CHAPITRE DIX
— Ah, il en a de bonnes ! s’écria frère Haluin, allongé sur son lit dans la lumière qui précédait l’aube, bien éveillé, à présent, et émergeant de son long silence dans cette maison plongée dans le chaos. Bonne nuit, mes frères ! Au revoir mes frères ! Il n’y aura pas de mariage. D’abord, il n’y a plus de mariée. Et, même si elle réapparaissait, cette union ne saurait être célébrée comme s’il ne s’était rien passé qui soit susceptible de jeter sur elle un doute on ne peut plus sérieux. Quand j’ai accepté cette charge, il n’y avait pas de raison de deviner anguille sous roche, aussi douloureuse qu’ait pu être la situation, mais il serait difficile d’en dire autant aujourd’hui.
— Il me semble, avança Cadfael, se fondant sur l’intonation de Haluin pour exprimer la décision qu’il avait prise, que vous n’êtes pas fâché de n’avoir pas à tenir votre promesse.
— Oh que non ! Dieu sait combien je regrette la mort de cette femme et les souffrances que ces deux enfants doivent endurer sans remède. Mais je ne me vois pas maintenant unir cette jeune fille à quiconque sans avoir d’abord recouvré mes certitudes premières. C’est un soulagement qu’elle ne soit plus là. Je prie pour qu’elle ait trouvé un abri sûr. Il ne nous reste plus qu’à prendre congé, il me semble, conclut-il. De Clary n’y a pas été par quatre chemins, on ne souhaite plus notre présence en ces lieux. Et Cenred sera ravi de nous voir partir.
— Et il vous reste un vœu à accomplir. Plus rien ne nous retient. C’est vrai ! soupira Cadfael, partagé entre le soulagement et le regret.
— Je n’ai que trop tardé. Il est temps pour moi de reconnaître que je n’étais pas le plus à plaindre, ajouta Haluin, inflexible, et que j’ai manqué de modestie dans le rôle que j’ai choisi. C’est par égoïsme que je n’ai pensé qu’à mon salut. J’essaierai désormais de donner à ce qui me reste à vivre un sens un peu plus généreux.
« Ce voyage, après tout, songea Cadfael, n’aura peut-être pas été inutile. » Pour la première fois, depuis qu’il avait fui le monde, malade de chagrin, se sentant terriblement coupable. Haluin s’en approchait à nouveau pour découvrir l’universalité de la souffrance au sein de laquelle sa propre souffrance s’était perdue comme une goutte d’eau dans la mer. Toutes ces années, il avait appliqué la Règle à la lettre, il s’était montré d’une obéissance absolue sans pouvoir se délivrer de sa solitude intérieure. Sa véritable vocation commençait à présent. Désormais, Haluin pourrait bien s’avérer taillé dans le bois dont on fait les saints. Quant à lui, Cadfael, il se savait encore ancré ici-bas, parmi ses frères humains.
En son for intérieur, il répugnait à quitter Vivier. Haluin avait parlé d’or, mais rien n’était résolu. Certes, la fiancée ayant disparu, le mariage n’était plus possible. Ils n’avaient donc aucune excuse pour s’attarder. Cenred n’avait plus besoin d’eux et les verrait partir sans regret. Mais pour Cadfael, c’était une autre histoire : se laver les mains d’un meurtre resté impuni, penser à la justice bafouée, au tort qui risquait de n’être jamais redressé, cela lui était insupportable.
Évidemment, l’autorité se trouvait entre les mains d’Audemar qui ne manquait ni de force de caractère ni d’esprit de décision, et de tels crimes dépendaient de sa juridiction. Il n’y avait rien que Cadfael pût lui apprendre de plus que Cenred.
