Chapitre 4

Aucune femme ne désire vraiment se faire enlever par un homme, elle désire simplement qu’il ait envie de le faire.

— Pourquoi ne lui avez-vous pas couru après ? m’enquis-je.

Emerson ferma la porte de la chambre d’un coup de pied et me jeta sur le lit sans plus de cérémonie. Il m’avait portée dans l’escalier et respirait un peu fort. Nos appartements se trouvaient au troisième étage, mais j’avais le sentiment que c’était l’exaspération plutôt que l’épuisement qui accélérait son souffle. Le ton sur lequel il me répondit renforça cette théorie.

— Cessez de poser des questions stupides, Peabody ! Il vous a jetée sur moi, comme un paquet de linge sale. Auriez-vous préféré que je vous laisse choir ? J’ai réagi d’instinct, et le temps que je me reprenne il était déjà loin.

Je me redressai pour remettre un peu d’ordre dans ma coiffure. J’avais perdu en chemin mon casque de liège. Je décidai de le chercher le lendemain, il était neuf et très coûteux.

— Je suis injuste, Emerson, pardonnez-moi. En une minute, il pouvait se débarrasser de son costume et se fondre dans la foule. Ce n’était pas une copie exacte, mais il ressemblait beaucoup au vôtre.

— Satané costume !

Emerson se débarrassa de son propre déguisement et l’envoya valser dans un coin. Quand il arracha son keffieh, je poussai un cri.

— Vous saignez ? Venez ici que j’examine ça.

Après quelques grognements virils il consentit à me laisser faire. (Il adore qu’on s’occupe de lui mais refuse de l’admettre.) Il n’avait qu’un peu de sang sur la tempe, mais en dessous se trouvait une zone tuméfiée qui s’épanouirait à coup sûr en ecchymose pourpre durant la nuit.

— Comment diable vous êtes-vous fait cela ? demandai-je.

Emerson s’étira sur le lit.

— Moi aussi, j’ai eu quelques petites aventures. Vous n’imaginiez pas que c’est la Main de Dieu qui m’a amené à la rescousse au moment critique ?

— Je pourrais croire à la Main de Dieu, mon ami, n’êtes-vous pas toujours à mes côtés en cas de danger ?

Je me penchai vers lui et posai mes lèvres sur la plaie.

— Ouille !

— Que s’est-il passé ?

— J’étais sorti pour fumer ma pipe et trouver quelqu’un capable d’une discussion intelligente.

— Hors de l’hôtel ?

— Il n’y a personne dans cet hôtel – à part vous, ma chère – capable d’une conversation intelligente. Je me suis dit qu’Abdul ou Ali pourraient être dans les parages. Et pendant que je traversais les jardins, sans rien demander à personne, trois hommes m’ont sauté dessus.

— Trois seulement ?

— C’est assez étrange, fit-il en fronçant les sourcils, ils avaient l’air de simples voyous du Caire. S’ils avaient voulu me tuer, ils auraient pu me blesser sérieusement, vous savez bien qu’ils ont toujours un poignard sur eux. Mais ils ne s’en sont pas servi, ils m’ont attaqué à mains nues.

— Ce n’est pas à mains nues qu’on peut infliger de telles blessures, fis-je en désignant sa tempe.

— L’un d’eux avait une matraque. Ce foutu keffieh m’a été utile, en fin de compte, il a dévié le coup. À ce moment-là, je me suis légèrement énervé, j’en ai soigné deux et le troisième s’est enfui. J’aurai dû les interroger, mais l’idée m’est venue que vous pourriez vous aussi être en difficulté et que je ferais mieux de m’assurer que vous alliez bien.

Je me levai et allai chercher mon matériel médical.

— Qu’est-ce qui vous a fait supposer une chose pareille ? Vos ennemis ne sont pas nécessairement les miens, et je dois dire qu’au fil des ans vous avez attiré quantité de… Où diable ai-je pu mettre la boîte à pansements ? Le safragi a mélangé les bagages, je ne retrouve plus rien.

— Pourquoi pensez-vous que c’est le safragi ? demanda Emerson en se redressant.

Je finis par retrouver la mallette. Elle était toujours dans la même valise, mais ladite valise avait changé de place. Emerson, qui fourrageait dans ses propres affaires, se releva.

— Apparemment, rien ne manque.

J’acquiesçai d’un hochement de tête. Il tenait un objet que je n’avais jamais vu, une boîte longue et étroite en carton épais.

— Vous a-t-on apporté quelque chose ? Faites attention en l’ouvrant, Emerson.

— Non, c’est à moi. À nous, devrais-je dire.

Il souleva le couvercle, je vis un scintillement d’or et un riche éclat bleu.

— Seigneur Dieu ! m’écriai-je, les emblèmes royaux que Nefret a rapportés de la Montagne Sacrée, le sceptre royal ! Pourquoi les avez-vous pris avec vous ?

L’un des sceptres avait la forme d’une houlette de berger, il symbolisait le souci du roi pour son peuple. Il était fait d’or et de lapis-lazuli, en cercles alternés. L’autre objet formait une sorte de massue courte en bronze, recouverte de feuilles d’or et ornée de verre bleu foncé, où étaient attachées trois lanières flexibles de mêmes matières, perles bleues et dorées en alternance, et terminées par de petits cylindres d’or massif. Le fléau représentait (comme j’ai toujours pensé) l’autre aspect de l’autorité : le pouvoir et la domination. Nul doute qu’il aurait pu infliger de douloureuses blessures s’il avait été fait de matériaux plus durables, comme le fouet original l’était certainement. Aucun objet de ce genre n’avait été découvert en Égypte, bien que leur existence fût avérée par d’innombrables peintures et bas-reliefs.

— Nous avons toujours considéré qu’il serait inqualifiable de cacher ces objets remarquables aux savants. Ils sont uniques, et vieux de deux mille ans. Ce sont des reliques. Ils appartiennent à l’humanité.

