— Combien de fois l’ai-je mis en garde contre ces longues promenades solitaires ! murmura-t-il en passant un mouchoir d’un blanc immaculé sur ses yeux. Il était cardiaque. Il a dû s’effondrer et il est mort, là-bas dans le désert, sous une lune froide et indifférente, et sans doute ne s’est-il pas passé longtemps avant que… (Il frissonna.) Il repose en paix maintenant.
Je fus tentée de le piquer durement du bout de mon ombrelle, mais il se tenait à distance prudente.
Après avoir promis de venir prendre les ossements et de prévenir les autorités concernées, nous sortîmes du poste de police. La place environnante était un lieu œcuménique et comportait une mosquée, une église catholique et deux hôtels modernes. De jolis jardins en occupaient le centre. La couleur et la senteur des fleurs étaient particulièrement rafraîchissantes après ce que nous venions de voir.
— À l’évidence, voilà qui change la situation, fis-je remarquer. Martinelli n’a jamais quitté Louxor. Il a certainement été tué la nuit même de sa disparition.
— Vous ignorez si c’était un meurtre, grommela Emerson.
Il savait ma conclusion exacte, mais il ne voulait pas l’admettre.
— Un homme de son espèce n’avait pas l’habitude de faire de longues promenades solitaires, rétorquai-je. Quelqu’un l’a emmené là-bas, de force ou par ruse, et quand ce quelqu’un l’a quitté il était mort. À mon avis, c’est une forte présomption de meurtre. Quant au fait qu’il était cardiaque, vous avez inventé cela, n’est-ce pas ?
Mon beau-frère soutint mon regard avec un haussement d’épaules et un sourire.
— Il était inutile de compliquer la situation. En ce qui concerne les autorités, c’était un malheureux accident. Comment est-il mort, Nefret ?
Elle sursauta légèrement lorsqu’il s’adressa à elle et tourna vers lui des yeux bleus déconcertés.
— Peu de choses vous échappent !
— Vous avez un visage expressif, tout à fait sans défense. Quelque chose à propos des os du cou, n’est-ce pas ?
— Il y avait quelques dommages. Je ne l’affirmerais pas sous serment, mais il a peut-être été étranglé. Ou bien, ajouta-t-elle d’un air revêche, on l’a peut-être frappé à la tête… impossible de dire si les fractures ont été causées avant ou après la mort. Ou encore, on l’a peut-être empoisonné, poignardé ou tué par balles !
Je pris sa main et la tapotai.
— Est-ce que nous allons au Savoy pour boire une délicieuse tasse de thé ?
— Certainement pas ! (Emerson força le pas.) Du travail m’attend. Il faudra prévenir Cyrus. Je vous laisse ce soin, Peabody.
— Si le vol était le mobile du meurtre…, commençai-je.
— Quel autre mobile pourrait-il y avoir ? demanda vivement Emerson. Le fellah qui a découvert les restes aurait pris tous les objets de valeur, mais il est bien plus probable que Martinelli a été dépouillé par quelqu’un à qui il avait eu la stupidité de montrer les bijoux pendant qu’il se pavanait dans les cafés et les bars. La valeur du butin était suffisamment prodigieuse pour inciter même un voleur prudent de Louxor à commettre un meurtre. La petite malle-penderie qu’il avait emportée se trouve probablement au fond du fleuve, lestée de pierres. Je m’en serais débarrassé de cette façon, conclut Emerson.
Il me prit fermement par le bras et me fit passer au pas de course devant les boutiques qui bordaient l’esplanade.
Son refus évident de poursuivre la discussion ne m’empêcha pas de faire des conjectures. Sa théorie (la nôtre, devrais-je dire) était sans doute exacte, mais dans ce cas qu’étaient devenus les bijoux des princesses ? Se trouvaient-ils toujours dans la maison du voleur, dans une cachette comme celle que le vieil Abd el-Hamed avait creusée sous le plancher de sa maison ? Avaient-ils été vendus à l’un des marchands de Louxor ? Cette dernière hypothèse semblait peu probable. Les bijoux étaient très particuliers, leur propriétaire et leur origine notoirement connus. S’ils avaient été proposés à un acheteur éventuel, nous l’aurions appris tôt ou tard, et Emerson serait tombé sur le dos du malheureux telle la foudre. Notre première théorie avait peut-être été la bonne : le trésor avait été emporté au Caire mais, à l’évidence, pas par Martinelli.
