CHAPITRE SEPT
— Oui, répondit Haluin, après un moment de silence total, je suis prêtre. J’ai étudié pour prendre les ordres mineurs quand je suis entré à l’abbaye et j’ai été ordonné après mon trentième anniversaire. On nous encourage dans cette voie, enfin ceux qui arrivent encore jeunes et qui savent lire et écrire. En tant que prêtre, en quoi puis-je vous être utile ?
— Je désire que vous célébriez un mariage. Cette fois, le silence dura plus longtemps et le regard qu’ils fixèrent sur leur hôte fut plus intense, prudent, méditatif. Car il eût semblé plus logique de pressentir un curé si on envisageait un mariage dans cette maison, un prêtre qui, lui, connaîtrait le pourquoi et le comment des choses, et non un bénédictin de passage qu’une tempête de neige avait conduit ici par hasard. Cenred vit le doute affleurer le visage attentif de Haluin.
— Je sais ce que vous pensez, reprit-il, que c’est plutôt l’affaire du curé de ma paroisse. Mais nous n’avons pas d’église à Vivier, bien que j’aie l’intention d’en édifier une et de la doter. Il se trouve, par-dessus le marché, que l’église paroissiale la plus proche n’a pas de curé pour l’instant, l’évêque n’ayant pas encore daigné en désigner un, car c’est de lui que cela dépend. Je comptais demander à un mien cousin qui a pris l’habit de venir, mais si vous êtes d’accord, nous lui épargnerons ce voyage d’hiver. Je vous assure qu’il n’y a rien d’anormal dans cette histoire et si cette union vous paraît précipitée, il y a à cela de bonnes raisons. Asseyez-vous donc et je vais vous expliquer ce que vous avez besoin de savoir. Comme cela, vous pourrez vous former votre opinion.
Avec cette véhémence empreinte d’une générosité impulsive qui semblait tellement naturelle chez lui, il s’avança à grands pas vers Haluin pour le soutenir par l’avant-bras tandis que lui-même s’installait sur le banc recouvert de coussins disposé le long des boiseries du mur. Cadfael s’assit près de son ami, se contentant d’écouter sans intervenir, puisque lui n’était pas prêtre, et n’avait donc pas de problème à se poser. En outre le retard que cela leur vaudrait était une bénédiction pour Haluin.
— Quand il était âgé, commença Cenred, entrant directement dans le vif du sujet, mon père s’est remarié et sa seconde épouse avait trente ans de moins que lui. J’étais déjà marié, mon fils avait un an, quand ma sœur Hélisende est née. Les deux enfants ont grandi dans cette maison aussi proches l’un de l’autre que s’ils étaient frère et sœur. Aucun de nous qui étions leurs aînés n’y avons vu malice ; nous étions heureux, au contraire, qu’ils aient de la compagnie. Je suis le principal fautif. Quand ils sont devenus autre chose que des compagnons de jeu, je ne me suis rendu compte de rien. Il ne m’a jamais effleuré l’esprit que les années transformeraient l’affection qu’ils se portaient en quelque chose de beaucoup plus périlleux. Je ne cherche pas à dissimuler la vérité, mes frères, une fois que je me suis trouvé confronté aux faits, et là, j’y étais bien obligé. On les avait laissés trop longtemps jouer ensemble ; ils étaient devenus trop proches. Leur affection a évolué à mon nez et à ma barbe. Et quand j’ai commencé à comprendre, il était presque trop tard. L’amour qu’ils se portent est incestueux tant ils sont proches par le sang. Dieu merci, ils n’ont pas fait l’amour ensemble. Pas encore. J’espère m’être réveillé à temps. Je jure devant Dieu que je veux leur bonheur à tous deux, mais quel bonheur peut-il y avoir dans cet amour abominable ? Il vaut bien mieux les séparer maintenant en espérant que le temps adoucira leur souffrance. J’ai envoyé mon fils apprendre le métier des armes chez mon suzerain, qui est mon ami et qui connaît mes raisons d’agir ainsi. Et malgré l’amertume que cet exil lui a causé, mon fils a promis de ne pas revenir avant que je ne l’y autorise. Ai-je agi comme il convenait ?
