CHAPITRE TREIZE

 

 

Ils franchirent les portes du manoir de Vivier une heure après midi. Elles étaient restées ouvertes et l’agitation qui régnait à l’intérieur s’était calmée pour ne plus laisser que les allées et venues ordinaires dans la cour. Il était évident que le message de l’abbesse avait été reçu et considéré comme digne de foi et, quoi qu’il pût en penser, Cenred avait accepté de respecter le désir de Hélisende de rester tranquillement au monastère, au moins dans l’immédiat. Maintenant qu’ils étaient rassurés sur ce point, les hommes d’Audemar allaient pouvoir se consacrer à la recherche d’un meurtrier… qu’ils ne découvriraient jamais ! Dans la nuit et la neige, y aurait-il eu quelqu’un dehors pour assister à ce crime accompli dans les bois et mettre un nom ou un visage sur l’assassin ? Et quand bien même il y aurait eu un témoin, qui, à part un membre de la maison d’Audemar, aurait identifié un palefrenier de Hales qui était au diable Vauvert ?

L’intendant de Cenred traversait la cour quand Adélaïde arrêta son cheval. Reconnaissant la mère du suzerain de son maître, il s’empressa de venir l’aider à mettre pied à terre, mais elle ne lui laissa pas le temps d’arriver jusqu’à elle. Laissant retomber ses jupes, elle regarda autour d’elle, en quête d’un des hommes de son fils. Cadfael avait constaté que les rabatteurs n’étaient pas rentrés à Elford, et ils étaient tout aussi discrets ici. Pendant un instant, elle fronça les sourcils, s’impatientant à l’idée de devoir attendre et garder ses révélations pour elle. Maintenant qu’elle s’était décidée, il lui déplaisait qu’on la contrarie dans ses intentions.

— Votre maître est-il chez lui ? demanda-t-elle, avec un coup d’œil vers la grande salle, négligeant la profonde révérence du serviteur.

— Oui, madame. Voulez-vous vous donner la peine d’entrer ?

— Et mon fils ?

— Il est là aussi, madame. Il est revenu il y a quelques minutes à peine ; ses hommes sont encore avec les nôtres, ils enquêtent partout dans le voisinage.

— C’est une perte de temps ! s’exclama-t-elle, se parlant plutôt à elle-même qu’à eux, et elle serra les lèvres pour ne pas avoir à s’expliquer avant de reprendre : Eh bien, tant mieux s’ils sont là tous les deux. Non, non, inutile de leur annoncer mon arrivée, je m’en charge. Quant à frère Cadfael, il est avec moi cette fois, il n’est pas venu comme hôte.

L’intendant avait-il seulement jeté un regard au second cavalier avant ce moment ? On pouvait en douter. « Mais il ne tardera pas à s’étonner, se dit Cadfael, que l’un des bénédictins fût revenu si vite et surtout sans son compagnon. » Mais le temps pressait, Adélaïde avait commencé à monter l’escalier d’un pas vif, respectueusement suivie de Cadfael, qui aurait presque pu passer pour son chapelain, laissant derrière elle l’intendant tout étonné qui y perdait son latin.

Dans la grande salle, le repas de midi était terminé et les domestiques s’activaient à débarrasser les plats et à empiler les tables sur le côté. Adélaïde passa devant eux sans un mot, sans un regard, et se dirigea droit vers le cabinet dont la porte était protégée par une tenture. Des murmures, étouffés par la tapisserie, venaient du dedans ; la voix basse de Cenred se distinguait aisément de celle, plus haute, plus jeune, de Jean de Perronet. Le soupirant ne s’était pas retiré, il attendait obstinément, sinon patiemment, son heure. « Au fond, cela vaut mieux », songea Cadfael. Cet homme avait le droit de savoir quel obstacle formidable allait se dresser sur son chemin. Chacun avait droit à la justice et comme Jean de Perronet n’avait pas démérité, il convenait de se montrer honnête envers lui.

