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Chez Martin Bellecote, dans la courbe de cette rue en pente que l’on nommait la Wyle et qui se dirigeait vers le centre de la ville, la jeune fille passa une commande précise car elle savait exactement ce qu’elle voulait pour le défunt. L’esprit clair et l’honnêteté du charpentier lui plurent et l’arrivée des enfants causa une agréable diversion. Comme elle leur plaisait aussi, ils s’enhardirent pour venir la dévisager et babiller avec elle. Quant à Edwy, la tête brûlée, qui avait été renvoyé chez lui la veille, après une bonne semonce de Hugh Beringar, il rabotait en silence une planche dans un coin de l’atelier. Mais ses brillants yeux noisette ne pouvaient s’empêcher de fixer la dame, brûlants de curiosité, ni de cligner malicieusement en direction de frère Cadfael quand Emma ne regardait pas.

Après quoi, le moine et sa protégée traversèrent la ville, montant les rues escarpées jusqu’à la Croix Haute et redescendant la rampe en pente douce qui menait au château. Emma marchait en silence, mettant de l’ordre dans ses pensées. Quand l’ombre de la grille tomba sur son visage, lui cachant le soleil, ses yeux s’agrandirent d’inquiétude. Pourtant les gardes qui circulaient ici ne semblaient plus avoir un siège à défendre, ni de batailles à livrer. Ils vaquaient à leurs affaires comme les alertes gens de la ville, qui venaient là apporter leurs requêtes. Le shérif, homme volontaire et taciturne, était un chevalier de plus de cinquante ans. Il avait une longue expérience de la guerre et de son office et, s’il était capable de réprimer sévèrement le désordre, il avait la réputation d’être juste dans les affaires courantes. Certes, il n’avait pas beaucoup aidé les notables de la ville à réparer les dégâts causés par le siège, mais il n’avait pas permis non plus qu’on les maltraitât ni qu’on les taxât trop lourdement pour remettre les bâtiments en état. Dans la grande cour, un échafaudage entourait encore une tour et des étais de bois soutenaient un mur. Emma examinait tout avec une ardente curiosité.

Nombre de gens venaient se présenter comme elle : pères soucieux de payer la caution de leurs fils, deux intendants de l’abbaye qui s’étaient fait agresser au cours de la bagarre, des témoins qui du haut du pont ou depuis la jetée avaient assisté à la scène. Tous étaient dirigés vers la tour intérieure, dans une grande salle froide, tendue de tapisseries enfumées. Cadfael fit asseoir Emma sur un banc, près du mur, où elle continua à observer ce qui se passait avec plus d’intérêt encore que d’appréhension.

— Regardez ! Messire Corbière !

Il venait d’arriver et pour le moment il n’avait d’yeux que pour la silhouette voûtée qui se tassait devant lui ; le regard glauque mais bien réveillé sous la paupière baissée pour ne pas attirer la colère de son seigneur, Turstan Fowler filait doux, attendant patiemment la fin de l’orage. Cadfael se demanda ce qu’il faisait là : il n’était pas sur la jetée et vu l’état dans lequel on l’avait trouvé la nuit passée, ses souvenirs devaient être pour le moins vagues. Il avait sûrement quelque chose à dire, cependant, sinon Corbière ne l’aurait pas amené. La veille encore il voulait le laisser en cellule toute la journée pour lui donner une leçon.

— C’est le shérif ? murmura Emma.

Gilbert Prestcote venait d’entrer, accompagné de deux juristes pour le conseiller. Il ne s’agissait pas d’un procès, mais de lui dépendait le retour éventuel des émeutiers au foyer et l’obligation pour leurs pères d’apparaître aux assises. Le shérif était grand, mince, très droit et vigoureux, avec une courte barbe noire taillée en pointe et un regard aigu et impressionnant. Il s’assit sans cérémonie et un sergent lui tendit la liste des prisonniers. Leur nombre lui fit hausser les sourcils d’inquiétante manière. Il compulsa le parchemin, le front plissé.

— Ils se sont tous fait prendre pendant l’émeute ? Très bien ! Il y a aussi plus grave, la mort de Maître Thomas de Bristol. Quand l’a-t-on vu pour la dernière fois ?

