CHAPITRE 4

Le temps pour nous de rassembler nos bagages et de traverser le fleuve, le soleil avait dépassé le zénith. Je décrétai une légère collation et du repos pour nos visiteurs, particulièrement les plus vieux et les plus jeunes d’entre eux. Evvie fut emportée, malgré ses hurlements, par sa mère et Kadija, tandis que Dolly trottinait derrière elles, la mine inquiète. Les autres se dispersèrent, et Emerson et moi nous retrouvâmes en la seule compagnie des trois plus jeunes hommes. Ils s’étaient installés sur la véranda et avaient engagé une conversation animée. Quels magnifiques gaillards ils faisaient, ces trois-là ! L’air de famille entre David et son oncle Selim était incroyable, et Ramsès aurait pu être apparenté aux deux, avec son teint basané et ses cheveux noirs.

Tandis que je les observais avec un sourire attendri, je me rendis compte qu’Emerson les observait également, mais avec un calcul qui l’emportait sur l’attendrissement. Il se frotta les mains et déclara :

— Il est encore de bonne heure. Et si nous allions sur le site ?

— Laissez-les tranquilles, Emerson, dis-je d’un ton ferme.

— Mais, Peabody, je veux…

— Je sais ce que vous voulez. De grâce, laissez-leur cet après-midi pour savourer leurs retrouvailles avant de les mettre au travail ! N’est-ce pas charmant de les voir réunis si amicalement ?

— Humpf ! fit Emerson. Eh bien…

— Filez, Emerson !

— Où ça ?

— Où vous voudrez, du moment que vous ne troublez pas leur intimité.

Emerson réfléchit un instant.

— Où Sennia est-elle allée ? Je pourrais lui donner un cours d’archéologie.

— Je suis sûre qu’elle jouera avec vous, Emerson, si vous le lui demandez gentiment.

Emerson arbora un large sourire et regagna la maison. Je m’approchai des garçons. Ils parlaient à voix basse, et la gravité avait remplacé leurs rires.

— Puis-je vous apporter quelque chose ? demandai-je, comme ils se levaient pour m’accueillir. Café ? Thé ?

— Non, je vous remercie, Mère, répondit Ramsès.

Au bout d’un moment, David dit :

— Asseyez-vous donc, tante Amelia.

— Je ne voudrais pas vous importuner, mon cher garçon.

— Absolument pas, dit Ramsès. (Les commissures de ses lèvres se relevèrent légèrement.) Prenez ce fauteuil, Mère. Désirez-vous une cigarette ?

David avait sorti sa pipe et Selim une cigarette. Aussi, afin de les mettre à l’aise, acceptai-je.

— J’ai entendu dire qu’Abdullah était devenu un saint homme. Quelle est cette histoire ? demandai-je en essayant d’exhaler un rond de fumée.

Ma tentative ne fut pas couronnée de succès. Je n’avais pas encore saisi l’astuce, sans doute parce que je fume très rarement. Tout art nécessite une certaine pratique.

— Comment avez-vous appris cela ? demanda David. Ramsès a dit qu’il ne vous en avait pas parlé, à vous ou au professeur.

Je lançai un regard de léger reproche à mon fils. Celui-ci commença aussitôt à inventer des excuses.

— Il s’est passé tant de choses… cela ne semblait pas important… sur le moment.

— Sur le moment, répétai-je lentement.

Selim roula ses yeux noirs et fit remarquer :

— Est-ce mon père qui vous l’a dit ? Dans un rêve ?

Appréhendant le scepticisme (que j’avais affronté, particulièrement de la part d’Emerson), j’avais parlé à très peu de personnes de mes rêves étranges concernant Abdullah, mais cela ne me surprenait pas que cette histoire eût été colportée. Fatima et Gargery étaient d’invétérées oreilles indiscrètes, et il était probable que l’un ou l’autre eussent fait circuler l’information, jugeant l’affaire d’intérêt général. Une fois Daoud informé, tout Louxor était au courant.