Plus tard dans l’après-midi, j’étais assise seule sur la véranda, attendant l’arrivée de Sethos et de sa fille. Je goûtais ces instants propices à la réflexion. Avant peu, toute la famille – et quelle famille* ! – me rejoindrait et, bien que j’éprouve rarement des difficultés à garder à l’esprit une pléthore de problèmes, je constatai que j’étais incapable de me concentrer. Mes pensées, tel un papillon, voletaient au hasard de l’une à l’autre, certaines importantes, d’autres parfaitement insignifiantes. Comment m’habiller pour la fantasia entrait dans la seconde catégorie, assurément, ainsi que le menu du dîner que j’avais établi avec Fatima, et le tesson de poterie que j’avais trouvé l’après-midi… une autre partie de celui qui avait causé un tel embarras à Ramsès. La position des membres inférieurs sur ce tesson était tout à fait surprenante, mais Ramsès avait refusé d’en parler avec moi.
Avec quelque effort je m’obligeai à concentrer mes pensées sur des sujets plus importants. Je n’avais pas eu l’opportunité d’informer Cyrus au sujet de Martinelli. Je n’étais pas pressée de voir les Vandergelt, puisque nous avions encore à décider ce que nous allions dire à Cyrus concernant Sethos. Tous les trois connaissaient sa parenté avec Emerson. Selim était la seule autre personne à Louxor à être au courant, mais il ignorait que la pitoyable dame de compagnie était la fille de Sethos. Ou bien le savait-il ?
J’avais mal à la tête. C’était la faute d’Emerson, qui m’avait obligée à l’accompagner au chantier avant que je pusse avoir une explication avec mon insaisissable beau-frère. Nous l’avions laissé à Louxor, où, ainsi qu’il l’avait déclaré, il espérait faire l’acquisition de quelques affaires indispensables avant d’aller chercher sa fille. Ensuite ils devaient venir ici, et j’avais escompté leur venue bien plus tôt. La question n’avait peut-être pas été réglée aussi facilement que Sethos l’avait imaginé. Mrs Fitzroyce avait peut-être fait des histoires et Justin, à coup sûr.
Emerson fut le premier à me rejoindre.
— Où sont les autres ? demanda-t-il.
— Ils ne vont pas tarder, je pense. Tous seront là dans un instant.
Ce fut le cas. Tous excepté Sethos et Maryam. Les enfants se mirent à réclamer le thé à grands cris, aussi dis-je à Fatima de l’apporter.
— Est-ce que nous ne devrions pas attendre nos invités ? s’enquit Sennia.
Ma pauvre tête me causa une douleur lancinante. J’avais complètement oublié Sennia, brillante comme un sou neuf et aussi curieuse qu’un éléphanteau. Combien de fois lui avais-je dit ? Combien de fois devrais-je le lui dire ? Elle avait connu Maryam lorsque Maryam était Molly. Elle avait rencontré Sethos, non pas comme le major Hamilton mais comme « cousin Ismaël »… Je renonçai.
— Comment sais-tu que nous attendons des invités ? demandai-je d’une voix faible.
Sennia était un rien vaniteuse et insistait toujours pour se faire belle à l’occasion du thé. Elle lissa sa jupe et roula les yeux.
— Fatima me l’a dit. Qui sont-ils ? L’un d’eux est-il ce M. Badger de l’aéroplane ?
— C’est une surprise, répondis-je.
De fait, je ne savais absolument pas à quoi ressemblerait Sethos ni sous quel nom il se présenterait. Assurément, Sennia ne se souviendrait pas de « cousin Ismaël » et ne le reconnaîtrait pas.
Connaissant le penchant de Sethos pour les apparitions théâtrales – l’aéroplane était certainement la plus impressionnante de ses apparitions à ce jour –, j’aurais dû me douter qu’il attendrait d’avoir un large public avant de se présenter. Nous aperçûmes la voiture arriver au loin. C’était la plus belle que l’on pouvait louer au débarcadère. Elle s’arrêta devant la maison en faisant une manœuvre impressionnante, et Sethos descendit. Puis il fondit tel un aigle sur Davy, lequel courait vers l’automobile aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient. Cet enfant était vraiment incroyable. J’avais ouvert la porte juste un instant.
Sethos prit le petit garçon dans ses bras et le souleva jusqu’à ce que leurs yeux fussent à la même hauteur.
— Et qui est cet audacieux jeune homme ? s’enquit-il.
Davy gloussa joyeusement.
Le petit chenapan nous avait permis de surmonter le premier moment de gêne. Sethos tendit Davy à Ramsès et aida Maryam à descendre de la voiture, tandis que nous faisions sortir les autres enfants. Ils se rassemblèrent immédiatement autour de Sethos. Davy était fasciné par son nouvel ami, et les petites filles réagissaient comme toutes les femmes au charme calculé de Sethos.
— Qu’est-il arrivé à votre visage ? demanda Evvie en s’appuyant sur son genou. Quelqu’un vous a frappé ?
— Trois « quelqu’un », répondit Sethos en jouant le jeu. Trois hommes robustes et cruels. Ils s’apprêtaient à faire du mal à un pauvre petit chat. Je les ai arrêtés.