— D’après son serviteur et son gardien, il a quitté la foire aux chevaux une bonne heure après la cloche de Complies. Ensuite, plus rien. Roger Dod nous dira qu’il était bien neuf heures et quart, et le gardien confirme son témoignage.

— L’heure est assez tardive, remarqua Prestcote, méditatif. Le calme était déjà revenu tant sur la première enceinte que sur le champ de foire. Hugh, marquez-moi ceux qui étaient déjà en cellule. Quoi qu’ils aient pu faire, ils n’ont rien à voir avec le meurtre.

Se penchant sur lui, Hugh s’exécuta rapidement.

— Ce fut violent, mais vite terminé. On a eu rapidement la situation en main, ils n’ont pas été jusqu’au bout de la première enceinte. Celui-là, on l’a ramassé le dernier, vers dix heures peut-être, dans une taverne, mais complètement ivre, et la patronne affirme qu’il était là depuis une bonne heure. C’est quelqu’un de respectable, elle était ravie qu’on la débarrasse de lui. Il n’a rien à voir avec le meurtre. Celui-là s’est caché sous le pont un peu plus tard et il a reconnu avoir fait partie des manifestants, mais on l’a laissé en liberté car il boite sérieusement et des témoins l’ont toujours eu sous les yeux dès avant neuf heures. Il a promis de répondre de ses actes. Pour moi c’est tout ce qu’il a à se reprocher.

— Il n’en reste donc qu’un, constata Prestcote en regardant vivement Beringar.

— Oui, répondit-il, sans se compromettre.

— Parfait ! Faites entrer les autres, mais lui, laissez-le à part, et commençons par l’affaire la moins grave.

Les hommes du shérif gardaient leurs prisonniers dans un enclos délimité par des cordes ; moroses, moutonniers, ébouriffés, des traces de coups sur le visage, se lamentant sur leur triste sort, mais toujours fâchés, les jeunes gens avancèrent en file indienne. Certains avaient des vêtements déchirés, le nez en sang, ou des bosses sur la tête ; une nuit dans une cellule de pierre, irrégulièrement balayée, n’avait pas arrangé leurs accoutrements, destinés à des batailles plus dignes, comme l’armure des chevaliers. Ils se feraient gronder par leur mère qui devrait préparer une bonne lessive, puis se livrer à la couture, ou bien par une jeune épouse qui vengerait les autres femmes en se moquant d’eux. Contractant les mâchoires, les contrevenants, têtus, se préparèrent à faire face à l’adversité.

Prestcote alla droit au but. Manifestement il avait d’autres soucis et il n’était guère disposé à donner trop d’importance à une affaire mineure aux conséquences finalement de peu d’importance. Donc, bien qu’il fît appeler chacun séparément pour qu’il réponde de ses actes, il se débarrassa d’eux avec une rapidité raisonnable. La plupart reconnurent les faits, insistant sur leurs intentions légales et pacifiques, affirmant que ce qui avait suivi n’était pas de leur faute. Plusieurs prétendirent s’être trouvés avec Philippe Corvisart sur la jetée et dirent comment il s’était fait attaquer, ce qui avait provoqué l’émeute. Rares furent ceux qui s’efforcèrent de prouver qu’ils n’avaient rien fait, qu’ils ne s’étaient même pas trouvés là ce soir-là. Et même ceux-là se trouvèrent démentis par des citoyens respectueux des lois.

Des pères, furieux plus que compatissants, vinrent récupérer les héros qui avaient l’oreille basse, prêtèrent serment au tribunal et versèrent leur caution. Le boiteux s’était fait sermonner pour le principe et relâcher sans trompette. Deux jeunes gens qui avaient déployé des efforts méritoires pour convaincre l’auditoire qu’ils étaient accusés à tort furent renvoyés en prison pour avoir plus de temps pour méditer sur la nature de la vérité.

— Très bien ! s’exclama Prestcote, se frottant les mains, agacé. Que l’on dégage la salle ; ne resteront que ceux qui doivent témoigner pour Thomas de Bristol. Amenez aussi Philippe Corvisart.