— En fait, c’est Daoud qui m’a appris la nouvelle, répondis-je. Était-ce de cela que vous parliez ? Vous aviez l’air très sérieux, tous les trois. Et qu’avez-vous voulu dire, Ramsès, par « sur le moment » ? Quelque chose s’est-il produit qui ait modifié votre opinion ?

Ramsès souffla un rond de fumée parfait en me considérant d’un air pensif. David éclata de rire.

— Cela ne sert à rien d’essayer de lui cacher quoi que ce soit, Ramsès. Pourquoi le ferions-nous, de toute façon ? Il s’agit seulement d’une coïncidence étrange. C’est regrettable pour Hassan, mais je suis sûr qu’il est mort heureux.

— Mort ! m’exclamai-je. Hassan, le mari de Munifa ? Quand ? Comment ?

— Abdullah ne vous a pas parlé de lui ? s’enquit Ramsès. C’est Hassan qui a décrété le nouveau statut d’Abdullah. Il s’était autoproclamé serviteur du cheikh, et il veillait sur le tombeau d’Abdullah. L’idée a eu du succès très vite. Les gens ont commencé à se rendre là-bas pour apporter des offrandes et solliciter des grâces. Hassan était heureux, du moins il semblait l’être, la dernière fois que je l’ai vu. Il a été découvert mort, voilà deux jours, par un pèlerin qui s’était levé de bon matin.

— Nous l’avons enterré cette nuit, dit Selim. C’était son cœur, Sitt.

— Comment le savez-vous ? Un docteur l’a examiné ?

— À quoi bon ? Il n’y avait pas de marques sur son corps et son visage était paisible. Ce n’était pas un jeune homme, Sitt Hakim.

— Je suis désolée. (Je disais la vérité. Hassan avait été avec nous pendant des années un ouvrier dévoué et un compagnon jovial.) Je présume que vous voudrez aller voir le tombeau d’Abdullah un jour prochain, David. Vous serez ravi, j’en suis sûre, de voir que vos plans ont été exécutés à la lettre. Je vous accompagnerai, si cela ne vous dérange pas.

— Tout à fait, tante Amelia. Lia et moi en avions parlé.

— Vous pourriez emmener également Dolly.

Les beaux yeux noirs de David s’agrandirent.

— Vous pensez vraiment que nous le devrions ? C’est un peu morbide pour un petit garçon de son âge, vous ne trouvez pas ?

— Pas du tout. Entendre parler du courage et de la noblesse de cœur de son bisaïeul sera une inspiration pour lui. J’ai promis…

Je me tus, quelque peu brusquement, et je me levai.

— Je dois vaquer à mes devoirs. Ne vous levez pas, les garçons.

Néanmoins ils se levèrent. Bien sûr, je leur avais inculqué les bonnes manières, mais je suspectai que Ramsès le faisait à dessein, afin de me dominer de sa haute taille. Je souris et lui donnai une tape sur l’épaule.

— Vous serez toujours des petits garçons pour moi, l’informai-je.

Tandis que je m’affairais à mes diverses tâches, mon esprit revenait continuellement sur la mort de Hassan. On ne pouvait même pas appeler cela une coïncidence. Lorsqu’il était mort, comme il devait le faire un jour ou l’autre, il y avait de fortes chances pour que ce fût près du tombeau d’Abdullah, puisque c’était là qu’il passait la plupart de son temps. Ce qui m’intriguait, c’était pourquoi il avait choisi de consacrer les dernières années de sa vie à une œuvre de piété. Jusqu’au décès de son épouse, il avait pratiqué l’hédonisme dans la mesure où les obligations de sa religion le lui permettaient… et en les outrepassant de temps à autre.

Bah, pensai-je, la ferveur religieuse est inexplicable, sauf pour celui qui l’éprouve, et nombre de personnes recherchent le réconfort de la religion en vieillissant. Hassan aurait probablement été de tout cœur avec saint Augustin, lequel demandait à Dieu de lui pardonner ses péchés… mais seulement lorsqu’il aurait fini de les commettre.