— Il me semble, répondit Haluin d’une voix lente, que vous n’aviez guère d’autre choix. Mais quel dommage que les choses en soient arrivées là !
— Je vous l’accorde. Mais quand deux enfants se connaissent depuis si longtemps, il me paraît assez naturel qu’ils s’aiment beaucoup sans pour autant songer à se marier. Je me suis parfois demandé ce qu’Edgytha avait remarqué et qui était resté inaperçu pour moi. Elle leur a toujours tout passé. Mais jamais elle ne nous a soufflé mot de rien à ma femme ou à moi. Et que j’aie ou non pris la décision qu’il fallait, il faut que j’aille jusqu’au bout.
— Dites-moi, glissa Cadfael, intervenant pour la première fois, votre fils ne s’appellerait-il pas Roscelin ?
— Si, c’est exact, répondit Cenred avec un coup d’œil stupéfait à son interlocuteur. Mais comment le savez-vous ?
— Et votre suzerain, c’est Audemar de Clary. Eh bien, nous sommes arrivés directement d’Elford. C’est là que je me suis entretenu avec votre fils, il est venu prêter main-forte… et un bras secourable à frère Haluin quand il en a eu besoin.
— Vous lui avez parlé ! ? Et que vous a-t-il raconté, à Elford, sur moi en particulier ?
Il était plutôt tendu, prêt à entendre des choses désagréables et des reproches pleins d’amertume d’un fils qui se sentait chassé de chez lui. Mais il les subirait s’il le fallait.
— Pas grand-chose, et rien sûrement que vous n’auriez pas pu entendre sans vous mettre en peine. Pas un mot sur votre sœur. Il a signalé qu’il avait quitté son foyer à la demande de son père et qu’il ne pouvait pas refuser ce que l’obéissance exigeait. Nous n’avons pas eu plus de quelques minutes, et encore, par hasard. Mais, d’après ce que j’ai vu, vous pouvez être fier de lui et dormir sur vos deux oreilles. Réfléchissez, il n’est guère qu’à trois milles d’ici, contre sa volonté, mais il reste fidèle à sa parole. Il n’y a qu’une chose que je me rappelle, poursuivit Cadfael, lançant un brusque coup de sonde, et qu’un père a le droit de savoir : il nous a demandé très solennellement si notre ordre pouvait offrir à quiconque une vie qui vaille la peine d’être vécue, s’il ne peut obtenir ce à quoi il tient le plus.
— Ah non ! Pas de ça ! protesta vigoureusement Cenred. Je ne voudrais pas pour tout l’or du monde qu’il renonce au métier des armes et à se faire un nom pour s’enterrer dans un couvent ! Ce n’est pas ce à quoi il est destiné ! Un garçon aussi riche de promesses ! Voilà, mes frères, qui me confirme dans mes intentions. Plus question de tergiverser à présent. Et quand ce sera terminé, il faudra bien qu’il accepte. Tant que ce ne sera pas définitif, il continuera à espérer l’impossible. C’est pourquoi je tiens à ce qu’elle se marie et qu’elle quitte cette maison avant que Roscelin n’ait l’occasion d’y remettre les pieds.
— Je vous comprends très bien, déclara Haluin, ouvrant tout grands ses yeux creux où se lisait une lueur de défi, mais quel que soit le bien-fondé de vos raisons, ce mariage ne me paraîtrait pas justifié si la dame n’est pas d’accord. Votre situation est sans doute difficile, mais cela ne vous donne pas le droit de sacrifier l’une pour sauver l’autre.