— Oui, bien sûr. Nous étions d’accord en théorie, et je suis toujours de cet avis, mais nous ne pouvons les montrer sans dire où nous les avons trouvés.

— Précisément. Nous allons les trouver. Cet hiver.

— C’est une idée très ingénieuse, fis-je, le souffle coupé, brillante, même. Vous n’avez pas votre pareil pour fabriquer un mensonge convaincant.

Emerson tripota la fossette de son menton, l’air passablement mal à l’aise.

— La malhonnêteté me rebute, Peabody, je l’avoue, mais que pouvons-nous faire d’autre ? Thèbes paraît le lieu le plus vraisemblable pour une telle… heu… découverte ; les conquérants venus du pays de Koush, qui ont régné pendant la vingt-sixième dynastie, y ont séjourné quelque temps. Nous devons, d’une façon ou d’une autre, justifier les informations que nous avons acquises l’année dernière sur la culture méroïtique. Tôt ou tard, l’un de nous – ou Walter – laissera échapper quelque chose, il est humainement impossible d’écrire sur ce sujet sans donner des renseignements que nous ne sommes pas censés connaître.

— Je suis d’accord. En fait, l’article que vous avez envoyé en juin au Zeitschrift…

— Le diable l’emporte, je n’ai rien laissé échapper dans cet article !

— En tout cas, repris-je d’un ton apaisant, il ne sera pas publié tout de suite.

— Ces revues scientifiques sont toujours en retard sur leur programme. Alors, êtes-vous de mon avis, Peabody ?

— Quel avis ?

Je me mis à fourrager dans mon matériel médical.

— Vous me surprenez, Peabody, d’habitude vous êtes la première à voir partout des signes de danger, et bien que je reconnaisse que quelques individus ont des raisons de nous détester, les incidents récents commencent à suggérer une autre théorie.

Il s’assit au bord du lit. J’écartai les cheveux de son front et appliquai un antiseptique sur la blessure. Perdu dans ses pensées, il ignora ces attentions qu’il n’accepte d’ordinaire qu’en maugréant.

— Nos bagages semblent avoir été fouillés. Pas pour nous voler, puisque rien ne manque. Ce soir, nous avons tous les deux été attaqués. Pas pour nous assassiner ; je crois qu’il faut en déduire que l’intention était d’enlever l’un de nous deux. Dans quel but ?

— Certains de nos vieux ennemis ont peut-être décidé de nous enlever pour se délecter du spectacle pendant qu’on nous infligerait d’abominables tortures, suggérai-je.

— Toujours le mot pour rire, fit Emerson en grimaçant un sourire. Qu’est-ce que vous faites ? Je ne veux pas de ce fichu pansement !

Je coupai un bout de sparadrap.

— Emerson, vous tournez autour du pot.

— Pas du tout, je reconnais que les indices ne sont pas concluants. Mais ils sont quand même troublants, vous ne trouvez pas ?

— Je pense que cette fois-ci, c’est votre imagination à vous qui déborde. (Je m’assis auprès de lui.) Sauf si vous savez quelque chose que vous ne m’avez pas dit.

— Je ne sais rien, s’irrita Emerson, sinon, je ne tournerais pas en rond comme une vieille fille peureuse. Tout de même… nous avons couvert nos traces aussi bien que possible, mais il y a quelques points faibles dans l’histoire que nous avons inventée. Si quelqu’un les creuse avec un peu d’énergie, il y trouvera matière à réflexion.

— Feriez-vous allusion à l’Église des Saints du Fils de Dieu, par hasard ? Il fallait bien que j’invente une secte quelconque ! Si nous avions prétendu que les parents adoptifs de Nefret étaient des baptistes, ou des luthériens, ou des catholiques romains, la moindre vérification aurait démontré que cette famille n’existait pas.

— Surtout si vous aviez prétendu qu’ils étaient catholiques romains. (Il vit mon expression.) C’était très malin de votre part, ma chère.

— Cessez votre paternalisme. Je me demande bien ce qui a pu vous mettre dans un état d’esprit si morbide. L’histoire que j… que nous avons inventée n’est pas plus incroyable que bien d’autres qui sont vraies… et allez-vous cesser de marmonner dans votre barbe ? C’est très grossier. Dites ce que vous avez à dire !

— La carte.

— La carte de Willoughby Forth ? Vous avez entendu comme Maspero et les autres en riaient l’autre soir…

— La carte, fit Emerson, très fort, que Reginald Forthright a montré à tous ces fou… ces officiers de malheur à Sanam Abou Dom. Quand il est parti, tout le monde savait, du général Rundle au moindre troufion, qu’il avait plus que de simples rumeurs pour le guider. Il n’est jamais revenu, mais nous si, et avec la fille de Forth. Combien de temps pensez-vous qu’il faudra à un journaliste inventif pour bâtir un scénario fantastique à partir de ces faits ? Je suis surpris que votre ami O’Connell ne l’ai pas déjà fait. Il a une imagination presque aussi débordante que…

— C’est une insinuation insultante et injuste, surtout venant de vous. Je n’ai jamais entendu pareil… vous recommencez à marmonner, Emerson, que disiez-vous ?

Souriant, Emerson haussa les épaules et se retourna. Il répondit, non pas à la question, mais à l’émotion sous-jacente qui l’avait causée, de même que mes injustes (je le reconnais) accusations. Une douce réponse calme le courroux, disent les Écritures, mais les méthodes d’Emerson furent plus efficaces encore.

 

*

* *

 

J’espérais rester au Caire jusqu’à la fin de la semaine et profiter du confort de l’hôtel, mais Emerson se mit soudain en tête de visiter Meïdoum. Je n’élevai aucune objection, bien que j’eusse aimé être prévenue un peu plus tôt.

Nous avions passé la matinée au souk. Après le déjeuner à l’hôtel, Emerson partit vaquer à ses affaires, me laissant lire et me reposer. En rentrant, il m’annonça tranquillement que nous prenions le train du soir.

— Alors dépêchez-vous de préparer vos affaires, Peabody.

