Chapitre 2
On peut se résoudre de
bon cœur au martyre, mais un jour de sursis n’est pas à
dédaigner.
Je crois au pouvoir de la prière. En tant que chrétienne, je me dois d’y croire. En tant que rationaliste et chrétienne (les deux ne sont pas nécessairement incompatibles, quoi qu’en dise Emerson), je ne crois pas que le Tout-Puissant s’intéresse directement à mes petites affaires. Il lui faut s’occuper de bien trop d’autres personnes, dont la plupart ont bien plus que moi besoin de Son aide.
Pourtant je pouvais presque croire, par un certain après-midi quelques mois après la conversation que je viens de relater, qu’un Être Bienveillant était intervenu pour exaucer la prière que je n’avais osé formuler, même dans mes pensées les plus secrètes.
Je m’appuyais, comme tant de fois auparavant, au bastingage du steamer, yeux écarquillés pour apercevoir enfin la côte égyptienne. Comme tant de fois auparavant, Emerson était à mes côtés, aussi impatient que moi d’entamer une nouvelle saison de fouilles. Mais pour la première fois depuis… oh ! tant d’années, nous étions seuls.
Seuls ! L’équipage ou les autres passagers ne comptaient pas. Nous étions SEULS ! Pas de Ramsès pour escalader le bastingage au risque de se rompre le cou, ou inciter l’équipage à la mutinerie, ou fabriquer de la dynamite dans sa cabine. Il n’était pas sur le bateau ; il était en Angleterre, et nous… non. Je n’aurais jamais cru que cela arriverait. Je n’aurais jamais osé espérer un tel bonheur, encore moins prier pour qu’il advienne.
Les voies de la Providence sont véritablement impénétrables, car Nefret, dont j’avais cru qu’elle restreindrait encore notre liberté, était la cause de cet heureux événement.
*
* *
Pendant les quelques jours qui suivirent le départ des Emerson juniors, j’observais Nefret de près et parvins à la conclusion que mes pressentiments de ce bel après-midi de juin n’étaient que rêveries mélancoliques. Evelyn était d’étrange humeur ce jour-là, et son pessimisme avait dû m’affecter. Nefret semblait très bien s’adapter. Elle avait appris à se servir d’un couteau et d’une fourchette, d’un passe-lacet et d’une brosse à dents. Elle avait même appris qu’il n’est pas convenable de converser avec les domestiques pendant le dîner (ce qui lui donnait de l’avance sur Emerson, qui ne voulait, ou ne pouvait, se conformer à cette règle générale du comportement en société). Chaussée de bottines à boutons, vêtue d’une élégante robe blanche, les cheveux noués d’un ruban, elle ressemblait à n’importe quelle jolie petite écolière anglaise. Elle détestait les chaussures, mais les portait quand même, et à ma demande avait relégué ses robes nubiennes bariolées. Jamais elle ne se plaignait ni ne s’élevait contre mes suggestions. J’en conclus qu’il était temps de passer à l’étape suivante, temps d’introduire Nefret dans le monde. L’introduction, bien sûr, devait être douce et progressive. Quelle compagnie pourrait être plus bénéfique ou plus douce que celle de fillettes de son âge ? me disais-je.
À présent, je suis la première à reconnaître que ce raisonnement était risiblement faux. Pour ma défense, je dirai pourtant que je n’avais jamais beaucoup fréquenté de petites filles. Je demandai conseil à une amie, Miss Helen McIntosh, directrice d’une toute proche école pour jeunes filles.
Helen était écossaise, joviale, énergique du haut de ses cheveux grisonnants jusqu’à ses confortables tenues de tweed. En acceptant mon invitation à prendre le thé, elle ne cacha pas sa curiosité envers ma nouvelle pensionnaire.
Je me donnai du mal pour m’assurer que Nefret ferait bonne impression, lui rappelant de veiller à ne rien laisser échapper qui pourrait jeter le doute sur l’histoire que nous avions concoctée. J’en avais peut-être trop fait. Nefret se conduisit en modèle de bienséance tout au long de la visite, yeux baissés, mains croisées, ne parlant que lorsqu’on lui adressait la parole. La robe que je lui avais demandé de mettre convenait parfaitement à son âge – en batiste blanche, avec de la dentelle aux poignets et une large ceinture. J’avais relevé ses nattes et les avais fixées par deux gros nœuds blancs.
Après que je lui eus permis de se retirer, Helen se tourna vers moi, sourcils levés :
— Ma chère Amelia, qu’avez-vous fait ?
— Seulement ce que m’ordonnaient la charité chrétienne et la morale, répondis-je, hérissée, que trouvez-vous à lui reprocher ? Elle est intelligente et ne demande qu’à faire plaisir…
— Ma chère, ce ne sont pas les rubans et les dentelles qui donneront le change. Vous pourriez l’habiller de haillons, elle serait toujours aussi exotique qu’un oiseau de paradis.
Je ne pouvais lui donner tort. Je m’enfermai dans un silence boudeur (je l’admets), tandis qu’Helen sirotait son thé. Peu à peu, les rides de son front s’estompèrent, et elle finit par dire, d’un ton pensif :
— Au moins, on ne peut mettre en doute la pureté de son sang.
— Helen !
— La question se pose, pour les enfants d’hommes cantonnés au fin fond de l’empire. Une mère décédée, comme par hasard, des enfants aux yeux noirs liquides et aux joues ensoleillées… Ne me regardez pas ainsi, Amelia, ce ne sont pas mes préjugés que j’expose, mais ceux de la société, et comme je vous disais, en ce qui concerne Nefret… il faut lui trouver un autre nom, vous comprenez ? Pourquoi pas Natalie ? C’est peu courant, mais tout à fait anglais.
Les réflexions d’Helen faisaient naître en moi un étrange sentiment de gêne, mais une fois son intérêt éveillé, elle s’attaquait au problème avec tant d’enthousiasme qu’il était difficile de la contredire. Je ne suis pas d’une nature humble, mais dans le cas présent je ne me sentais guère sûre de moi. Helen était une experte en matière de jeunes filles, et après lui avoir demandé son avis je ne m’estimais pas en position de discuter ses conseils.