— Vous vous méprenez, objecta Cenred, sans y mettre aucune passion. J’aime ma petite sœur ; nous avons parlé franchement de tout cela. Elle sait, non, elle reconnaît l’énormité du péché qui les menace et que cet amour ne les mène à rien. Elle tient autant que moi à trancher ce nœud terrible. Elle désire pour Roscelin une carrière honorable, parce qu’elle l’aime, et plutôt que de le voir se perdre elle accepte de chercher refuge auprès d’un autre qu’elle est d’accord pour épouser. Ce choix ne lui a pas été imposé. Et attention, je ne lui ai pas choisi n’importe qui ; cette union a de quoi la rendre fière. Jean de Perronet est un jeune homme bien né, il possède de grands domaines et il a de la fortune. Il doit arriver aujourd’hui, vous jugerez par vous-mêmes. Hélisende le connaît et l’apprécie à défaut de pouvoir l’aimer, du moins dans l’immédiat. Cela viendra peut-être car lui la trouve très attirante. Elle a donné son consentement sans réserve à ce mariage. Et Perronet présente l’immense avantage, ajouta-t-il, l’air sombre, d’habiter loin d’ici. Il l’emmènera à Buckingham, chez lui, hors de la vue de Roscelin. Je ne citerai pas le proverbe : « Loin des yeux, loin du cœur » mais avec la distance, les traits d’un visage s’effacent peu à peu et même les blessures les plus graves finissent par guérir.
Son inquiétude et sa détresse profondes le rendaient éloquent. C’était un homme bon qui s’intéressait au bien-être de toute sa maisonnée. Contrairement à Cadfael, il n’avait pas remarqué que le visage maigre de Haluin était devenu très pâle et que ses lèvres s’étaient douloureusement crispées ; quant à ses mains, il les serrait si fort sous les plis de son habit que les jointures en devenaient toutes blanches. Ces mots que Cenred avait employés sans y penser n’étaient pas destinés à blesser mais à émouvoir ; et cependant ils avaient rouvert la vieille plaie que le pénitent était venu guérir au bout de ce long chemin. Les traits de certain visage avaient peut-être perdu de leur netteté au bout de dix-huit ans, mais là, ils recommençaient à le brûler et à reprendre vie. Et les blessures qui n’ont jamais cessé de suppurer secrètement ne peuvent se refermer tant qu’on ne les a pas rouvertes et nettoyées, voire cautérisées si besoin est.
— Ni vous ni moi n’avons à craindre qu’elle ne soit pas aimée, ni tenue en haut estime avec de Perronet, mentionna Cenred. Voilà deux ans qu’il m’a demandé sa main, et bien qu’à l’époque elle n’ait pas voulu en entendre parler, ni de personne d’autre d’ailleurs, il ne s’est pas découragé.
— Votre épouse vous soutient dans votre décision ? interrogea Cadfael.
— Nous en avons parlé tous les trois et nous avons le même point de vue. Alors, c’est oui ? Il m’a paru que c’était une manière de bénédiction quand j’ai vu paraître un religieux que je n’attendais pas, prêtre de surcroît, la veille de l’arrivée du fiancé, conclut simplement Cenred. Restez jusqu’à demain, mon frère – mon père ! – et mariez-les.
Haluin desserra les doigts lentement, respira à fond comme s’il souffrait.
— C’est bien, prononça-t-il à voix basse. Je reste et je les marierai.
— Il me semble avoir agi comme il fallait, remarqua frère Haluin, quand ils furent rentrés dans leur chambre.
Apparemment ce n’était pas d’une confirmation qu’il était en quête ; il évoquait plutôt pour lui-même une responsabilité qu’il n’avait pas l’intention de fuir.
— Je sais trop bien combien il est dangereux de se trouver trop proches, poursuivit-il, et ils sont dans une situation bien plus périlleuse que je ne l’étais. Il me semble entendre un écho que je croyais mort depuis longtemps, Cadfael. Il doit y avoir une raison à cela. Il y en a toujours une. Et si ma chute n’avait servi qu’à me montrer jusqu’où j’étais tombé pour me forcer à tenter de me relever ? Et si je ne revenais à la vie qu’infirme, afin de m’obliger à entreprendre ces voyages du corps et de l’esprit que je redoutais tant quand j’étais jeune et en bonne santé ? Et si Dieu m’avait amené à ce pèlerinage pour aider une âme en peine à retrouver la grâce ? Avons-nous été conduits à cet endroit ?