Et puis, si on allait par là, qu’est-ce que Cadfael connaissait à toute cette affaire ? Qu’Edgytha était partie depuis plusieurs heures quand elle avait été tuée puisqu’il y avait de la neige sous son cadavre, qu’elle comptait regagner Vivier, qu’elle avait eu largement le temps de parvenir à Elford, qu’elle n’avait pas été dévalisée. L’assassin s’était contenté de la tuer et de la laisser sur place. Jamais un bandit de grand chemin n’aurait agi ainsi. Mais, si ce n’était pas pour l’empêcher de prévenir Roscelin, ce qui n’eût été vraisemblable que si le crime avait eu lieu à l’aller, le criminel avait une autre raison de tenir à ce qu’elle se taise, avant même qu’elle ne rentre à Vivier. Cependant, le seul lien qu’il y avait entre les deux manoirs, c’était Roscelin et son exil chez Audemar de Clary. Quel autre secret fallait-il préserver à tout prix, sinon celui de cette union semi-clandestine ?
Seulement voilà : Edgytha n’avait pas parlé à Roscelin, et elle ne s’était même pas approchée du manoir. Alors, si elle était allée à Elford, comment expliquer que personne ne l’avait vue ; et, si elle n’était pas allée à Elford, quelle était sa destination ?
Donc, si tout le monde s’était trompé, y compris Cenred et son épouse, quel pouvait être le fameux chat qu’elle comptait lâcher parmi les pigeons ?
Il y avait toutes les chances pour que Cadfael ne connaisse jamais la réponse à ces questions, qu’il ignore toujours le sort qui attendait la jeune fille disparue et son malheureux amant, ainsi que les parents qui se rongeaient d’inquiétude pour ce couple infortuné. Quel dommage ! Mais il n’y avait qu’à s’incliner. Ils ne pouvaient plus guère forcer Cenred, dont la famille traversait de telles épreuves, à continuer à leur offrir l’hospitalité. Dès que tout le monde serait sur le pied de guerre, il leur faudrait prendre congé et se mettre en route pour Shrewsbury. Ils ne manqueraient à personne. Leur place était au monastère.
Un matin gris se leva, sous un plafond légèrement couvert mais haut. Apparemment il ne risquait pas de neiger à nouveau. Il n’y avait plus que quelques discrètes traces blanches à la base des murs, sous les arbres et les buissons, et la température remontait. La journée serait plutôt favorable aux voyageurs.
La maisonnée se leva tôt et s’activa immédiatement. Les serviteurs de Cenred eurent quelque mal à émerger de leur nuit brève, conscients que de rudes tâches les attendaient, ce qui ne les enchantait guère. Quelle qu’ait été la décision des participants de la conférence qui s’était tenue dans le cabinet, ils avaient dû envisager un certain nombre d’endroits où Hélisende avait pu trouver refuge. Il était certain qu’Audemar enverrait des patrouilles sur toutes les routes possibles et imaginables se renseigner dans toutes les fermes de la région, au cas où quelqu’un aurait vu Edgytha, ou lui aurait parlé, ou aurait aperçu quelqu’un au comportement suspect sur le sentier qu’elle aurait sans doute emprunté. Déjà on se rassemblait dans la cour, on sellait, on resserrait des sangles et on attendait stoïquement les ordres lorsque Cadfael et Haluin, solidement chaussés et prêts à partir, se présentèrent devant Cenred.
Il était en pleine conversation avec son intendant dans la grande salle bourdonnante d’animation au moment où ils s’approchèrent de lui. Il se tourna courtoisement vers eux, mais il lui fallut une seconde pour trouver que leur dire, comme si, pris par les soucis qui l’accaparaient, il avait oublié leur visage. La mémoire lui revint très vite, ce qui ne sembla pas l’enthousiasmer, et il ne leur montra qu’une politesse de convenance.
— Je vous demande pardon, mes frères, on vous a un peu négligés. Mais si nous sommes accablés par ce qui s’est passé, que cela ne vous trouble pas, vous êtes ici chez vous.
— Nous vous rendons grâce de toutes vos bontés, seigneur, lui répondit Haluin, mais nous devons partir. Nous ne pouvons vous être utiles en rien. Puisqu’il n’y a plus de secret, il n’y a plus de raison de se presser. Nous avons du travail qui nous attend chez nous. Nous sommes venus prendre congé.