Cela aurait dû m’apprendre à ne jamais douter de mon propre jugement. Depuis ce jour-là je ne l’ai fait qu’une fois, et le résultat faillit en être encore plus catastrophique.
Les premières rencontres de Nefret avec les « demoiselles » soigneusement choisies par Helen semblaient se passer de façon satisfaisante. Je les jugeais toutes remarquablement stupides et après la première rencontre, au cours de laquelle l’une d’elles répondit au salut poli d’Emerson par une crise de fou rire tandis qu’une autre lui déclarait qu’il était bien plus séduisant que leurs professeurs, il prit l’habitude de se barricader dans la bibliothèque et de refuser d’en sortir tant que les demoiselles étaient dans la maison. Il reconnut cependant qu’il était probablement bénéfique pour Nefret de se mêler à ses contemporaines. Elle ne semblait pas ennuyée de ces visites. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle s’amuse réellement les premières fois. La vie sociale demande une longue pratique.
Enfin Helen décréta que le moment était venu pour Nefret de rendre ces visites, et elle lui adressa une invitation en bonne et due forme pour venir prendre le thé avec elle et les « demoiselles » choisies, à l’école. Je n’étais pas invitée. En fait, elle refusa catégoriquement de me laisser venir, ajoutant avec sa brusquerie coutumière qu’elle voulait que Nefret se sente à l’aise et se comporte avec naturel. L’idée que ma présence pût empêcher Nefret de se sentir à l’aise était ridicule, évidemment, mais je n’osai pas – pas encore ! – contredire une si éminente autorité en matière de demoiselles. Je ressentis toutes les affres d’une mère inquiète en regardant partir Nefret, mais j’avais la certitude que son apparence ne laissait rien à désirer, du haut de son joli chapeau orné de roses jusqu’aux semelles de ses petits souliers. William, le cocher, qui faisait partie de ses admirateurs, avait frotté les chevaux jusqu’à ce que leurs robes étincellent, et les boutons de sa veste flamboyaient littéralement au soleil.
Elle revint plus tôt que je ne m’y attendais. J’étais dans la bibliothèque, tentant de rattraper un énorme retard de courrier, quand Ramsès entra.
— Qu’y a-t-il, Ramsès, demandais-je avec humeur, ne vois-tu pas que je suis occupée ?
— Nefret est rentrée.
— Déjà ?
Je posai mon stylo et me tournai vers lui. Mains derrière le dos, pieds écartés, il croisa mon regard d’un œil fixe. Ses boucles sombres étaient en bataille (comme toujours), sa chemise était maculée de poussière et de produits chimiques (comme toujours), ses traits, le nez et le menton surtout, étaient encore trop grands pour son visage mince, mais s’il continuait d’évoluer dans le bon sens, ces traits pourraient un jour ne pas sembler déplaisants, en particulier son menton qui présentait, sous forme embryonnaire, la fossette que je trouvais si charmante à l’emplacement correspondant chez son géniteur.
— J’espère qu’elle s’est amusée, fis-je.
— Non.
Son œil n’était pas fixe, mais accusateur.
— C’est ce qu’elle t’a dit ?
— ELLE ne le dira pas, répondit mon fils qui n’avait pas totalement renoncé à son habitude d’évoquer Nefret en majuscules, pour ELLE, se plaindre serait une forme de lâcheté, et une marque de déloyauté envers vous, pour qui elle ressent, ce qui est parfaitement naturel de mon point de vue…
— Ramsès, je t’ai souvent demandé de t’abstenir d’employer cette expression.
— Je vous demande pardon, Mère, à l’avenir je ferai en sorte de me plier à vos souhaits. Nefret est dans sa chambre, elle a fermé la porte, je crois bien – je ne puis en être certain, car elle est passée devant moi à toute vitesse et le visage détourné – qu’elle pleurait.
J’écartai ma chaise du bureau, mais m’interrompis.
— Penses-tu que je devrais aller la voir ?
La question m’étonna autant qu’elle étonna Ramsès. Je n’avais pas l’intention de lui demander conseil. Je ne l’avais jamais fait auparavant. Ses yeux, d’un brun si foncé qu’ils en paraissaient noirs, s’ouvrirent tout grand :
— Vous me demandez mon avis, Mère ?
— On dirait… Encore que je ne sache vraiment pas pourquoi.
— Si nous n’étions dans une situation d’urgence, je ne manquerais pas de vous exprimer par le menu combien j’apprécie votre confiance, elle me touche et m’enchante plus que je ne saurais le dire.
— J’espère bien, Ramsès. Alors ? Sois concis, je te prie.
La concision, chez Ramsès, nécessite un rude combat. Sa victoire en cette occasion prouvait la profondeur de son affection pour Nefret.
— Je crois que vous devriez y aller, Mère, sur-le-champ.
Ce que je fis.
Je me sentais étrangement mal à l’aise, plantée devant la porte de la chambre de Nefret. J’avais déjà eu affaire à des demoiselles en pleurs, et m’étais montrée efficace. J’avais l’obscure sensation que les méthodes employées dans ces autres situations ne marcheraient pas si bien cette fois-ci. Je me trouvais, pourrait-on dire, in loco parentis, et ce rôle ne m’était guère agréable. Que ferais-je si elle se jetait toute sanglotante contre moi ?
Carrant les épaules, je frappai à la porte. (J’estime que les enfants ont le même droit à l’intimité que les grandes personnes.) Lorsqu’elle répondit, je fus soulagée de constater que sa voix était parfaitement normale, et en entrant, de la trouver tranquillement assise, un livre sur les genoux. Je ne vis point trace de larmes sur ses joues lisses. Puis je remarquai qu’elle tenait son livre à l’envers, et aperçus le pauvre chiffon au pied du lit, vestige de ce qui avait été son plus beau chapeau, une combinaison de paille fine et de rubans en satin, au large bord orné de fleurs en soie rose. Il n’avait pu être ainsi saccagé par accident. Elle avait dû le piétiner.
Elle avait oublié le chapeau. Quand je reportai les yeux sur elle, ses lèvres s’étaient serrées et son corps raidi, comme dans l’attente d’une réprimande ou d’un coup.
