moines étaient bons jardiniers et avaient toutes les raisons d’apprécier les récoltes vivrières, mais ils avaient aussi du temps pour les roses. Elle choisit le seul massif à porter des fleurs différentes, aux pétales jaune pâle, qui tiraient sur le rose à leur extrémité et ne cueillit qu’une fleur. Pas les bourgeons, pas même la seule qui fût parfaitement épanouie, mais une fleur encore ouverte, encore intacte, même si cela ne durerait pas. Elle la prit et se hâta de retourner à l’église. Il n’était plus jeune, plus même à son zénith ; il touchait à l’automne de son âge ; cette rose était faite pour lui.
Cadfael l’avait vue partir, il la vit revenir, mais il resta dans l’ombre. Elle apporta la rose et la déposa dans le cercueil, près du coeur du mort.
— Couvrez-le maintenant.
Et elle se recula pour ne pas les gêner.
Quand ils eurent fini, elle les remercia ; ils se retirèrent et la laissèrent, car c’est manifestement ce qu’elle souhaitait. Cadfael en fit autant, tout aussi silencieusement. Emma resta longtemps à genoux sur les dalles du transept sans se rendre compte de sa position inconfortable, regardant sans cesse le cercueil fermé sur la draperie du tréteau près de l’autel. Reposer ainsi dans l’église d’une grande abbaye, avoir une messe qu’on chanterait spécialement pour lui et puis retourner chez soi dans un grand cercueil pour qu’on l’enterre et qu’on célèbre d’autres rites, quelle gloire ! Ça lui aurait plu. Tout serait fait comme il l’aurait souhaité. Tout ! Il serait content d’elle.
Elle connaissait son devoir ; elle récita de nombreuses prières pour lui car elle les savait heureusement par coeur et pouvait garder l’esprit libre tout en prononçant les formules consacrées. Elle ferait ce qu’il aurait souhaité et qu’il lui avait à demi confié, à elle seule. Et ensuite... elle n’avait guère songé à ce qui se passerait après, mais il y avait comme un grand parfum d’été qui soufflait sur elle, lui rappelant qu’elle était jeune et belle, riche par-dessus le marché et qu’elle intéressait et attirait des garçons comme le jeune fils du charpentier. Et d’autres moins jeunes ne la trouvaient pas moins séduisante...
Elle se releva enfin, lissa ses jupes froissées et d’un pas vif passa de la chapelle à la nef de l’église. Contournant les piliers de pierre de la croisée du transept, elle se trouva nez à nez avec Ivo Corbière.
Il l’avait attendue, silencieux, immobile, dans un coin sombre, s’abstenant même de mettre le pied dans la chapelle tant qu’elle n’aurait pas terminé sa veille mais elle en sortit d’un pas si décidé qu’elle faillit se jeter dans ses bras. Elle poussa un petit cri de surprise et il avança une main rassurante pour la calmer, avec l’apparence de vouloir prolonger ce contact. Dans la pénombre ses cheveux blonds brillaient de l’éclat sombre du bronze, et son visage, qu’il inclinait vers elle avec sollicitude, était si doré par l’été qu’il avait presque pris la même teinte que ses boucles.
— Je vous ai fait peur ? Je suis désolé ! Je ne voulais pas vous déranger. A la loge, on m’a dit que le charpentier était reparti et que vous étiez là. Je me suis dit qu’en faisant preuve de patience, j’arriverais peut-être à vous voir. Si je ne me suis pas manifesté jusqu’à maintenant, ajouta-t-il, empressé, ce n’est pas parce que je ne pensais pas à vous. Bien au contraire !
Elle le dévorait des yeux, ce qu’elle ne se serait jamais permis au grand jour, fascinée et admirative, et elle avait complètement oublié de se détacher de lui. Elle sentit ses doigts glisser le long de ses bras et, d’un commun accord, leurs mains s’étreignirent.
— Voilà presque deux jours que je ne vous avais pas parlé ! dit-il. C’est-à-dire une éternité ; cela me manquait, mais vous étiez bien entourée, et je n’avais pas le droit... Mais maintenant vous êtes là, accordez-moi une heure ! Allons dans les jardins. Je suis sûr que vous ne les connaissez pas.