Adélaïde écarta sèchement le rideau et ouvrit la porte à la volée. Ils étaient tous là, réunis en conférence, condamnés à la frustration et à l’impuissance, forcés à l’inaction, dans la mesure où envoyer des hommes sur les traces d’un assassin sans visage ne pouvait que s’avérer inefficace. Si quelqu’un, dans la région, avait été au courant de quoi que ce fût il aurait parlé depuis longtemps. Et si, par extraordinaire, Audemar avait envisagé de compter les serviteurs de sa mère au nombre des suspects et de regarder la disparition de deux d’entre eux d’un drôle d’œil, elle s’interposerait, immuable, entre eux et lui. Où que puissent être Luc et Lothaire et quel que puisse être son dégoût pour ce qu’ils avaient cru de leur devoir de faire pour elle, elle refuserait obstinément de les voir payer ce qu’elle considérait comme ses propres dettes.

En entendant la porte s’ouvrir, tous se retournèrent pour voir qui entrait car il y avait dans ce geste trop de confiance abrupte pour qu’il pût s’agir d’un domestique. Adélaïde parcourut des yeux le cercle des visages stupéfaits. Audemar et Cenred étaient attablés, une coupe de vin devant eux, Emma s’était mise à l’écart avec son canevas de broderie, qu’elle négligeait manifestement, attendant très nerveusement que les événements prennent une tournure un peu plus favorable et que la vie redevienne ce qu’elle était auparavant. Et puis il y avait l’étranger – Cadfael se rendit compte que c’était la première fois qu’Adélaïde rencontrait Jean de Perronet. Elle prit son temps pour le dévisager attentivement, comprenant qu’il s’agissait du fiancé. Ses lèvres esquissèrent un bref sourire sans joie, avant de passer à Roscelin.

Le garçon était assis dans un coin de la pièce d’où il pouvait avoir toute la compagnie sous les yeux ; il donnait l’impression de se préparer à un combat imminent, pour lequel il se tenait aux aguets, tout raide sur son banc appuyé à la tapisserie du mur, la tête droite, les lèvres crispées. Très à contrecœur, il avait accepté de ne pas courir rejoindre Hélisende à Farewell, mais il n’avait pardonné à aucun des conspirateurs d’avoir arrangé ce mariage dans son dos, le privant du même coup de l’espoir pervers qui l’animait. Sa rancune envers ses parents s’était étendue à Perronet, par contrecoup, et même à Audemar de Clary chez qui ils l’avaient expédié pour qu’il ne contrecarrât pas leurs plans. Comment pouvait-il être sûr qu’Audemar n’avait pas sa part de responsabilité dans son exil, et même pire ? Son visage, naturellement franc, ouvert, agréable, était à présent fermé, soupçonneux, hostile. Adélaïde le dévisagea plus longtemps que les autres : encore un adolescent qui était trop beau, attiré par un amour malheureux comme une abeille par les fleurs.

Peu à peu, l’assistance revint de sa surprise. Toujours hospitalier, Cenred sauta sur ses pieds, tendit la main pour prendre celle de son hôtesse et la conduire à un siège à leur table.

— Soyez la bienvenue dans ma maison, madame. C’est un honneur pour moi !

— Qu’est-ce qui vous amène en ces lieux, madame ? interrogea Audemar, mi-figue, mi-raisin.

En vérité, il jugeait préférable que sa mère, qui ne manquait certes pas de caractère, se fût exilée à Hales où elle résidait ordinairement, à bonne distance de chez lui. En les voyant face à face, Cadfael trouva qu’ils se ressemblaient beaucoup. Ils se portaient manifestement de l’affection mais le fils avait grandi et maintenant, il devait être difficile pour ces deux-là de vivre sous le même toit.

— Il ne fallait pas vous donner la peine de venir jusqu’ici. Je ne vois pas en quoi vous pourriez être plus efficace que nous, grommela-t-il.

Adélaïde s’était laissé persuader par Cenred de venir jusqu’au centre de la pièce, mais elle refusa d’aller plus loin et s’arrêta net pour rester seule, exposée à tous les regards. D’un geste autoritaire, elle libéra sa main.