— Le rose n’est pas votre couleur, fis-je, je n’aurais jamais dû vous persuader de porter cet objet ridicule.
Je crus un instant qu’elle allait fondre en larmes ; ses lèvres tremblèrent, puis s’incurvèrent en un sourire.
— J’ai sauté dessus, avoua-t-elle.
— C’est bien ce que je me disais.
— Je suis désolée, je sais qu’il a coûté très cher.
— Vous avez beaucoup d’argent. Vous pouvez sauter sur autant de chapeaux que vous voulez. (Je m’assis au bout de la banquette.) Cependant, il y a probablement des façons plus efficaces de régler le problème qui vous tracasse. Que s’est-il passé ? A-t-on été grossier envers vous ?
— Grossier ? (Elle étudia la question avec un détachement affreusement adulte.) Je ne sais pas ce que cela veut dire, est-ce grossier de dire des choses qui donnent à l’autre l’impression d’être petite, laide et idiote ?
— Très. Mais comment pouvez-vous croire de telles sottises ? Vous avez un miroir, vous devez savoir que vous éclipsez ces vilaines petites créatures vicieuses, comme la lune ternit les étoiles. Mon Dieu, je crois bien que j’ai failli perdre mon calme. C’est si rare. Qu’ont-elles dit ?
Elle m’examina avec sérieux.
— Me promettez-vous de ne pas vous précipiter à l’école pour les frapper avec votre ombrelle ?
Il me fallut un moment pour voir que la lueur dans ses yeux bleus était rieuse. Elle ne plaisantait presque jamais, du moins pas avec moi.
— Bon, très bien, fis-je en souriant, elles sont jalouses, les vilaines petites grenouilles.
— Peut-être. (Ses lèvres délicates s’incurvèrent.) Il y avait là-bas un jeune homme, Tante Amelia.
— Dieu du ciel ! Si j’avais su…
— Miss McIntosh non plus ne savait pas qu’il viendrait. Il cherchait une école pour sa sœur, dont il est le tuteur, et souhaitait rencontrer certaines des demoiselles pour s’assurer qu’elles feraient des compagnes convenables. Il doit être très riche, car Miss McIntosh s’est montrée très aimable. Il est aussi très beau. Une des filles le désire, elle s’appelle Winnifred. (Elle vit mon expression et son sourire s’évanouit.) J’ai dû dire quelque chose de mal.
— Heu… ce n’est pas mal, mais ce n’est pas ainsi que Winnifred l’aurait exprimé…
— Vous voyez bien ! (Elle tendit les mains d’un geste gracieux, et aussi quelque peu exotique.) Je ne peux pas ouvrir la bouche sans commettre ce genre d’erreur. Je n’ai pas lu les mêmes livres qu’elles, ou écouté la même musique. Je ne sais pas jouer du piano, ou chanter comme elles, parler des langues étrangères…
— Elles non plus, coupai-je avec une grimace méprisante, quelques mots de français et d’allemand…
— Elles en savent assez pour dire des choses que je ne comprends pas, et ensuite elles se regardent en riant. Elles ont toujours agi ainsi, mais aujourd’hui, quand Sir Henry s’est assis à côté de moi et m’a regardée moi, et non Winnifred, chaque mot cachait une insulte. Elles ne parlaient que de choses que j’ignore, et elles me posaient des questions – avec une douceur ! – dont je ne connaissais pas les réponses. Winnifred m’a demandé de chanter. Je lui avais déjà dit que je ne savais pas.
— Qu’avez-vous fait ?
L’expression de Nefret était particulièrement hiératique.
— J’ai chanté. L’invocation à Isis.
— L’inv… (Je m’interrompis pour avaler ma salive.) Ce que vous chantiez au temple de la Montagne Sacrée ? Avez-vous aussi… dansé, comme là-bas ?
— Bien sûr, cela fait partie du rituel. Sir Henry a dit que j’étais délicieuse, mais je ne crois pas que Miss McIntosh m’invitera de nouveau pour le thé.
Je ne pus me retenir. Je ris tant que j’en pleurai.
— Ne vous inquiétez pas, fis-je en m’essuyant les yeux, vous n’aurez pas à retourner là-bas. Je vais dire deux mots à Helen ! Pourquoi l’ai-je écoutée…
— Si, j’y retournerai, dit-elle d’une voix douce. Pas tout de suite, mais quand je saurai ce que je dois savoir, quand j’aurai lu leurs livres, et appris leurs langues étrangères stupides, quand je saurai me piquer les doigts avec une aiguille.
Elle se pencha vers moi et posa sa main sur la mienne – geste rare et lourd de sens pour une fillette aussi peu démonstrative.
— Tante Amelia, je me disais, c’est mon monde et je dois apprendre à y vivre. Ce ne sera pas trop douloureux, il y a des choses que j’ai envie d’apprendre. Je dois aller à l’école. Oh, pas dans un endroit comme celui-là, non, ils ne pourraient m’instruire assez vite et je ne suis pas assez courageuse pour affronter ces filles tous les jours. Vous dites que j’ai beaucoup d’argent. Assez pour payer des professeurs à domicile ?
— Oui, bien sûr. J’étais sur le point de proposer quelque chose de ce genre, mais je pensais que vous aviez besoin de temps pour vous reposer et vous habituer à…
— C’est vrai, mais j’ai eu assez de temps. Ces semaines avec vous, et le professeur, et mon frère Ramsès, et mes amis, Gargery et la chatte Bastet, c’était comme le paradis des chrétiens dont me parlait mon père. Mais je ne peux pas rester cachée pour toujours dans mon jardin secret. Je crois que vous envisagiez de m’emmener avec vous en Égypte cet hiver.
« Envisagiez… » Pendant un moment je ne pus parler. Je maîtrisai l’émotion méprisable et indigne qui me gonflait la gorge, et forçai les mots à sortir de ma bouche.
— En effet, vous semblez vous intéresser à l’archéologie…
— C’est vrai, et un jour peut-être j’étudierai ce sujet. Mais d’abord je dois apprendre d’autres choses. Pensez-vous que Mrs Evelyn et Mr Walter accepteraient que je séjourne chez eux cet hiver ? Si j’ai tant d’argent, je pourrais les payer.