Ils sortirent ensemble dans le soleil, passèrent le clos du cloître et se mêlèrent à l’animation de la grande cour. C’était presque le moment des Vêpres, où se terminaient les heures les plus calmes de l’après-midi : les moines, qui s’étaient dispersés pour accomplir leurs travaux, se regroupaient, les hôtes revenaient de la foire ou du bord de l’eau. C’était réconfortant de traverser cet endroit plein de monde au bras d’un aristocrate, seigneur d’un modeste domaine éparpillé entre le Cheshire et le Shropshire. Oui, pour une fille de marchands et d’artisans, c’était aussi flatteur que réconfortant. Ils s’assirent sur un banc de pierre parmi les fleurs, au soleil dans l’entrelacs de la haie, où les odeurs entêtantes de l’herbarium de Cadfael leur parvenaient à grandes bouffées portées par la brise tiède.
— Vous allez devoir prendre des dispositions ennuyeuses, dit Corbière sans sourire. Si je peux vous aider en quoi que ce soit, dites-le moi. Je serai heureux de vous rendre service. Ferez-vous enterrer votre oncle à Bristol ?
— C’est ce qu’il aurait souhaité. On dira une messe pour lui demain matin, et puis nous le ramènerons à la péniche pour son dernier voyage. Les moines ont été très bons pour moi.
— Et vous ? Vous allez aussi repartir avec la péniche ?
Elle hésita, mais pourquoi ne pas lui faire confiance ? Il était bon, comprenait vite, et il avait du tact.
— Non, ça ne serait pas sage. Du vivant de mon oncle, tout allait très bien, mais sans lui, cela pose problème. Il y a un de nos hommes... il ne faut pas que je dise du mal de lui, ça ne serait pas juste mais... il m’apprécie trop. Il vaudrait mieux que nous ne voyagions pas ensemble. Mais je ne veux pas non plus lui faire injure en lui laissant entendre que je ne lui accorde pas mon entière confiance. Je lui ai dit que je devais rester quelques jours, au cas où le shérif voudrait me poser d’autres questions, ou si on découvre autre chose sur la mort de mon oncle.
— Mais alors, dit Ivo, très intéressé, pour retourner chez vous ? Comment allez-vous vous y prendre ?
— Je vais rester avec lady Beringar jusqu’à ce que je puisse me joindre à un groupe où il y aura des femmes. Hugh Beringar me conseillera. J’ai de l’argent, je peux payer mon voyage. Je me débrouillerai.
Il posa sur elle un long regard sérieux qui se changea en sourire.
— Avec tous ceux qui vous veulent du bien, vous rentrerez sûrement chez vous sans dommage. Pour ma part, j’y songerai. Mais pour me faire plaisir, oubliez votre départ et profitons au mieux des heures qui vous restent à passer ici, dit-il en la prenant par la main pour la faire lever. Oublions Vêpres, oublions que nous sommes les hôtes de l’abbaye, oublions la foire, les affaires et tout ce qui exigera votre présence à l’avenir. Dites-vous que c’est l’été, que la soirée est superbe, que vous êtes jeune, que vous avez des amis... Venez avec moi, nous longerons les viviers et nous irons jusqu’au ruisseau. Tout cela appartient à l’abbaye, je ne veux pas qu’on aille au-delà.
Elle l’accompagna, reconnaissante, vivifiée par la fraîcheur de sa main. Près du ruisseau, on respirait une fraîcheur exquise ; la lumière scintillant sur l’eau et le chant des oiseaux lui firent oublier les devoirs sacrés et pénibles qui l’attendaient. Ivo faisait preuve d’une douceur respectueuse, évitant de trop la presser, mais quand elle lui dit à regret qu’il était temps de rentrer, pour ne pas inquiéter Aline, il l’accompagna tout le long du chemin, tenant sa main serrée dans la sienne, et se présenta cérémonieusement à Aline afin que la tutrice du moment pût juger de sa personne et l’apprécier. Ce qui ne manqua pas d’arriver.
Ce fut fait d’une manière aussi charmante que délicate. Il se montra excellent compagnon sans excéder la durée convenable d’une première visite, répondit aimablement aux questions pleines de tact d’Aline, et se retira longtemps avant d’avoir lassé son hôtesse.
