CHAPITRE SIX

 

 

Adélaïde en personne vint leur rendre une visite de politesse après la messe, s’enquérant, pleine de sollicitude, de la santé et du bien-être des deux bénédictins qu’elle hébergeait. Cadfael envisagea comme probable que Lothaire lui ait rapporté la visite aussi gênante qu’indésirable du petit Roscelin dans un domaine où elle ne voulait introduire personne. Elle apparut à la porte de leur petite chambre, un livre de prières à la main, seule, après avoir renvoyé sa suivante à ses appartements. Haluin était réveillé et il voulut se lever de sa paillasse par courtoisie respectueuse envers leur hôtesse ; il tendit hâtivement le bras vers ses béquilles, mais d’un geste de la main elle lui indiqua de se rasseoir.

— Je vous en prie, ne bougez pas ! Pas de cérémonie entre nous. Alors, comment vous portez-vous, maintenant que votre vœu est accompli ? J’espère que vous avez trouvé la grâce et que vous pourrez regagner votre cloître en paix. C’est ce que je vous souhaite de tout cœur. Un bon voyage et un retour sans histoire !

« Et surtout, ajouta Cadfael en lui-même, de partir au plus vite. Ce qu’on ne saurait lui reprocher. Moi aussi, c’est ce que je souhaite, sans parler de Haluin. Qu’on en finisse avec toute cette histoire, proprement, sans causer de tort à personne, qu’on s’accorde un pardon mutuel et qu’il n’en soit plus jamais question. »

— Vous ne vous êtes pas beaucoup reposés et la route est longue d’ici à Shrewsbury. A la cuisine on vous fournira de la nourriture pour les premières étapes du voyage. Mais je pense que vous devriez accepter qu’on vous prête des chevaux. J’en ai déjà touché un mot à frère Cadfael. Il y a tout ce qu’il faut aux écuries, mais je me répète. Toujours est-il que vous ne devriez pas entreprendre ce trajet à pied.

— Nous vous sommes reconnaissants pour cette offre et pour toutes vos bontés, se hâta de protester Haluin, mais je ne saurais accepter. J’ai promis d’aller et de revenir à pied et je me dois de tenir ma parole. C’est un acte de foi ; je ne vais pas si mal que je ne puisse plus être d’aucune utilité à Dieu ni aux hommes ; vous ne voudriez pas que je revienne ayant renié mon serment.

Devant cette obstination, elle secoua la tête, apparemment résignée.

— Votre collègue m’avait prévenue et je m’attendais à votre réponse mais j’espérais que vous seriez capable d’entendre raison. J’imagine que vous êtes tenus de regagner votre abbaye dès que possible. Cet argument serait-il de nature à vous convaincre ? Si vous tenez tellement à repartir à pied, cependant, vous ne pouvez pas vous mettre en route avant demain matin. Songez à la nuit éprouvante que vous avez passée sur les pierres dans l’église.

Haluin vit sans doute dans ces propos une véritable sollicitude et une invitation à rester jusqu’à ce qu’il se soit complètement reposé ; mais pour Cadfael, cela sonnait comme une manière délicate de les mettre à la porte.

— Je n’ai jamais pensé qu’il me serait facile de tenir ma parole ni que cela devrait l’être. Il convient qu’une épreuve impose des difficultés et je suis parfaitement capable d’affronter les miennes. Vous avez raison, je dois à mon abbé et à mes frères de reprendre mes tâches aussi vite que possible. Il faut que nous partions aujourd’hui. La nuit ne tombera pas avant plusieurs heures, ne perdons pas de temps.

Force était de rendre justice à Adélaïde, elle parut stupéfaite de le voir agir exactement comme elle le souhaitait, même si elle n’avait pas exprimé franchement sa pensée. Elle insista, sans aucune chaleur, sur le besoin qu’avait Haluin de se reposer, mais céda aisément devant son entêtement. Les choses s’étaient déroulées conformément à ses désirs ; elle pouvait se permettre un bref mouvement de regret et de pitié.