— Poussés, plus exactement, répondit Cadfael dont l’esprit réaliste se rappelait la neige qui les avait aveuglés et la petite étincelle de la torche dans la nuit tourbillonnante.
— Il faut reconnaître qu’on n’aurait pas pu mieux choisir. Arriver la veille de la venue du fiancé… Il faut que je porte le fardeau de cette journée jusqu’au bout, en espérant ne pas me tromper. Ah ! Cadfael, ces remariages sur le tard ont souvent des conséquences néfastes. Comment des enfants qui ont joué ensemble depuis leur plus jeune âge sauraient-ils qu’ils sont proches parents et qu’ils n’ont pas le droit de s’aimer ? Quelle pitié qu’on puisse éprouver un amour sans avenir !
— Je ne suis pas sûr que cela existe, un amour sans avenir, objecta Cadfael. En tout cas, vous pourrez au moins rester ici une journée de plus. Vous ne vous en porterez pas plus mal. Voilà quelque chose qui arrive à point nommé.
C’était manifestement la meilleure façon pour Haluin d’utiliser ce répit, car il avait pratiquement atteint la limite de ses forces. Cadfael le laissa seul et alla jeter un coup d’œil au manoir de Vivier maintenant que le jour était levé. Il y avait des nuages et le vent soufflait en rafales mais le gel ne menaçait plus. Une pluie fine tombait par intermittence et toujours brièvement.
Il gagna le portail pour avoir une vue d’ensemble de la maison. Il y avait des fenêtres dans le toit en pente au-dessus du cabinet privé, deux chambres isolées probablement. On avait eu l’amabilité de loger Haluin et son compagnon à l’étage où vivaient les maîtres. Délicate attention. On devait sûrement préparer l’une des deux pièces pour le fiancé. L’animation qui régnait dans la cour semblait dénuée de hâte et de confusion. Il régnait ici une organisation sans défaut.
Au-delà de la palissade s’étendait un paysage aux ondulations douces avec des champs, des taillis, des collines aux arbres rares ; les prairies avaient encore leurs vêtements givrés et secs de l’hiver, mais çà et là, sur les branches noires apparaissaient les premiers bourgeons annonciateurs du printemps. La neige s’attardait au bord des vallons et dans les endroits abrités du soleil dont quelques rayons perçaient à travers les nuages bas. A midi, tout ce qui restait de ce qui était tombé la nuit passée aurait disparu.
Cadfael regarda les écuries et les trouva bien fournies avec des serviteurs diligents tout fiers de montrer les lieux au visiteur de passage. Dans une stalle à part, dans le chenil, une chienne était roulée en boule, entourée de six chiots âgés de cinq semaines au plus. Il ne put résister au plaisir d’en prendre un dans ses bras ; la mère se montra bienveillante, heureuse de l’admiration qu’on témoignait à sa portée. Le petit corps chaud contre lui évoquait l’odeur du pain frais. Comme il se penchait pour reposer l’animal parmi ses congénères, une voix claire et fraîche s’éleva derrière lui :
— C’est vous le prêtre qui devez célébrer mon mariage ?
La demoiselle se tenait dans l’encadrement de la porte, silhouette ombreuse que dessinait la lumière, si calme, sûre d’elle, qu’on aurait pu facilement la prendre pour quelqu’un de plus âgé bien que sa voix légère appartînt à la jeunesse. Hélisende Vivier ne s’était pas encore vêtue pour accueillir son fiancé ; sa robe de laine bleu nuit était toute simple et elle tenait à la main un seau de nourriture pour les chiens, qui fumait doucement.
Elle répéta sa question.
— Non, répondit Cadfael, se relevant, alors que la chienne gémissait doucement et que ses petits s’agitaient. C’est frère Haluin. Moi, je n’ai pas étudié pour cela. Je connais mes limites.