Les jumeaux gazouillèrent avec approbation, et Evvie battit des cils en le regardant.
— Où est le chaton ?
— Dans ma maison. C’est une chatte, je l’ai appelée Florence. Elle a des raies noires et une tache blanche sur le museau.
— C’était très noble de votre part, monsieur, dit Dolly.
Le visage de Sethos s’adoucit un peu tandis qu’il observait le petit garçon.
— Tu dois être le jeune Abdullah. J’ai très bien connu ton bisaïeul. Il aurait agi de même.
— Et si vous faisiez tous un dessin de Florence ? suggérai-je.
Je lançai un regard furibond à mon beau-frère à l’esprit inventif. Abdullah avait détesté les chats.
La meute se dispersa, excepté Sennia.
— Était-ce une histoire vraie ? demanda-t-elle en posant sur Sethos un regard interrogateur.
— Pas un seul mot, répondit-il promptement.
Sennia gloussa.
— Vous êtes amusant. Qui êtes-vous, en réalité ? Êtes-vous son père ? Je me souviens d’elle. Elle était ici, il y a longtemps de cela.
Elle désigna d'un geste de la main Maryam assise à côté d’Evelyn. La jeune fille portait le chapeau que je lui avais donné, et une robe neuve – la plus belle que l’on pouvait acheter à Louxor, sans aucun doute – en mousseline de soie rose. Elle avait fait des courses avec papa.
— Et si vous entriez pour faire connaissance avec tout le monde ? suggérai-je.
Une conversation générale était impossible avec un groupe aussi important. Il ne fallut pas longtemps à Sethos pour se retrouver en tête à tête avec moi, tandis que Maryam répondait timidement aux questions bienveillantes d’Evelyn et que les enfants se mettaient au travail pour faire d’innombrables dessins de présumés félins. Le tête-à-tête fut immédiatement élargi par Emerson, lequel se serra sur le canapé à côté de moi et fixa des orbes bleu saphir sévères sur Sethos.
— Vous attendez mon rapport, je présume, dit ce dernier.
— J’attends un éclaircissement concernant qui précisément tout le monde à Louxor pense que vous êtes, répliquai-je. Qu’avez-vous dit à Mrs Fitzroyce ?
Sethos se renversa dans le canapé et croisa les jambes.
— Je ne l’ai pas vue. Deux individus costauds m’ont barré le passage en haut de la passerelle. Lorsque j’ai tendu ma carte de visite, on m’a répondu que la Sitt se reposait mais que l’autre dame m’attendait. Je n’ai pas été autorisé à monter sur le bateau. Maryam est arrivée avec son pitoyable petit baluchon et nous sommes partis.
— Ainsi vous n’avez pas rencontré Justin ?
— Je l’ai entrevu. Il regardait discrètement depuis la porte qui mène aux cabines. Du moins je suppose que c’était lui. Il semblait aussi circonspect qu’un animal timide. Aussi ai-je feint de ne pas le voir.
— Quelle carte avez-vous laissée ? demandai-je.
— Celle du major Hamilton, bien sûr. J’en ai toujours un grand choix sur moi.
— Ha ! s’écria Emerson. Les Vandergelt connaissent votre véritable identité.
— Je présume qu’il n’y a aucun moyen de les éviter, déclara Sethos avec un soupir de martyr.
— Je ne vois pas comment vous pourriez quitter Louxor avant plusieurs jours, dis-je. Les Vandergelt donnent une soirée dimanche, et Selim s’attendra que vous assistiez à sa fantasia demain.
Sethos gémit avec affectation.
— Je le dois vraiment ?
— Vous êtes bien comme Emerson, conclus-je en me demandant s’il le faisait exprès pour me contrarier. Il serait judicieux de donner l’impression que ceci est une visite ordinaire d’un ami de longue date. Votre habitude d’apparaître brusquement et de vous éclipser dans les costumes les plus bizarres, tel le Roi des Démons dans une pantomime, rend les choses très difficiles.
— Mais tellement plus intéressantes, ma chère Amelia.
Nous nous attardâmes sur le somptueux dîner de Fatima, car tout le monde était d’excellente humeur, et Sethos rivalisait d’efforts pour se montrer aimable. Je m’apprêtais à proposer que nous nous retirions au salon lorsqu’on annonça un visiteur. Je m’y attendais plus ou moins, car rien ne reste un secret très longtemps à Louxor.
— Conduisez M. Vandergelt au salon, dis-je à Gargery. Et assurez-vous qu’il y a du whisky en abondance.
Cyrus était trop bien élevé pour oublier de s’excuser et de prononcer quelques paroles aimables. Pourtant, même celles-ci contenaient un certain reproche.