— Qu’il en soit ainsi, si c’est ce que vous voulez. Luc vous apportera à boire et à manger avant votre départ et remplira votre besace. Quant à moi, je suis pleine de bonne volonté à votre égard. Maintenant et à jamais je forme des vœux pour votre bonheur.

Quand elle fut sortie, Haluin resta un moment silencieux, frissonnant un peu dans son coin à présent que les choses en étaient arrivées là. C’est ce qu’il avait espéré, mais il n’en était pas moins bouleversé.

— Je vous ai inutilement compliqué la vie, se désola-t-il. Vous êtes sans doute aussi fatigué que moi et je vous ai forcé à partir ainsi, sans dormir. Elle voulait nous voir quitter les lieux et moi aussi, je l’avoue. Plus tôt nous lèverons le camp et mieux ce sera.

— Je suis entièrement d’accord, déclara Cadfael. Une fois sortis d’ici, inutile d’aller bien loin, vous en êtes incapable aujourd’hui. Mais ce que nous voulons, c’est nous en aller.

 

Ils franchirent les portes du manoir d’Audemar de Clary sous un ciel lourd parcouru de nuages gris et prirent à l’ouest, le long du sentier qui traversait Elford. Un vent froid, insidieux, leur soufflait au visage. Mais le plus dur était terminé. A partir de maintenant, chaque pas les ramenait à une vie normale, aux horaires monastiques et à la ronde rassurante du travail, de l’adoration et de la prière.

Depuis la grand-route, Cadfael regarda une fois derrière lui et vit les deux palefreniers, près du portail, qui les suivaient des yeux. Deux silhouettes solides, robustes, taciturnes, indéchiffrables, qui fixaient les intrus en train de s’éloigner du regard clair, farouche, des gens du Nord. Cadfael songea qu’ils s’assuraient que les ennuis que la visite avait causés à la châtelaine disparaissaient eux aussi sans laisser de traces.

Les moines ne regardèrent pas deux fois en arrière. Il importait maintenant de mettre au moins un bon mille entre eux et la demeure d’Elford par mesure de précaution ; après cela, ils pourraient de bonne heure se mettre en quête d’un abri pour la nuit car il était clair que, nonobstant ses résolutions, Haluin était épuisé, gris de fatigue et qu’il n’irait pas loin sans risquer de s’écrouler. Sur son visage se lisait sa détermination, il avançait d’un bon pas mais s’appuyait lourdement sur ses béquilles ; dans ses orbites profondes ses yeux étaient noirs et dilatés. On pouvait même se demander s’il jouissait de cette paix de l’esprit qu’il aurait dû trouver auprès de la tombe de Bertrade. Peut-être n’était-ce pas Bertrade qui continuait à le hanter…

— Je ne la reverrai jamais, souffla Haluin s’adressant à Dieu, à lui-même ou au crépuscule qui approchait, plus qu’à Cadfael.

Et il était difficile de savoir s’il y avait dans cette phrase plus de soulagement que de regret, comme s’il laissait derrière lui quelque chose d’inachevé.

 

La première neige d’un mois de mars fantasque leur tomba dessus à l’improviste ; le ciel était bas et ils étaient à quelque deux milles d’Elford. Il y avait du givre dans l’air. Il n’allait pas neiger longtemps : en attendant, les flocons étaient épais, aveuglants, leur piquant le visage et les empêchant de distinguer la route. Le soir se referma prématurément sur eux, presque sans qu’ils s’y attendent. Au sein de cette obscurité, les tourbillons de neige les égaraient, leur dissimulant les repères sur ce terrain dégagé, battu par les vents, sans arbres de part et d’autre.