Les jeunes gens étaient partis, emmenés et bousculés par des familles dévouées mais exaspérées. Chez eux, ils pourraient soigner leur tête et leur coeur lourds, tandis que leur père leur ferait la leçon et que leur mère pleurerait, déversant toute la peur et l’inquiétude qu’ils avaient provoquées. Emma lança un regard de sympathie au dernier, que sa mère, deux fois plus petite que lui, emmenait en le tirant par l’oreille, et en piaillant comme une pie. Le pauvre, mortifié comme il l’était, était bien assez puni.

Elle se retourna, et là où se tenaient ses camarades, apparut Philippe Corvisart, qui semblait terriblement seul, devant ce mur de pierre.

Hagard, très raide, le cou droit comme un i, même si pour le reste on sentait qu’il était prêt à se désagréger, il agrippait la corde à deux mains. Dans son extrême pâleur, Cadfael reconnut l’effet du vin nouveau chez un buveur débutant. Emma le croyait sûrement mortellement offensé et très angoissé. Le prenant en pitié, elle pâlit elle-même, saisie de pitié pour cet homme qui ne lui était rien, mais qu’elle avait vu se faire assommer si vigoureusement qu’elle avait craint qu’il ne se relevât pas.

Malgré tous ses efforts, il faisait triste mine. Sa tunique des dimanches était déchirée et salie, et, pire, il y avait des taches de sang sous son oreille gauche et de vomissures sur le bas de son vêtement. Il redressa vaillamment sa silhouette dégingandée, mais il manquait d’assurance, et son visage bronzé, inoffensif, mal rasé et grisâtre devint très rouge, ce qui ne lui allait guère, quand il aperçut son père, assis patiemment. Mais il détourna vite son regard pour fixer le shérif de ses yeux bruns et meurtris.

Il répondit trop fort à son nom, défiant et nerveux, et il confirma l’heure et le lieu de son arrestation. Oui, il était ivre, ses mouvements étaient incertains, ainsi que les circonstances dans lesquelles on l’avait arrêté, mais il essaierait de répondre avec franchise aux charges qui pesaient sur lui.

Plusieurs témoins affirmèrent que Philippe avait été à l’origine du mouvement qui s’était terminé si piteusement, et qu’il en avait pris la tête. Il conduisait les jeunes gens en colère quand ils passèrent le pont ; à son signal certains étaient partis vers la première enceinte, tandis qu’il emmenait le peu qui restait vers le fleuve où il se disputa violemment avec les marchands qui déchargeaient. Jusque-là tout le monde était d’accord, mais ensuite, tout se gâta. Pour les uns, les jeunes avaient commencé à jeter des marchandises à l’eau et affirmaient que Philippe était au coeur du combat. Un ou deux marchands ulcérés, pleins d’une vertueuse indignation, prétendaient qu’il avait attaqué Thomas, et donc provoqué la bagarre.

Puisque tout le monde aurait son mot à dire, Beringar avait gardé ses meilleurs témoins pour la fin.

— Messire, pour ce qui s’est passé près du fleuve, nous avons la nièce de maître Thomas, et deux hommes qui sont intervenus puis qui ont aidé à récupérer une bonne partie de ce qui se trouvait dans la Severn. Il s’agit d’Ivo Corbière de Stanton Cobbold, et de frère Cadfael, de l’abbaye, qui assistait un marchand ne parlant que le gallois. Sinon, il n’y avait personne à proximité. Voulez-vous entendre Dame Vernold ?

Philippe ne s’était pas encore rendu compte de la présence d’Emma. Quand il entendit son nom, il se tourna d’un coup, et quand il la vit s’avancer timidement vers la table du shérif, une rougeur profonde, inconfortable, monta de son col déchiré jusqu’à ses cheveux brun-roux. Il détourna les yeux, et Cadfael eut le sentiment qu’il aurait aimé que le sol l’engloutît. Son allure lamentable ne l’aurait pas gêné devant les autres, mais devant elle, il se sentait furieux et honteux. Même la pensée que son père se trouvait humilié ne l’aurait pas abattu autant. Emma lui exprima rapidement sa sympathie d’un regard puis détourna aussi les yeux, ne regardant que le shérif qui la fixait avec intérêt et sollicitude.

