CHAPITRE DEUX

 

 

Malgré les risques qu’il y avait à le déplacer, le laisser ici un moment de plus qu’il n’était nécessaire aurait signifié consentir, voire solliciter, cette mort qui le tenait déjà presque pour sien. Sans souffler mot, on se hâta d’écarter les planches de bois et de fouiller à mains nues parmi les ardoises tranchantes qui écrasaient et lacéraient ses chevilles et ses pieds couverts de sang. Il était complètement inconscient et ne sentit rien du tout quand les autres le sortirent du lit gelé du canal juste assez pour glisser des courroies sous lui afin de pouvoir l’allonger sur son brancard. La procession morne traversa les jardins pour le conduire à l’infirmerie où frère Edmond lui avait préparé un lit dans une petite cellule séparée des vieillards et des infirmes qui passaient là leurs dernières années.

— Il est perdu, souffla Edmond, observant le visage blême, lointain.

C’était aussi le sentiment de Cadfael et de tout le monde en réalité. Pourtant il s’obstinait à respirer, même si son souffle rauque, qui tenait du gémissement, indiquait qu’il était blessé à la tête, irrémédiablement, sans doute. Aussi se penchèrent-ils sur lui comme s’il était destiné à survivre, bien qu’ils fussent intimement persuadés du contraire. Avec d’infinies précautions, ils lui ôtèrent ses vêtements glacés et l’entourèrent de couvertures préalablement réchauffées à des pierres brûlantes cependant que Cadfael le palpait doucement pour voir s’il n’avait rien de cassé. Il remit en place et pansa l’avant-bras gauche qui lui parut réagir anormalement lors de son auscultation sans provoquer la moindre lueur de vie sur le visage figé. Il examina attentivement le crâne de Haluin avant de nettoyer et de bander la blessure qui saignait mais il ne put déterminer s’il y avait ou non fracture. La respiration difficile évoquait un ronflement et semblait indiquer que le crâne n’avait pas résisté, mais pas moyen d’en être sûr. Quant aux chevilles et à ses pieds brisés, Cadfael passa beaucoup de temps à les soigner. Emmitouflé de couvertures, frère Haluin était dressé bien droit, de telle façon qu’il ne risque pas de se blesser en remuant si, par hasard, il retrouvait ses esprits. Mais personne n’y croyait et le mal qu’ils se donnaient ne s’expliquait que par un reste de foi tenace, secrète, qui leur interdisait de s’abandonner au désespoir.

— Il ne pourra jamais remarcher, murmura frère Edmond, regardant en frémissant les pieds broyés que baignait soigneusement Cadfael.

— Pas sans aide, acquiesça sombrement ce dernier. Je suis de votre avis.

Ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre sa tâche et de tenter de réduire au mieux les terribles fractures.

Frère Haluin avait eu des pieds longs, fins, élégants qui convenaient à sa silhouette mince. Les coupures occasionnées par les ardoises étaient si profondes, si sérieuses, qu’elles avaient par endroits touché, voire lésé, l’os. Il fallut longtemps pour nettoyer les fragments ensanglantés et bander chaque pied pour lui rendre une allure normale et se hâter de le glisser dans un chausson de feutre improvise, bien rembourré à l’intérieur, afin de le maintenir en place et de lui permettre de reprendre sa forme originelle en espérant qu’il guérirait. A supposer, naturellement, qu’une guérison fût possible.

Cependant que frère Haluin se tenait là, avec sa respiration pénible, inconscient, oublieux de ce qui lui était arrivé, immergé dans les eaux d’un sommeil très éloigné des réalités du monde, peu à peu, son souffle s’apaisa progressivement, se changeant en un murmure un peu rauque, comme une feuille qu’agite une brise presque imperceptible, et ils crurent qu’il les avait quittés. Mais la feuille solitaire continuait à vibrer dans le vent, très légèrement.

— S’il revient à lui, ne serait-ce qu’un moment, appelez-moi sur-le-champ, leur intima Radulphe avant de les laisser à leur veille.