— C’est bien ce qui vous trompe, répliqua-t-elle, fixant chacun à tour de rôle. Vous constaterez que je ne suis pas seule. Frère Cadfael a accepté de m’escorter. Il vient de l’abbaye de Farewell pour laquelle il repartira quand il nous quittera.

Elle considéra l’un après l’autre les deux jeunes gens, le fiancé chanceux et l’amant malheureux. Tous deux la couvraient d’un œil inquiet, conscients qu’elle avait des révélations à faire, mais incapables de deviner comment les choses allaient tourner.

— Je suis heureuse de vous voir tous réunis, parce que je n’ai pas du tout l’intention de revenir sur ce que j’ai à vous dire.

Cadfael eut le sentiment qu’il ne lui avait jamais été difficile de capter l’attention quand elle entrait quelque part. Dès qu’elle imposait sa présence dans une pièce quelconque, chacun n’avait d’yeux que pour elle. Elle dominait tout le monde. Il en était ainsi, cette fois : tous demeuraient suspendus à ses lèvres, silencieux.

— Il m’est revenu, Cenred, commença-t-elle, il y a deux jours, que vous comptiez donner votre sœur – ou plus exactement votre demi-sœur – en mariage à ce jeune gentilhomme. Il y avait des raisons en suffisance, vous auriez eu l’assentiment du siècle et de l’Église, car tous savaient qu’elle était devenue trop chère à Roscelin, votre fils, et qu’il nourrissait les mêmes sentiments. Une union qui l’emmènerait loin d’ici abolissait l’ombre d’un inceste sur votre maison et votre héritier. Pardonnez-moi si je n’y vais pas par quatre chemins ; il est trop tard pour m’exprimer en termes choisis. Étant donné ce que vous craigniez, il n’y avait rien à vous reprocher.

— Puis-je savoir ce que tout cela signifie ? demanda Cenred, abasourdi. Soyez directe, ça me convient parfaitement. Quant à leurs liens de parenté, vous les connaissez comme moi, enfin ! N’auriez-vous pas pris les mêmes dispositions pour éviter un tel malheur à votre petite-fille que moi pour ma demi-sœur ? Elle m’est aussi chère que mon propre fils et elle compte autant. C’est votre petite-fille. Je me souviens très bien du second mariage de mon père. Je revois le jour où il nous a amené son épouse, et la fierté qu’il a éprouvée lorsqu’elle lui a donné un enfant. Puisqu’il nous a quittés depuis longtemps, je dois me comporter comme un père envers Hélisende, et pas seulement comme un frère. C’est vrai, j’ai voulu les protéger, elle et mon fils. Et c’est toujours mon vœu le plus cher. Le seigneur de Perronet n’a pas changé d’avis et il a toujours ma bénédiction.

Audemar s’était levé. Il se dressait là, immobile, à regarder sa mère, plissant les paupières, impassible.

— Où voulez-vous en venir au juste ? interrogea-t-il d’une voix égale sous laquelle perçait le doute, le déplaisir, voire une forme de menace qui aurait arrêté n’importe qui, mais pas cette femme-là. Elle lui rendit son regard, inébranlable.

— J’y arrive. Sachez, Cenred, que vous vous inquiétez à tort. Il n’existe aucun obstacle entre votre fils et Hélisende, sauf celui que vous avez créé de toutes pièces. Il n’y aurait pas inceste s’ils étaient mariés et partageaient le même lit cette nuit. Hélisende n’est pas la fille de votre père, Cenred, ni votre sœur. Pas une goutte du sang des Vivier ne coule dans ses veines.

— Mais ça ne tient pas debout ! protesta Cenred, secouant la tête comme pour refuser ces propos incroyables. Tout le monde l’a vue naître dans cette maison. Ce que vous prétendez est impossible. Pourquoi nous raconter ces contes de bonne femme alors que tous ici peuvent témoigner qu’elle est la fille de l’épouse légitime de mon père, qu’elle est née dans leur lit conjugal, sous mon propre toit ?

— Mais elle a été conçue sous le mien. Je ne m’étonne pas qu’aucun d’entre vous ne se soit donné la peine de compter les jours. Je n’ai pas perdu de temps. Ma fille était déjà enceinte quand je l’ai conduite ici pour se marier.