— Je m’étais douté que vous étiez le type de l’aéroplane, dit-il en serrant la main de Sethos. Je serais venu plus tôt, si quelqu’un avait pris la peine de me prévenir que vous étiez ici. Que ferez-vous, la prochaine fois ? Arriver à dos d’éléphant ?
— Un whisky, Cyrus ? m’enquis-je.
— Avec plaisir. Je vous remercie. (Il tira sur sa barbiche d’un air maussade et posa sur moi un regard réprobateur.) Comment se fait-il que j’aie appris toutes ces nouvelles par un tiers ? Vous n’avez plus confiance en moi ?
— Euh, humpf ! fit Emerson, occupé avec les carafes à liqueur. Le fait est que… euh…
— Nous n’avons pas eu le temps de vous informer, déclara Nefret. (Elle s’assit sur un coussin à côté de Cyrus et posa une main caressante sur la sienne.) Vous êtes au courant, pour l’identification des ossements ? Ne soyez pas en colère, mon cher Cyrus. Nous vous aurions averti aussitôt si nous avions retrouvé les bijoux des princesses.
— Je suppose que vous me jugez très égoïste, murmura Cyrus. Ce pauvre diable, là-bas pendant tout ce temps, et moi qui l’accusais du pire…
— Cette découverte ne modifie ni les circonstances ni votre jugement concernant Martinelli, Cyrus, dis-je. Il a pris les bijoux, il n’y a pas de doute là-dessus, et même s’il est peu probable que nous connaissions jamais son motif d’avoir agi ainsi il n’avait pas le droit de les emporter sans votre permission.
— Vous êtes sûre que c’était lui ? Où l’a-t-on découvert ?
— Si vous songez à effectuer des recherches dans ce secteur, je vous supplie de renoncer à cette idée, intervint Ramsès. (Comme moi, il avait vu la lueur entêtée de la cupidité de l’archéologue dans les yeux de Cyrus.) Croyez-moi, Cyrus, je l’aurais fait moi-même si j’avais pensé qu’il existait la moindre chance de retrouver les bijoux. C’était Martinelli, certes, mais s’il n’avait pas été assassiné et dépouillé, les hommes qui ont exhumé le corps auraient pris tout ce qui avait de la valeur.
Cyrus savait que Ramsès avait raison, mais il n’était pas homme à abandonner tout espoir aussi facilement. Il continua de poser des questions et d’avancer des théories. Son dernier appel s’adressa à Sethos.
— Vous ne pouvez pas faire quelque chose ?
Les commissures des lèvres de Sethos se contractèrent légèrement.
— À quoi bon avoir un maître du vol comme ami de la famille s’il n’est même pas capable de donner un coup de main, n’est-ce pas ?
— Je ne voulais pas dire…, commença Cyrus.
— Bien sûr que si. Et c’est parfaitement exact. Je vais procéder à de nouvelles recherches, mais n’espérez pas trop.
— Je vous en serais très reconnaissant, répondit Cyrus, reprenant manifestement espoir. Bien, je ferais mieux de partir. Désolé de m’être imposé de cette façon.
Il avait évité de regarder Maryam jusque-là. Il se dirigea vers elle et lui tendit la main.
— Ça fait plaisir de vous retrouver au sein de la famille, jeune fille. J’espère que nous vous verrons à notre soirée dimanche.
Son tact et sa gentillesse firent rougir Maryam.
— Je vous remercie, monsieur. Je ne sais pas…
Elle lança un regard à son père, lequel dit tranquillement :
— Nous acceptons votre invitation avec plaisir. Veuillez transmettre mes remerciements et mes amitiés à Mrs Vandergelt. Je suis impatient de la revoir, ainsi que son fils.
— Oh, cela me fait penser ! (Son chapeau à la main, Cyrus se tourna vers moi.) Katherine m’a dit de vous demander si certains d’entre vous aimeraient séjourner au Château. Nous avons de la place en abondance, et vous devez être quelque peu serrés ici.
À l’évidence, c’était le cas. J’avais été obligée de demander à Sennia de quitter son charmant petit appartement pour le donner à David, Lia et leurs enfants. Elle avait emménagé dans l’ancienne chambre de David, celle d’à côté servant de salle de classe. Evelyn et Walter occupaient les chambres d’amis dans l’autre maison. Avec les communs, les dépendances et l’entrepôt, les deux maisons étaient au complet, et j’avais été contrainte de prier Sennia de partager sa salle de classe avec Maryam, une mesure qui ne l’enchantait guère. J’aurais volontiers envoyé au diable les commérages de Louxor et dit à Maryam de séjourner avec son père sur l’Amelia, mais elle avait besoin d’un peu de temps pour se sentir à l’aise avec lui. Et de surcroît, je désirais l’avoir auprès de moi, afin de la surveiller. La jeune fille avait été agressée, et cet incident n’avait toujours pas été expliqué.