Frère Edmond était parti prendre quelque repos. Cadfael resta à le veiller en compagnie de frère Rhunn, qui était le plus jeune et le dernier venu parmi les moines du chœur. Assis de part et d’autre du lit, ils surveillaient attentivement ce sommeil abyssal d’un être consacré à Dieu, béni en son nom, prêt à franchir les portes de la mort.

Il y avait bien des années que frère Haluin avait cessé de dépendre de Cadfael pour se consacrer à des travaux manuels sur la Gaye. Cadfael l’examina de nouveau avec une attention soutenue ; ses traits, qu’il croyait avoir presque oubliés, lui revenaient, à la fois changés et si familiers que c’en était poignant. Sans être grand, frère Haluin était d’une taille au-dessus de la moyenne, avec une ossature longue et fine ; quand il avait pris l’habit, il était à la fois moins musclé et plus enveloppé ; il était encore jeune et n’avait pas fini sa croissance. Il commençait à peine à entrer dans l’âge d’homme. A présent, il devait avoir dans les trente-cinq ans ; mais à l’époque, il en avait à peine dix-huit. Il avait un long visage ovale, avec des joues et une mâchoire au dessin net. Ses sourcils minces, arqués, étaient presque noirs, plus sombres en tout cas que ses épais cheveux châtains dont il avait sacrifié une partie pour recevoir la tonsure. La figure qui se détachait sur l’oreiller était d’une blancheur crayeuse, le creux de ses joues et les orbites profondes de ses yeux clos étaient du même bleu que les ombres sur la neige. Cette nuance bleuâtre, livide, se retrouvait autour de ses lèvres tirées. Aux petites heures de la nuit, quand la vie atteint son degré le plus fragile, il la quitterait ou serait tiré d’affaire.

De l’autre côté du lit, frère Rhunn était agenouillé, attentif ; la mort d’autrui ne l’effrayait pas plus que la sienne propre quand elle se présenterait ; même dans la pénombre de cette petite chambre de pierre, la beauté radieuse de Rhunn, l’éclat de la jeunesse qui brillait sur son visage, sa couronne de cheveux blonds très clairs, son regard d’aigue-marine chatoyaient dans la pénombre. Seule une créature dotée de la certitude intacte qui animait Rhunn pouvait être assise au chevet d’un mourant, avec un tel amour du prochain, au-delà de la pitié. Cadfael avait vu d’autres jeunes entrer au couvent avec quelque chose de cette foi enchantée, mais elle finissait par être menacée, ternie, abîmée par leur simple condition d’être humain au fur et à mesure que passaient les années. Voilà ce qui ne se produirait jamais chez Rhunn. Sainte Winifred, qui lui avait accordé la perfection physique qui lui avait fait défaut, ne permettrait jamais qu’un tel don soit réduit à néant par une défaillance de l’esprit.

La nuit passa lentement, sans changement perceptible dans l’immobilité obstinée de frère Haluin. C’est vers l’aube que Rhunn souffla enfin :

— Regardez, il bouge !

Le frémissement infime qui était passé sur la figure livide, les sourcils qui s’étaient rapprochés, les paupières qui s’étaient serrées sur l’onde d’une souffrance lointaine, les lèvres qui s’étaient allongées en une brève grimace de tension et d’inquiétude l’indiquaient assez. Ils commencèrent une attente qui leur parut interminable, forcés de se contenter d’essuyer le front humide et le filet de salive qui coulait du coin de la bouche crispée.

Dans la lumière neigeuse, sombre, qui précède l’aube, Haluin ouvrit des yeux noirs comme l’onyx dans leurs orbites bleues et remua les lèvres pour laisser filtrer un murmure si bas que Rhunn, qui était jeune et avait l’oreille fine, dut se pencher pour parvenir à interpréter ces sons.

— Confession, balbutia-t-il, atteignant le seuil qui sépare la vie et la mort, et pendant un instant ce fut tout.