Cenred était trop franc pour montrer une répugnance quelconque à se séparer d’eux. Il n’eut pas un mot de protestation.
— II est vrai que je vous ai mis en retard dans mon propre intérêt, admit-il à regret, et en définitive inutilement. Je suis désolé de vous avoir mêlés à une affaire aussi pénible. Mais accordez-moi au moins cela : mes intentions étaient pures. Je vous remercie du fond du cœur et vous souhaite un bon voyage.
— Et nous prierons, monsieur, pour que vous retrouviez votre sœur. Et que Dieu vous aide à voir clair dans vos difficultés.
Alors qu’Adélaïde leur avait offert des chevaux pour rentrer à l’abbaye, Cenred ne leur en proposa pas pour la première partie du trajet, il avait trop besoin de tous ceux dont il disposait. Mais il suivit des yeux les deux silhouettes vêtues de noir, l’infirme et son chaperon, descendant lentement l’escalier qui menait à la cour, Cadfael prêt à empoigner Haluin au moindre faux pas et Haluin avançant prudemment, les mains abîmées à force de tenir ses béquilles, à pas comptés. En bas, ils croisèrent ceux qui couraient en tous sens et se rapprochèrent du portail. Cenred, soulagé de voir une source de complication disparaître, mais recru d’émotion, se tourna obstinément vers les épreuves qu’il lui restait à affronter.
Roscelin, piaffant d’impatience, sautant d’un pied sur l’autre, n’attendait que l’ordre de son père ou d’Audemar pour se mettre en selle. Il accorda aux deux moines qui passaient à ce moment un regard préoccupé avant de les saluer chaleureusement. Il leur souhaita une bonne journée et parvint à leur sourire malgré l’anxiété qui lui crispait les traits.
— Vous retournez à Shrewsbury ? Cela me paraît une bonne idée. Je vous souhaite un voyage sans histoire.
— Et à vous des recherches qui s’achèvent heureusement, répondit Cadfael.
— Heureusement pour moi ? protesta le garçon en se rembrunissant. Je ne compte pas là-dessus !
— Si vous la retrouvez saine et sauve et si elle refuse de se marier dans l’immédiat, vous pourrez vous estimer heureux. Je doute que vous puissiez demander plus. Enfin, pas encore, suggéra Cadfael avec prudence. Prenez ce que chaque instant a de bon et soyez-en reconnaissant. Nul n’est en mesure de prédire l’avenir.
— Je ne le sais que trop, que mon bonheur est impossible. Inutile de se leurrer, répliqua Roscelin, implacable. N’importe, votre vœu part d’un bon sentiment et c’est ainsi que je le prends.
— Où irez-vous d’abord pour chercher Hélisende ? questionna Haluin.
— Certains repartiront à Elford afin de s’assurer qu’elle ne nous a pas glissé entre les doigts après tout. Et ensuite on se renseignera dans chaque manoir au cas où on les aurait vues, elle ou Edgytha. Elle ne saurait être allée loin.
La mort d’Edgytha lui avait certainement causé du chagrin et l’avait mis en rage, mais, quand il prononça ce « elle », il était visible qu’il s’inquiétait d’abord et avant tout pour Hélisende.
Ils le quittèrent, dévoré d’anxiété, plus nerveux que son cheval qui ne tenait pas en place. Quand ils se retournèrent depuis le portail, il avait déjà le pied à l’étrier et derrière lui tous les autres rassemblaient leurs rênes pour se mettre en selle. Première étape, Elford, au cas où les rabatteurs auraient manqué Hélisende qui se serait ainsi arrangée pour se réfugier au château. Cadfael et Haluin devaient s’engager dans la direction opposée et marcher plein ouest. Guidés par les torches du manoir, ils avaient piqué au nord à partir de la grand-route. Ils ne reprirent pas le même chemin, mais marchèrent tout de suite vers l’ouest sur un sentier fréquenté qui longeait la palissade du manoir. A la limite de la clôture, ils entendirent les hommes d’Audemar passer la porte en désordre et former un long ruban multicolore, qui se déroula vers l’est et disparut derrière les premiers arbres qui se présentèrent.
