CHAPITRE 5
Mazghouna.
Mazghouna ! Mazghouna…
Non, il n’y a rien de magique dans ce nom. Même une rafale de points d’exclamation ne saurait donner du charme à cette succession de syllabes sans grâce. Gizeh, Saqqara, Dachour ne sont pas plus euphoniques, mais du moins évoquent-elles l’attrait de l’antiquité et de l’exploration. Mazghouna n’a rien à offrir dans ce domaine.
L’endroit possède une gare de chemin de fer. À notre descente de train, nous découvrîmes qu’on nous attendait avec impatience. Dominant de sa haute taille les badauds amassés sur le quai, se tenait Abdullah, notre reis, qui nous avait devancés pour s’occuper du transport de matériel comme de notre installation. C’est un homme d’une dignité extrême, presque aussi grand qu’Emerson, c’est-à-dire au-dessus de la moyenne égyptienne, et sa barbe, un peu plus claire chaque année, rivalisera bientôt avec la blancheur neigeuse de sa robe. Il a cependant l’énergie d’un jeune homme, et à notre vue, un large sourire illumina la gravité de son visage de bronze.
Quand nos bagages furent chargés sur les ânes retenus par Abdullah, chacun prit sa monture. « En avant, Peabody ! s’écria Emerson. En avant ! »
Les joues écarlates et le regard fiévreux, il lança son âne au trot. Il est absolument impossible à un homme de grande taille d’avoir l’air héroïque sur une de ces petites bêtes. Mais en regardant Emerson s’éloigner ainsi, ce n’est pas un sourire de dérision qui me vint aux lèvres. Emerson était dans son élément, heureux comme on peut l’être quand on a enfin trouvé dans la vie la niche qui vous est destinée. Même la déception causée par la décision de Morgan n’aurait pu détruire cette belle disposition d’esprit.
L’inondation cédait du terrain mais il y avait encore des nappes d’eau dans les champs. Longeant les fossés du système d’irrigation primitif, nous avançâmes jusqu’au moment où le vert des arbres et des jeunes récoltes céda devant le sol aride du désert, ligne de démarcation si brutale qu’elle aurait pu être tracée par une main céleste. Devant nous se trouvait le site de notre campagne de fouilles pour l’hiver.
Jamais je n’oublierai le sentiment de désespoir qui s’empara de moi lorsque je posai pour la première fois les yeux sur cet endroit. Derrière les basses collines désolées qui bordaient les cultures, une vaste surface de sable constellé de pierres s’étendait en direction de l’ouest aussi loin que portait le regard. Au nord, les deux pyramides en pierre de Dachour se détachaient noblement sur le ciel, l’une suivant un tracé régulier, l’autre se signalant par une curieuse modification de l’angle de la pente qui lui avait valu son surnom de « pyramide rhomboïdale ». Le contraste entre ces deux superbes monuments et l’ondulante aridité de notre environnement était à la limite du supportable. Emerson s’était arrêté. En arrivant à sa hauteur, je vis que son regard était fixé sur les deux silhouettes à l’horizon et qu’un rictus de fureur déformait sa bouche.
« Monstre ! s’écria-t-il. Misérable ! J’aurai ma revanche, le jour du Jugement ne peut être bien loin !
— Emerson », fis-je en lui prenant le bras.
Il se tourna vers moi avec un sourire d’une douceur feinte.
« Mais oui, ma chère. Quel endroit exquis, n’est-ce pas ?
— Exquis, murmurai-je.
— Je crois que je vais pousser plus avant et aller saluer notre voisin, dit-il d’un ton détaché. Ma chère Peabody, si vous voulez bien monter le campement…
— Le campement ? m’étonnai-je. Où cela ? Comment ? Avec quoi ? »
Cette partie du désert d’Égypte n’était pas le genre de désert qu’imagine le lecteur : amples dunes de sable se répétant à l’infini en courbes ondulées, sans la moindre touffe de végétation ou crête rocheuse à l’horizon. Cette région était bien désertique, mais avec un terrain accidenté de trous, de bosses et de dépressions, où chaque mètre recelait des débris divers – fragments de poteries brisées, échardes de bois et autres signes moins plaisants d’occupation humaine. Mon œil expérimenté identifia immédiatement l’emplacement d’un cimetière. Des centaines de tombes affleuraient sous la surface rocailleuse. Toutes avaient été visitées dans les temps anciens car les débris qui parsemaient le sol étaient des restes de possessions enterrées avec les morts, sans parler des restes des morts proprement dits.
Ramsès descendit de son âne. Il s’accroupit et entreprit d’écumer les débris.
« Allons, monsieur Ramsès, ne touchez pas à ces saletés », intervint John.
Ramsès brandit quelque chose qui ressemblait à une branche cassée.
« C’est un fémur », dit-il d’une voix tremblante.
John poussa un cri de dégoût et tenta de lui arracher l’os. Je compris l’émotion qui s’était emparée de l’enfant et dis d’un air tolérant :
« Ça ne fait rien, John. On ne peut pas empêcher Ramsès de creuser ici.
— Ce dégoûtant vestige fait partie de ce que nous recherchons, confirma Emerson. Laisse-le où il est, mon fils. Tu connais la règle numéro un des fouilles : ne prendre aucun vestige avant d’avoir noté son emplacement. »
Ramsès se releva sagement. La brise tiède du désert faisait bouffer ses cheveux. Ses yeux brillaient de la ferveur du pèlerin ayant enfin atteint la Terre Ramsès se releva sagement. La brise tiède du désert faisait bouffer ses cheveux. Ses yeux brillaient de la ferveur du pèlerin ayant enfin atteint la Terre promise.
*
* *
Ayant persuadé Ramsès d’abandonner momentanément ses ossements, nous poursuivîmes notre chemin à dos d’âne vers le nord-ouest. Près d’une crête rocheuse, nous trouvâmes nos hommes, partis un jour plus tôt pour sélectionner un lieu de campement. Ils étaient dix en tout, y compris Abdullah – des fouilleurs confirmés et de vieux amis, qui superviseraient le travail des aides non qualifiés que nous avions l’intention d’embaucher sur place. Je leur rendis leurs saluts enthousiastes tout en notant que le camp consistait en un feu et deux tentes. Mes questions se heurtèrent à cette réponse sans appel : « Mais Sitt, il n’y avait pas d’autre endroit. »
Dans nombre d’expéditions, j’avais installé mon foyer à l’intérieur d’une tombe vide. Je me rappelai avec un plaisir tout particulier les tombes taillées à même la roche d’El Amarna. Je tiens à le répéter, rien n’est plus pratique ni mieux adapté qu’une tombe, surtout celle d’une personne de qualité. À l’évidence, pareille commodité n’avait pas cours en ce lieu.
Je grimpai en haut de la crête. Tout en m’escrimant parmi les pierres, à défaut d’autre chose, je remerciai le ciel pour un bienfait : ne plus être empêtrée des jupes volumineuses et des corsets serrés qui étaient encore de rigueur lorsque j’avais commencé à étudier l’égyptologie. J’avais personnellement mis au point la tenue de travail que je portais maintenant, et elle me convenait parfaitement, tant sur le plan pratique qu’esthétique. Elle consistait en un chapeau d’homme en paille à larges bords, une chemise à manches longues et col souple, et un pantalon à la turque descendant aux genoux, avec de solides bottes et des guêtres. L’uniforme, si je peux l’appeler ainsi, était complété par un accessoire indispensable – une large ceinture de cuir à laquelle était attachée une variante de châtelaine à l’ancienne. À la place des ciseaux et du trousseau de clés que les maîtresses de maison attachaient autrefois à cet accessoire, ma collection comprenait un couteau de chasse et un pistolet, un bloc-notes et un crayon, des allumettes et des bougies, un mètre pliant, une petite flasque d’eau, une boussole et une trousse de couture. Emerson prétendait qu’en marchant, je tintinnabulais comme un prisonnier enchaîné. Il se plaignait également d’avoir les côtes meurtries par le couteau, le pistolet et le reste, lorsqu’il me prenait dans ses bras. Je suis toutefois convaincue que l’utilité de chacun de ces articles paraîtra évidente à tout lecteur avisé.
Abdullah me suivit en haut de la colline. Son visage avait cette expression distante et pensive qu’il adoptait lorsqu’il redoutait quelque remontrance.
Nous n’étions pas très loin des terres cultivées. Un bouquet de palmiers, à un peu plus de cinq cents mètres, attestait la présence d’eau, et au milieu des branches, j’entrevis quelques toitures basses : un village. Ce que je recherchais était plus près de nous. Je les avais aperçues en arrivant. Les ruines de quelque construction. Je les désignai à Abdullah : « Qu’est-ce là ?
— C’est un bâtiment, Sitt, dit-il d’un ton stupéfait, comme s’il n’avait jamais remarqué l’endroit auparavant.
— Est-il occupé, Abdullah ?
— Je ne crois pas, Sitt.
— À qui appartient-il ? »
Abdullah répondit par un haussement d’épaules typiquement arabe. Comme je m’apprêtais à descendre l’autre versant de la crête, il me dit vivement :
« Ce n’est pas un bon endroit, Sitt Hakim.
— Il y a des murs et un morceau de toit, répliquai-je. C’est assez bon pour moi.