— Va chercher le père abbé, lança Cadfael. Rhunn s’exécuta sans perdre de temps, en silence. Haluin luttait pour retrouver ses esprits. A voir son œil s’éclaircir et se fixer sur ce qui l’entourait, il était clair qu’il savait où il était, qui était assis auprès de lui et qu’il rassemblait ce qui lui restait de force et de clarté d’esprit dans une intention bien précise. Cadfael comprit que la douleur revenait, crispant la bouche et la mâchoire ; il s’apprêtait à verser entre les lèvres de son patient quelques gouttes de sirop de pavot, mais ce dernier les refusa en détournant la tête. Il voulait garder toute sa conscience, du moins tant qu’il ne se serait pas soulagé de ce qui lui pesait sur le cœur.

— Le père abbé arrive, l’informa Cadfael, tout près de son oreille. Attendez qu’il soit là pour parler.

Radulphe était déjà à la porte et se pencha pour ne pas se cogner au linteau bas. Il prit le tabouret laissé libre par Rhunn et s’inclina vers le blessé. Rhunn était resté dehors, prêt à se rendre utile au cas où on aurait besoin de lui et il avait tiré la porte. Cadfael se disposait à suivre son exemple quand soudain une flamme jaunâtre d’inquiétude surgit dans les yeux creusés de Haluin, un spasme bref le parcourut, lui arrachant un gémissement de souffrance, comme s’il avait voulu lever la main pour empêcher le départ de Cadfael sans avoir pu finir son geste. L’abbé s’inclina plus bas pour être vu aussi bien qu’entendu.

— Je suis là, mon fils, je vous écoute. Qu’est-ce qui vous inquiète ?

Haluin prit sa respiration de façon qu’on pût distinguer ses paroles.

— J’ai péché… et j’ai gardé cela pour moi. Les mots sortaient lentement, à grand-peine, mais clairement.

— … contre Cadfael, déjà… Il y a longtemps… Je ne m’en suis jamais confessé…

L’abbé regarda Cadfael, assis en face de lui.

— Restez ! C’est ce qu’il veut !

Puis s’adressant à Haluin qui était trop faible pour lever la main :

— Parlez, nous vous écoutons. Efforcez-vous d’être bref, nous comprendrons.

Haluin s’exprimait d’une voix lointaine, à peine audible.

— Mes vœux… pas valables… aucune vocation … Le désespoir… !

— Beaucoup sont venus pour de mauvaises raisons et sont restés pour les bonnes, objecta l’abbé. Depuis quatre ans que je suis abbé ici, je ne vois pas ce que je pourrais vous reprocher. Votre service a été parfait. Sur ce point, vous n’avez rien à craindre. En vous amenant parmi nous. Dieu avait sans doute ses raisons détournées.

— J’ai servi le seigneur de Clary à Hales, souffla-t-il. Plus exactement sa dame – lui était en Terre sainte à cette époque. Sa fille…

Il mit à profit un long silence pour reprendre ses forces afin de continuer à se délivrer de ce qu’il n’avait pas encore révélé.

— Sa fille… Je l’ai aimée… et j’ai été payé de retour. Mais sa mère… ma demande n’a pas été agréée. Ce qu’on nous refusait, nous l’avons pris…

De nouveau le silence. Plus prolongé. Les paupières mauves s’abaissèrent un instant sur les yeux fiévreux.

— Nous avons couché ensemble, prononça-t-il distinctement. Je me suis confessé de ce péché… sans la nommer. La dame m’a chassé. De désespoir, je suis venu ici… au moins pour ne plus faire de tort. Seulement je n’étais pas au bout de mes peines !

L’abbé referma fermement sa main sur celle sans force qui reposait sur le lit pour que Haluin comprenne qu’il n’était pas seul ; le visage sur l’oreiller était devenu un masque cireux et un long frisson passa dans le corps martyrisé qui le laissa tout contracté et glacé.

— Reposez-vous, glissa Radulphe à l’oreille du blessé. Ne vous épuisez pas ! Dieu entend même ce que l’on ne dit pas.