Haluin avait commencé à trébucher, gêné par les flocons qui lui fouettaient la face, incapable, et pour cause, de libérer une de ses mains pour resserrer autour de lui les pans de son manteau et se protéger de la violence des éléments. Deux fois il enfonça sa béquille hors du sentier et faillit choir. Cadfael s’arrêta et resta tout près, le dos au vent, afin de donner à son compagnon le temps de respirer et l’abriter un instant, tout en essayant de se repérer, d’après ce qu’il se rappelait de la topographie des lieux à l’aller. N’importe quelle habitation, si modeste soit-elle, serait la bienvenue tant que la tempête se prolongerait. Il crut se souvenir qu’il y avait dans les parages un sentier qui bifurquait vers le nord et semblait conduire à un petit hameau resserré sur lui-même et à la longue palissade d’une clôture de manoir, seul signe de vie que l’on pouvait apercevoir de la route.

Il ne s’était pas trompé. Passant prudemment le premier, suivi de près par Haluin, il atteignit un groupe isolé de buissons et d’arbustes bas qu’il se rappelait fort bien dans cette plaine aux arbres rares, et, un peu plus loin, débouchait le chemin. Ils virent même la lueur fugitive d’une torche dans la tourmente de neige, lueur qui les aida à se diriger vers cette maison lointaine. Si le seigneur des lieux allumait un flambeau pour les voyageurs égarés, ceux-ci étaient fondés à s’attendre à un accueil chaleureux.

Cela leur prit plus de temps pour parvenir au petit village que Cadfael ne l’avait prévu, car Haluin marchait de plus en plus mal et il leur fallait aller très lentement. Cadfael devait constamment revenir en arrière pour éviter de le distancer. Ça et là, un arbre solitaire se détachait soudain de cette blancheur tourbillonnante, tant à gauche qu’à droite, pour s’évanouir tout aussi brusquement. Les flocons avaient encore grossi, se chargeant d’humidité et l’atmosphère se réchauffait. Cette chute de neige ne durerait sûrement pas au-delà du matin. Au-dessus de leur tête, le vent violent déchirait les nuages, découvrant des étoiles dispersées.

La lumière de la torche avait disparu, dissimulée derrière la palissade du manoir. L’encadrement en bois massif du portail se détacha dans l’obscurité, prolongé à main gauche par la haute clôture. La porte, elle, était grande ouverte sur la droite. Soudain, le flambeau reparut, à l’autre bout d’une vaste cour, fiché dans une torchère placée au-dessous des auvents afin d’éclairer l’escalier de l’entrée. Le long de la palissade, il y avait la succession habituelle des bâtiments de service. En arrivant, Cadfael poussa un grand cri, et un homme qui sortait des écuries et cherchait son chemin dans la tourmente lui répondit, appelant d’autres gens à la rescousse. En haut des marches, la porte de la maison s’ouvrit sur la vision réconfortante d’un feu.

Cadfael prit Haluin sous le bras pour l’aider à s’approcher et un autre bras se tendit afin de lui porter assistance, l’attirant vigoureusement derrière la haie où ils trouvèrent un abri relatif. Une voix puissante s’éleva, claironnante, dans la tempête :

— Eh bien, mes frères, quelle drôle d’idée d’être dehors par une nuit pareille ! Tenez bon, vos ennuis sont terminés ; notre porte n’est jamais fermée à des gens vêtus comme vous l’êtes.

On sortait alors de partout pour accueillir les voyageurs de l’hiver ; un jeune homme surgit d’une cave voûtée en se protégeant la tête et les épaules d’un sac. Un autre, plus âgé, barbu portant une robe, descendit la moitié des marches pour se précipiter vers eux. On porta pratiquement Haluin depuis la raide volée d’escalier jusque dans la grande salle où le maître de céans quitta hâtivement son cabinet privé afin de saluer ses hôtes.

Il était blond, avec une longue ossature, sans trop de chair pour la recouvrir ; il avait une courte barbe de la couleur des chaumes et une épaisse chevelure d’une nuance similaire. Cadfael lui donna un peu moins de quarante ans ; un visage coloré, franc, dans lequel ses yeux bleus de Saxon brillaient d’un éclat remarquable, pleins de candeur et d’inquiétude.