— Mais, Sitt…
— Abdullah, vous savez combien vos réticences de musulman m’agacent. Dites ce que vous avez à dire. Qu’est-ce qui ne va pas dans cet endroit ?
— Il est plein de démons.
— Je vois. Eh bien, ne vous inquiétez pas pour ça. Emerson se chargera de les faire déguerpir. »
Je hélai les autres et leur fis signe de me rejoindre. Plus nous approchions, plus ma découverte m’enchantait… et me déconcertait. Ce n’était pas une maison ordinaire. La surface de murs, les uns effondrés mais d’autres intacts, suggérait un édifice d’une dimension et d’une complexité remarquables. Rien n’indiquait qu’elle ait été récemment habitée. Un terrain nu l’entourait, sans le moindre arbre ou brin d’herbe.
Certains murs étaient en briques d’argile, d’autres en pierre. Quelques blocs étaient aussi gros que des caisses d’emballage. « Ils ont été récupérés sur nos pyramides », grommela Emerson, s’engouffrant dans une ouverture du mur le plus proche.
À l’intérieur, se trouvait un espace qui avait été une cour, entouré de chambres sur trois côtés et fermé par un mur épais sur le quatrième. Le mur et l’enfilade de pièces au sud étaient tombés en ruines mais les autres parties tenaient encore debout, même si elles étaient à ciel ouvert pour l’essentiel. Quelques piliers soutenaient une galerie sur un des côtés.
Emerson claqua des doigts.
« C’était un monastère, Peabody. Les cellules des moines étaient ici, et la ruine, là-bas, était sans doute la chapelle.
— Comme c’est curieux ! m’exclamai-je.
— Pas du tout. Il y a en Égypte beaucoup de sanctuaires abandonnés pareils à celui-ci. Après tout, ce pays était le berceau du mouvement monastique, et les communautés religieuses ont existé dès le deuxième siècle av. J.-C. Le village le plus proche, Dronkeh, est un établissement copte.
— Vous ne m’aviez jamais dit ça, Emerson.
— Vous ne me l’avez jamais demandé, Peabody. »
Comme nous poursuivions notre tour d’inspection, je me mis à éprouver une sorte de malaise qui n’avait objectivement aucune raison d’être. Le soleil resplendissait dans un ciel sans nuages et hormis un frémissement occasionnel lorsque nous troublions un lézard ou un scorpion dans ses pénates, il n’y avait aucun signe de danger. Un air de désolation fort déprimant régnait cependant sur les lieux. Abdullah l’avait senti, qui ne lâchait pas Emerson d’une semelle, jetant des coups d’œil furtifs à droite et à gauche.
« À votre avis, pourquoi cet endroit a-t-il été abandonné ? » demandai-je.
Emerson se frotta le menton. Même ses nerfs d’acier semblaient affectés par l’ambiance. Il fronça légèrement les sourcils en me répondant : « Peut-être sont-ils venus à manquer d’eau. Ce bâtiment est ancien, Peabody, il date d’un millier d’années, peut-être davantage. Assez longtemps pour que le cours d’une rivière se modifie et qu’une vieille bâtisse tombe en ruines. Je pense toutefois qu’une partie de la destruction a été voulue. L’église était solidement construite, or il ne reste pas une pierre debout.
— Des combats entre musulmans et chrétiens ?
— Païens et chrétiens, musulmans et chrétiens, et chrétiens entre eux. Étrangement, la religion suscite les pires violences dont l’homme soit capable. Les Coptes ont détruit les temples païens et persécuté les adorateurs des dieux anciens, ils ont également massacré ceux de leurs coreligionnaires qui s’opposaient à eux sur d’infimes questions de dogme. Après la conquête musulmane, les Coptes ont été correctement traités au début, mais leur propre intolérance a fini par lasser la patience des conquérants, et alors ils ont été persécutés comme ils avaient persécuté leurs pairs.
— Quoi qu’il en soit, cela va nous faire une superbe base. Pour une fois, nous ne manquerons pas d’espace de rangement.
— Il n’y a pas d’eau.
— On peut en apporter du village. » Je sortis mon crayon et commençai à dresser une liste. « Réparer le toit. Redresser les murs. Monter des portes et des cadres de fenêtres. Balayer… »
Abdullah toussota.
« Chasser les démons, suggéra-t-il.
— Certes. » Je pris note.
« Les démons ? répéta Emerson. Peabody, que diable… »
Je l’emmenai à part et lui expliquai la situation.
« Je vois, dit-il. Bon, je pratiquerai les rituels nécessaires, mais il faudrait peut-être commencer par se rendre au village pour régler les formalités officielles.
— Nous ne devrions pas rencontrer de difficulté pour signer un bail, lui dis-je tandis que nous marchions côte à côte. Puisque cet endroit est abandonné depuis longtemps, il ne doit guère compter pour les villageois.
— J’espère seulement que le prêtre local ne croit pas aux démons. Je n’ai rien contre l’idée d’organiser une petite mise en scène pour Abdullah et ses hommes, mais un exorcisme par jour est ma limite. »
Dès que nous fûmes en vue, les habitants jaillirent des maisons du village. Les cris habituels – bakchich ! – se mêlaient aux « Ana Christian, Oh Hawadji » – je suis chrétien, noble seigneur.
« Et par conséquent, en position de recevoir un bakchich supplémentaire », dit Emerson, la lèvre retroussée en un rictus méprisant.
La plupart des maisons étaient groupées autour du puits. L’église, avec sa coupole modeste, était à peine plus grande que la maison la plus proche.
« Le presbytère, expliqua Emerson en la désignant. Et si je ne me trompe, voici le pasteur en personne. »
Il se tenait sur le seuil de sa maison – un grand homme musclé, coiffé du turban bleu foncé qui distingue les chrétiens d’Égypte. Jadis couvre-chef obligatoire d’une minorité méprisée, on le portait maintenant avec fierté.
Au lieu de venir à notre rencontre, le prêtre attendit bras croisés, tête dressée, tel un souverain s’apprêtant à recevoir les doléances de ses sujets. Il avait fière allure. On ne pouvait dire grand-chose de son visage, qui disparaissait sous la couche de poils la plus remarquable que j’aie jamais vue. Elle commençait au niveau de l’oreille, déployait sa vague d’ébène à travers les joues et au-dessus de la lèvre supérieure, puis déferlait jusqu’à sa taille comme une chute de jais. Ses sourcils étaient également remarquables par leur extravagance hirsute. Dans ce visage, eux seuls indiquaient l’humeur de leur propriétaire, qui en cet instant n’était guère encourageante : un froncement sévère assombrissait le front pastoral.
À la vue du prêtre, la plupart des villageois se dispersèrent en silence sauf une demi-douzaine d’hommes qui restèrent traîner à proximité. Ils arboraient le même turban indigo et le même froncement de sourcils soupçonneux que leur chef spirituel.
« Les diacres », dit Emerson avec un sourire crispé.
Puis il prononça, dans son arabe irréprochable, quelques phrases courtoises de circonstance. J’y ajoutai deux ou trois mots bien sentis. Un long silence s’ensuivit, à la fin duquel les lèvres velues du prêtre s’entrouvrirent pour laisser passer un bref grondement : « Sabahkum bil-kheir – Bonjour. »
Dans chaque maison musulmane que j’ai visitée, ces paroles étaient toujours accompagnées d’une invitation à entrer, car l’hospitalité à l’égard des étrangers est une des règles du Coran. Nous attendîmes en vain cette marque de courtoisie de la part de notre coreligionnaire, si je peux me permettre d’utiliser ce terme au sens large, et après un silence qui nous parut encore plus long, le prêtre nous demanda ce que nous voulions.
Abdullah en fut extrêmement offensé, lui qui, quoique admirable à bien des égards, n’était pas exempt des préjugés d’un bon Musulman contre ses concitoyens chrétiens. Depuis son entrée dans le village, il donnait l’impression d’être contrarié. Il s’exclama alors :
« Impurs consommateurs de viande de porc, comment osez-vous traiter de la sorte un grand seigneur ? Ne savez-vous pas qu’il s’agit d’Emerson, le Maître des imprécations, et de son épouse, la dangereuse et docte Dame Médecin ? Ils honorent votre immonde village rien qu’en y mettant les pieds. Allons-nous-en, Emerson, nous n’avons pas besoin de ces viles créatures pour nous aider dans notre travail. »
L’un des « diacres » s’approcha de son chef et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Le turban du prêtre opina. « Le Maître des imprécations », répéta-t-il. Puis, avec une lenteur délibérée : « Je vous connais. Je connais votre nom. »
Un frisson me traversa le corps. Cette phrase ne signifiait rien de particulier pour le prêtre mais sans le savoir, il avait prononcé une formule menaçante qu’utilisaient les magiciens de l’ancienne Égypte. Connaître le nom d’un homme ou d’un dieu signifiait que l’on exerçait un pouvoir sur lui.
Abdullah jugea la phrase offensante, mais probablement pour d’autres raisons.
« Et qui ne le connaît, ce nom fameux ? Des cataractes du sud aux marais du delta…
— Il suffit », interrompit Emerson. Sa lèvre tremblait mais il parvint à garder son sérieux, car en riant, il aurait peiné Abdullah et offensé le prêtre. « Vous connaissez mon nom, Père ? Fort bien, mais moi, j’ignore le vôtre.