Avec le tact qui me caractérise, j’expliquai que les amis ne sauraient offrir ni accepter de paiement pour leurs actes de bonté, mais en tout autre point le plan était exactement celui que j’aurai proposé si je l’avais osé. J’aurais pu engager des tuteurs et des professeurs qui auraient gavé Nefret d’informations comme une oie destinée à faire du foie gras, mais elle n’aurait pu apprendre d’eux ce qu’elle avait besoin d’acquérir – la grâce et les attitudes d’une demoiselle bien élevée. Aucun modèle n’aurait pu surpasser Evelyn, ni guider Nefret avec plus de bienveillance. Walter pourrait étancher la soif de savoir de la petite tout en satisfaisant la sienne. Bref, c’était la solution idéale. Je ne l’avais pas proposée parce que je ne voulais pas être accusée, même par ma propre conscience, de négliger mon devoir. De plus, je n’avais pas pensé un instant que les parties concernées pourraient trouver cette idée acceptable.
Mais elle venait de Nefret elle-même, dont la détermination tranquille semblait inébranlable. Emerson fit de son mieux pour l’en dissuader, surtout après que Ramsès, à la stupéfaction de tous sauf moi-même, eut annoncé que lui aussi resterait en Angleterre cet hiver.
— Je ne sais pourquoi vous persistez à discuter avec lui, dis-je à Emerson qui fulminait en arpentant la bibliothèque, comme toujours lorsqu’il est perturbé, vous savez bien que quand Ramsès prend une décision, il n’en démord jamais. De plus, cette solution comporte des points positifs.
Emerson cessa ses allées et venues et me foudroya du regard.
— Je n’en vois aucun.
— Nous avons souvent discuté de l’étroitesse du savoir de Ramsès. Par certains côtés, il est aussi ignorant que Nefret. Oh, je vous accorde que pour ce qui est de momifier les souris ou concocter des explosifs, personne ne lui arrive à la cheville, mais ce sont des talents à l’utilité limitée. Et quant aux convenances sociales…
Emerson émit une sorte de grognement. Toute évocation des convenances sociales a cet effet sur lui.
— Et puis je vous ai raconté, poursuivis-je, comment les autres filles se moquaient de Nefret.
Le teint superbe de mon mari rougit sous l’effet d’une colère frustrée. À cette occasion, il n’avait pu appliquer sa méthode favorite pour redresser les torts : on ne peut boxer le menton d’une demoiselle ni rosser une respectable maîtresse d’école d’âge mûr. Il avait quelque chose de tragique, debout, poings serrés et épaules carrées, comme un grand taureau sous les banderilles des picadors. Tragique mais majestueux, car comme j’ai déjà eu l’occasion de le signaler, son admirable musculature et ses nobles traits sont toujours magnifiques. Je me levai et allai poser une main sur son bras.
— Serait-ce si terrible, Emerson, rien que vous et moi, comme autrefois ? Ma compagnie vous est-elle si désagréable ?
Les muscles de son bras se détendirent.
— Ne dites pas de bêtises, Peabody, marmonna-t-il.
Puis, comme je l’espérais, il me prit dans ses bras.
Tout fut donc arrangé. Il va sans dire qu’Evelyn et Walter acceptèrent notre proposition avec enthousiasme. Je fis en hâte les préparatifs nécessaires à notre départ, avant qu’Emerson change d’avis.
Il fut un peu morose, avant et après notre départ, et je dois avouer que j’éprouvai un sentiment inattendu de perte en faisant signe à ceux qui restaient sur le quai, comme le steamer se mettait en route. Je n’avais pas remarqué combien Ramsès avait grandi, il semblait solide et fiable, debout, près de Nefret évidemment, Evelyn était de l’autre côté de la fillette, l’entourant de son bras ; Walter tenait la main de sa femme et agitait vigoureusement son mouchoir. Ils formaient un ravissant tableau de famille.
Comme nous partions tôt dans la saison, nous avions résolu de faire tout le voyage de Londres à Port-Saïd en bateau, plutôt que de gagner en train Marseille ou Brindisi, puis prendre le steamer, alternative plus rapide mais moins agréable. J’espérais que le voyage en mer rassérénerait Emerson et le mettrait dans la disposition d’esprit appropriée. La lune fit de son mieux pour m’aider, étirant ses ridules de lumière argentée sur l’eau quand nous arpentions le pont main dans la main, ou se glissant par le hublot de notre cabine pour nous inspirer les plus tendres démonstrations d’affection conjugale. Et je dois dire qu’il était bien agréable de se laisser aller auxdites démonstrations sans avoir à se demander si nous avions pensé à enfermer Ramsès dans sa propre cabine.
Emerson ne réagit pas aussi rapidement que j’espérais, il était sujet de temps en temps à des crises de préoccupation ténébreuse, mais j’avais la certitude que son humeur morose s’allégerait dès que nous poserions le pied sur le sol égyptien. Il ne restait que quelques heures à patienter ; déjà je croyais entrevoir les contours flous de la côte, et j’approchai ma main de celle, forte et brune, posée tout près sur le bastingage.
— Nous y sommes presque, dis-je joyeusement.
— Humpf, fit Emerson, sourcils froncés, sans me prendre la main.
— Quelle mouche vous pique ? demandai-je, boudez-vous encore à cause de Ramsès ?
— Je ne boude jamais, grogna Emerson, quel mot ! Le tact n’est vraiment pas votre fort, Peabody, mais je dois admettre que je m’attendais à ce que vous fassiez preuve de l’empathie compréhensive que vous prétendez éprouver pour moi et mes pensées. À la vérité, j’ai un étrange pressentiment…
— Oh, Emerson, c’est magnifique ! m’exclamai-je, incapable de contenir ma joie, je savais bien qu’un jour, vous aussi…
— Le mot était mal choisi, coupa Emerson, furibond, vos pressentiments, Amelia, ne sont que le fruit de votre imagination débordante. Ma… heu… gêne a des causes rationnelles.