Je laissai tomber le Ägyptische Grammatik d’Erman.

— Quelles affaires ? Il n’y a pas d’hôtel à Rikka.

— J’ai un ami…

— Je ne logerai chez aucun de vos amis égyptiens. Ils sont délicieux, mais ils n’ont pas la moindre notion d’hygiène.

— Jetais sûr que vous réagiriez ainsi, je vous ai préparé une petite surprise. Qu’est-il arrivé à votre goût de l’aventure ?

Je fus incapable de résister au défi, ou au sourire d’Emerson. Ravie, je fourrai quelques affaires, vêtements de rechange et articles de toilette, dans un petit sac. C’était comme au bon vieux temps, Emerson et moi, seuls dans une région sauvage !

Quand nous nous fûmes frayé un chemin dans la mêlée confuse de la gare et eûmes trouvé des places dans le train, Emerson se détendit, mais aucune de mes amorces de conversation ne parut lui plaire.

— J’espère que tout ira bien pour ce malheureux qui s’est trouvé mal, au souk, commençai-je, vous auriez dû me laisser l’examiner.

— Ses… heu… amis étaient là pour l’aider, répondit-il sèchement.

Au bout d’un moment j’essayai encore :

— J’ai tendance à croire que Mr Neville avait raison. Et il a formulé sa théorie de façon si amusante ! : « quelque jeune homme échauffé par le vin et enthousiasmé par vos charmes qui vous a fait une farce idiote. »

— Et c’est mon charme à moi qui a décidé les trois types dans le jardin à agir au même moment, rétorqua Emerson d’un ton d’ineffable sarcasme.

— C’est peut-être une simple coïncidence.

— Pure bêtise, Peabody, pourquoi tenez-vous tant à parler de nos affaires privées en public ?

Les seuls autres occupants du compartiment étaient un groupe d’étudiants allemands, qui discutaient bruyamment dans leur langue, mais je me le tins pour dit.

Quand nous arrivâmes à Rikka, mon enthousiasme s’était quelque peu terni. L’obscurité était complète, et nous étions les seuls non égyptiens à descendre. Je trébuchai sur une pierre et Emerson, dont l’humeur s’était éclaircie au fur et à mesure que la mienne s’assombrissait, me prit le bras.

— Le voilà, bonjour Abdullah !

— J’aurais dû m’en douter, marmonnai-je en voyant la forme blanche qui flottait, tel un fantôme, au bout du quai étroit.

— En effet, on peut toujours compter sur ce bon vieil Abdullah, dit Emerson tout joyeux, je lui ai envoyé un message cet après-midi.

Après avoir échangé les salutations d’usage, non seulement avec Abdullah mais aussi avec ses fils, Feisal et Selim, et son neveu Daoud, nous enfourchâmes les ânes qui nous attendaient et partîmes. Comment les ânes pouvaient voir où ils posaient les sabots, je ne sais. Pour moi, je ne distinguais rien, même quand la lune se fut levée, car elle brillait peu et ne donnait guère de lumière. L’allure de certains ânes est très inconfortable quand ils prennent le trot. J’eus la nette impression qu’ils n’appréciaient guère d’être dehors à cette heure.

Après un voyage atrocement inconfortable à travers les champs cultivés, j’aperçus la lueur d’un feu devant nous, en bordure du désert. Deux autres de nos hommes nous attendaient là. Le petit campement qu’ils avaient installé était plus confortable que ceux que montait habituellement Abdullah. Je vis avec soulagement que nous disposerions d’une vraie tente, et un arôme accueillant de café frais vint me chatouiller les narines. Emerson me souleva du dos de mon âne.

— Vous souvenez-vous que je vous ai menacée un jour de vous enlever et de vous emmener dans le désert ?

Mon regard passa d’Abdullah à Feisal, à Daoud, à Selim, à Mahmoud, à Ali, à Mohammed. Ils formaient autour de nous un cercle attentif de visages radieux.

— Vous êtes si romantique, Emerson.

Le lendemain matin toutefois, en sortant de la tente, j’étais de meilleure humeur, et le paysage qui s’étendait devant moi réveilla le vieux frisson de fièvre archéologique.

Meïdoum est l’un des sites égyptiens les plus attrayants. Les vestiges du cimetière sont situés au bord de la falaise peu élevée qui marque le début du désert ; vers l’est le tapis émeraude des terres cultivées s’étend jusqu’au fleuve, dont les eaux se teintent de rose sous les rayons du soleil levant. Sur la falaise, la pyramide s’élance vers le ciel. Il faut bien reconnaître qu’elle ne ressemble guère à une pyramide. Les égyptiens l’appellent El Haram el-kaddâb, la fausse pyramide, car elle évoque davantage une tour carrée à trois niveaux décroissants. Jadis elle comprenait sept niveaux, comme les pyramides à degrés. Les angles entre ces niveaux avaient été comblés de pierre pour former une pente régulière, mais les pierres et les niveaux supérieurs étaient tombés depuis longtemps, encadrant de débris la tombe géante.

À l’instar des pyramides de Dachour et Guizèh, elle était vierge d’inscriptions. Je n’ai jamais compris pourquoi les rois qui se donnaient tant de mal pour ériger ces tombeaux grandioses ne prenaient pas la peine de mettre leur nom dessus, car l’humilité ne figurait pas parmi les vertus cardinales des pharaons égyptiens. Non plus que des touristes, anciens ou modernes. Dès que le grand art de l’écriture fut inventé, certains individus s’en servirent pour défigurer monuments et œuvres d’art. Trois mille ans avant notre époque, un touriste égyptien vint à Meïdoum visiter « le beau temple du roi Snéfrou » et laissa une inscription – ou graffiti – comme marque de son admiration sur l’un des murs du temple. On savait que Snéfrou possédait deux tombes de ce type, nous avions travaillé sur l’une d’elles, la pyramide du nord de Dachour. Petrie, qui avait découvert le graffiti, décréta que celle-ci devait être la deuxième pyramide de Snéfrou.