Ils étaient tous debout, à l’exception d’Emma, recroquevillée sur sa chaise, affolée par les cris de colère et d’incrédulité qui fusaient de partout et s’entrechoquaient autour d’elle, comme des vents contraires. Cenred était resté sans voix, mais de Perronet hurlait que cette dame était folle et que tout cela n’était qu’un tissu de mensonges. Roscelin haletait, prêt à se battre avec lui, furieux, tenant un discours incohérent, passant de son rival à Adélaïde, la suppliant, la sommant de n’avoir pas menti. Soudain Audemar abattit son poing sur la table, exigeant impérieusement que chacun fît silence. Pendant ce tollé, Adélaïde n’avait pas bougé. Très droite, ferme comme un roc, elle laissait passer la tempête sans y prêter attention.

Le silence s’établit enfin, on respirait à peine, tous avaient les yeux fixés sur elle comme s’ils pouvaient lire sur son visage si ses paroles étaient ou non l’expression de la vérité, à condition de se tenir coi le temps qu’il faudrait.

— J’espère, madame, que vous mesurez la gravité de vos affirmations, dit Audemar d’une voix redevenue basse et mesurée.

— Oh ! ne vous inquiétez pas, mon fils ! J’ai encore toute ma tête, et je connais le sens du mot vérité. J’ai gardé en mémoire toutes mes actions, je sais à quel point j’ai mal agi. Je n’ai besoin de nul d’entre vous pour me l’apprendre. Seulement voilà, ce qui est fait est fait et on ne peut pas revenir en arrière. Oui, j’ai trompé le seigneur Edric, oui, j’ai imposé ma volonté à ma fille, oui, j’ai amené un bâtard dans cette maison. Ou, si vous préférez, j’ai pris des mesures pour protéger la réputation de ma fille et lui assurer une position honorable, exactement comme Cenred entend se comporter à l’égard de sa sœur. Edric a-t-il jamais eu l’impression d’être dupé ? Cela m’étonnerait. Cet enfant qu’il croyait sien l’a-t-il rendu heureux ? J’en suis convaincue. Pendant toutes ces années, j’ai laissé les choses en l’état, mais aujourd’hui. Dieu en a décidé autrement, et je ne le regrette pas.

— Si c’est vrai, hasarda Cenred, aspirant profondément, Edgytha était au courant. Elle est arrivée ici avec Bertrade. Si vous ne mentez pas, maintenant, quand il est presque trop tard, elle devait savoir.

— En effet, elle savait, répondit Adélaïde un ton plus bas, et maudit soit le jour où j’ai refusé de dire la vérité alors qu’elle m’en priait instamment. Ce qui me désole le plus est qu’elle ne soit pas là pour me servir de témoin. Mais il y a quelqu’un ici qui le peut. Frère Cadfael vient de l’abbaye de Farewell où se trouve Hélisende en ce moment. Elle y a rejoint sa mère. Et par un hasard étrange, poursuivit-elle, son père y est également. Il n’y a plus moyen à présent d’échapper à la vérité. Je le déclare à mon grand dam.

— Vous nous l’avez cachée assez longtemps, à ce qu’il semble, madame, remarqua sévèrement Audemar.

— Je l’avoue, et je ne tire aucune gloire de la révéler maintenant, alors qu’elle est déjà sortie de son puits.

— Vous prétendez que le père de Hélisende se trouve là-bas, à l’heure qu’il est… avec elle, prononça lentement Cenred, après un silence bref mais intense. Il est à Farewell avec elles deux ?

— Ce que je dis, répliqua-t-elle, vous n’êtes pas obligé de le croire. Mais écoutez frère Cadfael.

— Je les ai vus tous les trois, affirma ce dernier. C’est la pure vérité.

— Dans ce cas, qui est-ce ? demanda Audemar. Qui est son père ?

Adélaïde reprit son récit sans baisser les yeux.