— Ainsi, pour nous, c’est fini, murmura Haluin soudain peiné. On ne saura jamais ce qui sortira de tout ça ! Pauvre garçon, torturé par un amour sans espoir. Tout ce qu’il peut espérer, en ce bas monde, c’est de la voir heureuse, mais est-ce possible sans lui ? Je sais si bien, poursuivit-il sans s’apitoyer sur son sort, ce qu’ils doivent éprouver tous les deux.
Mais apparemment cette affaire ne le concernait plus, et il était inutile de regarder en arrière. Ils continuèrent donc vers le couchant, avançant d’un bon pas sur cet itinéraire inconnu. Dans leur dos, le soleil se levait, projetant dans l’herbe humide des ombres démesurées.
— Je pense que si on continue par là on va rater Lichfield, remarqua Cadfael, essayant de se repérer, méditatif, quand ils s’arrêtèrent à midi pour prendre un morceau de pain, de fromage et une tranche de bacon, installés sur une herbe épaisse, à l’abri du vent. A mon sens, on doit se trouver au nord de la ville. Enfin, par la grâce de Dieu, on finira bien par dénicher un lit quelque part avant la tombée de la nuit.
Toujours est-il que le temps était clair et sec et le pays qu’ils traversaient agréable, mais assez peu peuplé, et ils rencontrèrent beaucoup moins de gens qu’ils n’en auraient croisé en prenant la route directe qui passait par Lichfield. Comme ils avaient du sommeil en retard, ils ne se pressaient plus, et ils profitaient en chemin de tous les endroits où ils pouvaient se reposer, un essart solitaire, par exemple, où on leur offrait un banc au coin du feu et quelques minutes de conversation amicale en prime.
Un vent léger se leva aux approches du soir, les avertissant qu’il était temps de se mettre en quête d’un abri où dormir. Ils se trouvaient dans un pays encore dévasté par ce qu’il avait subi cinquante ans auparavant. Les gens du cru n’avaient pas vu d’un très bon œil l’arrivée des Normands et leur résistance leur avait coûté cher. On apercevait çà et là des ruines d’habitations désertées dont les morceaux tombaient parmi l’herbe et les ronces, et celles d’un moulin qui pourrissaient lentement dans le courant qu’elles s’étaient creusé. Les hameaux étaient rares et éloignés les uns des autres. Cadfael commença à scruter le paysage à la recherche d’une quelconque habitation.
Un homme d’un certain âge, qui ramassait du petit bois, se redressa pour répondre à leur salut et les dévisagea, curieux, de dessous le sac qui lui servait de capuchon.
— A moins d’un demi-mille, mes frères, vous verrez à votre droite la clôture d’un monastère. On n’a pas fini de le construire et pour l’instant il est surtout à l’état de charpente, mais l’église et le cloître sont en pierre. Vous ne pouvez pas le manquer. Il n’y a plus que deux ou trois tenures au village, mais les religieuses accueillent des voyageurs. Il y aura bien un lit pour vous. D’ailleurs, ajouta-t-il avec un coup d’œil à leur habit, vous êtes du même ordre, ce sont des bénédictines.
— Je ne savais pas qu’il y en avait par ici, s’étonna Cadfael. Comment s’appelle cette maison ?
— Comme le hameau, Farewell. Sa création ne remonte pas à plus de trois ans. Il a été fondé par l’évêque de Clinton. Vous y serez les bienvenus.
Ils le remercièrent et le laissèrent lier sa grosse brassée de bois avant de rentrer chez lui, dans la direction opposée, cependant qu’ils se dirigeaient vers l’ouest, tout ragaillardis.
— II me semble avoir entendu parler de cet endroit, dit Haluin, ou au moins des projets de l’évêque concernant une fondation nouvelle quelque part par ici, à deux pas de sa cathédrale. Mais ce nom de Farewell m’était totalement inconnu avant que Cenred ne le prononce – vous en souvenez-vous ? – le premier soir où nous sommes arrivés à Vivier. La seule maison bénédictine de la région, nous a-t-il affirmé après nous avoir demandé d’où nous venions. Nous avons de la chance d’être passés par là.