— Comme tous les pressentiments d’un désastre imminent, y compris les miens. J’espère que vous ne me croyez pas superstitieuse. Moi ? Pas du tout, les prémonitions et pressentiments résultent d’indices que l’esprit éveillé ne remarque pas, mais qui sont enregistrés et interprétés par cette portion du cerveau qui ne dort jamais et…
— Amelia.
Je frémis en discernant dans les yeux bleus d’Emerson cette lueur saphir annonciatrice d’une explosion. La fossette (qu’il préfère appeler fente) sur son admirable menton s’agitait d’un tremblement révélateur.
— Amelia ! Voulez-vous connaître mon opinion ou préférez-vous exprimer la vôtre ?
En temps ordinaire, j’aurais été ravie d’une de ces discussions animées qui égaient si souvent le cours de nos relations, mais je ne voulais pas gâcher le bonheur de cet instant.
— Je vous demande pardon, mon cher Emerson, veuillez exprimer vos pressentiments sans réserve.
— Humpf, fit-il.
Il resta silencieux un moment, éprouvant ma bonne volonté ou rassemblant ses pensées, et je m’occupai en l’examinant avec l’admiration que sa vue m’inspire toujours. Le vent écartait ses boucles sombres de son front intelligent (car il avait, comme d’habitude, refusé de mettre un chapeau) et collait le lin de sa chemise sur sa forte poitrine (car il avait refusé de mettre son manteau avant le moment de débarquer). Son profil (car il s’était détourné de moi pour contempler les eaux bleues) auraient pu servir de modèle à Praxitèle ou Michel-Ange : l’arc audacieusement ciselé du nez, les lignes fermes du menton et de la mâchoire, la courbe forte mais sensible des lèvres… Les lèvres s’ouvrirent (enfin !). Il parla.
— Nous avons fait escale à Gibraltar et à Malte.
— Oui, Emerson, en effet.
En me mordant les lèvres, je parvins à ne rien ajouter.
— À ces deux endroits nous attendaient des lettres et des journaux d’Angleterre.
— Je sais, Emerson, le courrier est acheminé par train, il va plus vite que nous… (Un pressentiment personnel fit trembler ma voix.) Poursuivez, je vous prie.
Emerson se retourna lentement, un bras appuyé au bastingage.
— Avez-vous lu les journaux, Peabody ?
— Quelques-uns.
— Avez-vous lu le Daily Yell ?
Je ne mens qu’en cas de nécessité absolue.
— Il y avait le Yell ?
— Voilà une question intéressante, Peabody. (Sa voix s’était changée en ce ronronnement grondant annonciateur d’explosions.) Je pensais que vous en connaîtriez la réponse, car moi, je ne l’ai sue que ce matin, en remarquant par le plus grand des hasards qu’un des autres passagers lisait ce méprisable torchon. Quand je lui ai demandé où il l’avait trouvé – il était daté du dix-sept, trois jours après notre départ de Londres – il m’a informé que plusieurs exemplaires avaient été déposés à bord à Malte.
— Vraiment ?
— Vous en avez oublié un, Peabody, qu’avez-vous fait des autres ? Vous les avez jetés par-dessus bord ?
Les commissures de ses lèvres tremblaient, non de fureur mais d’amusement. J’étais un peu déçue – car les colères d’Emerson sont toujours revigorantes – mais je ne pus m’empêcher de répondre sur le même ton.
— Certainement pas, ç’aurait été une destruction volontaire du bien d’autrui. Ils sont sous notre matelas.
— Ah ! J’aurais peut-être pu entendre le craquement du papier si je n’avais pas été distrait par autre chose.
— J’ai fait de mon mieux pour vous distraire.
Emerson éclata de rire.
— Vous avez réussi, ma chère, comme toujours. Je ne sais pas pourquoi vous teniez tant à m’empêcher de lire cet article. Cette fois-ci, je ne peux vous accuser d’avoir bavardé à tort et à travers avec ce vaurien de journaliste. Il n’est revenu en Angleterre que dix jours avant notre départ, et dès que j’ai appris son arrivée prochaine, j’ai fait en sorte que vous ne puissiez le voir.
— Ah vraiment ?
— Kevin O’Connell – Emerson prononçait ce nom comme un juron –, Kevin O’Connell est un misérable sans scrupules, votre affection pour lui est tout à fait incompréhensible. Il vous soutire des informations, Amelia, vous le savez bien. Combien de fois nous a-t-il créé des difficultés par le passé ?
— Aussi souvent qu’il a noblement volé à notre secours, répliquai-je, il ne nous causera jamais volontairement le moindre tort.
— Bon… je reconnais que l’article était moins dommageable que je le craignais.
Ç’aurait été bien pis si je n’avais pas averti Kevin. Emerson ne fait pas confiance au téléphone. Il a refusé d’en installer un à Amarna House. Cependant, nous avions passé deux jours à Londres avant de partir et je m’étais débrouillée pour utiliser celui de l’hôtel. J’étais moi aussi informée du retour imminent de Kevin, et mes pressentiments sont tout aussi fondés que ceux d’Emerson.
— Je présume qu’il a trouvé ces informations au Soudan, remarqua-t-il, il est le seul à en parler, il n’y avait rien ni dans le Times ni dans le Mirror.
— Leurs correspondants ne s’intéressaient qu’à la situation militaire, je pense, alors que Kevin…
— … nous suit d’un œil de propriétaire, continua Emerson, par tous les diables ! Il ne fallait pas espérer qu’O’Connell oublierait d’interroger les officiers de Sanam Abou Dom à notre sujet, mais on aurait pu croire que les militaires ne se laisseraient pas aller aux commérages et aux rumeurs sans fondement.
— Ils savaient que nous étions partis à la recherche de Reginald Forthright, qui avait monté son expédition dans le but affiché de retrouver son oncle et sa tante disparus, lui rappelai-je, nous ne pouvions guère cacher cela, même si Reggie lui-même ne l’avait pas raconté à tous les officiers du cantonnement. Et quand nous sommes rentrés avec Nefret, impossible d’éviter la curiosité et les bavardages. Mais l’histoire que nous avions fabriquée était bien plus vraisemblable que la vérité. Tous ceux qui connaissaient le pauvre Mr Forth et sa quête de l’Oasis Perdue le considéraient comme un fou ou un rêveur.