— Entrez, entrez, mes frères ! Dieu soit loué, vous nous avez trouvés ! Vous autres, amenez-les par ici, près du feu.

Il avait tout de suite reconnu des bénédictins, dont l’habit était plein de neige qui fondait en sifflant au contact du feu dans la cheminée placée au centre de la grande salle. Il constata que le plus jeune des deux moines était infirme, qu’il semblait à bout de forces, qui plus est, à en juger par son teint grisâtre.

— Edgytha, tu veilleras à ce qu’on prépare des lits dans la chambre du fond et tu demanderas à Edwin de nous apporter un supplément de vin chaud.

Il avait une voix forte, sympathique, pleine de sollicitude. Sans hâte apparente, il dépêcha ses serviteurs où il voulait qu’ils aillent afin d’exécuter ses ordres et il s’occupa lui-même d’installer Haluin sur un banc, contre le mur, où la chaleur du feu le revigorerait.

— Votre jeune frère est plutôt mal en point, glissa-t-il en aparté à Cadfael. Parcourir ainsi les routes si loin de chez lui, a-t-on idée ! Il n’y a aucune maison de votre ordre dans la région, à l’exception des sœurs de Farewell, la nouvelle fondation de l’évêque. D’où venez-vous au juste ?

— De Shrewsbury, l’informa Cadfael, tout en appuyant les béquilles d’Haluin sur le banc, afin qu’il puisse s’en servir quand il le désirerait.

Ce dernier était assis, les yeux fermés, ses joues ternes reprenant un peu de couleurs, maintenant qu’il pouvait se reposer.

— Vraiment ? Votre abbé n’aurait-il pas pu envoyer un homme valide s’il avait des affaires à traiter dans un autre comté ?

— C’est Haluin qui avait des affaires à traiter. Personne d’autre que lui n’aurait pu les régler. Maintenant, nous sommes sur le chemin du retour et nous rentrerons chez nous par étapes, toujours avec l’aide d’âmes charitables comme vous. Puis-je vous demander comment s’appelle cet endroit ? La région ne m’est pas très familière.

— Mon nom est Cenred Vivier ; je le tiens de ce manoir. Je connais à présent celui de votre ami, mais le vôtre ?

— Cadfael. Je suis né gallois et j’ai été élevé de part et d’autre des marches. Je suis entré à l’abbaye de Shrewsbury il y a plus de vingt ans. Si je me trouve ici, c’est pour tenir compagnie à Haluin et veiller à ce qu’il arrive sain et sauf où il voulait aller et qu’il revienne de même.

— Pas facile, blessé comme il est, admit Cenred, à voix basse, observant tristement les pieds de Haluin. Mais comment cela lui est-il arrivé ?

— Il est tombé d’un toit. Avec le mauvais temps que nous avons eu, il y avait des réparations à effectuer. Ce sont les ardoises qui sont tombées après lui qui l’ont littéralement lacéré. Encore heureux qu’il ait survécu.

Ils parlaient de l’infirme à mi-voix, un peu à l’écart, et cependant Haluin était aussi immobile et détendu que s’il s’était endormi, les yeux fermés, ses longs cils ombrageant ses joues creuses. Autour d’eux, la pièce s’était vidée, les domestiques ayant porté leurs activités ailleurs, se chargeant des oreillers et couvertures, s’affairant à la cuisine.

— Je trouve qu’ils tardent avec le vin, observa Cenred, et vous avez sûrement besoin de vous réchauffer tous les deux. Si vous voulez m’excuser, mon frère, je vais accélérer les choses à l’office.

Il s’éloigna vivement et, à son passage, les paupières de Haluin frémirent. Au bout d’un moment il les souleva et regarda lentement, hébété, autour de lui, enregistrant la pénombre tiède de la grande salle au plafond élevé, le feu rougeoyant, les lourdes tentures qui dissimulaient aux regards deux alcôves et la porte entrebâillée du cabinet d’où était sorti Cenred. A l’intérieur, on distinguait la pâle lueur droite d’un chandelier.