N’empêche que, avec le crépuscule qui descendait, il commençait à donner des signes de fatigue en dépit de l’allure tranquille qu’ils avaient adoptée. Ils se réjouirent tous deux que le sentier les amenât à une petite clairière flanquée de deux ou trois chaumières, et, un peu plus loin, ils découvrirent la longue palissade pâle de l’abbaye neuve que surplombait le toit de l’église. Le chemin les conduisit à une modeste loge de bois, mais le portail massif et la grille qui le protégeait étaient clos. Cependant, si on tirait la cloche, cela éveillait toute une série d’échos dans le lointain, vers les bâtiments, et, au bout d’un moment, une lumière apparut et des pas hâtifs résonnèrent à l’intérieur de la clôture.
La grille s’entrouvrit, révélant un jeune visage rond, tout rose, qui leur adressait un sourire rayonnant. Deux yeux bleus se posèrent sur leur habit, leur tonsure et les identifièrent.
— Bonsoir, mes frères, s’exclama une jeune voix allègre. Vous voilà bien tard sur les routes. Pouvons-nous vous offrir un toit sous lequel vous reposer ?
— Nous allions juste vous le demander, répondit Cadfael en toute sincérité. Pouvez-vous nous loger jusqu’à demain ?
— Et plus longtemps s’il le faut, répondit-elle gaiement, les membres de l’ordre sont toujours les bienvenus chez nous. Nous sommes à l’écart des sentiers battus, on ne nous connaît pas encore bien et, tant que les travaux ne sont pas terminés, le confort que nous offrons ne vaut pas, je le crains, celui de maisons plus anciennes, mais il y a toujours de la place pour des hôtes comme vous. Attendez que j’enlève la barre de la porte.
Ils l’entendirent repousser la chevillette, soulever le loquet du guichet et le vantail s’ouvrit tout grand, tandis que la sœur tourière les invitait chaleureusement à entrer.
Cadfael ne lui donnait pas plus de dix-sept ans, elle devait à peine commencer son noviciat. Sans doute s’agissait-il d’une des dernières filles d’une famille de petite noblesse, et de fortune plus petite encore, qu’on aurait eu du mal à doter convenablement et dont les perspectives d’un mariage avantageux étaient réduites. Elle était de taille menue, ronde sans être grosse, son visage ordinaire resplendissait d’une fraîcheur printanière et, Dieu merci, elle s’épanouissait dans sa nouvelle vie, le monde qu’elle avait laissé derrière elle semblant ne lui avoir laissé aucun regret. La tâche qu’on lui avait confiée lui allait comme un gant ainsi que la guimpe blanche et la coiffe noire qui encadraient sa figure candide.
— Vous venez de loin ? interrogea-t-elle, observant d’un regard inquiet la démarche fatiguée de Haluin.
— De Vivier, se hâta de la rassurer ce dernier. C’est relativement près et nous n’avons pas marché vite.
— Il vous reste encore beaucoup de chemin ?
— Nous allons à Shrewsbury, l’informa Cadfael. Nous sommes de l’abbaye des Saints-Pierre-et-Paul.
— Ma foi, ce n’est pas la porte à côté, s’écria-t-elle en hochant la tête. Vous avez certes mérité de vous reposer. Voulez-vous m’attendre à la loge ? Je vais prévenir sœur Ursula que nous avons des invités. C’est notre sœur hospitalière. Le seigneur évêque a tenu à ce que deux religieuses expérimentées viennent de Polesworth pour passer la saison avec nous afin d’instruire les novices. Nous manquons toutes tellement de pratique et il y a tant à apprendre, sans parler des travaux du bâtiment ni du jardinage. Alors on nous a envoyé sœur Ursula et sœur Bénédicte. Asseyez-vous et prenez quelques minutes pour vous réchauffer. Je reviens.