Cadfael, qui les observait, eut le sentiment que, très faiblement certes, les doigts de Haluin répondirent à cette pression. Il apporta le vin mêlé d’herbes dont il avait humidifié les lèvres de son patient quand il était encore inconscient et il en fit couler quelques gouttes dans la bouche entrouverte ; pour la première fois son offrande fut acceptée et dans un grand effort, le malade s’efforça d’avaler. Son heure n’avait pas encore sonné. Quoi qu’il eût encore à avouer, il n’était pas pressé. On lui donna du vin par petites gorgées et ses traits affaissés reprirent leur aspect normal, malgré sa pâleur et sa faiblesse. Cette fois, quand il s’exprima à nouveau, ce fut d’une voix lointaine et sans ouvrir les yeux.

— Père ? interrogea-t-il, très inquiet.

— Je suis là, je ne vous quitte pas.

— Sa mère est venue… C’est seulement là que j’ai appris. Bertrade attendait un enfant ! La dame avait très peur de la colère de son seigneur et maître quand il rentrerait. Je travaillais alors avec frère Cadfael, j’avais appris… Je connaissais les herbes… J’en ai volé pour les lui donner… de l’hysope, de l’iris… Cadfael sait les utiliser mieux que moi !

C’était l’évidence même ! Mais ce qui pouvait aider à décongestionner la poitrine et à supprimer une mauvaise toux, à petites doses, ou à combattre la jaunisse qui modifiait la couleur de la peau, pouvait aussi mettre un terme à une grossesse. Seulement cette utilisation était honnie par l’Église, voire pouvait s’avérer dangereuse pour la femme qu’elle était censée aider. Et tout cela à cause de la crainte inspirée par la colère d’un père, celle de ce que les gens allaient penser ou bien par la perspective de voir un mariage annulé avec les querelles de famille que cela impliquait. Était-ce la mère qui lui avait demandé ce service ou lui qui l’avait persuadée ? Des années de remords et de pénitence n’avaient pas exorcisé l’horreur qui contractait toujours sa chair et crispait ses traits.

— Ils sont morts, lâcha-t-il d’une voix que la souffrance rendait rauque et forte. Celle que j’aimais et l’enfant. Tous les deux. La mère m’en a tenu informé – morts et enterrés. Une mauvaise fièvre, ce fut l’explication officielle. Elle était morte d’une mauvaise fièvre – plus de crainte à avoir. C’est mon péché, mon péché le plus grave… Dieu sait combien il m’obsède !

— Si on se repent vraiment, émit l’abbé Radulphe, Dieu le sait, j’en suis persuadé. Eh bien voilà, votre faute est enfin avouée. Avez-vous terminé ou avez-vous autre chose à nous confier ?

— J’ai fini. Mais il faut que je demande pardon. A Dieu d’abord, puis à frère Cadfael dont j’ai trahi la confiance en me servant si mal de ses connaissances. Et aussi à la châtelaine de Hales, pour la peine immense que je lui ai causée. Ainsi je mourrais purifié et pardonné.

Maintenant qu’il avait vidé son cœur, il contrôlait mieux son débit et ses paroles, sa voix quelque faible qu’elle fût n’était plus embarrassée, seulement pleine d’une lucidité résignée.

— Frère Cadfael s’exprimera en son nom, répondit l’abbé. Quant à moi je parlerai pour Dieu dans la mesure où il m’en donne la grâce.

— Je vous pardonne bien volontiers, dit Cadfael, choisissant ses mots encore plus soigneusement qu’à l’accoutumée, si vous avez abusé de mon art, c’est qu’une vive inquiétude vous rongeait. Et vous aviez sous la main le moyen d’agir, quelle tentation ! Je n’étais pas là pour vous en dissuader, c’est une responsabilité que je me vois contraint de prendre sur moi. Je vous souhaite de retrouver la paix.

Ce que l’abbé avait à dire au nom de Dieu prit beaucoup plus de temps.