— Voilà donc ce jeune homme qui s’est montré si obligeant et si courtois l’autre jour, dit Aline, après son départ. Vous savez, Emma, je crois que vous avez là un grand admirateur. « Et qui », ajouta-t-elle intérieurement, « vous consolerait de la perte de votre tuteur. »
— Il est de bonne famille, ajouta-t-elle.
Elle avait elle-même apporté deux manoirs en dot à son mari, mais ne voyait aucune différence entre son invitée et elle, et ignorait en toute innocence la fierté de ceux qui étaient nés de marchands et d’artisans honorables et non de seigneurs.
— Les Corbière sont des parents éloignés du comte Ranulf de Chester en personne, poursuivit-elle. Oui, apparemment, il est très bien, ce garçon.
— Mais nous ne sommes pas du même rang, répliqua Emma, prudente et vive, et désolée aussi . Je suis fille de maçon et nièce de marchand. Aucun noble ne voudra courtiser quelqu’un comme moi.
— Mais il ne s’agit pas de quelqu’un comme vous : il s’agit de vous, objecta Aline avec bon sens.
Cadfael regarda autour de lui, à la fin de la soirée, après Complies, vit que tout tournait à peu près rond : Emma était en sécurité à l’hôtellerie, Beringar était déjà rentré. Il alla se coucher, tout heureux, en même temps que ses frères, à une heure normale pour une fois et dormit comme un bienheureux jusqu’à Matines. En file indienne, les moines descendirent l’escalier de nuit et entrèrent à l’église, dans le silence de la nuit, pour dire les prières du jour naissant. A la faible clarté des cierges de l’autel, ils prirent place ; le troisième et dernier jour de la foire de Saint-Pierre avait commencé.
Cadfael ne rechignait jamais à se lever pour Prime et Laudes ; généralement c’était le moment où il était le plus réveillé, comme s’il était particulièrement sensible à cette impression d’être différent de la communauté réunie ici, sentiment qu’il n’éprouvait guère au grand jour.
Cette lumière vacillante, ces ombres tout autour, ces voix étouffées, l’absence des laïcs, tout contribuait à créer une impression de refuge, dont les participants à l’office étaient la chair, le sang et l’esprit ; ils étaient responsables de lui, et lui d’eux, alors que pendant les travaux de la journée il en était qu’il n’appréciait guère, et il ne le cachait pas. Le fardeau de ses voeux était aussi un privilège et le premier office de la nuit alimentait son énergie pour la journée qui suivait.
Mais les ombres avaient aussi leurs côtés tranchants, et les piliers, les chapiteaux et les voûtes résonnaient comme une musique, exacerbant son ouïe et sa vision, et conférant aux détails une insistance frémissante. A la flamme des cierges, le profil de Mark devenait très net. Une fausse note émise par un vieillard à demi assoupi était comme le dard d’une abeille. Et une tache de lumière pâle sous le tréteau où reposait maître Thomas semblait trouer la réalité par une présence incongrue. Ce fut au début de Laudes qu’il la remarqua d’abord, et il ne put s’en libérer. Où qu’il regardât, il avait beau fixer l’autel, il la voyait du coin de l’oeil.
A la fin de Laudes, la procession silencieuse retourna vers l’escalier de nuit et le dortoir ; Cadfael fit un pas de côté et se baissa pour ramasser l’objet qui l’avait intrigué. Il s’agissait d’un unique pétale de rose, d’une couleur indéfinissable dans cette lumière, dont la pâleur s’atténuait à son extrémité. Il le reconnut tout de suite, et dans la pénombre il sut comment il était venu là.
Heureusement, en vérité, qu’il avait vu Emma choisir sa rose et la déposer dans le cercueil. Sinon, ce pétale ne lui aurait rien dit. Mais là, il comprit tout. Cérémonieuse et solennelle, les jeunes sont ainsi quand ils sont émus, elle avait rapporté son offrande entre ses deux mains sans en faire tomber une feuille ni un grain de pollen.
Celui qui cherchait avec tant d’obstination ce qu’il croyait être en la possession de maître Thomas, après avoir fouillé l’homme, sa péniche, sa boutique, avait été, sacrilège suprême, jusqu’à fouiller son cercueil. Il l’avait ouvert puis refermé entre Complies et Matines ; et un unique pétale de cette rose qui se fanait s’était détaché, unique témoin de ce blasphème.