— Je suis le Père Girgis, desservant la paroisse de Sitt Miriam de Dronkeh. Êtes-vous réellement Emerson, celui qui déterre les os des morts ? Vous n’êtes pas un homme de Dieu ? »
Ce fut mon tour de réprimer un sourire. Emerson décida d’ignorer la dernière question.
« Je suis bien cet Emerson là. Je suis venu pratiquer des fouilles ici, et j’emploierai des hommes du village. Mais s’ils ne veulent pas travailler pour moi, je m’adresserai ailleurs. »
Les villageois s’étaient subrepticement approchés au fur et à mesure de la conversation. Un sourd murmure traversa leurs rangs quand ils entendirent la proposition de travail. Tous les fellahs, les musulmans comme les coptes, sont d’une pauvreté effarante. La possibilité de gagner ce qu’ils considéraient comme un salaire magnifique n’était pas une occasion à rater.
« Attendez, dit le prêtre alors qu’Emerson tournait les talons. Si vous êtes venus pour cette raison, nous pouvons parler. »
Nous fûmes enfin invités à entrer. La maison ressemblait à toutes celles que nous avions visitées en Égypte, sinon qu’elle était un peu plus grande et nettement plus propre. Le long divan qui constituait l’essentiel du mobilier dans la pièce principale était recouvert d’un chintz de médiocre qualité aux couleurs passées, et le seul élément décoratif était un crucifix, avec une horrible sculpture du Christ grandeur nature, barbouillée de peinture rouge pour figurer le sang.
À l’invitation du prêtre, nous fûmes rejoints par un petit homme timide, couleur de noisette, que l’on nous présenta comme le sheikh el-beled – le maire du village. À l’évidence, c’était une simple potiche car il se contentait d’acquiescer à chaque propos du prêtre. Du moins jusqu’au moment où la question de l’embauche des villageois fut réglée. Car lorsque Emerson annonça son projet d’occuper le monastère abandonné, le maire devint aussi pâle que son teint le lui permettait, et glapit : « Mais, effendi, cela n’est pas possible !
— Nous ne profanerons pas la chapelle, lui promit Emerson. Nous voulons simplement utiliser les pièces qui servaient jadis de réserves et de cellules.
— Mais, noble seigneur, personne ne va jamais là-bas, insista le maire. C’est un lieu maudit, un terrain marqué par la malédiction, et que hantent les démons.
— Maudit ? s’étonna Emerson. La demeure de moines dévoués à Dieu ? »
Le maire roula des yeux.
« Il y a fort longtemps, tous les moines ont été massacrés, ô Maître des Imprécations. Leurs âmes doivent hanter les lieux, attendant de se venger.
— Nous ne craignons pas les démons et les fantômes assoiffés de vengeance, dit Emerson d’une voix ferme. Si c’est là votre seule objection, effendi, nous allons nous installer sans plus attendre. »
Le maire secoua la tête mais n’osa protester davantage. Le prêtre, qui avait écouté l’échange avec un sourire sardonique, déclara :
« La maison est à vous, Maître des Imprécations. Puissent les âmes inquiètes des saints pères vous laisser en paix comme vous le méritez.
*
* *
Abdullah nous suivit dans la rue du village avec cet air de réprobation qui n’appartient qu’à lui. J’avais l’impression qu’une brise glacée soufflait sur ma nuque.
« Nous allons dans la mauvaise direction, dis-je à Emerson. Nous sommes entrés dans le village par l’autre côté.
— Je veux voir le reste de l’endroit, rétorqua-t-il. Il se passe quelque chose d’étrange ici, Amelia. Je m’étonne que votre fameuse intuition n’ait capté aucune vibration.
— Je ne vois pas comment elles auraient pu m’échapper, dis-je avec hauteur. Le prêtre est ouvertement hostile aux gens venus de l’extérieur. J’espère qu’il ne va pas saper notre autorité.
— Oh, je ne prête aucune attention à ce genre d’individus », dit-il en enjambant un chien galeux couché en travers du chemin. L’animal gronda et Emerson lui dit d’un air absent : « Oui, oui, gentil, le chien », avant de poursuivre : « Ce n’est pas par inquiétude mais par curiosité que je me demande pourquoi ce prêtre manifeste pareille hostilité. J’ai toujours eu des difficultés avec les religieux, car ils sont terriblement superstitieux, que le diable les emporte. D’un autre côté, ce révérend a été impoli avec nous avant même de savoir qui nous étions. Je me demande… »
Il ne termina pas sa phrase, s’étant arrêté pour regarder devant lui avec stupeur.
À moitié cachées par un magnifique bouquet d’imposants palmiers et légèrement à l’écart du reste du village, se dressaient plusieurs maisons.
Contrairement aux autres taudis de ce lieu misérable, celles-ci étaient en excellent état et chaulées de frais. Même la poussière devant chaque seuil semblait avoir été balayée. Trois d’entre elles étaient construites sur le modèle habituel à deux ou trois pièces. La quatrième, nettement plus vaste, avait connu des agrandissements. Un clocher trapu ornait le toit plat et il y avait au-dessus de la porte une inscription en lettres d’or sur fond noir : « Chapelle de la Sainte Jérusalem ».
Alors que nous restions cloués par la stupeur, la porte d’une des petites maisons s’ouvrit. Une nuée de jeunes garçons en sortit brusquement, riant et criant avec la joie caractéristique de la fin de classe. Dès qu’ils nous aperçurent, ils fondirent sur nous en demandant des bakchichs. Un minuscule chérubin s’accrocha à mes jambes et leva vers moi des yeux de chocolat fondu : « Bakchich, Sitt, demanda-t-il. Ana Christian, Ana Protestant.
— Bonté divine ! » dis-je d’une voix faible.
Emerson se frappa le front.
« Non ! s’écria-t-il avec transport. Non, c’est un mirage, ce n’est pas possible ! Après tout ce que le sort m’a infligé, il ne manquait plus que ça ! Des missionnaires ! Des missionnaires, Amelia !
— Courage ! lançai-je tandis que la poisseuse créature continuait de s’agripper à mon pantalon. Courage, Emerson, ce pourrait être pire. »
D’autres enfants surgirent de l’intérieur de l’école, des petites filles, trop timides pour exprimer la même joie de vivre que leurs camarades du sexe mâle. Une silhouette plus grande apparut derrière elles. Pendant quelques secondes, l’homme resta sur le seuil à cligner des yeux, ébloui par le soleil, dont les rayons dessinèrent une sorte de halo autour de ses cheveux d’argent. C’est alors qu’il nous vit. Un sourire d’une douceur ineffable s’épandit sur son beau visage et il leva la main pour nous accueillir – ou nous bénir.
Emerson s’effondra sur une grosse pierre, tel un homme vivant les dernières affres d’une maladie fatale. « C’est pire », dit-il d’une voix sépulcrale.
*
* *
« Les garçons, les garçons ! » Le beau jeune homme avançait vers nous en agitant les bras. Il parlait avec lenteur un arabe rudimentaire, mais sa prononciation était parfaite. « Arrêtez maintenant, les garçons. Il faut rentrer à la maison. Allez retrouver vos mères. Ne réclamez pas de bakchich, cela ne fait pas plaisir à Dieu. »
Les jeunes garnements se dispersèrent et leur mentor se tourna vers nous. De près, il était absolument superbe. Ses cheveux brillaient, ses dents blanches étincelaient, et son visage rayonnait de bonne volonté. Emerson continuait à le considérer d’un air hagard, aussi jugeai-je opportun d’entamer les civilités.
« Nous devons nous excuser d’avoir franchi les limites d’une propriété privée, monsieur, commençai-je. Permettez-moi de me présenter. Je suis Amelia Peabody Emerson – Mrs Radcliffe Emerson – et voici… »
« Une bûche » aurait été la formule appropriée, compte tenu de l’absence de réaction d’Emerson, mais le beau jeune homme ne me laissa pas le temps de poursuivre.
« Vous n’avez pas besoin de vous présenter, madame Emerson. Vous et votre éminent époux êtes connus de tout le monde au Caire. C’est un honneur de vous accueillir. Je n’ai été informé qu’hier de votre arrivée. »
L’indifférence monolithique d’Emerson fut ébranlée. « Puis-je vous demander qui vous a informé ?
— Eh bien, M. de Morgan, répondit le jeune homme en toute candeur. Le directeur du service des Antiquités. Comme vous devez le savoir, il travaille à Dachour, pas très loin de…
— Je sais très bien où se trouve Dachour, jeune homme… l’interrompit sèchement Emerson. Mais vous, je ne vous connais pas. Qui diable êtes-vous ?
— Emerson ! m’exclamai-je. Quel langage devant un homme d’église !
— Je vous en prie, il est inutile de vous excuser, dit le jeune homme. C’est moi qui suis coupable de ne pas avoir donné mon nom plus tôt. Je suis David Cabot, des Cabot de Boston. »
Cette précision paraissait avoir quelque sens à ses yeux mais à moi, cela ne disait rien, pas plus, inutile de préciser, qu’à Emerson, qui continua à dévisager d’un air furieux le jeune M. Cabot, des Cabot de Boston.