— Ah ! c’est celui qui est infirme, prononça-t-elle avec une sympathie détachée. Je suis désolée qu’il souffre ainsi. J’espère qu’il est bien installé chez nous. On vous aura parlé de mon mariage. Jean arrive aujourd’hui.
— Votre frère nous en a touché un mot, mentionna Cadfael fixant le visage ovale qui émergeait petit à petit de l’ombre et là, lui qui l’observait attentivement, s’émerveilla d’une telle pureté. Mais il y a des choses que nul ne pouvait nous révéler mais simplement suggérer. Il n’y a que vous qui sachiez si vous consentez véritablement à ce mariage, si on vous y a forcée ou non.
Dans le bref silence qu’elle garda, il n’entrait pas d’hésitation, mais de la gravité et une réflexion sérieuse sur celui qui l’interrogeait ainsi. Ses grands yeux, francs, intrépides, le dévisageaient, sans craindre le regard de son interlocuteur. Si elle l’avait jugé incapable de comprendre sa situation, elle aurait mis un terme à leur entretien poliment mais sans satisfaire ce qu’elle eût considéré comme de la curiosité déplacée. Ce ne fut pas le cas.
— Si on peut agir librement une fois qu’on en a l’âge, alors oui, j’ai donné mon consentement. Il y a des règles qu’il faut respecter. Nous ne sommes pas seuls au monde, d’autres ont des droits et des devoirs et nous sommes tous liés.
Vous pouvez rassurer frère Haluin – ou plus exactement le père Haluin – , il n’a nul besoin de s’inquiéter pour moi. Personne ne me force à me marier.
— Vous pouvez compter sur moi. Mais je crains que vous n’agissiez ainsi pour les autres plus que pour vous-même. Je me trompe ?
— Alors informez-le que j’ai pris cette décision dans l’intérêt de mon entourage.
— Et qu’en pense Jean de Perronet ?
Sa bouche aux lèvres fermes trembla brièvement. C’était un point qui troublait encore ses résolutions bien ancrées ; elle n’était pas honnête envers celui qui allait devenir son époux. Cenred avait certainement oublié de lui signaler qu’il héritait seulement de ce qui restait d’un amour blessé. Il lui était également difficile d’être franche envers lui sur ce point. Seule la famille savait à quoi s’en tenir. L’unique espoir pour ce malheureux couple était qu’ils finissent par s’aimer d’un amour peut-être plus sincère que celui qu’on rencontre dans de nombreux mariages, mais qui n’en serait pas pour autant une véritable passion.
— Je m’efforcerai de lui donner tout ce qu’il me demandera, voudra, tout ce qu’il sera en droit d’attendre de moi. Il le mérite ; je ferai pour lui tout ce qui est en mon pouvoir.
A quoi bon lui répondre que cela risquait de s’avérer insuffisant ? Elle le savait et cette manière de tromperie, inévitable au demeurant, lui pesait sur la conscience. Peut-être même que cette conversation dans la pénombre du chenil avait rouvert un abîme de doute qu’elle croyait avoir réussi à oublier, au moins en partie. Il était préférable de la laisser seule puisqu’il n’y avait pas moyen de la soulager du fardeau qu’elle portait.
— Eh bien, je vous souhaite tout le bonheur possible, soupira Cadfael et il s’écarta de son chemin.
La chienne s’était redressée. Laissant sa progéniture, elle vint renifler le seau en agitant sa queue en panache ; elle paraissait avoir faim. Les jours suivent leur cours habituel où se mêlent naissances, mariages, décès et fêtes. Quand il parvint à la porte il se retourna : la petite Hélisende se penchait pour donner sa pâtée à la chienne et ses lourdes tresses dansaient au-dessus de la portée aux corps emmêlés. Elle ne leva pas la tête, mais il savait qu’elle se sentait vulnérable et qu’elle se rendait douloureusement compte de sa présence. Il tourna les talons et s’éloigna sans bruit.