— Bof, disait Emerson, un graffiti n’est pas une preuve de propriété, le temple avait déjà mille ans quand ce fichu scribouillard l’a visité, les guides de l’époque étaient sans doute aussi ignorants que ceux d’aujourd’hui. Les deux pyramides de Snéfrou, ce sont les deux qui se trouvent à Dachour.

Quand Emerson prend ce ton dogmatique, bien peu osent le contredire. Je suis de ceux-là, mais comme je partageais ses vues sur le sujet, pour une fois je ne dis rien.

Pendant les deux jours qui suivirent, nous nous consacrâmes aux tombes privées. Il y en avait plusieurs séries, au nord, sud et ouest de la pyramide – car la terre cultivable à l’est ne convenait évidemment pas comme sol funéraire. Nous avions toute la main-d’œuvre nécessaire. Je ne m’étais jamais vraiment attendue à être seule avec Emerson, la présence d’étrangers attire immanquablement les villageois qui espèrent des bakchichs ou du travail, ou bien viennent simplement satisfaire leur curiosité. Ils commencèrent à arriver pendant que nous prenions notre petit déjeuner, le premier jour, et après les avoir interrogés, Emerson en mis quelques-uns au travail sous la direction d’Abdullah.

J’ai toujours dit qu’à défaut d’une pyramide, une bonne tombe bien profonde fait l’affaire. Toutes les pyramides sont entourées de cimetières, composés des tombes des courtisans et des princes, des nobles et des hauts serviteurs de l’État, qui ont reçu le privilège de passer l’éternité à proximité du dieu-roi qu’ils ont servi durant leur vie. Ces tombes de l’ancien empire sont appelées mastabas, car leur structure rappelle les constructions à toit plat et à murs inclinés qu’on trouve près des habitations égyptiennes modernes. Bâties en pierre ou en briques de boue, elles ont souvent disparu, ou se sont effondrées en amas informes. Mais ces vestiges ne m’intéressaient pas. Sous les mastabas s’ouvraient des puits et des escaliers qui s’enfonçaient profondément dans le lit rocheux et menaient à la chambre funéraire. Certaines des tombes les plus riches possédaient des sous-sols presque aussi délicieusement sombres, tortueux et infestés de chauves-souris que ceux des pyramides.

Emerson, très gentiment, me permit d’entrer dans l’une de ces tombes (parce qu’il savait que j’y serai allée de toute façon). La galerie d’accès, très abrupte, était jonchée de débris et ne dépassait pas quatre pieds de haut. Elle se terminait par un puits, où je dus descendre à l’aide d’une corde tenue par Selim qui, sur l’insistance d’Emerson, m’avait suivie. Je fais généralement appel à Selim pour ce genre de travail, car il est le plus jeune et le plus mince de tous les ouvriers qualifiés. On rencontre toujours des trous par lesquels un corps plus large ne pourrait passer, et bien sûr les plafonds très bas mettent en difficultés les personnes de haute taille. Emerson n’aime pas particulièrement ce genre de tombes, il ne cesse de se cogner la tête et de se prendre les pieds dans des trous.

Mais je ne dois pas laisser mon enthousiasme m’entraîner dans une description plus détaillée, qui risquerait de lasser mes lecteurs les moins éveillés et n’a pas de rapport avec le récit que j’ai entrepris. Disons simplement que lorsque j’émergeai, avide d’air (l’atmosphère des parties les plus basses de ces sépultures est torride et très peu aérée) et couverte d’une sorte de pâte composée de sueur, poussière et déjections de chauves-souris, j’avais du mal à contenir ma satisfaction.

— C’est magnifique, Emerson ! Bien sûr, les peintures murales sont de qualité médiocre, mais j’ai vu des restes de bois et de bandelettes de lin dans les débris de la chambre funéraire. Nous devrions…

Emerson, qui attendait devant l’entrée pour m’aider à sortir, recula précipitamment en plissant le nez, son devoir accompli.

— Pas maintenant, Peabody, ce n’était qu’un simple repérage, nous n’avons ni le temps ni la main-d’œuvre nécessaire pour excaver. Pourquoi n’allez-vous pas vous amuser avec la pyramide ?

Ainsi fis-je. Dans son genre, c’était une assez jolie pyramide, bien que les passages ne fussent pas aussi longs ou intéressants que ceux de Guizèh ou de Dachour. Comme ces deux dernières, elle avait été ouverte par de précédents explorateurs qui la trouvèrent totalement dépouillée de ses trésors.

L’après-midi du second jour arriva un supplément à ce qui était en train de devenir une petite foule – deux de ceux qu’Emerson désignait sous le terme de satanés touristes. Il se dérida un brin, cependant, lorsque l’un d’eux se présenta comme Herr Elberfelt, savant allemand avec qui Emerson avait correspondu. Il faisait une véritable caricature de Prussien, raide comme une planche, portant monocle, et très cérémonieux. Herr Schmidt, le jeune homme qui l’accompagnait, était l’un de ses étudiants, un type agréable et rebondi qui aurait pu être séduisant sans l’affreuse cicatrice de duel qui barrait l’une de ses joues. Les étudiants allemands tirent grande fierté de ces balafres, qu’ils considèrent comme des preuves de courage plutôt que de stupidité, ce qu’elles sont en réalité. J’ai même entendu dire qu’ils font appel à des méthodes douloureuses et fort peu hygiéniques pour empêcher les plaies de se refermer, afin que les cicatrices soient aussi visibles que possible.

Les manières de Herr Schmidt étaient aussi parfaites que son visage était défectueux. Son anglais était si mauvais qu’il en devenait délicieux. Il parut plus que désireux d’accepter la tasse de thé que je proposai, mais Emerson insista pour leur faire visiter le site et le jeune homme suivit docilement son aîné.

J’avais fini mon thé et m’apprêtais à les rejoindre quand l’un des ouvriers apparut, me regardant timidement par-dessous ses cils épais. Comme les autres, il avait ôté sa robe pour travailler et ne portait qu’un linge enroulé autour des reins. Son corps mince et lisse luisait de sueur.