« Mais j’en perds mes bonnes manières, poursuivit ce dernier. Je vous laisse debout au soleil. S’il vous plaît, voulez-vous entrer et faire connaissance de ma famille ? »
Sachant qu’il n’était pas marié, j’en déduisis qu’il faisait allusion à ses parents, mais quand je lui posai la question, il éclata de rire et secoua la tête. « Non, je parlais de ma famille spirituelle, Madame Emerson. Mon père en religion, le révérend Ezéchiel Jones, est le chef de notre petite mission. Sa sœur œuvre également pour le Seigneur. C’est presque l’heure de notre repas de midi. Honorerez-vous de votre présence notre modeste demeure ? »
Je déclinai poliment l’invitation, expliquant que les autres membres de l’expédition nous attendaient, et nous prîmes congé. Avant même d’être sûrs qu’il ne pouvait nous entendre, Emerson s’exclama : « Vous avez été d’une amabilité confondante, Amelia.
— On dirait que c’est un crime ! J’ai cru nécessaire d’être particulièrement cordiale pour compenser votre grossièreté.
— Grossier, moi ? Grossier ?
— Très.
— Eh bien, ce que moi, je qualifie de grossier, c’est d’entrer chez quelqu’un et de lui ordonner de ne plus adorer son dieu. Quelle effronterie ! M. Cabot et son « père en religion » feraient mieux de ne pas essayer leur petit numéro avec moi !
— Je ne pense pas que M. Cabot se risquerait à essayer de vous convertir ! Allons, Emerson, dis-je en le prenant par le bras. Nous sommes restés trop longtemps absents. Qui sait ce que Ramsès a pu inventer, à l’heure qu’il est. »
Mais pour une fois, Ramsès n’avait rien fait de mal. Nous le trouvâmes accroupi, occupé à creuser le sable près du monastère. À côté de lui, un petit tas de bris de poteries constituait déjà la récompense de ses efforts. À la vue de ses fidèles ouvriers, le visage d’Emerson s’éclaira et j’espérai que la contrariété causée par la présence de la mission n’était plus déjà qu’un souvenir.
*
* *
Peu après, l’arrivée d’un contingent de villageois nous confirma que le prêtre acceptait de coopérer à notre entreprise. Ce premier groupe était composé d’ouvriers qualifiés – maçons et briquetiers, charpentiers et plâtriers. L’exorcisme qu’Emerson pratiqua ce jour-là fut une de ses meilleures prestations, hormis le fait qu’il se tordit la cheville alors qu’il faisait le tour de la maison en entonnant des poèmes et des prières. Les spectateurs applaudirent avec enthousiasme et déclarèrent ne plus avoir la moindre crainte quant aux mauvais esprits. En un rien de temps, l’endroit se mit à grouiller d’activité et je me pris à espérer qu’avant la tombée de la nuit, nous aurions un toit au-dessus de la tête et un sol dégagé pour y installer nos lits de camp, nos tables et nos chaises.
Les hommes d’Aziyeh ne fraternisaient pas avec les villageois. Leur expérience professionnelle et la mentalité paroissiale des paysans – qui tiennent l’habitant d’un village distant de plus de trois kilomètres pour un étranger, sans parler des différences de religion –, leur faisaient considérer les « hérétiques » avec le plus grand mépris. Je savais cependant qu’il n’y aurait pas de problèmes, car Abdullah était un excellent contre maître qui savait tenir ses hommes. Pour commencer, quatre d’entre eux étaient ses fils. Si l’aîné, Fayçal, lui-même père d’enfants majeurs, était un individu geignard, Selim, un bel adolescent de quatorze ans, était apparemment le benjamin chéri de toute la famille. À dire vrai, son rire communicatif et ses manières charmantes en faisaient également notre favori. Selon la coutume égyptienne, il était presque un homme, et destiné à prendre bientôt femme, mais vu que par l’âge il était plus proche de Ramsès que de quiconque d’autre, les deux garçons se lièrent vite d’amitié.
Ayant observé le jeune Selim suffisamment longtemps pour m’assurer que ma première impression n’était pas fausse, je décidai de le nommer officiellement guide, serviteur et surveillant personnel de Ramsès. Car il apparaissait chaque jour plus clairement que John n’était pas taillé pour cette mission. Il essayait toujours d’empêcher Ramsès de faire des choses inoffensives – creuser, par exemple, alors que nous étions précisément là pour ça – tout en lui autorisant d’autres comme boire de l’eau qui n’avait pas été préalablement bouillie, qui étaient, elles, fort dangereuses. De plus, John s’était révélé utile pour d’autres tâches. Il s’était mis à l’arabe avec une facilité remarquable et frayait aisément avec les hommes sans manifester aucun de ces préjugés insulaires qui caractérisent la plupart des citoyens britanniques, y compris certains d’entre eux qui feraient mieux de s’abstenir. Tout en balayant le sable accumulé dans la grande pièce – jadis le réfectoire du monastère – dont j’avais décidé de faire notre salon, j’entendais John bavarder en arabe, très efficacement malgré ses fautes de grammaire, et les autres hommes rire gentiment de ses maladresses.
En fin d’après-midi, lorsque je sortis de la maison pour constater où en étaient les réparations du toit, je vis une petite procession se diriger vers moi. Elle était conduite par deux messieurs à dos d’âne. L’élégante silhouette longiligne de M. Cabot se reconnaissait sans peine. À son côté se tenait un autre homme vêtu de la même tenue cléricale de couleur sombre, et coiffé d’un chapeau de paille. Lorsque la caravane se rapprocha, je constatai que le troisième visiteur était de sexe féminin.
Mon cœur fut pris de compassion pour la pauvre créature. Elle portait une robe de calicot foncé, à manches longues et col montant, avec une jupe tellement large qu’elle dissimulait quasiment l’âne, dont seuls émergeaient la tête et la queue, ce qui produisait un effet curieux. Un de ces vieux chapeaux à larges bords comme je n’en avais pas vus depuis des années lui cachait presque entièrement le visage, et l’on n’aurait su dire si elle était brune ou blonde, jeune ou vieille.
M. Cabot mit pied à terre le premier.
« Nous voici ! s’exclama-t-il.
— À ce que je vois, répondis-je tout en remerciant le ciel d’avoir envoyé Emerson et Ramsès visiter le site.
— J’ai l’honneur, poursuivit M. Cabot, de vous présenter mon vénéré mentor, le révérend Ezéchiel Jones. »
Rien, dans ce personnage, ne justifiait à première vue la révérence et la fierté du ton de M. Cabot. Il était de taille moyenne, avec des épaules massives et un corps trapu de travailleur, et ses traits grossiers auraient eu avantage à se dissimuler derrière une barbe. Son front était barré de noirs sourcils plantés bas, et aussi épais que mon doigt. Ses gestes n’avaient aucune grâce. Il descendit maladroitement de sa monture et ôta tout aussi maladroitement son chapeau. Lorsqu’il se mit à parler, je commençai à mieux comprendre ce qui inspirait une telle admiration à son jeune acolyte. Il avait une voix chaude et vibrante de baryton, gâchée il est vrai par un fâcheux accent américain, mais qui résonnait comme un violoncelle.
« Mes hommages, M’dame. On s’est dit qu’vous aviez p’têtre besoin d’un coup de main. Voici ma sœur, Charity. »
La jeune femme descendit de sa monture. Son frère l’empoigna par l’épaule et la poussa vers moi, tel un commerçant mettant sa marchandise en avant.
« C’est une solide travailleuse et une servante du Seigneur. Vous n’avez qu’à lui demander ce qu’vous voulez. »
Un frisson d’indignation me traversa. Je tendis la main à la jeune personne. « Comment allez-vous, Miss Jones ?
— On n’utilise pas nos noms d’état civil, dit le frère. Frère David ici présent a tendance à l’oublier. Oh, ce n’est pas grave, mon ami, je sais que vous agissez ainsi par respect.
— En effet, monsieur, répondit « Frère David » avec le plus grand sérieux.
— Mais je ne mérite aucun respect, frère. Je ne suis qu’un misérable pécheur comme les autres. Quelques pas plus haut peut-être, sur la route qui mène au salut, mais un misérable pécheur quand même. »
L’air satisfait qui accompagnait son sourire quand il confessa son humilité me donna envie de le secouer vigoureusement, mais le jeune homme le dévorait des yeux. « Sœur Charity » resta immobile, mains croisées sur le ventre et tête baissée. Elle ressemblait à une silhouette découpée dans du papier noir, sans vie ni traits.
Je n’avais pas encore décidé si j’allais proposer aux visiteurs d’entrer dans la maison. La décision me fut enlevée par Frère Ezéchiel. Il entra. Je suivis et découvris qu’il s’était installé dans le fauteuil le plus confortable.
« Vous avez beaucoup travaillé, dit-il, manifestement surpris. Dès que vous aurez recouvert cette image païenne sur le mur…
— Païenne ? m’exclamai-je. C’est une image chrétienne, monsieur. Deux saints, si je ne me trompe.
— « Tu ne représenteras pas d’images païennes », entonna Ezéchiel et sa voix sonore retentit comme dans une caverne.
— Je regrette de ne pouvoir vous offrir de rafraîchissements, dis-je. Comme vous pouvez le constater, nous ne sommes pas encore installés. »
C’était une manifestation de grossièreté digne d’Emerson lui-même, car le poêle était allumé et la bouilloire sifflotait dessus. Mais comme j’allais bientôt l’apprendre, la grossièreté n’était pas une arme efficace contre le frère Ezéchiel.