Je fus tentée d’envoyer Sennia au Château, ainsi que Basima et Gargery, dont la surveillance constante commençait à m’énerver. Toutefois, Horus aurait dû les accompagner, et il était très mal élevé, particulièrement à l’égard du chat des Vandergelt, Sekhmet.
Je m’apprêtais à dire à Cyrus que j’allais y réfléchir et lui ferais connaître ma réponse, lorsque Evelyn prit la parole.
— C’est très gentil de la part de Katherine, Cyrus. Si cela vous convient, Walter et moi profiterons de votre offre si aimable. J’en parlerai à Katherine demain.
Evelyn était la plus douce et la plus conciliante des femmes mais, lorsqu’elle parlait de cette façon catégorique, je n’essayais jamais de la contredire. J’attendis que Cyrus fût parti avant de me risquer à lui demander ce qui avait motivé sa décision.
— Avoir des invités pour un séjour prolongé devient très vite incommode, répondit-elle en souriant. Ramsès et Nefret ne le diront jamais, mais je suis sûre que nous les gênons. Katherine et moi adorons être ensemble. Je pense qu’elle s’est sentie un peu négligée.
Ramsès se pencha par-dessus le dossier du canapé et passa son bras autour des épaules d’Evelyn.
— Vous n’avez pas besoin de faire preuve d’autant de tact, tante Evelyn. Se trouver dans la même maison que mes enfants suffirait à faire sombrer n’importe qui dans une dépression nerveuse.
Il éclata de rire et elle rit à son tour tandis qu’elle levait les yeux vers lui. Il se tenait entre Maryam et elle. La jeune fille changea légèrement de position.
— Très bien, dis-je. Ce sera un repos agréable pour vous, Evelyn, d’être loin des petits chéris quelque temps. Les aménagements au Château sont tout à fait somptueux, et vous serez servie comme une reine.
Avec un certain retard, il me vint à l’esprit de demander à Walter ce qu’il pensait de ces dispositions. Les petits chéris ne l’avaient pas dérangé, puisqu’il était sourd et aveugle à toute distraction lorsqu’il travaillait. Son épouse lui donna un coup de coude et il répondit distraitement :
— Certainement, ma chère, comme vous voudrez. J’emporterai le papyrus. En l’occurrence, il est extrêmement intéressant.
— Je crains que vous ne vous donniez tout ce mal uniquement par ma faute, murmura Maryam.
— Pas du tout, dis-je. Tout se passera très bien pour tout le monde. Vous pourrez vous installer dans l’autre maison demain. Je pense que vous êtes fatiguée. Venez, je vais vous montrer où vous dormirez cette nuit.
La salle de classe – on ne l’appelait plus la nursery de jour – ne communiquait pas directement avec la chambre de Sennia – on ne l’appelait plus la nursery de nuit. Les portes des deux chambres donnaient sur la cour derrière la maison. Un petit lit pliant avait été installé, et Fatima avait veillé à ce que tout fût propre et net, mais je ne m’étais pas rendu compte à quel point la chambre avait un aspect miteux. Les rideaux de calicot, qui s’agitaient doucement au gré du vent nocturne, étaient usés jusqu’à la corde, et le sol carrelé présentait certaines taches indélébiles – encre, peinture et la preuve de visites félines.
— J’ai bien peur que cette chambre ne soit pas très somptueuse, dis-je pour m’excuser. Mais c’est seulement pour une nuit.
Elle dit quelque chose à voix basse… quelque chose comme « c’est mieux que ce que je mérite ». Étant donné que je suis d’avis de battre le fer pendant qu’il est chaud, je décidai de prendre le taureau par les cornes. Je lui fis signe de s’asseoir.
— Je désirais vous parler de votre mère, Maryam. C’était une femme infortunée qui s’est très mal conduite et qui est morte d’une mort violente… mais pas de nos mains, ni de celles de votre père.
Elle poussa une exclamation comme si je l’avais frappée, et elle leva les yeux vers moi.
— Vous n’avez pas l’habitude de tourner autour du pot, n’est-ce pas ?
— C’est inutile. J’ignore ce que l’on vous a raconté à son sujet, mais j’ai l’intention de mettre les choses au point et de vous rappeler que vous n’êtes en aucun cas responsable de ses actes.
— Mon père n’était pas présent lorsqu’elle… lorsqu’elle est morte ?
— Non. Dois-je vous raconter ce qui s’est réellement passé ce jour-là ?
Elle acquiesça de la tête, les yeux grands ouverts.