— O’Connell n’en parle pas, reconnut Emerson de mauvaise grâce.
Il n’en parlait pas parce que je l’avais menacé de bien des choses déplaisantes s’il le faisait.
— Le nom de Nefret n’est pas le seul à apparaître dans son article, dis-je. Comme je le lui ai suggéré… Comme je l’attendais de quelqu’un aussi capable, il a choisi comme thème de son article les survies miraculeuses, et l’histoire de Nefret n’est qu’une des anecdotes ; ceux qui lisent cet article ne peuvent imaginer qu’elle a été élevée non par de bons missionnaires américains, mais par les survivants païens d’une civilisation disparue. Même sans mentionner l’Oasis Perdue, l’idée qu’elle ait été élevée par des sauvages tout nus – c’est ainsi que nos compatriotes éclairés considèrent les membres de toute autre culture que la leur – l’aurait condamnée aux moqueries et aux allusions grossières de la bonne société.
— C’est cela qui vous importe, n’est-ce pas ? Faire en sorte que la bonne société accepte Nefret ?
— Elle n’a déjà eu que trop de problèmes avec les esprits étroits.
Les nuages qui assombrissaient le noble front d’Emerson s’éloignèrent.
— Votre souci pour cette enfant vous honore, ma chère, pour moi, ce n’est qu’un ramassis de sottises, mais l’impertinente opinion du vulgaire a certainement plus d’importance pour une jeune fille que pour MOI. De toute façon, nous ne pouvons dévoiler ses origines sans trahir le secret que nous avons juré de garder. Tout bien pesé, je suis content que les enfants soient en sécurité en Angleterre.
— Moi aussi, fis-je en toute sincérité.
*
* *
La première personne que j’aperçus quand le steamer accosta à Port-Saïd fut Abdullah, notre fidèle raïs, coiffé de son turban d’une blancheur neigeuse, qui dépassait d’au moins six pouces les têtes de tous ceux qui l’entouraient.
« Crénom ! » laissai-je échapper. J’avais espéré bénéficier encore quelques heures de l’attention entière d’Emerson. Heureusement il ne m’entendit pas ; portant la main à sa bouche, il émit un hululement qui fit sursauter les passagers voisins, et amena un large sourire sur le visage d’Abdullah. Il était notre raïs depuis des années ; son âge et sa dignité lui interdisaient d’exprimer sa joie par de violentes manifestations physiques, mais ses parents plus jeunes, eux, ne s’en privèrent pas. Leurs turbans dansaient au rythme de leurs bonds de joie, et leurs cris de bienvenue emplissaient l’air.
— C’est magnifique qu’Abdullah ait fait tout ce chemin pour venir à notre rencontre, dit Emerson, rayonnant.
— Et Selim, ajoutai-je en découvrant d’autres visages familiers, et Ali, et Daoud, Feisal, et…
— Ils nous seront très utiles pour aider à charger notre équipement dans le train, je me demande bien pourquoi je ne leur ai pas demandé de venir nous attendre ici. Mais c’est tout Abdullah, de devancer nos moindres désirs.
Le voyage en train entre Port-Saïd et Le Caire prend moins de six heures. Il y avait largement assez de place dans notre compartiment pour Abdullah et Feisal, son fils aîné, car les autres Européens refusèrent de le partager avec « un tas d’indigènes puants » comme les désigna un imbécile pompeux. Je l’entendis s’indigner auprès du contrôleur, ce qui ne le mena nulle part ; le contrôleur connaissait Emerson.
Nous pûmes donc nous asseoir et nous lancer dans d’agréables commérages. Abdullah fut navré d’apprendre que Ramsès n’était pas du voyage. En tout cas, il feignit de l’être, mais il me sembla déceler une certaine lueur dans ses yeux noirs. Ses sentiments me paraissaient clairs. N’éprouvais-je pas les mêmes ? Son adoration pour Emerson combinait le respect d’un assistant et la forte amitié d’un frère, il ne nous avait pas accompagnés l’année précédente et voilà que s’offrait à lui la perspective de toute une saison d’attention sans partage de son idole. Il se serait débarrassé de MOI si cela avait été possible, me dis-je sans acrimonie. J’éprouvais les mêmes sentiments à son égard. Sans parler de Daoud, Ali et Feisal.
Nous nous séparâmes au Caire, mais seulement pour un temps ; d’ici peu nous rendrions visite aux hommes dans leur village d’Aziyeh, pour recruter une équipe en vue des fouilles de l’hiver. Emerson était de si belle humeur qu’il se soumit de bonne grâce à l’étreinte de tous les hommes présents, et pendant un moment il disparut presque dans un nuage de manches et de robes flottantes. Les autres voyageurs européens nous dévisageaient avec impertinence.
Bien entendu, nous avions réservé au Shepheard. Notre vieil ami Mr Baehler en était maintenant propriétaire, si bien que nous n’eûmes aucune difficulté à cet égard, bien que, la popularité du Shepheard s’accroissant d’année en année, les appartements y fussent difficiles à obtenir. Cette année-là, tout le monde fêtait la victoire au Soudan. Le 2 septembre, Kitchener et ses troupes avaient pris possession d’Omdourman et de Khartoum, mettant fin à la rébellion et lavant le drapeau britannique du déshonneur qui le souillait depuis que le brave Gordon avait été vaincu par les hordes sauvages du Madhi. (Je suggère au lecteur mal informé sur ces événements de se référer à n’importe quel livre d’histoire.)
La bonne humeur d’Emerson se désintégra dès que nous franchîmes le seuil de l’hôtel. Le Shepheard est toujours bondé durant l’hiver et cette année la foule était encore plus compacte que de coutume. Les jeunes officiers au teint halé, revenant tout juste du champ de bataille, exhibaient leurs pansements et leurs galons dorés devant les dames qui se pressaient autour d’eux. L’un des visages, orné d’une impressionnante moustache militaire, me parut familier, mais avant que je pusse approcher cet officier entouré d’une nuée de civils, Emerson me prit le bras et m’entraîna. Il ne parla pas avant que nous ayons rejoint nos appartements – toujours les mêmes, avec vue sur les jardins Ezbekieh.