« Par principe, j’utilise pas de stimulants, expliqua-t-il tranquillement, mais je prendrais volontiers une tasse de thé avec vous. Quand on est à Rome, hein ? Vous autres Britanniques ne pouvez tenir le coup sans thé, je le sais. Asseyez-vous, M’dame, Charity va s’en occuper. Eh bien, ma fille, vas-y, où sont tes bonnes manières ? Enlève ton chapeau. C’est pas très éclairé ici, et je voudrais pas que tu renverses quelque chose. »
La pièce était suffisamment claire, en tout cas, pour que je puisse examiner le visage révélé par la disparition de cet absurde couvre-chef. Ce n’était pas une beauté selon les critères de l’époque. Elle avait le teint extrêmement pâle – rien d’étonnant à cela, si elle ne quittait jamais ce chapeau – mais la délicatesse de ses traits, alliée à sa petite taille, lui donnait une apparence juvénile fort éloignée de la maturité féminine. Toutefois, lorsqu’elle me lança un regard, comme pour me demander l’autorisation de poursuivre, je fus frappée par la gentillesse de son expression. Ses yeux foncés et doux, à demi voilés par des cils d’une extraordinaire longueur, étaient ce qu’elle avait de mieux. Son abondante chevelure brune était ramassée en un vilain chignon qui dégageait son visage, mais quelques boucles s’en étaient échappées qui venaient caresser ses joues rondes.
Je lui souris avant de me composer une expression nettement moins avenante pour son frère. « Mon domestique préparera le thé. John ? »
Je savais qu’il avait tout écouté. La porte donnant sur la cour intérieure, que nous venions de réparer, était légèrement entrebâillée. Elle s’ouvrit aussitôt et j’éprouvai une fierté quasi maternelle lorsqu’il apparut. C’était un si beau spécimen de jeunesse britannique. Les manches de sa chemise, retroussées, révélaient les bras musclés d’un Hercule. Il se tenait droit, avec une dignité raide, prêt à recevoir mes ordres, et je fus certaine qu’il n’allait pas avaler ses syllabes quand il me répondrait.
Mais voyelles et consonnes s’éteignirent dans sa gorge. Il venait de voir la jeune fille.
Une phrase de M. Tennyson me revint à l’esprit avec la précision d’une flèche touchant le centre de la cible. « On m’a jeté un sort ! » s’écria la Dame de Shalott[1] en posant pour la première fois les yeux sur le chevalier Lancelot. Voilà ce que John aurait pu dire lui aussi, s’il avait eu la fibre poétique, en voyant Charity Jones pour la première fois.
La jeune personne ne fut pas insensible à son intérêt. Une légère rougeur de rose sauvage envahit ses joues et elle baissa les yeux.
Les sourcils et la vague de rose achevèrent de déstabiliser John. Comment parvint-il à préparer et servir le thé, je m’en étonne encore, vu qu’il ne quitta pas la fille des yeux. Je m’attendais à ce que Frère Ezéchiel réagisse devant l’intérêt manifesté par John, mais il observa les deux jeunes gens avec une expression étrangement absente et ne prononça quasiment pas un mot. Cela mit en valeur les manières d’homme du monde de Frère David. Il mena une conversation animée, décrivant avec beaucoup d’humour les difficultés que son collègue et lui-même avaient rencontrées auprès des habitants du village.
Je craignais de devoir prendre John par les épaules pour lui faire quitter la pièce lorsqu’il aurait terminé, mais il finit par sortir en titubant quand je le priai pour la troisième fois de disposer. La porte demeura toutefois légèrement entrouverte.
M. Jones se leva enfin.
« Je reviendrai chercher Charity au coucher du soleil.
— Non, emmenez-la avec vous. J’apprécie votre proposition, mais je n’ai pas besoin d’aide. Mes gens ont la situation bien en main. »
Le révérend voulant objecter, je haussai le ton et poursuivis :
« Si j’ai besoin de domestiques, j’en embaucherai. Je ne laisserai certainement pas cette jeune personne faire un travail de fille de cuisine. »
Le visage d’Ezéchiel vira au pourpre. Avant qu’il ait pu répondre, David intervint : « Chère Madame Emerson, votre délicatesse vous honore, mais vous ne comprenez pas notre point de vue. Travailler honnêtement n’est pas déshonorant. Pour ma part, je retrousserais volontiers mes manches pour passer le balai. Je sais que Charity est comme moi.
— Oh, oui, avec joie ! » C’était la première fois qu’elle se risquait à parler. Sa voix était aussi douce qu’une brise soupirant dans le feuillage. Et le regard qu’elle leva vers le jeune David était plus éloquent que n’importe quelle parole.
« Non, dis-je.
— Non ? répéta Ezéchiel.
— Non. »
Quand j’emploie un certain ton et l’accompagne d’une certaine mimique, celui qui me contredit doit avoir du courage. Le frère Ezéchiel n’était pas un homme courageux. L’eût-il été, le sens des convenances de son compagnon se serait exprimé.
« Dans ce cas, nous allons prendre congé, dit le jeune homme en s’inclinant avec grâce. J’espère que notre offre n’a pas été prise en mauvaise part.
— Absolument pas. Elle a juste été déclinée. En vous remerciant, bien entendu.
— Humm, grommela le frère Ezéchiel. Parfait, alors je vous verrai à l’église dimanche. »
C’était une affirmation, pas une question, aussi ne répondis-je pas.
« Et votre domestique également, poursuivit Ezéchiel en regardant d’un air entendu la porte entrebâillée. Nous n’avons cure de ces distinctions sociales auxquelles vous, les Britanniques, êtes si attachés. Pour nous, les hommes sont tous frères aux yeux du Seigneur. Ce jeune homme sera accueilli avec joie. »
Je pris Frère Ezéchiel par le bras et le raccompagnai fermement dehors.
En les regardant s’éloigner, la jeune fille suivant modestement à quelques pas, je fus la proie d’une indignation telle que j’en tapai du pied, geste particulièrement frustrant dans ces contrées, car le sable absorba l’impact. Cet immonde pasteur était non seulement un bigot et un rustre, mais il se comportait comme une carpette pour servir son dieu. Ayant constaté l’intérêt que John portait à Charity, il avait l’intention d’en tirer parti pour opérer une conversion. Je regrettai presque l’absence d’Emerson. Il aurait saisi le misérable par le col et l’aurait jeté dehors.
Plus tard, je racontai l’épisode à mon mari alors que, assis devant la porte, nous contemplions les magnifiques couleurs du coucher de soleil sur les sables ambrés du désert. Ramsès était occupé à creuser un peu plus loin. Il avait déjà accumulé un tas impressionnant d’éclats de poterie et d’ossements. Bastet était allongée à côté de lui. De temps à autre, ses moustaches frémissaient lorsque lui parvenaient les effluves du poulet qui rôtissait en cuisine.
À mon grand dépit, Emerson ne me plaignit pas.
« Cela vous apprendra, Amelia. Je vous ai dit que vous aviez été trop aimable avec cet individu.
— Allons donc ! Si vous aviez rencontré le révérend Jones, vous sauriez que ni politesse ni grossièreté ne lui font le moindre effet.
— Dans ce cas, dit Emerson, vous auriez dû sortir votre pistolet et lui dire de prendre la porte.
— Vous ne comprenez rien, Emerson. Je prévois des complications. La jeune fille est éprise de David et John, notre John, s’est entiché d’elle au premier coup d’œil. C’est le triangle classique, Emerson.
— Un drôle de triangle, commenta-t-il, avec un de ces ricanements grossiers dont les hommes sont coutumiers. À moins que ce joli jeune homme ne se mette à reluquer…
— Emerson !
— Quelqu’un d’autre, conclut Emerson en jetant un regard coupable du côté de Ramsès. Amelia, vous vous laissez une fois de plus emporter par votre imagination débridée. Vos instincts de détective ayant été frustrés parce que je vous ai éloignée du théâtre de la mort d’Abd el-Atti, vous inventez des intrigues sentimentales. Pourquoi ne préservez-vous pas votre énergie pour la tâche qui nous attend ici ? Oubliez vos théories fantaisistes, je vous en prie. Ce sont des idées que vous vous faites. »
Ramsès se leva alors et dit :
« John est à l’intérieur, en train de lire la Bible. »
*
* *
Ramsès avait raison. John lisait effectivement la Bible, et il consacra désormais une grande partie de son temps libre à cette déprimante occupation. L’autre partie, il la passait à traînasser dans le village, mû par l’espoir d’apercevoir l’objet de sa flamme. Lorsqu’il rentrait d’un pas léger, un sourire niais aux lèvres, je savais qu’il avait vu sa belle. Si c’était d’un pas pesant, avec la mine de qui vient de perdre son chien, je savais que sa vigie n’avait pas été récompensée.
Le matin qui suivit la visite des missionnaires, nous achevâmes notre examen préliminaire du site. Il mesurait environ quatre milles de long, du village de Bernasht à une ligne passant approximativement à un demi-mille au sud de la pyramide rhomboïdale de Dachour. Nous trouvâmes des traces de plusieurs petites nécropoles, allant de l’Ancien Empire à l’époque romaine. Presque toutes avaient été vandalisées. Deux zones en cuvette, l’une à environ trois milles au sud de la pyramide rhomboïdale, l’autre à un quart de mille au nord de la première, étaient recouvertes d’épaisses couches de fragments de calcaire. C’étaient, annonça Emerson, les vestiges des pyramides de Mazghouna.