— Ai-je rêvé ? interrogea Haluin, tout ébahi. Comment sommes-nous arrivés là ? Quelle est cette maison ?

— Ne vous mettez pas en peine, nous sommes venus sur nos deux jambes, le rassura Cadfael. Il a simplement fallu vous donner un coup de main pour monter l’escalier. Nous nous trouvons au manoir de Vivier dont le propriétaire se nomme Cenred. Nous sommes en de bonnes mains.

— Je ne suis pas aussi solide que je le croyais, constata tristement Haluin en poussant un long soupir.

— Peu importe, vous pouvez vous reposer à présent. Nous avons laissé Elford derrière nous.

Ils s’exprimaient à voix basse, un peu impressionnés par le silence environnant qui régnait au centre de cette demeure pourtant habitée. Quand ils se turent tous deux ils eurent le sentiment que, dans ce calme, il allait se passer quelque chose. C’est alors que la porte du cabinet s’ouvrit complètement sur la pâle lumière dorée qui éclairait la pièce et une femme apparut dans l’encadrement de ladite porte. Pendant un instant, à la lumière douce qui brillait derrière elle, sa silhouette se dessina nettement en ombre chinoise, une silhouette mince, très droite, de femme mûre, aux mouvements pleins de dignité, la maîtresse de maison certainement, l’épouse de Cenred. Immédiatement après, elle avança de deux ou trois pas légers et pénétra dans la grande salle. La lueur du flambeau le plus proche l’arracha complètement de l’obscurité et ils virent apparaître un être profondément différent. Tout en elle avait changé. On était loin de la gracieuse châtelaine à la trentaine bien sonnée, mais en face d’une jeune fille harmonieuse, au frais minois de dix-sept, dix-huit ans tout au plus. Elle avait un visage ovale où brillaient deux grands yeux étonnés, surmontés d’un vaste front doux et blanc comme une perle.

Haluin poussa un drôle de petit cri qui tenait du halètement et du soupir, s’agrippa à ses béquilles et se hissa sur ses pieds, dévisageant cette apparition soudaine et lumineuse, tandis que la jeune fille, à cent lieues de s’attendre à tomber sur deux étrangers, se reculait précipitamment en le dévorant du regard. Pendant un moment, ils restèrent ainsi, puis la demoiselle pivota, toujours sans souffler mot et retourna dans le cabinet dont elle tira presque furtivement la porte derrière elle.

Haluin relâcha son étreinte, les bras pendants, inertes, les béquilles glissèrent doucement sur le sol tandis que lui-même, d’un mouvement très lent, s’effondrait face contre terre où il resta inconscient sur la natte de joncs qui tenait lieu de tapis.

 

On le porta à son lit, dans une chambre calme, loin de la grande salle, où on le coucha, toujours évanoui.

— Simple fatigue, affirma Cadfael pour rassurer Cenred qui était accouru aux nouvelles. Je savais qu’il ne se ménageait pas assez, mais c’est terminé à présent. Laissons-le dormir jusqu’à demain matin et il sera de nouveau frais et dispos. Regardez, il ouvre les yeux. Il revient à lui.

Haluin bougea, ses paupières frémirent avant de s’ouvrir sur son regard sombre, parfaitement conscient, qui se posa sur le cercle de visages inquiets qui l’entourait. Il reconnaissait les lieux et savait très bien ce qui s’était passé avant qu’on l’emporte car les premiers mots qu’il prononça furent pour s’excuser humblement d’avoir dérangé tout le monde et remercier chacun du mal qu’il s’était donné.

— Mea culpa ! s’exclama-t-il. J’ai été présomptueux et j’ai présumé de mes forces. Mais ça va maintenant. Je me sens très bien !