— Votre protégée va vous manquer, prophétisa Cadfael au moment où Edgytha vint à midi leur apporter à boire et à manger. A moins que vous ne partiez avec elle dans le sud après la cérémonie ?
La vieille femme, taciturne de nature, s’attardait, ayant visiblement besoin de soulager son cœur. Perdre celle à laquelle elle tenait tant lui était toujours aussi insupportable. Sous les plis raides de sa guimpe, ses joues ridées tremblaient.
— Qu’est-ce que j’irais fabriquer, à mon âge, dans un endroit que je ne connais pas ? Je suis trop vieille pour lui être encore utile. Non, je reste ici, à l’endroit où j’ai mes habitudes, et où tout le monde sait qui je suis. Quel respect pourrais-je attendre d’une maison inconnue ? Mais la petite va s’en aller, je le sais. Et le promis ne serait pas si mal. Seulement voilà, mon poussin en aime un autre.
— Et qui de surcroît est loin, jusqu’à présent, remarqua Haluin d’une voix douce, mais il était pâle lui aussi et quand elle se tourna pour l’examiner longuement, sans souffler mot, il évita de soutenir son regard et détourna la tête.
Elle aussi avait les yeux très clairs, bleus comme des campanules aux couleurs passées. Jadis, protégés par des cils rares à présent, ils avaient dû avoir la nuance des jacinthes.
— Mon seigneur vous aura sûrement mis au courant. C’est leur point de vue à tous. Elle n’y peut rien, c’est vrai, mais elle aurait pu trouver bien pire. Je m’en rends compte ! Je suis venue ici pour m’occuper de sa mère, il y a si longtemps, et franchement c’était une drôle d’union, elle si jeune et lui qui avait presque trois fois son âge. Oh ! c’était quelqu’un de très bien, mais il était vieux comme Hérode ! La pauvre, elle avait besoin de quelqu’un de connaissance, sur qui elle pouvait compter et qui était près d’elle depuis toujours. Au moins ma petite fille va épouser un homme jeune.
Cadfael l’interrogea sur ce qui le préoccupait depuis quelque temps et dont personne n’avait parlé :
— La mère de Hélisende est-elle morte ?
— Non, non. Elle a pris le voile à Polesworth quand son époux est mort, il y a huit ans. Elle a rejoint le même ordre que vous. Depuis longtemps, elle avait un penchant pour le couvent. Quand son mari est décédé, on a commencé à parler à son sujet, on l’a poussée à se remarier ; alors elle a préféré renoncer au monde. Ça arrive souvent avec les jeunes veuves. C’est une manière de s’évader, conclut Edgytha en serrant les lèvres d’un air sombre.
— Laissant sa fille orpheline ? s’exclama Haluin dont la voix trahit plus de réprobation qu’il ne l’aurait voulu.
— Orpheline ! Et puis quoi encore ? II y avait dame Emma et moi ! rétorqua vertement Edgytha qui ne tarda pas à se calmer tandis que s’éteignait le feu qui s’était allumé dans ses yeux. Elle a eu trois mères, cette petite, et toutes les trois l’ont aimée. Dame Emma n’a jamais pu se montrer sévère avec un enfant, c’est tout elle, ça. Trop douce en vérité, mais la petite ne leur a jamais donné de mal ni à l’une ni à l’autre. Maintenant, ma maîtresse était de nature solitaire et mélancolique, et quand il a été question d’un remariage, elle s’y est refusée, elle a préféré prendre le voile plutôt qu’un nouvel époux.
— Hélisende n’a jamais envisagé cette solution ? demanda Cadfael.
— Ah non, alors ! Dieu nous préserve ! Mon poussin n’a jamais été porté là-dessus. Pour ceux qui le désirent, c’est sûrement une bénédiction, mais si on vous y oblige, ça doit être un avant goût de l’enfer ! Je vous demande pardon, mes frères ! Vous savez mieux que personne ce qu’est la vocation, et pour sûr, vous avez pris l’habit pour d’excellentes raisons, mais Hélisende… Je ne voudrais pas de ça pour elle. Pour rien au monde. Il vaut encore bien mieux qu’elle accepte Jean de Perronet, même si c’est sans enthousiasme.