Je répétai, d’une voix défaite : « Des pyramides ?
— Des pyramides », confirma Emerson.
Se détachant clairement sur l’horizon, les pyramides monumentales de Dachour apportaient leur commentaire ironique.
Après le déjeuner, Emerson annonça son intention de rendre à M. de Morgan une visite de courtoisie.
« Nous ne pouvons pas commencer à travailler avant un jour ou deux, expliqua-t-il d’un ton détaché. Et Ramsès doit voir Dachour. J’avais l’intention de lui montrer Gizeh et Saqqara, mais nous avons quitté Le Caire dans une telle hâte que le pauvre enfant n’a même pas eu droit à une visite au musée.
— Nous aurons amplement le temps pour cela quand la saison de fouilles sera terminée, répondis-je en repliant ma serviette avec soin.
— C’est simple courtoisie que d’aller saluer notre voisin, Peabody.
— Je n’en doute pas, mais c’est la première fois que je vous vois pareil souci des convenances. Enfin, si vous y tenez tellement, nous irons. »
Nous emmenâmes Selim, laissant à John le soin de surveiller l’installation de nos appartements, et à Abdullah la responsabilité de contrôler l’ensemble. Il connaissait les méthodes d’Emerson et saurait les faire appliquer. Mais d’ordinaire il n’était pas dans les habitudes de mon mari de déléguer ses pouvoirs à quiconque. Cela en disait long sur son état d’anxiété.
En dépit de l’équanimité que chacun s’accorde à me reconnaître plus nous approchions des nobles monuments de Dachour, plus l’émotion qui me serrait la gorge se teintait d’amertume, à l’idée que j’avais cru pouvoir un jour fréquenter intimement ces monuments.
Les deux grandes pyramides de Dachour datent de la même époque que celles de Gizeh, et sont presque aussi grandes. Elles ont été construites en calcaire blanc, et leur patine neigeuse subit d’ensorcelantes variations de nuances selon la qualité de la lumière – mordorée au coucher du soleil, d’une pâleur translucide et fantomatique sous le clair de lune. Là, peu après midi, leurs imposantes structures resplendissaient d’un blanc éclatant sur le bleu intense du ciel.
Il y a trois autres pyramides plus petites sur le site. Édifiées à une époque ultérieure, quand la qualité de la construction n’était plus aussi bonne, non pas en pierre mais en briques recouvertes de pierre, elles avaient perdu leur forme pyramidale d’origine quand les blocs de couverture avaient été enlevés par des paysans désireux de se procurer du matériau déjà taillé. En dépit de son aspect délabré, l’une des ces pyramides en brique, la plus méridionale, domine l’environnement et sous certains aspects donne l’impression de dépasser ses voisines de pierre. Sévère, presque menaçante, elle grandissait devant nous à mesure que nous approchions, aussi sombre que ses rivales étaient claires. Mon regard était irrésistiblement attiré par elle, et je finis par m’exclamer : « Quel étrange, et même sinistre, apparence a cette construction, Emerson. Est-ce vraiment une pyramide ? »
Emerson m’avait paru de plus en plus morose à mesure que nous approchions de Dachour. Il me répondit d’un ton désagréable :
« Vous savez parfaitement que c’en est une, Peabody. Je vous en prie, ne cherchez pas à me distraire en feignant l’ignorance. »
Il avait raison. Je connaissais les pyramides de Dachour aussi bien que les pièces de ma propre maison. J’avais le sentiment que j’aurais pu traverser le site les yeux bandés. La méchante humeur d’Emerson tenait beaucoup au fait qu’il percevait l’intensité de mes regrets et se sentait coupable.
Les Arabes appelaient cette sombre construction « la pyramide noire » et elle méritait bien son nom, même si elle ressemblait plutôt à une tour décapitée. En approchant, nous vîmes quelques signes d’activité du côté est, où M. de Morgan effectuait ses fouilles. Il n’était pas en vue, cependant ; c’est l’appel d’Emerson qui le fit sortir de la tente où il faisait la sieste.
M. de Morgan avait un peu plus de trente ans. Il était ingénieur des mines avant sa nomination à la tête du Service des Antiquités, poste traditionnellement dévolu à un citoyen français. C’était un bel homme aux traits réguliers et à la moustache luxuriante. Bien que nous l’ayons brutalement réveillé, le pli de son pantalon était impeccable, sa veste Norfolk boutonnée et, bien droit sur sa tête, son casque qu’il ôta dès qu’il me vit. La lèvre supérieure d’Emerson s’ourla devant pareille afféterie : il refusait de porter un chapeau et se promenait habituellement avec les manches retroussées et le col ouvert.
Je présentai nos excuses à Morgan pour l’avoir dérangé.
« Nullement, madame, répondit-il en bâillant. J’allais me lever.
— Il est grand temps, dit Emerson. Vous n’en sortirez jamais si vous persistez dans cette coutume orientale de la sieste. Pas plus que vous ne localiserez la chambre funéraire avec ces méthodes d’amateur – creuser des tunnels au hasard au lieu de chercher l’ouverture originale de l’infrastructure… »
Morgan l’interrompit d’un rire forcé :
« Mon vieux, je refuse de parler boutique avec vous avant d’avoir présenté mes hommages à votre charmante épouse. Et voici le jeune monsieur Emerson, je présume. Comment allez-vous, jeune homme ?
— Très bien, je vous remercie, répondit Ramsès. Puis-je aller regarder la pyramide ?
— Un vrai petit archéologue, déjà ! dit le Français. Mais certainement, mon petit. »
Je fis signe à Selim, qui était resté respectueusement en retrait, et il accompagna Ramsès. Morgan nous offrit des sièges et quelque chose à boire. Nous étions en train de déguster notre vin quand le rabat d’une des tentes se souleva. Un autre homme apparut, bâillant et s’étirant.
« Dieu tout-puissant ! s’exclama Emerson, surpris. C’est ce forban de Kalenischeff ! Que diable fait-il ici ? »
Morgan haussa les sourcils :
« Il a juste proposé ses services. On a toujours besoin d’un coup de main.
— Il en sait moins sur les fouilles que Ramsès, grommela Emerson.
— Je serais ravi d’avoir les conseils de maître Ramsès, assura Morgan avec un sourire qui masquait mal sa gêne. Ah, Votre Altesse ! Avez-vous déjà rencontré le professeur et Mme Emerson ? »
Kalenischeff serra la main d’Emerson, effleura la mienne des lèvres, s’excusa pour le désordre de sa tenue, demanda comment allait Ramsès, fit un commentaire sur la chaleur et dit espérer que nous nous plaisions à Mazghouna. Nous n’avions ni l’un ni l’autre envie de répondre à cette dernière remarque. Kalenischeff chaussa son monocle et me détailla avec familiarité.
« Du moins Madame apporte-t-elle de la beauté à un site qui en est par ailleurs totalement dépourvu. Quelle magnifique toilette !
— Je ne suis pas venu ici pour parler chiffons, déclara Emerson en fronçant des sourcils d’un air féroce pendant que Kalenischeff évaluait mes mollets bottés.
— Bien sûr que non, répondit Kalenischeff d’un ton conciliant. Tout conseil ou avis que nous pouvons vous donner… »
Ceci n’est qu’un échantillon du déroulement peu satisfaisant de l’entretien. Chaque fois qu’Emerson essayait d’y introduire un sujet intéressant, Morgan parlait du temps et le Russe faisait une suggestion minable. Inutile de dire que je bouillais d’indignation en voyant mon mari, tellement supérieur à tous égards, insulté par cette paire de vauriens ; je décidai soudain de ne pas en supporter davantage. Il m’est possible, si nécessaire, de hausser le ton au point de rendre la chose très éprouvante pour les oreilles sensibles.
« J’aimerais vous parler du trafic d’antiquités volées », dis-je ainsi.
Kalenischeff en laissa tomber son monocle, Morgan s’étrangla avec une gorgée de vin, les serviteurs sursautèrent et l’un d’eux lâcha le verre qu’il tenait.
Ayant atteint mon but, qui était de capter l’attention de ces messieurs, je poursuivis sur un ton plus modéré. « En tant que directeur des Antiquités, monsieur, vous êtes amplement informé de la situation. Quelles mesures prenez-vous pour mettre fin à ce fâcheux commerce et faire emprisonner les responsables ? »
Morgan s’éclaircit la gorge.
« Les mesures habituelles, madame.
— Allons, monsieur, cette réponse ne saurait suffire ! dis-je en agitant le doigt d’un air mutin tout en haussant le ton. Vous ne vous adressez pas à une touriste quelconque. C’est à moi que vous parlez. J’en sais plus que vous ne croyez. Par exemple : que ce commerce illégal a augmenté dans des proportions alarmantes ; qu’un Maître criminel inconnu est entré dans le jeu…
— Le diable ! s’exclama Kalenischeff. (Son monocle, qu’il avait pourtant remis en place, tomba derechef.) Euh, pardon, Madame Emerson…
— Vous avez l’air surpris, dis-je. Cette information serait-elle nouvelle pour Votre Altesse ?
— Il y a toujours eu des fouilles illégales. Mais vous parlez d’un Maître criminel… » Il haussa les épaules.