— Était-il nécessaire de faire subir cette épreuve maintenant à Dame Vernold ? Madame, il n’était pas indispensable de venir. La présence de messire Corbière et de ce bon frère aurait suffi.

— Je souhaitais venir, dit Emma d’une petite voix ferme. Je n’y étais pas obligée, c’est moi qui l’ai décidé.

— En ce cas, c’est parfait. Vous avez entendu les témoignages contradictoires sur ce qui s’est passé. Il semble établi que ces fauteurs de trouble sont bien venus à la jetée. Dites-nous ce qui est arrivé par la suite.

— Ce jeune homme, c’est vrai, menait les autres. Je pense qu’il s’est adressé à mon oncle parce qu’il semblait le plus important des marchands présents, mais il a parlé fort pour que tout le monde l’entende. Je ne saurais dire qu’il ait émis la moindre menace, il a seulement affirmé que la ville était mécontente et que l’abbaye ne payait pas assez pour la foire et il a demandé à ceux qui viennent faire des affaires ici de verser un dixième des loyers et des taxes à la ville et non à l’abbaye. Naturellement mon oncle a refusé de l’écouter, s’en tenant aux termes de la charte, et il leur a ordonné de partir. Et quand lui – le prisonnier, je veux dire – a voulu continuer à discuter, mon oncle a haussé les épaules en s’éloignant. Alors ce jeune homme lui a posé la main sur le bras pour le retenir ; mon oncle avait son bâton à la main, il s’est tourné et il l’a frappé. Il s’est, je pense, cru insulté ou attaqué.

— Et ce n’était pas le cas ? demanda le shérif, l’air assez surpris.

Elle jeta un bref coup d’oeil au prisonnier puis à Cadfael pour se rassurer et réfléchit un moment.

— Non, je ne crois pas. Il commençait à s’énerver, mais il n’a été ni grossier ni menaçant. Et mon oncle, inquiet, a frappé fort, bien sûr. Et lui, il est tombé, à demi assommé.

Se tournant franchement cette fois vers Philippe qui la dévorait du regard, elle ajouta : « Regardez la marque sur sa tempe gauche ».

On y voyait en effet du sang séché sous l’épaisse chevelure noire.

— Il n’a pas cherché à frapper votre oncle, pour se venger ?

— Il en aurait été incapable, répondit-elle simplement. Il a fallu l’aider à se relever. Et puis la bagarre a commencé, et des marchandises ont été jetées à l’eau. Frère Cadfael est venu lui donner un coup de main et il l’a confié à ses amis qui l’ont emmené. Je suis sûre qu’il n’aurait pas pu partir tout seul. Il me semble qu’il ne savait ni ce qu’il faisait ni ce qui lui était arrivé.

— A ce moment, peut-être, observa judicieusement Prestcote. Mais plus tard, dans la soirée, après avoir repris connaissance et, comme il l’a reconnu lui-même, complètement ivre, il a très bien pu chercher à se venger.

— Dans ce cas, mon oncle l’aurait de nouveau frappé, et peut-être mortellement, si je ne l’avais pas arrêté. Cela ne lui ressemble pas, convint-elle, mais il était furieux, hors de lui. Frère Cadfael vous dira si je mens.

— C’est vrai, confirma ce dernier. C’est tout à fait exact.

— Messire Corbière ?

— Je n’ai rien à ajouter ; dame Vernold a parfaitement résumé la situation. J’ai vu le prisonnier emmené par ses amis, et j’ignore ce qu’il a fait après. Mais mon serviteur, Turstan Fowler, dit l’avoir aperçu plus tard, dans une taverne au coin du champ de foire aux chevaux. Je dois avouer, ajouta-t-il, résigné et dégoûté, que ses souvenirs sont sûrement aussi vagues que ceux du prisonnier car on l’a trouvé ivre mort à onze heures passées, et il avait l’air d’être dans cet état depuis un moment. Je l’ai fait enfermer pour la nuit dans une des cellules de l’abbaye. Il paraît qu’il a les idées claires maintenant. Le mieux serait qu’il s’explique lui-même.