— J’ai trouvé une tombe, honorable Sitt, murmura-t-il, voudriez-vous venir, avant que les autres la voient et demandent une part du bakchich ?

Je regardai autour de moi. Emerson avait dû emmener les visiteurs dans la pyramide, ils n’étaient pas en vue. Daoud supervisait un groupe d’ouvriers qui cherchaient dans les tombes proches de la voie reliant la pyramide au fleuve.

— Où est-elle ? demandai-je.

— Tout près, honorable Sitt, à côté de la tombe de l’Oie.

Il faisait référence à l’une des tombes les plus connues de Meïdoum, d’où venaient les ravissantes peintures maintenant exposées au Musée du Caire. Elle se trouvait dans le champ de mastabas situé presque plein nord par rapport à la pyramide. Une équipe dirigée par Abdullah travaillait dans ce secteur, à la recherche d’autres entrées de tombes. L’homme devait faire partie de ce groupe. Ses manières furtives et son air d’excitation contenue donnaient à penser qu’il avait trouvé quelque chose d’assez important pour mériter une grosse récompense. Naturellement, il ne tenait pas à la partager avec les autres.

Un frisson d’anticipation me parcourut, je me représentais des merveilles égalant celles de l’Oie, ou même les statues peintes d’un couple noble, grandeur nature, qu’on avait trouvées dans un autre mastaba du même site. Je me levai et lui fis signe de me montrer le chemin.

Le chant guttural de l’équipe de Daoud s’estompait peu à peu, nous avancions en trébuchant dans les rochers éboulés, sur le sol caillouteux, au pied de la pyramide. Nous nous approchions du coin nord quand mon guide s’immobilisa. Il leva la main.

— Sitt, commença-t-il.

— Non, coupai-je en arabe, pas de bakchich tant que vous ne m’aurez pas montré la tombe.

Il fit un pas vers moi, souriant avec la douceur d’une jeune fille timide.

Alors, j’entendis un son semblable à un claquement de fouet. Un grondement de pierres écroulées suivit, et une pluie de rochers et de cailloux s’abattit autour de moi. Mon guide prit ses jambes à son cou. Je ne pouvais guère le lui reprocher. Levant les yeux, passablement dépitée, je vis un visage rond, inquiet, qui me regardait depuis le sommet de la pente, laquelle avoisinait les cinquante pieds de haut à cet endroit.

— Ach, Himmel, Frau Professor… verzeihen Sie, bitte ! Je ne vous voyais pas. Êtes-vous dommagée ? Êtes-vous terrifiée ?

Il descendait la pente d’un pas mal assuré tout en parlant, agitant les bras pour conserver son équilibre, et déclenchant une nouvelle avalanche miniature.

— Ni l’un ni l’autre, répondis-je, mais ce n’est pas grâce à vous, Herr Schmidt. Que dia… enfin, sur quoi tiriez-vous ? Pour l’amour du ciel, rangez votre revolver avant de me blesser ou de vous blesser vous-même.

Rougissant, le jeune homme remit son arme dans son holster.

— C’était eine Gazelle… une… comment dites-vous ?

— Sottises ! Ce ne pouvait être une gazelle, ce sont des créatures timides qui ne s’aventurent pas si près des humains. C’est une chèvre que vous avez essayé de tuer, appartenant à un pauvre paysan. Heureusement pour vous, Herr Schmidt, vous l’avez manquée. Le meilleur tireur du monde n’aurait pu atteindre sa cible à une telle distance, avec un pistolet.

Mon sermon fut interrompu par Emerson, qui se précipitait vers nous en demandant qui avait tiré, sur quoi et pourquoi. Mes explications ne firent rien pour dissiper ses tendres inquiétudes. Se tournant vers son collègue allemand, il se répandit en reproches.

— Sie haben recht, Herr Professor, murmura Schmidt d’un ton soumis, Ich bin ein vollendetes Rindvieh.

— Inutile d’en faire une affaire d’état, intervins-je, la balle est passée loin de moi.

— Il n’avait pas de mauvaises intentions et tout finit bien, conclut le professeur Elberfelt, venant au secours de son collègue.

— Sauf que mon guide a eu peur et s’est enfui, ajoutai-je, voyons si nous pouvons le trouver et le rassurer. Il était sur le point de me montrer une nouvelle tombe.

Mais malgré nos efforts nous ne trouvâmes ni mon guide ni la tombe qu’il prétendait avoir découverte.

— Il reviendra peut-être demain, quand il se sera remis de sa frayeur, dis-je, il était jeune et il avait l’air très timide.

Nos visiteurs ne s’attardèrent pas ; le bateau qu’ils avaient loué les attendait, et ils avaient prévu de regagner Le Caire le soir-même. Emerson, regardant les ânes disparaître dans l’obscurité grandissante vers l’est, se caressait le menton comme à son habitude lorsqu’il est préoccupé.

— Je pense que nous en avons fait assez ici, fit-il, le train Louxor-Le Caire passe à Rikka dans la matinée, le prendrons-nous ?

Je n’avais aucune objection.

 

*

* *

 

En regagnant l’hôtel, mon premier soin fut de demander au safragi de me faire couler un bon bain chaud. Tandis que je me prélassais dans l’eau parfumée, Emerson parcourait les lettres et messages arrivés pendant notre absence, et m’en résumait le contenu, agrémenté de commentaires appropriés :

— Dînerons-nous avec Lady Wallingford et sa fille ? Non. Le Capitaine et Mrs Richardson espèrent avoir le plaisir de notre compagnie lors de leur réception… ils espèrent en vain. Mr Vincey voudrait que nous lui fassions l’honneur de déjeuner avec lui jeudi… il n’a pas mérité cet honneur. Le procureur général… Ah ! un bon grain dans toute cette ivraie, une lettre de Chalfont.

— Ouvrez-la, lui criai-je de mon bain.

Un bruit de papier déchiré m’indiqua qu’il l’avait déjà fait.