Puisqu’il avait d’abord besoin de repos, c’était évident, on les laissa prendre leurs aises dans la petite chambre. Au cours de la soirée pourtant, ils reçurent plusieurs visites. L’intendant barbu leur apporta du vin chaud épicé avant de leur envoyer la vieille Edgytha munie d’eau chaude pour leur permettre de se laver les mains. Elle leur fournit aussi une lampe, de la nourriture et tout ce dont ils pourraient avoir besoin.

Elle était grande, nerveuse, débordante d’activité, âgée, semblait-il, d’une bonne soixantaine, avec les manières libres et l’air d’autorité des vieilles servantes qui ont passé des années à jouir de la confiance de leurs maîtres, ce qui leur confère une manière de privilège incontestable. Les jeunes servantes leur marquent du respect, si elles n’ont pas carrément peur d’elles, et sa robe noire impeccable ainsi que sa guimpe blanche toute simple, le trousseau de clés sonore qu’elle portait à la ceinture, témoignaient de son statut. Vers la fin de l’après-midi, elle revint, accompagnée d’une dame avenante, potelée, agréable, à la voix douce, qui s’enquit aimablement du confort des bons frères. Celui qui s’était évanoui s’était-il bien remis de sa faiblesse ? L’épouse de Cenred était une jolie femme au teint rose, avec des cheveux et des yeux bruns ; elle ne ressemblait en rien à la mince et fragile adolescente qui était sortie du cabinet et que l’apparition inattendue des deux étrangers avait forcée à la retraite.

— Le seigneur Cenred et sa dame ont-ils des enfants ? interrogea Cadfael, quand leur hôtesse eut quitté la pièce.

Edgytha avait serré les lèvres ; elle était tellement jalouse de « sa » famille et de tout ce qui la concernait qu’elle considérait toute question comme suspecte, mais après mûre réflexion elle finit par répondre assez courtoisement :

— Ils ont un fils qui est déjà grand.

Et contrairement à ce à quoi ils s’attendaient, passant outre à sa répugnance pour satisfaire leur curiosité un peu choquante, elle ajouta :

— Il n’est pas là ; il est parti servir le suzerain de mon seigneur Cenred.

On décelait dans son intonation une étrange réserve, voire de la désapprobation, bien qu’elle eût refusé de l’admettre. Cela faillit distraire Cadfael de ses préoccupations, mais il poursuivit, non sans délicatesse :

— Pas de fille ? Une demoiselle est passée dans la grande salle sans s’attarder, pendant que nous attendions. C’est une fille de la maison ?

Elle leur adressa un long regard pénétrant, sourcils relevés, lèvres serrées ; manifestement cet intérêt pour les jeunes filles lui paraissait éminemment suspect de la part d’un membre du clergé. Mais une courtoisie sans faille était de mise envers les hôtes de la maison, même s’ils étaient loin de la mériter.

— Cette dame est la sœur du seigneur Cenred, expliqua-t-elle. Le vieux seigneur Edric, son père, s’est remarié sur ses vieux jours. En vérité, il la considère plus comme sa fille que comme sa sœur, vu leur différence d’âge. Je doute que vous la revoyiez. Elle s’en voudrait de troubler la quiétude de religieux de votre espèce. Elle a reçu une excellente éducation, conclut Edgytha avec une fierté personnelle évidente pour le travail quelle avait accompli.

Son attitude exprimait un avertissement adressé à ces moines noirs qui avaient atterri par hasard dans cette demeure et qui seraient bien inspirés de baisser les yeux devant cette jeune pucelle.

— Si c’est à vous qu’on l’a confiée, suggéra aimablement Cadfael, je ne doute pas qu’elle ait été parfaitement élevée, ce qui est tout à votre honneur. Vous êtes-vous aussi occupée du fils de Cenred ?

— Ma maîtresse n’aurait jamais voulu laisser ce soin à quiconque. Personne n’a eu à soigner des bébés aussi charmants, poursuivit la vieille femme, s’animant en repensant à ces enfants qu’elle avait eus sous sa garde. Je les aime autant que si c’était les miens.