— Cet endroit est de plus en plus couru, grommela-t-il, laissant son chapeau tomber par terre et envoyant son manteau le rejoindre. C’est la dernière fois, Amelia, et je parle sérieusement : l’année prochaine nous accepterons l’hospitalité du sheikh Mohammed.
— Comme vous voudrez, mon ami, répondis-je comme tous les ans, prendrons-nous le thé en bas ou dois-je demander au safragi de nous l’apporter ici ?
— Au diable le thé, je n’en veux pas, fit Emerson.
Nous prîmes le thé sur le petit balcon surplombant les jardins. Malgré mon impatience de rejoindre la foule au rez-de-chaussée – où se trouvaient sans nul doute de nombreux amis et connaissances – pour me mettre au courant des dernières nouvelles, je jugeais peu sage de convaincre Emerson de remettre son manteau et son chapeau. J’avais eu assez de mal à lui faire garder ce dernier objet sur la tête le temps d’entrer dans l’hôtel.
Le serviteur, vêtu de blanc, survenait et repartait en glissant sans bruit, pieds nus. Au-dessous de nous les jardins étincelaient de roses et d’hibiscus ; voitures à cheval et piétons allaient et venaient sur la large avenue, panorama sans fin de la vie égyptienne, comme je l’avais désignée un jour. Un bel attelage vint se ranger devant l’escalier de l’hôtel, et un personnage très digne, en grand uniforme, en descendit.
— Ohé, hurla Emerson, Salâm alaïkoum, habib[2] !
— Emerson ! me récriai-je, c’est le général Kitchener.
— Ah bon ? Ce n’est pas à lui que je m’adressais.
Il agita vigoureusement la main. À ma grande contrariété, un individu pittoresque mais extrêmement mal habillé, transportant un plateau de souvenirs de pacotille, lui répondit. Dans la foule de vendeurs de fleurs, fruits, colifichets et souvenirs, plusieurs autres personnes tout aussi pittoresques, attirées par le geste, regardèrent en l’air et se joignirent au hurlement général de bienvenue.
— Il est revenu, le Maître des Imprécations est revenu ! Allah yimessîkoum bil-kheir, Effendi[3] ! Marhaba[4], Ô Sitt Hakim !
— Humpf, fis-je, quelque peu flattée d’être incluse dans ce salut – car Sitt Hakim (la femme médecin) est le sobriquet affectueux que me donnent les Égyptiens –, asseyez-vous, Emerson, et cessez de crier. Tout le monde nous regarde.
— C’était bien le but, rétorqua Emerson, je veux parler avec le vieil Ahmet, tout à l’heure, il est toujours au courant de tout.
Il se laissa convaincre de se rasseoir. Quand le soleil baissa, l’horizon fut envahi de la lueur diffuse du jour mourant, et l’expression d’Emerson se fit pensive.
— Vous souvenez-vous, Peabody, du jour où Ramsès s’est tenu avec nous sur ce même balcon pour la toute première fois ? Nous avons regardé ensemble le soleil se coucher sur Le Caire…
— Et nous le regarderons ensemble à nouveau, pas de doute, coupai-je, Emerson, oubliez Ramsès. Dites-moi ce que je meurs d’envie de savoir. Je connais votre habitude de me cacher vos plans secrets jusqu’à la dernière seconde, vous aimez bien me faire des surprises, mais je crois que le moment est venu. Où allons-nous fouiller cet hiver ?
— C’est une décision difficile, répondit-il en tendant sa tasse pour que je la re-remplisse, Sakkarah me tente, il y reste tant à faire, et je suis d’avis qu’un grand cimetière de la dix-huitième dynastie se trouve quelque part aux alentours de Memphis.
— C’est une déduction logique, remarquai-je, d’autant que Lepsieus indique avoir vu ces tombes en 1843.
— Peabody, si vous continuez d’anticiper mes plus brillantes déductions, je demande le divorce, menaça aimablement Emerson, les tombes de Lepsieus ont été perdues, ce serait un beau coup de les retrouver, et peut-être d’autres par-dessus le marché. Mais Thèbes a aussi ses attraits, la plupart des momies royales de l’empire ont été trouvées, mais… Au fait, vous ai-je dis que je connaissais depuis quinze ans la seconde cache à momies, dans la tombe d’Amenhotep II ?
— Oui mon cher, vous l’avez dit environ quinze fois depuis que Loret a découvert la tombe en mars dernier. Pourquoi n’avez-vous pas ouvert la tombe vous-même, vous auriez reçu tous les honneurs…
— Au diable les honneurs ! Vous connaissez mes opinions, Peabody, une fois qu’une tombe ou un site est découvert, les pilleurs accourent. Comme la plupart des archéologues, cet imbécile incompétent de Loret ne sait pas superviser ses hommes comme il faut. Ils ont sorti des objets de valeur de cette tombe sous son nez. Certains sont déjà apparus sur le marché. Tant que le Département des Antiquités ne sera pas convenablement organisé…
— Oui, mon cher, je connais vos opinions, coupai-je d’un ton apaisant (car Emerson était capable de pérorer sur ce sujet pendant des heures). Donc, vous envisagez la Vallée des Rois ? Si les momies royales ont été découvertes…
— Les momies oui, mais pas les tombes. Celles de Hatshepsout, Amenhotep Ier et Thoutmès III, pour n’en citer que quelques-unes, restent introuvables. Et je n’ai jamais été certain que la tombe que nous avons trouvée est bien celle de Toutankhamon.
— Elle n’aurait pu appartenir à personne d’autre, objectai-je, pourtant, je suis de votre avis, il reste des tombes à découvrir. Notre vieil ami Cyrus Vandergelt sera de nouveau là-bas cette année, n’est-ce pas ? Il vous a souvent demandé de travailler avec lui.