— Eh bien, qu’as-tu à dire ? demanda Prestcote, l’air aux aguets.

— Monseigneur, je n’avais pas le droit de sortir de l’abbaye, hier soir ; messire Corbière me l’avait interdit. Mais je savais qu’il serait parti toute la soirée, alors j’ai tenté ma chance. Je me suis soûlé à la taverne de Wat, à l’angle nord de la foire aux chevaux. Et ce type était là, et il a essayé de boire plus que moi, qui ai l’habitude ; et d’ordinaire je tiens bien la boisson. La taverne était pleine et on pourra vous confirmer ce que je dis. Il avait mal à la tête, et il proférait des menaces contre celui à qui il devait sa migraine. Il a juré de se venger avant l’aube. Voilà, c’est tout, messire.

— Quelle heure était-il ?

— Eh bien, monseigneur, je marchais encore droit et j’avais encore mes idées claires. Disons huit heures et demie, neuf heures. Rien ne serait arrivé si je n’avais pas mélangé la bière et le vin, puis essayé quelque chose de plus fort, et c’est ça qui m’a tué ; sinon je serais rentré avant mon maître et ça m’aurait évité de passer la nuit en prison.

— Ça t’apprendra, riposta sèchement Prestcote. Alors tu es allé dormir pour cuver ton vin. Quand ?

— Vers neuf heures peut-être, et je suis tombé comme une masse. Je ne me rappelle même plus où, mais je me souviens de l’auberge. Eux, ils vous diront où ils m’ont trouvé.

C’est à ce moment que Cadfael comprit soudain que, par le plus grand des hasards, personne, depuis l’entrée de Philippe Corvisart, n’avait mentionné la mort de Thomas qui reposait dans la chapelle du château. Certes, le shérif avait manifesté de la sympathie et de la compassion envers Emma qui était maintenant seule au monde, mais l’absence de son oncle qui avait des affaires importantes à traiter à la foire et dont elle avait, au moins une fois, parlé au présent, cela ne signifiait pas qu’il fût mort pour quelqu’un qui n’aurait pas été au courant. Philippe, qui avait passé la nuit en prison dont on l’avait sorti pour cette audience et qui souffrait encore des effets de l’ivresse, n’avait sûrement rien deviné. Nul ne lui avait tendu de piège volontaire, mais le piège existait néanmoins et pourrait servir à éclairer l’affaire.

— Donc les menaces que vous l’avez entendu proférer contre maître Thomas n’ont pu l’être que dans l’heure qui a suivi son départ de la cabane pour retourner à la péniche. Ensuite, maître Thomas disparaît, conclut Prestcote.

On se rapprochait du piège mais pas encore d’assez près. Philippe avait toujours l’air fatigué, résigné, hagard, comme si l’on parlait hébreu autour de lui. Cadfael décida d’intervenir ; il était grand temps.

— En effet, on ne l’a plus revu vivant après, dit-il clairement.

Ce dernier mot fut comme un coup de couteau qu’on sent à peine sur le moment ; la douleur ne vient qu’après. Philippe releva brusquement la tête, bouche bée, roulant des yeux horrifiés : il venait de comprendre.

— Mais il faut se rappeler, ajouta promptement Cadfael, qu’on ignore l’heure de sa mort. On a pu le jeter à l’eau n’importe quand cette nuit, après l’arrestation de tous les prisonniers, quand tous les honnêtes gens dormaient.

Voilà, il avait espéré qu’on pourrait se faire une idée, lui tout au moins, sur la culpabilité éventuelle du garçon, mais finalement ça n’était pas probant. Peut-être avait-il écouté ces propos ambigus, ignorant seulement si l’on avait découvert le corps ? Apparemment, s’il était coupable, il était meilleur comédien que les acteurs dont la tournée se produirait dans la soirée. Son visage, pâle comme de la pâte mal cuite, devint de marbre ; il essaya de parler, mais ne forma que des mots sans suite ; il respirait très fort ; se redressant, il fixa sur le shérif un regard bouleversé. Apparemment, oui, mais chaque visage peut mentir si la nécessité l’exige.