— Son… euh… association avec votre père succédait à d’autres… euh… associations de même nature. Je vous rapporte les faits nus, Maryam, sans essayer de les expliquer ni de les excuser, mais vous ne devez pas oublier qu’elle n’avait aucune chance de connaître une vie meilleure. C’est tragiquement vrai pour beaucoup de femmes, mais Bertha n’était pas du genre à se résigner. Elle a créé une organisation criminelle de femmes et, d’une manière très peu orthodoxe, elle défendait les droits des femmes. Elle en est venue à me haïr parce qu’elle croyait… euh…
— Que mon père vous aimait.
— Essentiellement, c’est exact, dis-je en toussotant. Ce n’est plus vrai, en admettant que cela l’ait jamais été, mais la jalousie l’a amenée plusieurs fois à essayer de me tuer. La dernière tentative s’est produite le jour dont je vous parle. Elle m’avait faite prisonnière l’après-midi précédent. Grâce à votre père, j’avais réussi à m’enfuir. Mais lorsque je suis sortie de la maison de mon ami Abdullah, où j’avais trouvé refuge la nuit précédente, elle était à l’affût et m’attendait. J’ai été sauvée par Abdullah. Celui-ci s’est jeté devant moi et a reçu les balles qui m’étaient destinées. Plusieurs des hommes qui étaient présents – des amis à nous et des amis d’Abdullah – ont été obligés de la jeter à terre et de la maîtriser afin de lui arracher son pistolet. Je ne sais pas… je doute que quiconque le sache… qui a donné le coup fatal. Je portais toute mon attention à Abdullah qui agonisait dans mes bras. Ils n’avaient pas l’intention de la tuer, Maryam. Ils étaient fous de rage et de chagrin, et elle aurait continué de tirer s’ils ne l’avaient pas maîtrisée.
— Abdullah, répéta-t-elle. Le bisaïeul du petit Dolly ? Le père de Selim et le grand-père de David… Vous l’aimiez tous énormément, n’est-ce pas ?
Son calme me préoccupait. Ce n’était pas normal.
— Oui, en effet.
— Ils étaient présents… Selim et David ?
— Oui, bien sûr. Ainsi que… Écoutez, Maryam, si vous soupçonnez Selim ou David d’avoir tué…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Bonté divine ! m’exclamai-je avec horreur, tandis que je comprenais. Est-ce que vous suggérez que l’un d’eux… l’un de nous… vous reproche les actes de votre mère et veut se venger ? Que l’un d’eux… l’un de nous… a engagé un assassin pour vous agresser ? C’est absurde, mon enfant ! Indépendamment du fait qu’aucun d’entre nous ne commettrait jamais un tel acte, votre véritable identité ne nous a été connue qu’après cet incident. Sortez-vous cette idée de la tête !
Les rideaux claquèrent violemment. Maryam poussa un petit cri et je jurai à voix basse comme une forme corpulente entrait à grand-peine par la fenêtre. Autrefois, Horus avait été capable de la franchir d’un bond. Les années et l’embonpoint avaient prélevé leur dû, et maintenant il était obligé d’escalader le mur. Se tenant maladroitement en équilibre sur le rebord de la fenêtre, il parcourut la chambre du regard, cracha, puis il disparut à nouveau dans la nuit.
— Il cherchait Sennia, expliquai-je. J’espère que vous n’avez pas peur des chats.
— Je les aime beaucoup. Je n’en ai jamais eu.
— Ne perdez pas votre temps à essayer de vous lier d’amitié avec Horus. Il nous déteste tous, excepté Sennia et Nefret. Il ne vous importunera plus cette nuit. Vous pourrez dormir maintenant ?
— Oui. (Spontanément, elle posa sa main sur la mienne.) Merci. Vous avez purifié mon esprit de certaines pensées très vilaines.
C’était un geste très gentil et une petite phrase très bien tournée.
— Vous me croyez, alors ? demandai-je. C’est une histoire désolante, mais nous ne devons pas juger d’autres personnes ni nous sentir coupables de leurs actes. Chacun de nous a assez de choses sur la conscience sans, en plus, endosser la culpabilité d’autrui.
Manuscrit H
L’espoir d’Emerson de reprendre son programme de travail normal fut condamné dès le début. Lui seul, comme le fit remarquer son épouse d’un ton acerbe, serait parti joyeusement à Deir el-Medina alors que tant d’autres occupations, tâches domestiques et investigations à poursuivre, avaient la préséance. Sitôt après le petit déjeuner, elle avait l’intention d’aider Evelyn et Walter à boucler leurs valises pour emménager au Château, et de préparer leur chambre pour Maryam. On ordonna à Lia (ce fut exprimé comme une requête, mais personne ne doutait que c’était bel et bien un ordre) d’examiner sa garde-robe pour voir si elle pouvait trouver quelque chose pour Maryam. Un long monologue, que Ramsès n’écouta que d’une oreille, expliqua ses raisons… quelque chose à propos de tailles respectives et de l’absence de vêtements pratiques dans la garde-robe de la jeune fille. À la dernière minute, Nefret dut se rendre de toute urgence à la clinique. La nouvelle de l’ouverture de la clinique s’était répandue et ses services étaient de plus en plus réclamés.