— Ce fut jadis un jeune clerc qui servait chez moi, il était de bonne famille et il avait un an de plus que ma fille. Il m’a priée de bien vouloir lui accorder sa main ; j’ai refusé. Ils ont essayé de m’imposer leur désir. Mais peut-être suis-je injuste envers eux, peut-être n’ont-ils rien calculé et le désespoir les a-t-il poussés à agir ainsi, car ils étaient éperdument amoureux l’un de l’autre. J’ai chassé le jeune homme de ma demeure et elle je l’ai amenée ici en toute hâte pour la donner au seigneur Edric, qui la voulait pour femme depuis un an au moins. J’ai menti à son amant en prétendant qu’elle était morte. Je lui ai raconté des choses horribles, que ni la mère ni l’enfant n’avaient survécu après qu’on a essayé de supprimer le bébé. Il a appris ces derniers jours seulement qu’il avait une fille.

— Je ne m’explique toujours pas, intervint Cenred, qu’il n’en ait rien su avant et qu’il l’ait rencontrée dans un endroit aussi invraisemblable. Toute cette histoire est tirée par les cheveux et me paraît peu plausible.

— C’est bien le tort que vous avez, rétorqua-t-elle. La vérité est la vérité et personne n’y peut rien. Je suppose que Dieu, dans sa miséricorde, est intervenu. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

Agacé, Cenred se tourna vers Cadfael.

— Vous avez été mon hôte pendant plusieurs jours, mon frère. Que savez-vous de cette affaire ? Contient-elle une part de vérité, après tant d’années ? Peut-on vraiment croire que ces trois personnes aient fini miraculeusement par se retrouver ?

— Oui, puisque c’est vrai. Ils se sont réellement vus et ont parlé ensemble. Il les a retrouvées toutes les deux car, croyant que celle qu’il aimait était morte, et ayant lui-même failli mourir il y a quelques mois, cela l’a amené à méditer sur sa fin dernière. Il a pensé que puisqu’il ne la reverrait jamais en ce bas monde, il devait se rendre en pèlerinage sur sa tombe afin d’y prier pour le repos de son âme dans l’au-delà. Comme elle ne reposait pas à Hales, où elle aurait dû être, il est venu à Elford où sont enterrés les membres de votre famille, seigneur. En rentrant, par la grâce de Dieu, nous avons demandé l’hospitalité pour la nuit à Farewell, où la dame qui fut votre sœur sert à présent en tant qu’instructrice pour les novices dans la nouvelle fondation de l’évêque. Or c’est également là que Hélisende a couru se réfugier pour échapper à ses tourments. Et voilà, vous savez tout.

Audemar intervint après un moment de réflexion.

— Oui, je commence à comprendre. Vous nous avez presque tout dit, mais pas exactement. Nous ne savons pas encore comment il se nomme, le véritable père. Nous vous écoutons.

— Il est entré au couvent il y a bien longtemps. Il sert avec moi à l’abbaye de Shrewsbury. Vous l’avez vu, seigneur. Il était avec moi à Elford et se traînait sur des béquilles. Il est moine, prêtre aussi, c’est à lui, seigneur Cenred, que vous avez demandé de marier Hélisende et celui que vous aviez choisi pour elle. Il s’appelle Haluin.

 

Abasourdis, ils admettaient peu à peu qu’ils venaient d’entendre la vérité, même s’ils n’en discernaient pas encore pleinement les implications. Le regard égaré, ils comprenaient tout juste les changements qu’ils allaient devoir affronter. Roscelin, frémissant, rayonnant comme un flambeau nouvellement allumé, encore tout étourdi, se sentait libéré de son fardeau de culpabilité et de souffrance. L’espoir et la joie qui se lisaient dans son regard le rendaient comme ivre et l’empêchaient de parler. Perronet découvrait sans plaisir excessif qu’un formidable rival lui barrait la route et menaçait d’anéantir ses projets. Raidi dans son orgueil et sa détermination, il était prêt à lutter de toutes ses forces pour garder ce qu’il avait considéré comme sien. Pour Cenred, il s’agissait de remettre au point tous ses liens familiaux, de considérer son père comme un peu rabaissé, voire sénile, victime d’une tromperie à laquelle il n’avait vu que du feu ; sa sœur était devenue une étrangère qui n’avait plus aucun droit chez lui. Silencieuse, effarée dans son coin, Emma ressentait durement le tort causé à son époux et la perte de celle qu’elle considérait presque comme sa fille.