— Messire, supplia Philippe, est-ce vrai ? Maître Thomas est mort ?

— Que vous l’ignoriez ou non, répliqua sèchement le shérif, – et je ne me permettrai pas d’en juger – oui, c‘est vrai. Et notre intention ici est de savoir comment.

— Le moine a dit qu’on l’avait sorti de l’eau. Se serait-il noyé ?

— Vous pourrez peut-être nous le dire.

Le prisonnier tourna soudain le dos au shérif, respira de nouveau à fond, et regarda Emma dans les yeux ; à partir de ce moment, il ne la quitta pratiquement pas du regard, même quand Prestcote s’adressait à lui. Il ne se souciait que de ce qu’elle pensait.

— Madame, je vous jure que je n’ai pas fait de mal à votre oncle et que je ne l’ai pas revu depuis qu’on m’a emmené de la jetée. J’ignore ce qui lui est arrivé, et Dieu sait que je suis désolé pour vous. Je n’aurais pas levé la main sur lui, pour tout l’or du monde, même si nous nous étions de nouveau rencontrés et disputés, puisqu’il était votre parent.

— On vous a cependant entendu proférer des menaces à son endroit, observa le shérif.

— Et après ! Je ne tiens pas l’alcool. J’ai été idiot d’essayer de noyer mon chagrin ainsi. Je ne sais plus ce que j’ai dit. Des bêtises, sans doute. J’ai essayé d’agir honnêtement, j’ai échoué et me suis couvert de honte. J’ai tenu des propos violents, mais je n’ai agressé personne. Je n’ai pas revu cet homme. Quand j’ai été malade, j’ai quitté la taverne et je suis descendu le long du fleuve, loin des bateaux, et je me suis allongé jusqu’à ce que je sois à peu près en état de rentrer en ville. J’ai reconnu avoir provoqué du désordre, d’accord, mais ça non ! Je jure devant Dieu que je n’ai pas touché votre oncle. Dites-moi que vous me croyez !

Emma tourmentée, les lèvres entrouvertes, le dévisageait, incapable de répondre. Comment aurait-elle pu distinguer le vrai du faux ?

— Laissez-la tranquille, dit froidement le shérif. Adressez-vous plutôt à nous. Il faudra enquêter plus sérieusement sur cette affaire. Il n’y a pas de preuve, mais les soupçons qui pèsent sur vous sont très sérieux, et c’est à moi de décider ce qu’on va faire de vous.

— Messire, hasarda le prévôt qui s’était tu jusqu’à maintenant, et non sans mérite, je suis prêt à me porter garant pour mon fils. Fixez sa caution et je vous garantis qu’il sera au tribunal dès que vous aurez besoin de lui. Ma parole n’a jamais été mise en doute, et mon fils, malgré ses défauts, n’a jamais manqué à la sienne, même sans que je le lui dise. Je supplie votre seigneurie de me laisser l’emmener.

— Pas question, lança Prestcote, d’un ton décidé. Cette affaire est trop grave. Il restera sous clé.

— Si vous l’ordonnez, messire, je l’enfermerai, mais chez moi. Sa mère...

— Non ! ça suffit. Vous savez que c’est impossible. Il restera en prison.

— Nous n’avons rien contre lui pour ce meurtre, suggéra Corbière, généreux, sauf le témoignage de mon coquin de serviteur. Il ne manque pas de voleurs dans ces grandes foires ; S’ils peuvent isoler un homme, ils le tueront pour lui voler ses vêtements. Le fait que le corps n’avait pas de vêtements renforce cette théorie. Si on veut se venger, on n’accorde guère d’importance à un tas de vêtements.

— Exact, reconnut Prestcote. Mais supposons qu’on commette un meurtre sans l’avoir voulu, en frappant simplement trop fort, ce ne serait pas bête de dépouiller la victime de ses habits pour faire croire que des voleurs ont commis le crime, et donc détourner les soupçons. Nous sommes loin de tout savoir sur cette affaire, mais en attendant nous ne pouvons relâcher Corvisart. Je contreviendrais à mon devoir, si je le libérais, même en vous le confiant, messire prévôt. Emmenez-le ! ordonna le shérif avec un geste de la main.