« Son Altesse a raison, intervint Morgan. On peut admettre qu’il y ait eu récemment une petite augmentation du trafic, mais, madame, le Maître criminel n’existe que dans les romans à sensation, et je n’ai aucune preuve de l’existence d’une bande organisée. »
Ses dénégations me prouvèrent qu’il n’était absolument pas à la hauteur de son poste de responsabilité. Kalenischeff cachait manifestement quelque chose. Sentant que j’étais sur le point de faire une découverte importante, je m’apprêtais à pousser plus avant mon interrogatoire lorsqu’un cri retentit. Il reflétait un tel effroi que nous nous levâmes tous d’un bond et partîmes en courant dans la direction où il avait été émis.
Selim était à plat ventre par terre, agitant furieusement les bras, appelant à l’aide d’une voix hystérique. Un tel nuage de sable l’entourait que je dus m’approcher plus près pour comprendre où était le problème. Le terrain, à l’ouest de la base de la pyramide, était très inégal, couvert de profondes crevasses et de monticules surélevés – preuve indiscutable de structures anciennes enfouies sous le sable. Un bras émergeait d’une de ces crevasses, raide comme une branche d’arbre. Selim était en train de creuser furieusement autour du bras, et il ne fallait pas être bien malin pour en déduire a) que le bras appartenait à Ramsès et, b) que le reste de Ramsès était sous le sable.
Poussant un hurlement horrifié, Emerson écarta violemment Selim. Au lieu de perdre du temps à creuser, il saisit le poignet de Ramsès et tira de toutes ses forces. L’enfant jaillit du souterrain comme une truite ayant gobé la mouche.
J’attendis, appuyée sur mon ombrelle, qu’Emerson ait fini d’épousseter son fils avec l’assistance moyennement enthousiaste des autres. Quand la plus grande partie du sable fut enlevée, je sortis ma flasque d’eau et la tendis à Emerson avec un mouchoir propre.
« Versez-lui de l’eau sur le visage. J’ai remarqué qu’il avait eu le bon sens de garder yeux et bouche fermés, donc les dégâts ne devraient pas être trop graves. »
Ce qui s’avéra exact. Emerson décida qu’il valait mieux ramener Ramsès à la maison. J’en convins. L’incident avait détruit la toile d’araignée que j’avais tissée autour de l’infâme Russe et il ne servait à rien d’insister. Morgan ne tenta pas de nous retenir.
Alors que nous quittions Dachour à regret, Selim me tira par la manche.
« Sitt, j’ai failli à ma mission ! Battez-moi, maudissez-moi !
— Pas du tout, mon garçon, répondis-je. Il est absolument impossible d’empêcher Ramsès de tomber dans, ou de, certains endroits. Votre tâche est de le secourir ou d’appeler à l’aide, et vous vous en êtes très bien tiré. Sans vous, il aurait pu s’étouffer. »
Le visage de Selim s’illumina et il me baisa la main avec gratitude.
Emerson était parti devant avec Ramsès. Ayant surpris mes propos, il s’arrêta pour nous attendre.
« Très juste, Peabody. Vous avez parfaitement résumé la situation. J’ai déjà demandé à Ramsès de faire plus attention, désormais… disons que l’incident est clos.
— Hum, fis-je.
— Tout est bien qui finit bien, insista Emerson. Au fait, Peabody, dans quel but avez-vous mis Morgan sur le gril au sujet des voleurs d’antiquités ? Ce type est un parfait imbécile, vous savez. Aussi inapte à la tâche que son prédécesseur.
— J’allais questionner Kalenischeff sur la mort d’Abd el-Atti quand Ramsès nous a interrompus, Kalenischeff est un personnage des plus louches. Avez-vous remarqué sa réaction lorsque j’ai parlé du Maître criminel ?
— Si j’avais porté un monocle…
— Supposition sans le moindre fondement, Emerson. Je ne peux vous imaginer encombré d’un accessoire aussi ridicule.
— Si j’avais porté un monocle, reprit obstinément Emerson, je l’aurais laissé tomber de stupeur en entendant une suggestion aussi insensée. Je vous supplie de ne plus jouer les détectives, Amelia. Tout ça est maintenant de l’histoire ancienne. »
*
* *
Emerson prenait ses désirs pour des réalités en affirmant que notre enquête criminelle appartenait au passé. S’il avait bien voulu réfléchir à la question, il aurait compris, comme moi, que le fait de quitter Le Caire ne nous éloignait pas pour autant de l’affaire. Le voleur qui s’était introduit dans notre chambre d’hôtel y avait été attiré par suite de notre lien avec la mort d’Abd el-Atti. J’en étais aussi sûre que de mon nom. Le voleur n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait. Et cela devait être de la plus haute importance pour lui, sans quoi il ne se serait pas risqué à pénétrer dans un endroit aussi bien gardé que le Shepheard’s. La conclusion ? Elle sautait aux yeux de n’importe quelle personne raisonnable. Le voleur allait continuer à chercher la chose convoitée. Nous allions entendre parler de lui un jour ou l’autre – nouvelle tentative de cambriolage, agression contre l’un d’entre nous, ou quelque autre attention de même genre. Puisque cela n’avait pas effleuré l’esprit d’Emerson, je ne me sentais pas obligée de le lui souligner. Il en aurait fait toute une histoire.
Le lendemain matin, nous étions prêts à démarrer les travaux. Emerson avait décidé de commencer par un cimetière d’époque tardive. Je tentai de l’en dissuader, n’ayant aucune compassion pour les martyrs.
« Emerson, vous savez très bien, à en juger par les vestiges, que ce cimetière date probablement de l’époque romaine. Vous détestez ces cimetières-là. Pourquoi ne pas s’attaquer aux, euh… pyramides ? Nous pourrions trouver des tombes annexes ; des temples, une infrastructure…
— Non, Amelia. J’ai accepté de procéder à des fouilles sur le site, et je le ferai, avec une précision et une attention aux détails offrant de nouvelles bases à la méthodologie archéologique. Il ne sera pas dit qu’Emerson s’est soustrait à son devoir. »
Et le voilà parti, les épaules en arrière et le regard fixé sur l’horizon. Il avait si belle allure que je n’eus pas le courage de lui rappeler les inconvénients d’une telle attitude : quand on avance bravement vers l’avenir, on ne regarde pas ses pieds. Et pour cette raison, il trébucha sur le tas de poteries accumulées par Ramsès et s’étala de tout son long.
Ramsès, qui s’apprêtait à le suivre, battit prudemment en retraite derrière moi. Ayant jeté un regard noir dans notre direction, Emerson se releva et reprit sa route en clopinant.
« Qu’est-ce que papa va faire ? demanda Ramsès.
— Embaucher des ouvriers. Regarde, les voici qui arrivent. »
Un groupe d’hommes se forma autour de la table où Emerson venait de prendre place, John à son côté. Nous avions décidé de charger John de la tenue des registres, à savoir relever les noms des hommes au fur et à mesure qu’ils étaient embauchés, noter leurs heures de travail et les primes accordées en cas de découverte importante. Les postulants continuaient d’arriver du village. Ils formaient un groupe sombre avec leurs robes foncées et leurs turbans bleus. Seuls les enfants apportaient quelque gaieté à la scène. Nous allions en employer beaucoup, garçons et filles, pour emporter les couffins que les hommes remplissaient de sable à mesure qu’ils creusaient.
Ramsès observa le rassemblement et décida, à juste titre, que la procédure allait être ennuyeuse. « Je vous aiderai, maman, annonça-t-il.
— C’est gentil à toi, Ramsès, mais ne préfères-tu pas terminer ta propre excavation ? »
Ramsès lança un regard peu flatteur sur le tas de débris de poteries. « Mais z’ai terminé, à ma grande satisfaction. Z’avais hâte de conduire un échantillon de fouille, puisque, après tout, ze n’ai aucune expérience même si ze suis passablement informé des principes de base. Cependant, il est manifeste que ce site est dépourvu d’intérêt. Ze pense à présent porter mon attention sur…
— Pour l’amour du ciel, Ramsès ! Pas de cours magistral maintenant ! Je n’arrive pas à concevoir d’où te vient cette manie de pérorer. Il n’est pas nécessaire de parler comme un moulin quand on te pose une simple question. La concision, mon garçon, est non seulement l’âme de l’esprit, c’est aussi l’essence de l’efficacité littéraire et verbale. Prends exemple sur moi, je t’en prie, et à partir de maintenant… »
Ce n’est pas Ramsès qui m’interrompit, car il écoutait attentivement, mais Bastet. Elle émit une longue plainte stridente et me mordit la cheville. Grâce au ciel, le cuir épais de mes bottes l’empêcha d’entamer ma peau.
Je fus très occupée, toute cette matinée-là, par des questions domestiques. C’est seulement quand le travail reprit, après la pause de midi, que je trouvai le temps d’observer les progrès.
La première tranchée avait été commencée. Une cinquantaine d’hommes armés de pics et de pelles étaient à l’œuvre, et autant d’enfants qui évacuaient les détritus. Cette scène m’était familière car je l’avais connue lors des campagnes antérieures, et bien que je n’attendisse aucune découverte intéressante, mon moral fut ragaillardi par ce spectacle. Je remontai la file en espérant que quelqu’un m’arrêterait pour m’annoncer une trouvaille – un cercueil, une cachette pleine de bijoux, une tombe. En arrivant au bout de la tranchée, c’est moi qui fis une découverte.