Il y aurait eu de nombreux religieux, songea Cadfael, qui auraient été stupéfaits, voire incrédules, s’ils avaient pu l’entendre et découvrir que l’austérité impressionnante de leur abbé pouvait laisser place à une tendresse si mesurée et utilisée à si bon escient. Soulager sa conscience et mourir en chrétien, Haluin n’en demandait pas plus. Il était trop tard pour exiger une pénitence d’un mourant. Le dernier réconfort n’ayant pas de prix, on ne peut que le donner sans compter.

— Un cœur brisé et contrit, prononça Radulphe, voici le seul sacrifice qu’on attend de vous, il sera reçu comme il le mérite.

Sur ce, il lui administra l’absolution et le bénit solennellement avant de quitter la chambre, emmenant Cadfael à sa suite. Sur le visage de Haluin, le soulagement et la gratitude avaient été remplacés par l’indifférence due à l’épuisement. Le feu qui brillait dans ses yeux, maintenant vitreux (allait-il s’endormir ou s’évanouir ?), n’était plus qu’un souvenir.

Rhunn attendait patiemment dans la pièce de devant. Il s’était un peu écarté pour éviter de surprendre, même par inadvertance, un seul mot de cette confession.

— Allez vous asseoir près de lui, ordonna l’abbé. Il devrait dormir maintenant, sans avoir de cauchemars. Si vous observez le moindre changement, courez avertir frère Edmond. Et si on a besoin de frère Cadfael, qu’on vienne le chercher dans mes appartements.

 

Dans le parloir de l’abbé, aux murs recouverts de boiseries, les deux personnes qui seraient les seules à connaître les fautes dont s’était accusé Haluin prirent un siège. Il n’y aurait qu’elles qui auraient le droit en privé de s’entretenir de cette confession.

— Je ne suis ici que depuis quatre ans, commença Radulphe sans préambule, et je ne sais rien des circonstances dans lesquelles Haluin est entré dans cette maison. Apparemment il aurait commencé par vous donner un coup de main au jardin aux simples où il a acquis les connaissances dont il s’est servi si mal à propos. Est-il exact que la potion qu’il a préparée pouvait avoir un tel effet ? Ou la jeune femme a-t-elle pu mourir d’une mauvaise fièvre ?

— Si la mère l’a donnée à sa fille, il est peu probable qu’elle se soit trompée, répliqua Cadfael, morose. Oui, c’est vrai que l’hysope est dangereuse. J’ai eu le grand tort d’en conserver parmi mes médicaments, d’autres plantes auraient pu la remplacer avantageusement. Mais, en petite quantité, l’herbe et la racine, séchées et pilées, sont très efficaces contre l’ictère ; mélangée au marrube, l’hysope est très utile pour soigner les troubles poitrinaires, bien que l’espèce à fleurs bleues soit plus douce et meilleure dans ces cas-là. J’ai connu des faiseuses d’anges qui s’en servaient pour provoquer des avortements, à forte dose, pour purger complètement. Rien d’étonnant si la pauvre fille y reste aussi à l’occasion.

— Cela a dû se passer pendant son noviciat ; il n’était pas ici depuis longtemps si l’enfant était de lui, ainsi qu’il l’affirme. J’imagine qu’il n’était pas bien vieux.

— Dix-huit ans à peine ; la fille n’était sûrement pas plus âgée, peut-être même moins. C’est une manière de circonstance atténuante, prononça fermement Cadfael, s’ils vivaient sous le même toit, se voyaient tous les jours, étaient tous les deux bien nés, et prêts à s’ouvrir à l’amour comme tous les enfants. Moi, ce qui m’étonne, poursuivit-il, plus calme, c’est que la demande du garçon ait été rejetée sans la moindre discussion. Il était fils unique, il aurait hérité d’un bon manoir s’il n’avait pas pris l’habit. En outre, il avait un caractère agréable, si mes souvenirs sont exacts, et frappait par sa vivacité d’esprit. Je connais plus d’un chevalier qui aurait été ravi de le voir épouser sa fille.