Et elle s’éloigna aussitôt d’un pas dansant, léger, aussi heureuse dans son couvent que ses sœurs, qui étaient restées dans le siècle, auraient pu l’être à l’idée de se marier.
— Elle est vraiment à sa place, constata frère Haluin à la fois surpris et content. Ce n’est pas un pis-aller en l’occurrence. Ce que j’ai découvert sur la fin lui a été accordé dès le début. Les religieuses de Polesworth doivent avoir à la fois la sagesse et la grâce, si c’est là leur œuvre.
Sœur Ursula était grande, très mince et avait une cinquantaine d’années. Sur son visage ridé, plein d’expérience, on lisait à la fois la sérénité, la résignation, voire un certain humour, comme si elle avait fini par s’habituer à tout ce que le comportement humain peut avoir d’étrange, et que rien ne risquait plus de la surprendre ni de la déconcerter. « Si l’autre instructrice est de la même trempe, songea Cadfael, les débutantes de Farewell peuvent se vanter d’avoir de la chance. »
— Je vous souhaite la bienvenue, dit sœur Ursula, s’avançant vivement dans la loge suivie de la jeune novice, tout sourire. Notre abbesse aura le plaisir de vous recevoir demain, mais ce qu’il vous faut, dans l’immédiat, c’est de quoi manger et un bon lit où vous reposer, d’autant plus qu’un long voyage vous attend, je crois. Suivez-moi, nous avons toujours une chambre prête au cas où des visiteurs inattendus se présenteraient, à plus forte raison des bénédictins.
Elle les conduisit jusqu’à une cour extérieure de dimension réduite au fond de laquelle se dressait l’église, modeste édifice en pierre, mais dont on voyait qu’il était inachevé ; des pièces de bois, des pierres de taille, des cordes et des planches d’échafaudage étaient soigneusement rangées au pied des murs, montrant qu’ici rien n’était terminé. Mais en trois ans l’église avait été édifiée ainsi que toute la structure du cloître, à l’exception du côté sud dont seul le rez-de-chaussée qui abritait le réfectoire était utilisable.
— L’évêque nous a fourni la main-d’œuvre et alloué une somme importante, mais nous ne serons pas au bout de nos peines avant plusieurs années. Entre-temps, nous vivons simplement. Nous ne manquons de rien de ce qui est indispensable et nos besoins se limitent à peu de chose. Je suppose que, quand toutes ces constructions de bois auront été remplacées par des bâtiments en pierre, mon travail ici sera terminé et je retournerai à Polesworth où j’ai prononcé mes vœux il y a bien des années, mais je ne sais pas encore. Si on me donne le choix, il me semble que j’aimerais mieux rester là. Ce n’est pas rien d’aider à la naissance d’une fondation nouvelle ; on a envers elle les mêmes sentiments qu’envers un enfant dont on a accouché.
Il était sûr que l’actuelle palissade serait transformée en un bon mur de mœllons et qu’on rebâtirait petit à petit tout ce qui avait été édifié en bois et qui s’y adossait : infirmerie, hôtellerie, magasins, et ainsi de suite. Mais déjà le coup d’œil qu’ils jetèrent au cloître leur indiqua que le pourtour en avait été désherbé et qu’en son centre un joli bassin permettait aux oiseaux de venir boire.
— L’an prochain, murmura sœur Ursula, nous aurons des fleurs. Sœur Bénédicte, notre meilleure jardinière à Polesworth, m’a accompagnée ; la cour du cloître est son domaine. Elle a les doigts verts et les oiseaux viennent lui manger dans la main. C’est un don que je n’ai jamais eu.
Cadfael voulut savoir si l’abbesse venait également de Polesworth.
— Non, l’évêque de Clinton nous a envoyé la mère Patrice qui s’occupait auparavant de Coventry. Toutes deux, nous regagnerons sans doute notre monastère lorsqu’on n’aura plus besoin de nous, à moins qu’on ne nous laisse finir nos jours ici. Mais je me répète. Pour cela, il nous faudrait une dispense de l’évêque. Qui sait s’il ne jugera pas bon de nous l’accorder ?