C’était une lettre multiple, commencée par Evelyn et à laquelle les autres avaient ajouté leur contribution. Les messages d’Evelyn et de Walter étaient courts, destinés à nous assurer que tout allait bien pour eux et leurs pensionnaires. Les quelques mots de Nefret me déçurent un peu, on aurait dit une lettre écrite à contrecœur par un enfant à une parente qu’il n’aime guère. Puis je me souvins que je n’aurais pas dû en attendre davantage, son père lui avait appris à lire et à écrire en anglais, mais elle n’avait eu que peu d’occasions de s’exercer. Il faudrait du temps pour qu’elle apprenne à s’exprimer affectueusement et longuement.

La contribution de Ramsès compensait au moins ce dernier point. Je comprenais pourquoi il avait demandé à écrire en dernier, car ses commentaires étaient, pour dire le moins, plus francs que ceux de sa tante.

 

Rose ne se plaît pas ici. Elle ne le dit pas, mais elle a toujours la bouche tordue, comme si elle venait de manger des oignons au vinaigre. Je pense que le problème vient de ce qu’elle ne s’entend pas avec Ellis. Ellis est la nouvelle femme de chambre de Tante Evelyn. Elle vient du ruisseau, comme les autres.

 

Emerson interrompit sa lecture pour rire, et je m’exclamai :

— Mon Dieu, où cet enfant a-t-il appris un tel langage ? Par bonté d’âme, Evelyn emploie de malheureuses jeunes femmes dont la vie n’a pas été ce qu’elle aurait dû être, mais…

— La description gagne en vigueur ce qu’elle perd en correction, observa Emerson, ce n’est pas fini :

 

Rose dit qu’elle ne le lui reproche pas. Moi, en tout cas, je ne le lui reproche pas, bien que je ne sois pas absolument sûr de ce que ce terme signifie. Mais je ne m’entends pas avec Ellis, moi non plus. Elle ne cesse de poursuivre Nefret pour la convaincre de changer de vêtements et de se friser les cheveux.

Wilkins [notre ancien majordome, maintenant au service de Walter et Evelyn] ne se sent pas très bien depuis notre arrivée. La moindre chose le fait sursauter. Hier, quand j’ai fait sortir le lion de sa cage…

 

Je perdis l’équilibre dans la baignoire et ma tête s’enfonça sous l’eau. Quand j’émergeai, suffocant et toussant, je m’aperçus qu’Emerson avait continué sa lecture.

 

… sans danger, car comme vous le savez j’ai fait la connaissance de ce lion quand il était tout petit et ai pris soin de renouer nos liens chaque fois que possible. Oncle Walter ne s’est pas inquiété mais il a fait des commentaires extrêmement offensants, et il m’a donné dix pages supplémentaires de César à analyser. Il a ajouté qu’il était navré que je sois trop grand pour les fessées. Il a accepté de construire une cage plus grande pour le lion.

 

J’épargnerai à mon lecteur les descriptions détaillées de Ramsès sur la santé et les habitudes des autres domestiques. (Je n’étais pas au courant de l’affection que la cuisinière portait au gin, et je suppose qu’Evelyn non plus.) Et il LA gardait pour la fin.

 

Sa santé et son moral se sont améliorés depuis que nous sommes ici, je crois, quoique de mon point de vue [Je découvris plus tard que Ramsès avait biffé les cinq derniers mots, mais Emerson les déchiffra tout de même.] elle passe trop de temps à ses études. Je me suis rangé à votre opinion : mens sana in corpore sano est une bonne règle, que j’ai moi-même adoptée. À cette fin, j’ai résolu de me lancer dans le tir à l’arc. C’est un sport recommandé aux demoiselles. Tante Evelyn était d’accord et Oncle Walter, qui sait se montrer obligeant quand il veut, nous a installé des cibles. J’ai découvert que Nefret avait déjà pratiqué ce sport. Elle veut bien m’instruire, en échange je lui apprends l’équitation et l’escrime.

 

— Mais il ne connaît rien à l’escrime, m’indignai-je.

— Heu… fit Emerson.

Je décidai de ne pas creuser la question. Je soupçonnais Emerson d’avoir pris en douce des cours d’escrime, mais il n’aime pas admettre avoir besoin de leçons, pour quoi que ce soit, et son motif premier pour se lancer dans cette discipline n’est pas à son honneur, car l’envie lui en vint par jalousie envers un individu pour qui il n’avait aucune raison d’éprouver ce sentiment. Je dois cependant admettre que ses connaissances nous furent utiles en plusieurs circonstances. Apparemment, il avait aussi autorisé Ramsès à prendre des cours. Il savait que je n’aurais pas été d’accord, la seule idée de Ramsès maniant un instrument long, flexible et acéré me glaçait le sang.

Deux paragraphes supplémentaires décrivaient les activités de Nefret de façon bien plus détaillées qu’elles ne le méritaient. Quand Emerson eut fini, il observa, d’une voix gorgée de fierté paternelle :

— Comme il écrit bien. Il a un style très littéraire.

— On dirait que tout va bien. Passez-moi la serviette, s’il vous plaît.

Il me tendit ladite serviette et retourna dans le salon compulser le reste du courrier.

 

*

* *

 

— Bon, et maintenant, me dit Emerson quand nous nous installâmes pour dîner, Louxor ou Amarna ?

— Éliminez-vous Meïdoum ?

— Non, pas du tout, mais je crois que nous devrions étudier les autres possibilités avant de prendre notre décision.

— Très bien.

— Que préférez-vous ?

— Cela m’est parfaitement égal.

Emerson me regarda par-dessus le menu décoré que le serveur lui avait remis.

— Êtes-vous fâchée, Peabody ? Serait-ce la lettre de Ramsès ? Vous m’avez à peine dit trois mots depuis que je l’ai lue.