Quand elle se fut éloignée, Haluin resta un moment silencieux, mais son regard brillait vif et clair et tous les traits de son visage montraient qu’il était sur le qui-vive.

— Y a-t-il vraiment eu une jeune fille qui est entrée ? demanda-t-il enfin, plissant le front dans l’effort qu’il accomplissait pour retrouver une image fugitive. Je n’ai pas bougé d’où j’étais afin de me souvenir de ce qui m’a à ce point secoué. Je me rappelle que mes béquilles m’ont échappé, mais c’est à peu près tout. Avec cette chaleur j’ai été pris comme d’un vertige.

Cadfael lui confirma qu’il avait effectivement entrevu une jeune fille.

— Il s’agit apparemment de la demi-sœur de Cenred, sa cadette de vingt ans. Si vous vous imaginez avoir rêvé, eh bien non pas du tout. Elle est sortie du cabinet sans savoir que nous étions là et peut-être que notre allure lui a déplu car elle a immédiatement battu en retraite et refermé la porte derrière elle. Cela ne vous rappelle rien ?

Non, rien du tout, ou alors comme une image nébuleuse, seul vestige d’un rêve dont nous avons perdu la trame et qui disparaît dès qu’on essaie de le recréer. Il eut une mimique d’anxiété et secoua la tête, comme si sa vision claire avait été obscurcie par la fatigue.

— Non, ça ne me revient pas. Je revois la porte s’ouvrir. Inutile de vous dire que je vous crois sur parole, mais je ne me rappelle rien de rien, et sûrement pas un visage… Donc elle est entrée, je n’en doute pas… Demain peut-être…

— Nous ne la reverrons plus, murmura Cadfael, si le dragon qui la surveille de près ne m’a pas raconté d’histoires. M’est avis que dame Edgytha ne porte pas les religieux dans son cœur. Là-dessus, êtes-vous prêt à dormir ? J’éteins la lampe ?

Mais si Haluin ne se rappelait pas la jeune fille de la maison, si cette brève apparition s’était effacée, ne laissant derrière elle qu’une silhouette qui se dessinait à la lueur de la torche, Cadfael lui la revoyait clairement et mieux encore quand l’obscurité régna dans la pièce et qu’il resta immobile dans le noir, à côté de son compagnon endormi. Et non seulement il se souvenait d’elle mais il avait l’impression étrange, inquiétante, qu’elle était empreinte pour lui d’une signification particulière. Mais encore eût-il fallu être en mesure de mettre le doigt dessus. En quoi diable cela représentait-il un mystère dans son esprit ? Éveillé dans la pénombre, il repensa aux traits de ce visage, à la façon dont la jeune fille se déplaçait quand elle avait pénétré dans la lumière et il se demandait bien ce qu’il y avait de spécial dans tout ça. Toutes les femmes sont sœurs, d’accord, mais elle ne ressemblait à personne de sa connaissance. Et cependant l’impression de l’avoir déjà vue persistait. Bizarre.

Elle était grande, peut-être pas autant qu’elle en donnait l’impression, car sa minceur y était pour beaucoup ; en tout cas elle était d’une taille au-dessus de la moyenne pour une adolescente en passe de devenir une femme. Elle était gracieuse et se tenait très droite avec encore quelque chose de la vivacité fragile d’une enfant qui évoquait l’allure d’un jeune faon que le moindre son, le moindre mouvement effarouche. Surprise, elle s’était éloignée d’eux et elle avait tiré la porte avec une douceur pleine de mesure. Et que dire de son visage ? Elle n’était pas belle à proprement parler, sauf que la jeunesse, l’innocence sont toujours un gage de beauté. Elle avait un visage ovale qui, partant de son grand front, et de ses yeux très écartés, s’amincissait vers le menton ferme sans être pointu. Elle n’avait rien sur la tête, ses cheveux étaient tirés en arrière et tressés, mettant en valeur la peau claire et les grands yeux sous les sourcils droits et noirs, les longs cils, des yeux qui lui dévoraient la moitié de la figure. Pas entièrement noirs, songea Cadfael, car en dépit de leur couleur, ils semblaient clairs, leur regard l’avait tout de suite frappé bien qu’il ne l’ait vue qu’un instant. Ils étaient plutôt noisette avec des reflets verts et si profonds qu’on aurait pu s’y noyer. C’était là les yeux candides, vulnérables, d’un être qui ignorait complètement la peur, pareil aux jeunes créatures, vivant dans les bois, et que l’on n’a jamais chassées ni lésées. Il se souvint des lignes pures, fines de ses pommettes, aussi puissantes qu’élégantes. A part ses prunelles, c’était sans doute ce qu’elle avait de plus remarquable.