Au-delà du cloître s’ouvrait une petite cour privée à l’extrémité de laquelle se trouvait l’hôtellerie, tout près de la clôture. La chambre qui attendait les premiers voyageurs était sombre et toute chaude d’une bonne odeur de bois. Le mobilier était très simple : deux lits, une table, un crucifix au mur avec un prie-Dieu au-dessous.
— Vous êtes chez vous, s’écria gaiement sœur Ursula, je vais demander qu’on vous apporte à souper. Vous arrivez un peu tard pour vêpres, mais s’il vous sied de vous joindre à nous pour complies, tout à l’heure, vous entendrez la cloche. Notre église est à votre disposition. Elle n’est pas bien vieille, et plus il y aura de bonnes âmes sous ses voûtes, mieux ce sera. Maintenant, si vous avez tout ce qu’il vous faut, je vous laisse vous reposer.
Dans le merveilleux silence de l’abbaye nouvelle de Farewell, frère Haluin sombra dans le sommeil du juste dès qu’il revint de complies. Il dormit comme un bébé toute la nuit et une partie de l’aube d’une journée douce et claire sans la moindre trace de gel. Il s’éveilla pour trouver Cadfael déjà debout, prêt à aller réciter l’office du matin avant de prier de son côté à l’église.
— La cloche de prime a-t-elle déjà sonné ? demanda Haluin, se levant en catastrophe.
— Non, il s’en faut encore d’une demi-heure, à en juger d’après la lumière. Si cela vous tente, nous aurons l’église pour nous seuls.
— Excellente idée, approuva Haluin, qui l’accompagna de bon cœur.
Ils traversèrent donc la petite cour et entrèrent par la porte sud du cloître. L’herbe du parterre central était humide et verte ; en une nuit, la pâleur hivernale avait disparu. Les bourgeons, qui formaient comme une brume timide et osaient à peine la veille se montrer sur les branches des arbres, avaient pris une couleur franche et s’étaient changés en un voile vert tendre. Encore quelques jours d’un temps clément, quelques rayons de soleil, et le printemps s’imposerait. Dans l’eau claire de la vasque de pierre, des petits oiseaux s’ébattaient en piaillant, très conscients du changement de saison. Frère Haluin s’approcha de l’église de Farewell, le cœur plein d’espoir. Certes ce bâtiment était destiné à être agrandi, voire remplacé quand on aurait terminé de construire tout ce qui était indispensable à la vie de l’abbaye, quand elle aurait été dotée et aurait acquis du prestige. Cependant ce premier édifice, malgré sa petite taille et sa simplicité, inspirerait une affection éternelle et, quand il serait supplanté, les religieuses qui avaient participé à sa naissance et l’avaient servi à ses débuts, telles sœur Bénédicte et sœur Ursula, le regretteraient.
Ils célébrèrent ensemble l’office dans la pénombre calme, agenouillés devant la flamme discrète de la lampe d’autel, et ensuite offrirent leurs prières personnelles au cœur du silence. Au-dessus d’eux, la lumière s’accentua, rayonnante. Les premiers rayons voilés du soleil levant se glissèrent à travers les pieux de la palissade et touchèrent les pierres du haut du mur est qu’elles nimbèrent de rose pâle. Ses béquilles à côté de lui, frère Haluin demeurait à genoux.
Frère Cadfael fut le premier à se relever. L’heure de prime allait bientôt sonner et deux hommes visibles comme le nez au milieu du visage assistant au service du matin, même s’il s’agissait de deux moines du même ordre, risquaient de perturber les religieuses les plus jeunes. Il sortit par la porte sud, attendant dans le cloître que Haluin ait besoin de lui pour se remettre debout.