Elle avait commence à ramasser les plateaux et les assiettes du repas qu’ils avaient terminé et elle saisit le pichet pour remplir leurs coupes avant de reprendre :
— J’ai entendu dire qu’à Elford vous auriez vu Roscelin. C’est vrai ?
— Oui, répondit Cadfael. Nous n’avons quitté Elford qu’hier. Et, par pur hasard, nous nous sommes entretenus brièvement avec lui mais nous n’avons su que ce matin qu’il était originaire du manoir de Vivier.
— Il avait l’air heureux ? En bonne santé ? demanda-t-elle avec chaleur. Ou vous a-t-il paru abattu ? Je ne l’ai pas vu depuis un mois et plus et je sais comme il a mal pris d’être chassé d’ici comme un page qui aurait commis une faute alors qu’il s’est toujours parfaitement comporté et qu’il n’a jamais eu de mauvaises pensées. Ce qu’il peut être gentil, ce garçon, si vous saviez ! Qu’est-ce qu’il vous a raconté ?
— Eh bien, il est en parfaite santé, en tout cas, la rassura Cadfael, prudent, et de bonne humeur si on tient compte des circonstances. Il est exact qu’il s’est plaint d’avoir été banni et qu’il n’est pas très heureux d’être où il est. Naturellement, il a été plutôt discret sur les raisons qui l’ont amené à Elford ; nous étions des hôtes de passage dont il ignorait tout. Mais je pense qu’il n’aurait pas été plus loquace avec tous ceux que cette histoire ne concernait pas. Il patiente, ayant donné sa parole d’attendre l’autorisation de son père avant de se risquer à revenir chez lui.
— Mais il ne sait pas ce qui se trame sous son toit, lança-t-elle, partagée entre la colère et l’impuissance. Oh ! pour ça, il l’aura le droit de rentrer, dès que Hélisende sera partie, qu’elle sera assez loin de ce manoir et installée dans celui de l’autre. Ce sera vraiment le retour de l’enfant prodigue ! Quelle honte d’agir ainsi dans son dos !
— Le maître de céans pense que c’est mieux comme ça, objecta Haluin, pâle et ému, que c’est même dans l’intérêt de son fils. D’ailleurs les parents n’agissent que contraints et forcés par les circonstances. S’ils sont dans l’erreur en lui dissimulant ce mariage jusqu’à ce que tout soit terminé, on peut sûrement le leur pardonner.
— Il y en a pour qui ça ne sera jamais possible, remarqua Edgytha d’une voix lugubre en ramassant le plateau, et les clés pendues à sa ceinture tintèrent doucement quand elle se dirigea vers la porte. J’aurais souhaité que ça se passe au grand jour et qu’on le mette au courant. Je ne sais pas comment il aurait réagi, mais il avait le droit de savoir et de donner sa bénédiction ou d’exprimer sa désapprobation. Il y a quelque chose que je ne comprends pas : vous avez été en rapport avec lui, et vous n’avez appris que son prénom et pas son nom entier ?
— C’est la châtelaine qui a mentionné son prénom quand de Clary est rentré de sa promenade à cheval ; le jeune homme était avec lui. Elle l’a appelé Roscelin. C’est plus tard que je lui ai parlé. Il a vu que mon ami était tout courbatu d’avoir passé une nuit à genoux et il est venu lui prêter main-forte quand il s’est relevé.
— Voilà qui ne m’étonne pas, s’écria-t-elle, en se déridant. Mais cette dame, qui était-ce ? L’épouse d’Audemar ?
— Non, non ; ce n’était pas lui que nous venions voir. Nous n’avons jamais rencontré sa femme ni ses enfants. Non, c’était sa mère, Adélaïde de Clary.