— Pourquoi serais-je fâchée ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

Il attendit un peu. Voyant que je ne répondais pas, il haussa les épaules – un de ces haussements d’épaules masculins si agaçants, qui vous relèguent un comportement féminin dans la catégorie de l’incompréhensible et/ou de l’inintéressant – et reprit :

— Alors je propose que nous allions directement à Louxor, je suis impatient de me débarrasser de certains objets.

— C’est raisonnable, approuvai-je, avez-vous une idée de l’endroit où nous pourrions les… heu… découvrir ?

Nous discutâmes des diverses possibilités en mangeant. Quand nous eûmes fini, il était encore tôt et je proposai une promenade le long du Muski.

— Nous ne sortirons pas ce soir, répondit Emerson, j’ai une autre idée, j’espère qu’elle vous plaira.

Ce fut le cas. Mais quand Emerson se fut installé dans sa position de sommeil habituelle – sur le dos, les bras croisés sur la poitrine, telle une statue d’Osiris – je ne pus m’empêcher de me rappeler un jour où, me voyant sortir du bain, il m’avait comparée à Aphrodite. Cet après-midi-là, il m’avait simplement tendu une serviette.

 

*

* *

 

La seule invitation qu’Emerson n’eût pas jetée au panier venait de George McKenzie. Il s’agissait de l’un de ces excentriques, plus courants aux premiers temps de l’archéologie que de nos jours ; des amateurs doués qui avaient fait des fouilles et étudié l’égyptologie sans les contraintes des réglementations gouvernementales. Certains avaient accompli un travail admirable malgré leur manque de formation proprement dite, et l’œuvre imposante de McKenzie, trois volumes sur la culture de l’ancienne Égypte, constituait une référence inestimable, car beaucoup des bas-reliefs et des inscriptions copiés par lui avaient disparu pour toujours. C’était maintenant un très vieil homme, qui lançait ou acceptait rarement des invitations. Même Emerson reconnaissait qu’il s’agissait là d’une attention flatteuse et d’une occasion à ne pas manquer.

Il refusa d’endosser sa tenue de soirée, mais il était très séduisant avec sa redingote et son pantalon assorti. Je portais ma deuxième robe favorite, en brocart argenté rehaussé de roses rouges, avec de la dentelle argent au bas de la jupe et des manches trois-quart. J’espère que je ne serais pas taxée de vanité en disant que tous les yeux se tournèrent vers moi quand nous traversâmes la terrasse pour gagner la voiture qui nous attendait. Un coucher de soleil flamboyant illuminait l’ouest, les dômes et minarets de la vieille ville baignaient dans un halo irréel.

Nous devions nous rendre dans la vieille ville, la cité médiévale aux belles maisons à quatre étages et aux palais d’où les cruels guerriers mamelouks tyrannisaient jadis la population. Bien des habitations s’étaient délabrées et abritaient maintenant les classes les plus pauvres, qui s’entassaient par familles entières dans une seule pièce. Les jalousies au bois délicatement sculpté, qui autrefois dissimulaient les beautés du harem aux regards envieux, avaient été arrachées, et d’humbles galabiehs fraîchement lavées pendaient tristement aux écrans décrépits des moucharabiehs. La maison de McKenzie, aux splendeurs architecturales préservées, avait appartenu, disait-on, au sultan Kait Bey lui-même. J’étais impatiente de la voir.

Dans le vieux Caire, les noms de rues ou les numéros de maisons ne sont pas indiqués. Le cocher finit par arrêter ses chevaux et avouer ce que je soupçonnais depuis un moment, qu’il ne savait pas où il allait. Quand Emerson lui désigna une rue, ou plutôt un passage entre deux maisons juste devant nous, le cocher déclara qu’il ne pouvait s’y engager. Il connaissait cette rue, elle allait en se rétrécissant, et il n’aurait pas la place de faire tourner ses chevaux.

— Alors, attendez-nous ici, ordonna Emerson.

En m’aidant à descendre, il ne put retenir une réflexion :

— Je vous avais dit de ne pas mettre cette robe, Peabody, je pensais bien qu’il nous faudrait marcher.

— Dans ce cas, pourquoi ne l’avez-vous pas précisé ? demandai-je en rassemblant mes jupes, vous êtes déjà venu, n’est-ce pas ?

— Il y a quelques années. (Il m’offrit son bras et nous nous mîmes en route.) C’est par là, je crois. McKenzie a donné des indications, mais elles n’étaient pas… ah, voilà le sabil[5] qu’il signale comme repère. Première à gauche.

Quelques pas plus loin, le passage se rétrécit encore, à tel point qu’on pouvait à peine marcher à deux de front. C’était comme avancer dans un tunnel, car les hautes façades mystérieuses s’élevaient abruptement de chaque côté, et les balcons se rejoignaient presque. Je n’étais guère à l’aise.

— Nous avons dû nous tromper, cette rue est très sombre, lugubre, et je n’ai vu âme qui vive depuis la fontaine, Mr McKenzie ne peut habiter dans un endroit aussi misérable.

— Il n’y a pas de distinction architecturale ici, les demeures des riches touchent les logements des pauvres.

Mais sa voix reflétait mes propres doutes. Il s’arrêta.

— Faisons demi-tour, il y avait un café près du sabil, nous y demanderons notre chemin.

Il était trop tard. La seule lumière dans cet étroit passage provenait d’une lanterne qu’un habitant prévenant avait accrochée au-dessus d’une porte, quelques pas derrière nous, mais elle donnait assez de clarté pour nous permettre de distinguer, dans la pénombre environnante, les formes massives de plusieurs hommes. Leurs turbans formaient des taches claires dans l’obscurité.

— Sacré nom d’un chien, fit Emerson calmement, mettez-vous derrière moi, Peabody.

— Dos à dos, approuvai-je en prenant position, crénom, pourquoi n’ai-je pas emporté ma ceinture à outils ?

— Essayez d’ouvrir cette porte, dit Emerson.

— Fermée à clef. Et il y a d’autres hommes par là. Au moins deux. Et je n’ai que cette petite ombrelle du soir assortie à ma robe, pas celle dont je me sers d’habitude.