— Peut-être son père avait-il déjà formé d’autres projets pour elle, suggéra Radulphe. Qui sait s’il ne l’avait pas fiancée à un autre depuis l’enfance ? Sa mère ne tenait sûrement pas à donner sa bénédiction à un mariage imprévu en l’absence d’un mari qui lui inspirait une telle crainte.

— Je veux bien, mais quel besoin avait-elle de le refuser aussi sèchement ? Si elle lui avait laissé quelque espoir, je suis persuadé qu’il aurait attendu et il n’aurait pas eu à lui forcer la main en anticipant sur leur mariage éventuel. Remarquez, je suis peut-être injuste à son égard, admit Cadfael. Je suppose qu’il ne s’est pas glissé dans le lit de cette petite par calcul ; c’était plutôt sous l’emprise de l’amour. Haluin n’est pas un calculateur retors.

— Quoi qu’il en soit, répondit Radulphe avec un soupir de lassitude, c’est le passé et nous n’y pouvons plus rien. Il n’est pas le premier et il ne sera sans doute pas le dernier à avoir commis une erreur, et la petite n’a été ni la première ni la dernière à en payer le prix. Enfin, sa réputation est restée intacte, c’est déjà ça. Je comprends aisément sa réticence à se confier, vu la situation, même sous le sceau de la confession. Mais tout cela remonte à si longtemps, dix-huit ans, l’âge qu’il avait à l’époque. Assurons-lui au moins une fin paisible.

 

De l’avis de chacun c’était ce que l’on pouvait espérer de mieux pour frère Haluin, et dans les prières que l’on récita pour lui, nul ne se risqua à envisager une autre issue, et ce d’autant moins qu’après être brièvement revenu à lui, il sombra rapidement dans une inconscience encore plus profonde. Et pendant sept jours, il demeura ainsi, sans se rendre compte des allées et venues des autres religieux autour de son lit, sans manger ni émettre le moindre son, à l’exception de sa respiration presque inaudible.

Et cependant ce souffle, tout faible qu’il fût, était égal et régulier et à chaque fois qu’on lui présentait du vin mêlé de miel, il l’acceptait ; sa gorge semblait beaucoup moins douloureuse ; il avalait docilement, mais son vaste front glacé et ses paupières obstinément closes ne furent parcourus à aucun moment du moindre frémissement, de la plus légère contraction indiquant que son corps reprenait une vie normale.

— C’est comme si son esprit n’était plus là, murmura frère Edmond d’un ton méditatif, comme s’il attendait ailleurs que la maison ait subi son grand nettoyage de printemps avant de revenir y vivre.

Cadfael jugea que cette analogie biblique exprimait bien la situation. Il était évident que Haluin avait chassé les démons qui l’habitaient et la demeure qu’ils avaient quittée pourrait bien rester inoccupée quelque temps, d’autant plus qu’après tout, il allait peut-être guérir contre toute espérance. Cette absence prolongée avait beau ressembler à la mort, frère Haluin n’allait pas mourir. On serait donc bien inspirés de le veiller de près, pensa Cadfael, de façon à mener cette parabole à son terme heureux et à s’assurer que sept démons, pires que les premiers, n’allaient pas profiter de ce que le propriétaire légitime n’était pas là pour prendre pied chez lui. On continua donc à prier pour Haluin avec autant de ferveur pendant toute la période de Noël et l’ouverture solennelle de la nouvelle année.

Le dégel avait commencé à s’amorcer et même s’il n’était pas rapide, il emportait chaque jour, à petites étapes, un peu des vastes étendues de la neige qui était tombée en si grande quantité. Les travaux sur le toit s’étaient achevés sans autre dommage, on avait retiré les échafaudages et l’hôtellerie ne risquait plus de se transformer en piscine. Tout ce qui demeurait de ce grand remue-ménage, c’était ce témoin immobile, silencieux, seul dans sa petite chambre à l’infirmerie, indécis à la frontière de la vie et de la mort.