Emerson écouta, bouche bée, cette diminution impitoyable de son équipe de travail.
— Sacré bon sang ! s’exclama-t-il. Les débris s’entassent, Peabody. Combien de temps vous faut-il pour mettre quelques vêtements dans une valise ?
— Vous ne connaissez rien à ce genre de choses, Emerson, alors veuillez vous abstenir d’y fourrer votre nez ! (Puis elle ajouta, d’une voix plus amène :) Je vous rejoindrai plus tard, peut-être. Vous pouvez emmener Ramsès et David, si vous voulez.
— Trop aimable ! grommela Emerson. Venez, les garçons, nous avons déjà perdu la moitié de la journée.
Il était un peu plus de sept heures du matin.
Malgré les plaintes d’Emerson, ils avaient réussi à avancer dans le déchiffrage des plans des divers sanctuaires au nord du village et du temple ptolémaïque. Certains étaient mieux conservés que d’autres, mais tous avaient été endommagés par le temps et des archéologues amateurs, et cela exigeait compétence et expérience pour débrouiller le plan d’origine. Bertie, le meilleur dessinateur du groupe, avait été d’une assiduité exemplaire. Il arriva sur le chantier peu de temps après eux, s’excusa pour son retard et montra le dernier plan sur lequel il avait travaillé pendant plus d’une semaine.
— Ha ! fit Emerson en l’examinant. Oui, cela semble acceptable, jusqu’à présent. Je veux identifier la divinité à qui cet édifice était consacré.
Il sortit sa pipe et montra avec le tuyau le dessin au trait incomplet de ce qui ressemblait à une chapelle de modeste dimension.
De l’avis de Ramsès, c’était une tâche vaine. Les petits autels privés n’avaient pas été construits en pierre mais en briques de boue, puis enduits de plâtre et peints. À présent, le plâtre s’était effrité et désintégré. Ils n’avaient pas trouvé une seule paillette plus grosse que l’ongle du pouce.
Il prit la liberté de le faire remarquer à son père.
— Une stèle votive, déclara Emerson d’un ton tranchant. C’est tout ce qu’il nous faut. Même un tesson de poterie où est inscrite une prière. Quelque chose peut encore apparaître dans le secteur que nous n’avons pas fini de dégager. De toute façon, ce plan est incomplet. Où est le mur du fond ? Selim ?
Selim n’avait pas écouté. La tête rejetée en arrière, il regardait avec une expression stupéfiée le bleu du ciel qui s’éclaircissait. Il guette un autre aéroplane, songea Ramsès avec amusement. Emerson fut obligé de l’appeler deux fois avant qu’il ne réponde.
La chance d’Emerson était proverbiale. Ils trouvèrent sa stèle votive, ou une partie, dédiée par l’ouvrier Nakhtmin au roi déifié Amenhotep Ier et à sa mère, Ahmose Nefertari. Emerson la porta en triomphe jusqu’à l’abri tandis que l’équipe de Selim continuait de dégager le sanctuaire.
— Où diable est votre mère ? bougonna Emerson tout en ôtant délicatement avec un pinceau le sable qui s’était déposé sur la courte inscription. Les débris s’accumulent !
Elle arriva peu avant midi, apportant le panier à provisions qu’Emerson avait oublié, et accompagnée de Lia et de Sethos. Emerson se dirigea vers eux en hâte.
— Les débris, commença-t-il.
— Oui, Emerson, je sais. Vous feriez aussi bien d’arrêter le travail maintenant pour déjeuner. Comme vous le voyez, nous avons un invité.
— Ha ! fit Emerson en considérant l’élégant costume de son frère et le casque de liège immaculé. Il peut vous donner un coup de main pour…
— Pas aujourd’hui, répondit Sethos d’un ton aimable. Je suis venu uniquement pour tenir compagnie aux dames et jeter un coup d’œil au site. Il n’y a pas grand-chose ici pour intéresser un passionné, ajouta-t-il avec un regard peu flatteur aux fondations brun grisâtre et aux éboulis de pierres monotones.
— Nous venons de trouver la preuve qu’Amenhotep Ier et sa mère faisaient l’objet d’un culte ! s’exclama Emerson. Le fragment d’une stèle.
— Très excitant, répliqua Sethos avec une nonchalance affectée. Si cela avait été une statue…
— Vous auriez essayé de la voler, dit Emerson d’un air menaçant.
— Vos trouvailles n’ont rien à craindre de moi, répondit Sethos en appuyant sur le possessif.
Emerson décida sagement de ne pas poursuivre sur ce sujet.
— Où sont tous les autres ? demanda-t-il.
Son épouse entreprit de sortir les provisions du panier.