Philippe ne bougea pas tout de suite, même quand il reçut un coup de manche de lance dans les côtes. Et même alors, il garda la tête tournée quelques instants, fixant désespérément le visage désolé et dubitatif d’Emma.

— Je ne l’ai pas touché, dit-il tandis qu’on l’entraînait de force vers la porte. Je vous en prie, croyez-moi !

Puis il disparut. L’audience était terminée.

 

Quand ils se retrouvèrent dans la cour, soulagés d’avoir échappé à la pénombre de la grande salle, ils soupirèrent d’aise. Roger Dod s’attardait, dévorant Emma des yeux.

— Maîtresse, voulez-vous que je vous raccompagne à la péniche ? Ou préférez-vous que je retourne à la baraque ? J’y ai envoyé Gregory pour aider Warin pendant mon absence, mais les affaires marchent bien, ils doivent avoir beaucoup à faire maintenant. Est-ce là ce que vous voulez ? Que je travaille à la foire comme lui s’il avait été là ?

— Oui, c’est exactement ça, dit-elle fermement. Qu’on fasse tout comme il l’aurait fait. Retournez à la foire, Roger. Je vais rester à l’abbaye avec lady Beringar pendant un moment. Frère Cadfael m’accompagnera.

Le serviteur s’éloigna d’un pas lourd, sans un regard en arrière. Mais son dos robuste, raide, méfiant évoquait tellement son visage sombre et son regard brûlant qu’en le regardant partir, Emma soupira, désemparée.

— Je suis sûre que c’est un brave garçon et je sais que c’est un bon travailleur qui a loyalement servi mon oncle pendant des années. Et il en ferait volontiers autant pour moi à sa façon. J’ai du respect pour lui ! Je pourrais même l’apprécier s’il ne voulait pas que je l’aime !

— Ça n’est pas nouveau, remarqua Cadfael avec sympathie. L’orage frappe où il veut. L’un s’enflamme, l’autre pas ; l’éloignement, il n’y a que ça pour calmer les esprits.

— C’est bien mon avis !, s’exclama-t-elle. Frère Cadfael, il faut que j’aille à la péniche chercher quelques vêtements. Voulez-vous venir avec moi ?

Il vit tout de suite que le moment était admirablement choisi. Gregory et Warin s’occupaient des clients à la baraque et Roger était parti les rejoindre. La péniche serait tranquillement amarrée près de la jetée, et il n’y aurait personne à bord pour les déranger. Lui, humble moine de l’abbaye, ne dérangerait personne.

— Si vous le désirez. J’ai la permission de vous aider en tout.

Il s’attendait à ce qu’Ivo Corbière les rejoignît à la sortie de la grande salle, mais non, il s’était peut-être dit que cela ne valait pas la peine de se trouver en troisième position avec la dame de ses pensées, gêné par un moine qui avait des ordres et qui ne se laisserait pas facilement évincer. La foire durerait encore deux jours et la grande cour de l’abbaye n’était pas si grande que les hôtes ne s’y rencontrent pas dix fois par jour, par hasard, ou en s’organisant ! Emma resta silencieuse pendant tout le chemin du retour. Elle recommença à parler seulement quand, après avoir passé l’ombre de la porte, ils se retrouvèrent en plein soleil, dominant la courbe scintillante du fleuve.

— C’était gentil de la part d’Ivo de parler si raisonnablement en faveur de ce jeune homme.

Au moment où Cadfael commençait à entrevoir ce qu’elle avait derrière la tête, elle rougit comme le malheureux Philippe avait rougi quand il s’était rendu compte qu’elle était témoin de son humiliation.

— Gentil et plein de bon sens, répondit-il, aimable, comme s’il n’avait rien vu. Des soupçons peut-être, mais des preuves, non. Pas encore. Et il n’a pu qu’admirer votre générosité.

Elle ne rougit pas plus, mais elle était déjà toute rose. Sur son visage soyeux, d’une pâleur dorée, si jeune et innocent, ce léger trouble ajoutait une grâce touchante.

— Oh ! non, protesta-t-elle. Je n’ai dit que la vérité. Que pouvais-je faire d’autre ?