— Elle n’est pas ma sœur, prononça Cenred, d’un ton lourd, se parlant plutôt à lui-même avant de répéter la même phrase d’une voix furieuse.

— Non, répondit Adélaïde, mais jusqu’à aujourd’hui, elle n’en savait rien. Ce n’est pas sa faute, vous n’avez rien à lui reprocher.

— Elle n’est pas ma parente. Je ne lui dois rien, ni dot, ni terres. Elle n’a aucun droit sur moi, s’écria-t-il, plus amer que vindicatif, désolé de voir se rompre un lien auquel il tenait tellement.

— Mais elle est ma parente à moi, lança Adélaïde. Les terres que sa mère a eues en dot sont revenues à Polesworth quand elle a pris le voile, mais Hélisende est ma petite-fille et mon héritière. Les terres que je possède de plein droit lui reviendront. Elle ne sera pas malheureuse, précisa-t-elle en regardant Perronet avec un sourire en coin.

Elle ne comptait pas rendre les choses trop faciles aux deux amants en dépossédant la jeune fille qui deviendrait du coup moins intéressante aux yeux du rival de Roscelin.

— Vous vous méprenez, madame, répliqua Cenred, se contenant difficilement. Cette maison est la sienne depuis toujours et elle l’a toujours considérée comme telle. Que lui reste-t-il d’autre ? C’est nous qui avons l’impression d’être orphelins à présent. Sa mère et son père se sont retirés dans un couvent, et je voudrais bien savoir ce que vous lui avez apporté comme présence. Famille ou pas, elle est ici chez elle.

— Mais il n’y a plus rien qui m’interdise de lui parler à l’heure qu’il est ! s’écria Roscelin, exultant. Aujourd’hui, plus rien ne s’oppose à ce que je demande sa main. Les obstacles qui nous séparaient ont tous été levés. Je pars la chercher sur-le-champ. Dieu merci, elle va revenir. Je savais bien qu’il n’y avait rien de coupable dans notre amour, poursuivit-il, ses yeux bleus rayonnant du plaisir d’être vengé. C’est vous et vous seul, monsieur, qui m’avez mis dans la tête que c’était un péché. Laissez-moi la ramener.

A ces mots, la fureur gagna Jean de Perronet qui s’embrasa et s’avança de deux pas pour venir se dresser devant son adversaire.

— Vous confondez vitesse et précipitation, jeune homme. Vos droits ne sont pas meilleurs que les miens. Je ne retire pas ma demande, bien au contraire, je vais m’employer de toutes mes forces à ce qu’elle aboutisse.

— Mais je n’y vois aucun inconvénient, répondit Roscelin, trop heureux, soulagé, pour se montrer mesquin ou se sentir insulté. Ce n’est pas moi qui vous le reprocherai, vous êtes libre, seulement nous sommes à présent sur pied d’égalité, comme tous ceux qui voudront tenter leur chance. Nous verrons ce que répondra Hélisende.

Mais cette réponse, force est d’avouer qu’il ne la craignait guère et sa certitude constituait une offense, ce dont il ne se rendait pas compte. Perronet avait porté la main à son poignard et il aurait utilisé des termes plus violents si Audemar n’avait pas tapé du poing sur la table en leur criant de se taire.

— Il suffit ! Suis-je le suzerain ici, oui ou non ? Ainsi cette petite n’aurait pas de famille ? C’est ma nièce, il me semble. Si quelqu’un en ces lieux a des droits envers elle et aussi des devoirs, c’est bien moi. Et j’affirme haut et clair que si Cenred le désire, il est on ne peut plus fondé à la prendre chez lui avec tous les droits qu’il a exercés sur elle en tant que parent. Quant à son mariage, nous verrons ensemble ce qui lui conviendra le mieux, mais nous n’irons pas contre sa volonté. En attendant, on va la laisser tranquille. C’est ce qu’elle a demandé dans l’immédiat et nous ne la contrarierons pas. Quand elle sera prête à rentrer, je lui trouverai une escorte.