Les plats furent menacés de tomber du plateau d’Edgytha. Elle les rééquilibra adroitement d’une main tout en tendant l’autre vers la poignée de la porte :
— Elle est là-bas ? A Elford ?
— Oui. Du moins elle y était quand nous avons pris congé et il s’est mis à neiger presque tout de suite. A mon avis, elle y est encore.
— Elle ne leur rend pas visite très souvent, constata Edgytha, avec un haussement d’épaules. A ce qu’il paraît, ce n’est pas le grand amour entre elle et la femme de son fils. C’est assez fréquent, d’ailleurs. Ils sont aussi bien chacun de leur côté. Vous avez entendu les chevaux, dehors ? C’est probablement Jean de Perronet et sa suite.
Et sur ce, elle ouvrit la porte d’un coude expert et sortit le plateau latéralement.
L’arrivée de Jean de Perronet n’eut certes rien de clandestin ni de secret mais elle fut également dépourvue de tout caractère cérémonieux ou spectaculaire. Il était accompagné d’un domestique et de deux palefreniers ; il y avait aussi deux montures pour la mariée et pour sa dame de compagnie, sans oublier des chevaux de bât. Tous ces gens frappaient par leur air d’efficacité pratique ; Perronet lui-même était très simplement vêtu, sans fanfreluches dans ses habits ni dans ses manières ; Cadfael nota cependant avec plaisir que ses chevaux et son harnachement étaient de première qualité. Ce jeune homme savait dépenser son argent à bon escient.
Haluin et Cadfael étaient sortis ensemble pour voir les nouveaux arrivants mettre pied à terre et décharger leurs affaires. La lumière de l’après-midi s’éclaircissait, annonçant qu’il gèlerait peut-être dans la nuit, mais très haut dans le ciel des nuages filaient comme le vent ; il pourrait bien neiger quand l’obscurité serait tombée. Les voyageurs seraient sûrement contents d’avoir un toit sous lequel se protéger à l’abri de la bise glaciale.
Quand Perronet descendit de son rouan tacheté devant la porte du château, Cenred dévala l’escalier pour aller à sa rencontre et lui donner l’accolade. Il le prit par la main et le mena jusqu’à dame Emma qui attendait pour lui prodiguer un accueil aussi chaleureux. Cadfael remarqua que Hélisende ne se montrait pas. Au souper, à la grande table, elle n’aurait pas le choix : il faudrait qu’elle soit là. Mais auparavant il était tout indiqué que son frère et son épouse jouent les amphitryons. Ils étaient ses tuteurs et organisaient ce mariage. L’hôte, l’hôtesse et l’invite s’engouffrèrent clans la grande salle. Les serviteurs de Cenred et ceux de Perronet s’occupèrent des bagages et emmenèrent les chevaux aux écuries. Tout fut si bien organisé qu’en quelques minutes il n’y eut plus personne dans la cour.
Ainsi c’était lui le fiancé ! Cadfael consacra un petit moment à réfléchir à ce qu’il venait de voir. Il n’avait rien à lui reprocher sauf que c’était, selon les termes d’Edgytha, un autre que Hélisende aimait et que personne sans doute ne supplanterait dans son cœur. Il devait avoir dans les vingt-cinq ans, déjà l’habitude des responsabilités et d’être en position de commander, à en juger par son allure d’homme capable de faire face. Ses gens, du moins ceux qui avaient la chance d’être là, n’étaient pas obséquieux envers lui. Ils semblaient connaître leur travail comme lui connaissait le sien et se manifestaient un respect mutuel. A vrai dire, il ne manquait pas de classe, ce garçon. Il était grand, bien bâti, avec un visage franc, le regard aimable, et selon toute apparence, parfaitement heureux à la veille de ce mariage.
Cenred avait agi au mieux vis-à-vis de sa sœur cadette et ce mieux paraissait très prometteur. Mais malheureusement, ce n’est pas cela qu’elle désirait !
— Qu’auriez-vous décidé, à sa place ? s’enquit Haluin, trahissant par cette petite phrase l’étendue de ses propres doutes et de son désarroi.