Et parmi tous ces détails qui lui revenaient à l’esprit, qu’est-ce qui le troublait ? Pourquoi n’arrivait-il pas à retrouver quelle femme elle lui évoquait ? Il se surprit à repasser un par un le visage de toutes celles qui avaient croisé sa route, durant la moitié d’une vie aussi longue que variée ; tantôt c’était une expression, un port de tête, un geste de la main. Il espérait ainsi provoquer l’étincelle qui déclencherait la mélodie du souvenir qui le fuyait. Mais il ne se passa rien, aucun écho ne retentit. La sœur de Cenred demeurait unique, à part, le hantant ainsi probablement parce qu’elle était apparue pour disparaître aussitôt. Et il y avait toutes les chances pour qu’il ne la revoie jamais.

Et cependant, la dernière vision fugitive qui demeura sous ses paupières au moment où il sombra dans le sommeil fut l’étonnement qui s’était peint sur le visage de la jeune fille.

 

Quand le jour se leva le temps ne semblait plus vouloir rester au grand froid ; presque toute la neige qui était tombée avait fondu et disparu, laissant au pied de chaque mur, de chaque tronc d’arbre, sa dentelle en lambeaux. Cadfael regarda par la porte du manoir, regrettant presque que la neige eût cessé car elle aurait eu pour effet d’empêcher Haluin de vouloir reprendre la route sur-le-champ. Mais, étant donné la façon dont les choses tournèrent, il s’avéra qu’il avait eu tort de s’inquiéter, car dès que tout le monde fut debout et que chacun commença à vaquer à ses occupations, l’intendant de Cenred vint leur rendre visite, les priant, de la part de son maître, de bien vouloir le rejoindre dans son cabinet quand ils auraient déjeuné car il avait quelque chose à leur demander.

Cenred était seul dans la pièce quand ils entrèrent et, sur le plancher de bois, les béquilles de Haluin produisirent un son mat. La lumière provenait de deux fenêtres profondes, étroites, où l’on avait creusé des sièges munis de coussins ; le long d’un des murs s’alignaient de beaux bancs-coffres, une table incrustée et, pour l’occupant des lieux, une unique chaise princière. Il était évident que dame Emma, la châtelaine, était à la tête d’une maison de qualité car les tentures et les coussins étaient couverts de belles broderies et le cadre de tapisserie, dans un coin, avec son motif inachevé aux couleurs brillantes, indiquait que la maîtresse de maison avait des doigts de fée.

— J’espère que vous avez bien dormi, mes frères, lança Cenred, se levant pour les saluer. Êtes-vous complètement remis de votre indisposition de la nuit dernière ? S’il y a ici quelque chose qu’on ait omis de mettre à votre disposition, parlez et vous serez exaucés. Dans ce manoir, considérez que vous êtes chez vous. J’espère que vous consentirez à y passer un ou deux jours de plus avant que vous n’éprouviez le besoin de repartir.

Cadfael partageait cet espoir tout en craignant que, poussé par sa nature exagérément scrupuleuse, Haluin n’élevât une objection, mais il n’eut pas même le temps d’ouvrir la bouche que Cenred poursuivit aussitôt :

— Oui, j’ai quelque chose à vous demander… L’un de vous a-t-il été ordonné prêtre ?

La Confession de frère Haluin
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