— Où je vous ai dit qu’ils seraient, Emerson. Evelyn et Walter emménagent au Château. Nefret soigne un patient, et les enfants sont laissés sans surveillance, comme d’habitude. J’avais cru comprendre que vous aviez l’intention de passer plus de temps avec eux.
Le coup était habilement calculé. Emerson referma la bouche, se frotta le menton et eut l’air embarrassé.
— Peu importe, peu importe. (Il éleva brusquement la voix en un cri qui fit sursauter tout le monde.) Selim ! Nous faisons une pause. Un quart d’heure.
Ils mangeaient lorsqu’un autre cavalier apparut. C’était Cyrus Vandergelt. Il faisait trotter sa jument récalcitrante et brandissait une grosse enveloppe. Il mit pied à terre avec plus de hâte que de grâce et courut vers eux.
— Je viens de recevoir ceci de Lacau, dit-il d’une voix essoufflée. Ce doit être une liste des objets qu’il veut. Regardez l’épaisseur de l’enveloppe ! Je suis venu ici pour avoir un soutien moral, je n’ai pas eu le courage de l’ouvrir.
— Reprenez-vous, mon vieux !
Emerson lui arracha l’enveloppe des mains et l’ouvrit en la déchirant.
De fait, la liasse de papiers à l’intérieur était d’une épaisseur déprimante. Emerson parcourut rapidement les feuillets.
— Il veut les cercueils et les momies. Ma foi, nous nous y attendions. La robe que Martinelli a restaurée, les coffres de rangement avec le reste des vêtements, les canopes…
— Tous ? s’écria Cyrus avec douleur.
— Humph ! répondit Emerson.
Concluant que cela prendrait moins de temps de lire à haute voix les objets dont Lacau ne voulait pas, c’est ce qu’il fit.
— La moitié des ushebtis – qu’il choisira, naturellement –, trois petits pots de produits de beauté ne comportant aucune inscription, un appui-tête en ivoire…
Tout le monde attendit en retenant son souffle jusqu’à ce qu’il eût terminé.
— Deux bracelets ornés de perles et deux bagues.
Cyrus gémit et se laissa tomber sur le socle d’une colonne en pierre.
— Une sacrée guigne, Cyrus, compatit Emerson tandis que la mère de Ramsès tapotait l’épaule voûtée de l’Américain au désespoir.
— Il dit qu’il se montre excessivement généreux, rapporta Emerson après avoir lu la lettre jointe à la liste. Normalement, le Musée devrait tout garder. À l’exception de Tétishéri, c’est la seule tombe royale qui ait été trouvée, et le Musée possède très peu d’objets de cette période.
— Mais c’est un ré-enterrement, fit remarquer Bertie. Est-ce que cela ne change pas les conditions ?
— C’est Lacau qui fixe les conditions. Il demande que nous commencions à empaqueter les objets. Il va envoyer un vapeur du gouvernement les prendre.
— Pourquoi ne pas les expédier par le train ? demanda Bertie.
— Un moyen de transport trop brutal, répondit Ramsès. Ils seront moins secoués dans la cale d’un navire. Quand doit arriver le vapeur ?
— Il ne le dit pas.
— Qu’il l’envoie, son satané vapeur ! grommela Emerson. Il peut attendre ici et se tourner les pouces jusqu’à ce que nous ayons terminé le travail, ce que nous ferons durant nos moments de loisirs.
Cyrus se leva lentement.
— Non. À quoi cela servirait-il ? Autant terminer le travail. Le plus tôt sera le mieux. Je sais que je peux compter sur votre aide, Amelia.
— J’admire votre force d’âme, Cyrus, dit-elle. Nous vous aiderons tous, bien sûr.
Les sourcils noirs d’Emerson se haussèrent.
— Un moment, Peabody !
— Personne ne s’attend que vous participiez à des tâches aussi serviles, l’informa-t-elle. C’est un travail de femme, comme d’habitude. Au moins nous en serons débarrassés. Il me semble que nous avons toujours le matériel d’emballage que nous avions utilisé pour transporter les objets au Château. Je commencerai demain matin, avec Lia et Evelyn, et Nefret, à moins qu’elle n’ait une patiente.
— Vous dominez la situation, dit David en souriant, tandis qu’Emerson grommelait dans son coin. Et moi, tante Amelia ? Je suis très adroit pour ce genre de travail féminin.
— Oui, c’est exact, mon cher garçon. Entendu. Ainsi que Sennia. Elle pourra empaqueter les objets moins fragiles. Et Maryam, si elle accepte.
— Venez au Château avec moi maintenant, implora Cyrus. Nous pouvons nous y atteler tout de suite.
— J’ai un autre rendez-vous cet après-midi, Cyrus. Il y a la petite question des ossements de Martinelli.