Puis, la nuit de l’Epiphanie, frère Haluin ouvrit les yeux et poussa un long soupir, comme tout dormeur qui émerge d’un sommeil tranquille, et il parcourut la pièce étroite d’un regard étonné qui finit par se poser sur frère Cadfael, installé, silencieux et attentif, sur un tabouret à côté de son lit.

— J’ai soif, émit Haluin, confiant comme un enfant, et il s’appuya passivement aux bras de Cadfael pour boire.

On s’attendait à moitié à ce qu’il retombe dans sa léthargie, mais non. S’il bougea peu, il resta conscient toute la journée et, la nuit, il dormit normalement, d’un sommeil peu profond mais calme. Après cela il choisit de vivre et cessa de regarder par-dessus son épaule. Mais s’il quitta le seuil de la mort, ce fut pour retrouver la douleur, et la marque qu’elle imposait à ses lèvres tirées et à son front plissé ; il la supporta toutefois sans une plainte. Son bras cassé s’était remis pendant la période où il n’avait pas conscience de ses blessures et il n’en avait gardé que les démangeaisons des plaies qui se referment. Cadfael et Edmond eurent tous deux le sentiment que le choc à la tête n’avait pas laissé de trace et que l’ancien agonisant avait trouvé sa guérison dans le sommeil et le repos. Car il avait l’esprit clair. Il se rappelait le toit verglacé, sa chute, et, une fois qu’il fut seul avec Cadfael, il lui montra qu’il n’avait rien oublié de sa confession, car voici ce qu’il lui dit après un long moment de réflexion silencieuse :

— Je me suis conduit d’une façon honteuse envers vous, il y a longtemps, Cadfael, et maintenant voilà que vous vous occupez de moi et que vous me soignez, et je ne m’en suis pas excusé.

— Je ne vous le demande pas, répliqua d’un ton égal Cadfael qui commença patiemment à retirer le bandage d’un des pieds pour refaire le pansement qu’il avait renouvelé chaque soir et chaque matin depuis le début.

— Mais il faut que je paie mes dettes, sinon je ne serai jamais purifié.

— Vous vous êtes confessé, objecta Cadfael avec bon sens, vous avez reçu l’absolution du père abbé, réclamer davantage serait de la présomption.

— Mais où est ma pénitence ? Une absolution obtenue aussi aisément ne me lave de rien, soupira Haluin.

Cadfael avait laissé le pied gauche, celui qui avait le plus souffert, à l’air libre. Les coupures et les blessures superficielles s’étaient arrangées, mais le dommage subi par le réseau compliqué de petits os était irréparable ; il s’était formé une protubérance assez laide, couturée de cicatrices et la peau avait tourné au rouge sombre, comme un visage furieux. Pourtant elle s’était reformée et avait recouvert le tout.

— En ce cas, rétorqua carrément Cadfael, il me paraît juste de payer vos dettes par une souffrance que vous garderez pour le restant de vos jours. Vous voyez cela ? Vous ne pourrez jamais reposer le talon fermement à terre. Je ne sais pas si vous marcherez de nouveau.

— Oh si ! affirma Haluin, regardant par la lucarne le ciel hivernal qui s’assombrissait. Je remarcherai, je vous le garantis. Si Dieu le permet, je retrouverai l’usage de mes deux pieds, même si je dois emprunter des béquilles pour m’aider à les utiliser. Et si le père abbé m’en donne la permission, quand j’aurai appris à m’en servir, j’irai personnellement à Hales pour demander pardon à Adélaïde de Clary et veiller une nuit sur la tombe de Bertrade.

Cadfael se demanda en son for intérieur si la décision qu’avait prise Haluin, même si elle partait d’un bon sentiment, serait vraiment de nature à réconforter les vivants et les morts, à moins qu’on ne l’ait complètement oublié au cours de ces dix-huit années. Mais si cette pieuse intention lui rendait le courage et la volonté de vivre, éclairait la situation d’un jour positif, pourquoi l’en décourager ?