— Je suis content ! s’exclama Cenred avec un profond soupir. Ah, ça oui ! Je n’aurais pas osé en espérer tant !

— Et vous, mon frère, écoutez-moi, dit Audemar, se tournant vers Cadfael maintenant qu’il avait la situation en main, que toutes les affaires concernant sa juridiction étaient réglées et que ses ordres seraient suivis à la lettre : finalement, il avait sauvé ce qui pouvait l’être, contrairement à sa mère qui elle n’avait songé qu’à détruire.

— Si vous retournez à Farewell, veuillez rapporter mes propos aux intéressés. Nous ne reviendrons pas sur le passé ; ce qui nous attend s’accomplira au grand jour. Roscelin, s’écria-t-il sèchement, veille à ce qu’on prépare les chevaux. Direction, Elford. Tu es toujours à mon service tant que je n’aurai pas décidé de me débarrasser de toi. Et puis, je n’ai pas oublié ton escapade, crois-moi. Ne t’avise pas de me donner d’autres sujets de mécontentement.

Mais ni la sécheresse de son intonation, ni ses paroles ni son regard ne purent assombrir la joie de Roscelin, tout heureux de se sentir libéré et qui, du coup, ne tenait plus en place. Il ploya brièvement le genou en signe d’obédience, indiquant qu’il avait compris et sortit d’un pas vif pour veiller aux ordres de son maître. Il partit si vite que la tenture s’agita comme sous un coup de vent qui se répandit dans la chambre, tel un soupir.

Audemar lança enfin un long regard à sa mère qui le dévisageait d’un œil sombre, attendant sa décision.

— Vous voudrez bien rentrer à Elford avec moi, madame. Vous en avez terminé ici, ce me semble.

 

Ce fut pourtant Cadfael qui se mit le premier en selle. Nul n’avait plus besoin de lui au manoir et, s’il ressentait une curiosité bien naturelle pour les dispositions qui allaient être prises en famille – et qui seraient peut-être plus difficiles à appliquer qu’à prendre –, il devait se résoudre à partir quand même, puisque, selon toute vraisemblance, il n’avait plus ici de rôle à jouer. Il reprit son cheval sans hâte, et, comme il se dirigeait vers le portail, Roscelin quitta le groupe des palefreniers qui préparaient les montures d’Audemar et courut vers lui.

— Frère Cadfael… commença-t-il avant de s’interrompre, tout à son bonheur teinté de stupéfaction avant de secouer la tête et de rire de son comportement. Dites-lui, je vous en prie, que je suis libre et elle aussi, que nous n’avons plus besoin de nous cacher et que l’horizon s’est éclairci…

— Mon petit, l’interrompit Cadfael, à l’heure qu’il est, elle en sait autant que vous.

— Dites-lui aussi que très bientôt, je viendrai la voir. Oui, je sais, ajouta-t-il voyant la mimique de surprise de Cadfael qui haussait un sourcil, mais je le connais, c’est moi qu’il enverra la chercher ! Il préférera un parent qu’il connaît et sur qui il peut compter, avec des terres jouxtant les siennes, à un hobereau qui habite au diable. D’ailleurs, est-ce que cela ne règle pas tout ? Il n’y a rien de changé, sauf ce qu’il fallait changer.

Cadfael songea qu’il y avait du vrai là-dedans en observant de sa selle le visage ardent du jeune homme. Ce qui avait changé, c’est que la vérité avait remplacé le mensonge et que, même si cela demandait une adaptation qui ne serait pas facile, c’était infiniment préférable. La vérité coûte parfois cher, mais en définitive, le prix qu’elle demande n’est jamais trop élevé.

— Et dites aussi à son père, ce religieux infirme, que je suis très heureux, conclut Roscelin, et que je lui dois plus que je pourrai jamais lui rendre. Et surtout, que l’avenir de sa fille ne l’inquiète pas, je consacrerai ma vie à la rendre heureuse.

La Confession de frère Haluin
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