Ce qui, une fois encore, était la pure vérité ; rien encore dans sa vie n’avait terni sa pureté. Cadfael commençait à éprouver une chaleureuse sympathie pour cette orpheline qui supportait ses ennuis sans minauder ni se plaindre et qui avait encore à coeur de s’intéresser à ceux des autres.

— J’étais désolée pour son père. Un homme si convenable, si respecté. Une telle rebuffade ! Et quand il a parlé de sa femme... Elle doit être folle d’inquiétude, soupira-t-elle.

Ils passèrent le pont, tournèrent sur le chemin vert que l’animation de cette chaude journée avait presque dénudé, et arrivèrent près du fleuve, des longs jardins et vergers de la Gaye. La péniche désertée de maître Thomas nichait à l’extrémité de la jetée, amarrée court près de la berge verte. Un ou deux porteurs étaient là à travailler ; débarquant d’autres marchandises, ils les hissaient sur leurs épaules et remontaient le sentier pour regarnir les étais. Le bord de l’eau était ensoleillé, d’un vert et d’un bleu éclatants et, si l’on exceptait le bourdonnement des abeilles en train de butiner lourdement les dernières fleurs de la saison, tout était presque silencieux. Et presque désert, à part un pêcheur solitaire dans un petit bateau, tout près de l’ombre du pont, un pêcheur solide, carré d’épaules qui avait enlevé sa tunique et sa chemise. Ses cheveux et sa barbe étaient aussi noirs que broussailleux. Rhodri ap Huw se fiait à son personnel pour s’occuper comme il faut des clients anglais, ou peut-être avait-il déjà vendu tout ce qu’il avait apporté. Il avait l’air somnolent, heureux, presque éternel ; il laissait traîner sa ligne dans le courant, sous l’arche du pont, corrigeant de temps en temps sa trajectoire d’un coup de poignet. Mais certainement rien de ce qui se passait alentour n’échappait à son regard vif. Il avait apparemment le don d’ubiquité, tout en restant détaché et bienveillant.

— Je ne serai pas longue, déclara Emma, posant un pied sur le flanc de la péniche. La nuit dernière, Constance m’a prêté tout ce dont j’avais besoin, je ne voudrais pas continuer à jouer les mendiantes. Voulez-vous monter à bord ? Vous êtes le bienvenu ! Je suis désolée de vous recevoir ainsi !

Ses lèvres tremblèrent. Il sut qu’à ce moment elle pensait à son oncle, qui gisait nu au château, qu’elle avait respecté, en qui elle avait eu foi, qu’elle avait peut-être cru éternel, tant il était solide et sûr de lui.

— Il aurait voulu que je vous offre du vin, celui que vous avez refusé la nuit dernière.

— Parce que je manquais de temps, répondit placidement Cadfael qui sauta légèrement à bord. Allez chercher ce qu’il vous faut, mon enfant, je vous attends.

Le bateau était bien conçu, la cabine à l’arrière était basse, mais s’étendait sur toute la largeur de la coque, et bien qu’Emma ait dû se baisser pour entrer, elle et son oncle auraient eu assez de place pour dormir. Mais maintenant que son protecteur avait disparu et qu’il y avait trois autres hommes à bord, ce serait différent. Surtout que l’un d’eux était désespérément amoureux d’elle. Les oncles ne voient pas toujours ce genre de choses, quand leurs nièces sont concernées.

Elle réapparut soudain à la porte basse. Elle avait de nouveau l’air très perturbée, mais cette fois elle se dominait.

— Quelqu’un est venu ! annonça-t-elle d’une voix unie et basse. Un étranger ! Qui a fouillé dans tout ce que nous avions laissé à bord, dans mes vêtements et ceux de mon oncle et qui a tout retourné. Je ne rêve pas, frère Cadfael ! c’est vrai ! On a mis le bateau à sac pendant qu’il n’y avait personne. Venez voir !

— On a pris quelque chose ? demanda-t-il sans arrière-pensée.

— Non ! répondit-elle, encore sous le coup de la découverte et franche sans même y prêter attention.

La foire de saint Pierre
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