— Ouais, commençons par réparer ce qui peut l’être en vous remettant du sang dans les veines, parce que, dans l’état où vous êtes, vous n’irez pas bien loin.

Puis, contemplant le pied droit qui ressemblait encore quelque peu à un pied humain et dont l’os de la cheville était intact et reconnaissable, il poursuivit, méditatif :

— On pourrait à la rigueur vous fabriquer de grosses bottes en feutre, bien rembourrées à l’intérieur. Vous aurez certes besoin de béquilles, mais il y a un pied que vous pouvez poser par terre. Ah non, pas encore, c’est une question de semaines, plus probablement de mois. Mais on va prendre vos mesures et voir s’il y a moyen de trouver une solution.

 

Après réflexion, Cadfael pensa qu’il ne serait pas mauvais d’avertir l’abbé de l’expiation que Haluin avait en tête. Il s’en occupa dès la fin du chapitre dans l’intimité du parloir de Radulphe.

— Après avoir soulagé sa conscience, commença simplement Cadfael, il serait mort content, s’il avait eu la bonne fortune de mourir. Seulement il va vivre. Il a les idées claires, beaucoup de volonté et, s’il est maigre, il ne manque pas de force, croyez-moi. Maintenant qu’il a compris qu’il avait du temps devant lui, il ne se contentera pas d’échapper à ses remords à la sauvette, grâce à une absolution facile à obtenir. S’il prenait les choses plus à la légère, on pourrait l’amener à oublier cette résolution au fur et à mesure qu’il guérirait, et pour ma part, je ne l’en blâmerais pas, bien au contraire. Mais un repentir sans pénitence, voilà qui ne satisfera jamais Haluin. Je le retiendrai aussi longtemps que possible, mais je vous garantis qu’on n’a pas fini d’en entendre parler ; dès qu’il se sentira en état de risquer l’entreprise, il reviendra à la charge.

— Je me vois mal lui refuser d’accomplir un vœu aussi justifié, avança l’abbé, logique, mais je peux exiger qu’il attende d’être complètement rétabli pour partir. Si cela doit lui rendre la paix de l’esprit, je n’ai pas le droit de me mettre en travers de son chemin. Peut-être apportera-t-il quelque réconfort, bien qu’un peu tard, à cette malheureuse femme dont la fille a connu une si triste fin. Je ne connais pas très bien le manoir de Hales, ajouta Radulphe, pesant le pour et le contre de ce pèlerinage, mais j’ai déjà entendu prononcer ce nom de Clary. Vous savez où se trouve leur domaine ?

— Vers la marche orientale du comté, père, à une vingtaine de milles de Shrewsbury, vingt-cinq maximum.

— Et ce seigneur qui était parti en Terre sainte, il est très possible qu’on lui ait caché la véritable raison de la mort de sa fille, si son épouse avait une telle peur de lui. Tout cela remonte à longtemps, mais s’il est encore vivant, cette visite ne me paraît pas envisageable. Il ne serait pas juste que frère Haluin mette en danger la châtelaine de Hales, ni recommence à lui causer des ennuis. Qu’elle ait commis des erreurs, je veux bien, mais elle les a payées.

— Pour autant que je sache, père, rétorqua Cadfael, peut-être sont-ils morts l’un et l’autre depuis des années. Je suis passé dans les parages, une fois, un jour où j’avais été envoyé à Lichfield par l’abbé Héribert, votre prédécesseur, mais je n’ai aucun renseignement sur ces gens-là.

— On interrogera Hugh Beringar, décida l’abbé, plein de confiance. Il connaît toute la noblesse du comté sur le bout du doigt. Quand il rentrera de Winchester, on lui en touchera un mot. Rien ne presse. Même si Haluin tient à sa pénitence, ça n’est pas pour tout de suite, et pour cause. Avant qu’il ne se lève, il passera de l’eau sous le pont.

La Confession de frère Haluin
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