— Pas avec lui : pour lui, rectifia Emerson avec une grimace méprisante, je n’ai rien contre les Américains, même les Américains riches, même les Américains riches qui font de l’archéologie en dilettantes, mais je ne travaille pour personne. Vous avez trop de satanés vieux amis, Peabody.
Ma fameuse intuition me trahit en cette occasion. Nul frisson d’horreur prémonitoire ne me parcourut.
— J’espère que nous ne nourrissez aucun soupçon concernant les intentions de Mr Vandergelt ?
— Vous me demandez si je suis jaloux ? Ma chère, j’ai abjuré cette indigne émotion voici bien longtemps. Vous m’avez persuadé, comme j’espère vous avoir persuadée, que je n’aurai jamais la moindre raison de douter de vous. Les vieux ménages comme nous, Peabody, ont depuis longtemps franchi les cataractes des passions juvéniles et atteint le lac serein de l’affection conjugale.
— Humpf.
— En fait, je me dis depuis quelque temps que nous devrions établir un plan non pour cette année, mais pour l’avenir. L’archéologie est en pleine mutation. Petrie continue de rebondir comme une balle de caoutchouc, en s’attaquant tous les ans à un site différent…
— Nous en avons fait autant.
— Oui, mais à mon avis cette méthode est de plus en plus inefficace. Regardez les rapports de fouille de Petrie, ils ne sont… (Emerson faillit étouffer en reconnaissant quelques qualités à son principal rival, mais se domina), ils ne sont… heu, pas mauvais. Pas mauvais du tout. Toutefois en une seule saison il ne peut qu’effleurer le site, et une fois que les monuments sont mis à jour, ils sont condamnés.
— Je suis d’accord, que proposez-vous ?
— Puis-je fumer ? (Sans attendre la réponse il sortit sa pipe et sa blague à tabac.) Ce que je propose, c’est que nous nous concentrions sur un unique site, pas pour une seule saison, mais jusqu’à ce que nous ayons trouvé tout ce qu’il y a à trouver et l’ayons enregistré méticuleusement. Nous aurons besoin de plus de main-d’œuvre, bien sûr, d’experts dans les techniques de plus en plus complexes de l’excavation. Photographes, dessinateurs, un épigraphiste pour copier et collationner les textes, un anatomiste pour étudier les ossements, des étudiants qui superviseront les ouvriers tout en apprenant les procédés de fouille. Nous pourrions même envisager de construire une maison permanente où nous reviendrions tous les ans. (Il laissa échapper un gros nuage de fumée.) Ainsi, nous ne serions pas obligés de descendre dans ce satané hôtel.
Pendant un moment, je ne trouvai rien à dire. Cette proposition était tellement inattendue et ses ramifications si complexes, que je dus faire un effort pour les saisir. J’inspirai profondément.
— C’est tellement inattendu, que je ne sais que dire.
J’étais parfaitement préparée aux sarcasmes que mon éloquence risquait de provoquer chez Emerson, mais il ne mordit pas à l’hameçon.
— Inattendu, peut-être, mais pas désagréable j’espère. Vous ne vous plaignez jamais, ma chère, mais le travail que vous affrontez chaque année aurait eu raison de la plupart des femmes. Il est temps de vous donner de l’aide… de la compagnie… quelqu’un pour vous assister.
— Je présume que vous pensez à une femme ? Une secrétaire me serait certainement utile…
— Allons, Peabody, je ne m’attendais pas à une telle étroitesse d’esprit de votre part. Il nous serait certainement utile d’avoir quelqu’un pour tenir les registres à jour, mais pourquoi une femme ? Et pourquoi pas des femmes étudiantes, excavatrices et scientifiques ?
— Pourquoi pas, en effet.
Il avait touché la corde sensible. La promotion de mon sexe sous-estimé avait toujours été de la plus grande importance pour moi. Après tout, me dis-je, je n’avais pas espéré plus d’un an de bonheur en solitaires. Je n’avais même pas espéré cela. Goûtons l’instant présent et oublions l’avenir déprimant.
— Emerson, je l’ai déjà dit et le dirai encore, vous êtes le plus remarquable des hommes.
— Et comme vous l’avez également déjà dit, vous n’auriez pu vous contenter de moins, sourit-il.
— Avez-vous quelqu’un en vue ?
— Nefret et Ramsès, bien sûr.
— Bien sûr.
— Nefret a fait preuve à la fois d’intérêt et d’aptitudes, poursuivit Emerson, j’espère aussi convaincre Evelyn et Walter de nous accompagner, quand nous aurons établi une base permanente. Il y a une jeune femme du nom de Murray à l’Université, une élève de Griffith, elle semble très prometteuse… Voilà une des choses que je compte faire cette année, Peabody : étudier des candidatures.
— Alors, dis-je en me levant, je suggère que nous commencions par descendre dîner.
— Pourquoi diable ? Ali fait de la bien meilleure cuisine au bazar !
— Mais nous sommes sûrs de trouver certains de nos confrères dans la salle à manger du Shepheard. Nous pourrions leur demander conseil touchant les étudiants les plus prometteurs.
Emerson me dévisagea d’un air suspicieux.
— Vous trouvez toujours de bonnes excuses pour me contraindre à faire ce que je déteste. Comment savez-vous qu’il y aura des égyptologues ici ce soir ? Vous les avez invités, n’est-ce pas ? Allez au diable, Peabody…
— J’ai trouvé des messages laissés par des amis, comme d’habitude. Allez, il se fait tard et vous devez vous laver, vous changer…
— Je suppose que je n’ai pas le choix, grommela-t-il.
Il commença de se dévêtir en traversant la pièce, jetant faux col, chemise et cravate dans la direction approximative du canapé. Ils tombèrent par terre. Je m’apprêtais à récriminer quand Emerson s’immobilisa brusquement et m’intima à grands gestes d’en faire autant. Tête levée, oreilles presque visiblement tendues, il écouta un instant puis, avec la célérité féline qu’il sait adopter quand il le juge nécessaire, il bondit sur la porte et l’ouvrit brutalement. Le couloir était sombre, mais je discernai une forme recroquevillée tapie ou tombée devant la porte. Emerson s’en saisit d’une poigne vigoureuse et la traîna à l’intérieur.