On entend fréquemment dire, de la part de touristes anglais ou européens, que tous les Égyptiens se ressemblent. C’est absurde, évidemment ; Emerson estime que c’est un préjugé, et il a probablement raison. Je dois néanmoins reconnaître que toutes ces robes informes et ces turbans créent une impression d’uniformité. La pilosité faciale que nos travailleurs cultivaient accentuait aussi l’impression qu’ils étaient tous cousins. Nonobstant ces handicaps, il ne me fallut pas cinq minutes avant de repérer un visage qui me fit le même effet qu’une décharge électrique.
Je repartis en hâte vers Emerson.
« Il est là ! m’écriai-je. Dans la section A-24. Venez tout de suite ! »
L’air particulièrement maussade, Emerson examinait la première trouvaille de la journée – une grossière lampe en terre cuite. Il me regarda de travers.
« Qui est là, Amelia ? »
Je marquai une pause théâtrale.
« L’homme qui parlait à Abd el-Atti. »
Emerson jeta la lampe par terre.
« Mais de quoi diable parlez-vous ? Quel homme ?
— Vous devez vous en souvenir. Je vous l’ai décrit. Il parlait l’argot des orfèvres, et quand il m’a vue, il…
— Auriez-vous perdu la tête ?
— Venez vite ! » dis-je en le prenant par le bras.
Je m’expliquai en chemin. « C’était un petit homme très laid. Je n’oublierai jamais son visage. Or pourquoi se retrouverait-il ici s’il ne nous avait suivis avec quelque projet malhonnête en tête ?
— Et où est ce malfaiteur ? demanda Emerson avec une bonne volonté feinte.
— Là, dis-je en tendant le doigt.
— Vous, là-bas », appela-t-il.
L’homme se redressa, écarquillant les yeux en feignant l’étonnement. « Vous me parliez, effendi ?
— Oui, vous. Quel est votre nom ?
— Hamid, effendi.
— Ah, oui, je me souviens. Vous n’êtes pas d’ici.
— Je viens de Manawat, effendi, comme je vous l’ai dit. Nous avons entendu dire là-bas qu’il y avait du travail ici. »
Sa réponse était toute prête. Il parla sans cesser de regarder Emerson en face. Je trouvais cela extrêmement suspect.
« Agissez discrètement, Emerson, lui soufflai-je. Si vous l’accusez, il risque de vous agresser avec son pic.
— Bah, dit Emerson. Quand avez-vous été au Caire pour la dernière fois, Hamid ?
— Le Caire ? Je n’y suis jamais allé, effendi.
— Connaissez-vous Abd el-Atti, le marchand d’antiquités ?
— Non, effendi. »
D’un geste, Emerson le renvoya à sa tâche et me prit à part.
« Là, vous voyez ? Vous recommencez à imaginer des choses, Amelia.
— Il est évident qu’il va tout nier, Emerson. Vous n’avez pas conduit cet interrogatoire comme il fallait. Mais peu importe. Je n’espérais pas que nous arracherions une confession à ce voyou. Je voulais seulement attirer votre attention sur lui.
— Rendez-moi un service : n’attirez mon attention sur personne, ni rien, qui ne soit mort depuis mille ans au moins. Ce travail est assez fastidieux comme ça. Je n’ai pas besoin d’un surcroît d’ennuis. »
Sur quoi, il tourna les talons en maugréant.
À dire vrai, je commençais à regretter d’avoir agi dans la précipitation. J’aurais dû me douter qu’Emerson mettrait mon hypothèse en doute, et voilà maintenant que mon suspect savait que je le soupçonnais. Il eut été préférable de lui laisser croire que son déguisement – un turban indigo – nous avait abusés.
Le mal était fait. Sachant que je l’avais à l’œil, Hamid allait peut-être tenter une action directe contre l’un de nous. Encouragée par cette perspective, je retournai à mon travail.
Mais, je trouvai difficile de me concentrer sur ce que j’étais supposée faire. Mon regard se portait sans cesse vers l’horizon au nord, où les pyramides de Dachour se dressaient tels les vestiges narquois d’un paradis interdit. En les convoitant ainsi, je sus ce qu’Ève avait dû éprouver en se retournant vers les feuillages verdoyants de l’Éden, d’où elle était à jamais bannie.
Ma distraction me permit d’être la première à remarquer qu’un cavalier approchait. Galopant sur un étalon arabe extrêmement vif, il offrait un fier spectacle au milieu du désert. Il s’arrêta juste devant moi en tirant sur les rênes, ce qui fit se cabrer sa monture, et ôta son chapeau. L’effet de cette remarquable prestation fut effacé dans mon esprit à la vue de ce que M. de Morgan tenait devant lui sur sa selle. C’était mon fils, couvert de sable, tanné par le soleil. Le regard de pure innocence qu’il me décocha aurait rendu folle n’importe quelle mère.
Morgan déposa avec tendresse mon fils dans mes bras. Je le lâchai aussitôt et m’essuyai les mains.
« Où l’avez-vous trouvé ? m’enquis-je.
— À mi-chemin entre ici et mon site de fouilles. Au milieu de nulle part, pour être précis. Quand je lui ai demandé où il comptait aller, il m’a répondu qu’il avait l’intention de me rendre visite. C’est un enfant formidable. Le digne fils de mon cher collègue, un morceau de la vieille souche britannique. »
Emerson arriva à temps pour entendre la dernière partie du compliment. Le regard qu’il lança à Morgan aurait fait rentrer sous terre un homme plus fin.
Mais Morgan se contenta de sourire en tortillant sa moustache. Puis il se mit à féliciter Emerson pour l’intelligence, l’audace et l’excellent français de son fils.
« Hum, oui, certainement, dit Emerson. Mais Ramsès, que diable… Il ne faut point partir à l’aventure comme ça.
— Je ne suis pas parti à l’aventure, protesta Ramsès. J’avais tout le temps conscience de l’endroit précis où je me rendais. J’admets avoir sous-estimé la distance entre ici et Dachour. Ce dont j’ai besoin, papa, c’est d’un cheval. Comme celui-ci. »
Morgan éclata de rire.
« Tu aurais du mal à contrôler un pur-sang comme Mazeppa, dit-il en flattant l’encolure de l’étalon. Mais une autre sorte de monture, oui, ce serait raisonnable.
— Je vous prierais de ne pas soutenir mon fils dans ses prétentions ridicules, monsieur, dis-je. Ramsès, où est Selim ?
— Il m’a accompagné, bien sûr, mais M. de Morgan n’a pas voulu le laisser monter sur le cheval avec nous. »
Morgan continua de plaider la cause de Ramsès, surtout parce que la sympathie de l’enfant à son égard agaçait Emerson, et que cela ne lui avait pas échappé.
« Que peut-il arriver à ce garçon, de toute manière ? Il n’a qu’à suivre la limite des terres cultivées. Un petit cheval, Madame… Un poney, peut-être ? Votre fils peut me rendre visite quand il veut. Il est certain que nous aurons des choses plus intéressantes – des choses intéressantes à lui montrer. »
Emerson émit un son qui évoquait un taureau prêt à charger, mais parvint à se contenir.
« Avez-vous déjà trouvé la chambre funéraire ?
— Nous venons juste de commencer nos recherches, répondit Morgan avec hauteur. Mais puisque les chambres funéraires sont généralement situées au centre exact de la base de la pyramide, ce n’est qu’une question de temps.
— Non que cela ait la moindre importance, grommela Emerson. Comme toutes les autres, elle a certainement été pillée et vous ne trouverez rien.
— Qui sait, mon cher ? J’ai le sentiment, ici, dit-il en frappant la poitrine de sa veste impeccablement coupée, que nous allons découvrir de grandes choses cette saison. Et de votre côté, avez-vous eu de la chance ?
— Comme vous, nous venons tout juste de commencer, intervins-je avant qu’Emerson n’explose. Voulez-vous entrer dans la maison, monsieur, et prendre une tasse de thé avec nous ? »
Morgan déclina, prétextant un engagement à dîner.
« Comme vous savez, Dachour est une étape très populaire auprès des touristes. La dahabieh de la comtesse de Westmoreland est là en ce moment, et je dois dîner avec elle. »
Cette vantardise ne produisit pas sur Emerson l’effet souhaité. Il n’était pas du tout sensible aux titres nobiliaires et considérait les dîners comme des corvées, à éviter dans la mesure du possible. Mais les autres piques du Français avaient fait mouche, et ses dernières phrases retournèrent le couteau dans la plaie. Il nous souhaita bonne chance, nous invita à visiter ses fouilles quand il nous plairait et réitéra son invitation à Ramsès.
« Tu viendras apprendre à mener des fouilles, n’est-ce pas, mon petit ? »
Ramsès leva un regard extasié vers le magnifique cavalier sur son grand étalon.
« Merci, monsieur. Z’aimerais beaucoup. »
S’étant incliné vers moi et ayant décoché un sourire narquois à Emerson, Morgan fit pivoter son cheval et s’éloigna vers le soleil couchant. Ce n’était absolument pas la bonne direction, et je ne pus qu’approuver l’avis d’Emerson lorsqu’il marmonna : « Ah, ces maudits Français, toujours prêts à tout pour le panache ! »