— Sapristi ! s’exclama Emerson. Sans votre ombrelle, nous ne pouvons prendre le risque de les affronter en pleine rue. Une retraite stratégique me paraît souhaitable.

D’un mouvement brusque, il pivota sur lui-même et frappa du pied la porte que j’avais tenté d’ouvrir. La serrure craqua et la porte tourna sur ses gonds. Me saisissant par la taille, Emerson m’entraîna à l’intérieur.

Les deux hommes qui occupaient la pièce s’enfuirent dans un concert de glapissements, laissant bouillonner doucement le narguilé qu’ils partageaient. Emerson entra derrière moi et referma la porte.

— Elle ne les retiendra pas longtemps, remarqua-t-il, la serrure est brisée et il n’y a pas de meubles assez lourds pour faire une barricade.

— Il existe sûrement une autre sortie.

Je désignai l’embrasure encadrée de tentures par laquelle les deux hommes s’étaient enfuis.

— Nous partirons en exploration si c’est nécessaire, déclara Emerson en s’appuyant à la porte, épaules carrées. Les ruelles sombres ne me disent plus rien, et je préférerais ne pas devoir faire confiance à des inconnus, surtout ceux de la sorte qui habite cette fourmilière. Étudions d’autres possibilités, maintenant que nous avons atteint un…

Il s’interrompit. Un cri venu du dehors nous parvenait à travers le mince panneau de la porte. Je sursautai, Emerson émit un juron.

— C’était un cri de femme, ou pire, d’enfant. Je me jetai contre lui.

— Non, Emerson, n’y allez pas ! C’est peut-être un piège.

Le cri retentit à nouveau, aigu, perçant. Il monta, de plus en plus strident, s’étrangla, puis cessa. Emerson tenta de se dégager, je m’agrippai de mon mieux, pesant sur lui de tout mon poids.

— Je vous dis que c’est une ruse, ils connaissent votre nature chevaleresque. Ils n’osent attaquer, ils espèrent vous faire sortir de votre abri. Ce n’est pas une simple tentative de vol, on nous a délibérément attirés dans cet endroit isolé.

Mon discours ne fut pas si mesuré, car les mains d’Emerson se refermaient douloureusement sur les miennes, et il usait d’une force considérable pour se libérer. Il fallut qu’un cri de douleur passe mes lèvres pour qu’il relâche sa prise.

— Le mal est fait, quel qu’il soit, haleta-t-il. Elle se tait maintenant. Si je vous ai fait mal, j’en suis désolé.

Ses muscles tendus s’étaient relâchés. Je m’appuyai contre lui, tentant péniblement de reprendre mon souffle. J’avais l’impression que mes poignets avaient été broyés dans un étau, mais j’étais consciente d’en éprouver comme une sorte de volupté.

— Ce n’est rien, mon ami, je sais que vous ne l’avez pas fait exprès.

Le silence ne dura pas. La voix qui le rompit était la dernière que je m’attendais à entendre, assurée, autoritaire, la voix d’un homme qui donnait des ordres dans un arabe approximatif.

— Encore une ruse ! m’écriai-je.

— Je ne crois pas, fit Emerson, tendant l’oreille, ce type doit être anglais, aucun Égyptien ne parle si mal sa propre langue. Ai-je votre permission d’entrouvrir la porte ?

Sa question était pur sarcasme. Sachant qu’il le ferait de toute façon, je donnai mon accord.

En comparaison de l’obscurité qui y régnait auparavant, la ruelle était maintenant brillamment éclairée par des lanternes et des torches, que portaient des hommes dont l’uniforme impeccable révélait l’identité. L’un d’eux s’avança vers nous. Emerson avait raison, son teint rubicond proclamait sa nationalité tout comme son allure martiale et sa luxuriante moustache trahissaient sa formation militaire.

— Est-ce vous qui avez crié, madame ? demanda-t-il en enlevant poliment son képi, il me semble que vous et ce monsieur êtes sains et saufs.

— Je n’ai pas crié, et grâce à vous et vos hommes nous sommes saufs !

— Humpf, dit Emerson, que faites-vous dans ce quartier, Capitaine ?

— Mon devoir, répondit l’autre avec raideur. J’occupe le poste de conseiller auprès de la police du Caire. J’ai davantage de raisons de vous retourner la question.

Emerson l’informa que nous répondions à une invitation. L’incrédulité suscitée par cette réponse fut exprimée non par des mots, mais par les lèvres pincées et les sourcils levés du jeune homme. De toute évidence, il ignorait qui nous étions.

Il offrit de nous escorter jusqu’à notre voiture.

— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Emerson, vous semblez avoir parfaitement dégagé le passage, même pas un corps effondré en vue. Vous ont-ils donc tous échappés ?

— Nous ne les avons pas poursuivis, répondit l’officier, hautain, les prisons débordent de cette racaille et nous n’avions pas de charges contre eux.

— Hurlements dans un lieu public ? suggéra Emerson.

Le bonhomme devait avoir le sens de l’humour, après tout, car ses lèvres s’incurvèrent. Mais il répondit avec le plus grand sérieux :

— Ce doit être l’un d’eux qui a crié, si ce n’est pas madame. Ils ne vous ont donc pas attaqués ?

— Nous ne pouvons rien leur reprocher, reconnus-je. En fait, Capitaine, vous pourriez nous arrêter, nous sommes entrés dans cette maison par effraction.

L’officier sourit poliment. Emerson sortit un peu d’argent de sa poche et le déposa sur la table.

— Cela devrait couvrir les dommages causés à la porte. Venez, ma chère, nous sommes en retard pour notre rendez-vous.

Nous avions pris la mauvaise rue à la fontaine. Le propriétaire du café connaissait très bien la demeure de Mr McKenzie, elle n’était qu’à quelques pas. Mais je ne fus pas vraiment surprise quand son domestique nous informa qu’il n’attendait personne ce soir-là. En fait, il s’était déjà retiré. Le domestique ajouta, d’un ton de reproche, qu’il était très âgé.

Le maître d'Anubis
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