Une des religieuses, très mince, droite comme un I, très maîtresse d’elle-même, se tenait près de la vasque de pierre et donnait des miettes aux oiseaux. Elle écrasait le pain sur la vaste margelle du bassin et le tendait dans sa paume ouverte sans craindre tous les battements d’ailes et l’agitation qui l’entouraient. La robe noire convenait à ravir à sa silhouette fine, et sa grâce adolescente éveilla un douloureux souvenir dans la mémoire de Cadfael. Ce port de tête, ce cou allongé, ces épaules droites, cette taille étroite, élégante, cette longue main sur laquelle se perchaient les oiseaux, il était sûr de les avoir déjà vus, ailleurs, sous une lumière différente, trompeuse. Maintenant elle était dehors, illuminée par la nette clarté de l’aube, et il avait peine à croire à une erreur de sa part.
Ainsi, Hélisende était à Farewell ; Hélisende en habit de religieuse. La fiancée avait échappé à un dilemme insupportable ; elle s’était enfuie pour prendre le voile plutôt que d’épouser un autre que celui qu’elle aimait, Roscelin. Certes, elle n’avait pas eu le temps de prononcer ses vœux, mais les religieuses avaient peut-être cru bon, vu les circonstances, de lui accorder aussitôt la protection de cette robe avant même qu’elle ait commencé son noviciat.
Elle avait l’oreille fine, à moins qu’elle ne se fût attendue à entendre un pas léger du côté ouest du cloître, là où se trouvait le dortoir. Car il était évident qu’elle avait surpris un bruit dans cette direction et qu’elle s’était tournée pour accueillir d’un sourire le nouvel arrivant. Ce simple mouvement, tranquille et mesuré, lui donna à penser que cette femme était peut-être moins jeune qu’il ne l’avait cru un instant auparavant, et le visage qu’il découvrit soudain lui était totalement inconnu.
Il n’avait nullement affaire à une jeune fille inexpérimentée, mais à une femme mûre, sereine, aux traits marqués. La révélation qu’il avait eue dans la grande salle, à Vivier, se transformait en une réalité à la fois différente et toute proche.
A la place de l’adolescente se tenait une femme, pas Hélisende, elle ne lui ressemblait pas vraiment, à l’exception de ce grand front d’ivoire, de ce doux visage ovale et de ce regard profond, candide, vulnérable. Par leur silhouette et leurs attitudes, elles étaient sœurs. Si elle avait de nouveau tourné le dos, elle eût été le véritable portrait de sa fille.
Car il ne pouvait s’agir que de cette veuve qui avait pris le voile à Polesworth plutôt que de se voir contrainte à un second mariage. Eh oui, c’était sœur Bénédicte que l’évêque avait envoyée dans sa nouvelle fondation pour y établir une tradition solide et servir de modèle aux petites novices de Farewell. Sœur Bénédicte qui savait convaincre les fleurs de pousser et les oiseaux de lui manger dans la main. Hélisende avait dû entendre parler de sa décision, à défaut du reste de la maisonnée à Vivier. Elle savait donc où aller se réfugier en cas de besoin. Et, pour cela, sa mère était tout indiquée.
Il s’était tellement concentré sur cette femme, là, dans le cloître, qu’il n’avait rien entendu de ce qui se passait dans l’église, aussi fut-il surpris par le bruit des béquilles sur les pavés, depuis le porche, et il se tourna comme s’il était coupable vers celui dont il avait la charge. Haluin, Dieu sait comment, s’était débrouillé pour se relever. Il apparut aux côtés de Cadfael et regarda avec plaisir un soleil brumeux jouer avec l’ombre emperlée de rosée autour du bassin central.
Soudain, il aperçut la moniale et s’immobilisa net, vacillant sur ses béquilles. Cadfael vit son regard fixe s’agrandir et, dans ses orbites creuses, une flamme s’alluma comme s’il avait une vision ou était en extase. Sa bouche sensible forma un nom, presque en silence, dont il allongea les syllabes. Presque en silence, mais pas tout à fait, car Cadfael l’entendit.
Émerveillé, partagé entre la joie et la souffrance, comme si, sous l’effet d’une expérience mystique, il n’était plus lui-même, frère Haluin laissa échapper :
— Bertrade !