On aurait pu s’attendre qu’Abdullah m’apprît la mort de Hassan. Il avait insisté pour que nous allions voir le tombeau, mais il n’avait pas expliqué pourquoi. Cela dit, c’était bien d’Abdullah ! Il se délectait d’allusions voilées et d’assertions provocatrices. Il affirmait toujours qu’il était retenu par les règles vagues de la vie après la mort, quelle qu’elle fût, dont il jouissait à présent, mais je ne pouvais m’empêcher de suspecter qu’une partie de sa réserve avait pour but de me taquiner.

Nous devions prendre le thé à seize heures, car Fatima était résolue à préparer un repas plantureux comme on n’en avait jamais vu dans cette maison. Une demi-douzaine de jeunes femmes à l’air hagard l’aidaient à la cuisine. Lorsque je voulus y mettre mon nez, elle me dit de déguerpir. On ne discute pas avec Fatima lorsqu’elle est dans l’une de ses rares dispositions autoritaires, aussi obtempérai-je.

 

 

 

Manuscrit H

 

Assis sur le canapé avec son épouse d’un côté et sa mère de l’autre, Ramsès se sentait comme Ulysse s’efforçant de faire route à mi-distance entre Charybde et Scylla. Non pas qu’aucune de ces femmes qu’il aimait ne ressemblât à ces monstres de la mythologie, mais toutes deux avaient des opinions tranchées sur le sujet de l’éducation des enfants, et ces opinions ne concordaient pas toujours. Lorsqu’elles étaient en désaccord, elles s’en remettaient à lui.

De nombreuses personnes se trouvaient sur la véranda spacieuse, les adultes debout le long des murs ou assis sur le muret, tandis que les enfants jouaient au milieu. Il supposait que l’on pouvait appeler cela des jeux. Les enfants étaient restés un moment à se dévisager, jusqu’à ce que Davy, encouragé par Nefret, offrît à Evvie une girafe en bois et une longue salutation incompréhensible.

— Il ne sait pas parler, dit Evvie, laquelle savait parler et le faisait continuellement. Et l’autre, elle parle ?

— C’est ta cousine Charlotte, dit Lia avec un regard gêné à Nefret. Ce n’est pas poli de l’appeler « l’autre ».

— Alors qui est celui-ci ? s’enquit Evvie.

— Il porte le même nom que ton papa, répondit Nefret. Tu peux l’appeler Davy.

En parfait petit gentleman qu’il était, Dolly fit les présentations et proposa de se serrer la main. Les sourcils noirs de Charla s’étaient rejoints en un froncement sévère qui ressemblait de façon comique à celui de son grand-père. Son froncement de sourcils s’estompa provisoirement comme elle répondait au geste amical de Dolly. Puis Evvie tendit la main à Davy et découvrit plusieurs quenottes perlées en un sourire.

— J’aime bien celui-ci, annonça-t-elle.

Muet de stupeur et ébloui par les cheveux couleur de miel, les fossettes et les traits délicats d’Evvie, Davy mit la girafe dans sa main et l’invita d’un geste affable à le rejoindre par terre, où le reste de la ménagerie avait été disposé. Cela déplut à Charla. Les animaux en bois – dont un lion, un hippopotame et un éléphant improbable – avaient été sculptés par un Soudanais vivant à Louxor, et ils étaient les jouets préférés des jumeaux, pour le moment du moins.

Par bonheur, personne ne comprit ce que Charla disait.

— Tu ne veux pas un biscuit avec Evvie ? demanda Ramsès en hâte.

À tout prendre, cela ne se passa pas trop mal. La seule véritable victime fut Dolly, lequel, à l’instar de tous les médiateurs, reçut un coup violent au visage lorsqu’il voulut régler une dispute entre les deux petites filles au sujet d’une poupée. Celle-ci n’avait pas de cheveux, parce que Charla dépouillait toujours ses poupées de leurs vêtements et de leurs perruques dès qu’elle les avait. Au cours de la lutte, la poupée perdit un bras et les deux jambes, et Evvie frappa son frère avec l’une des jambes. Elle ne l’avait peut-être pas fait exprès.

Ses grands yeux brillants de larmes, Dolly fut récupéré par Emerson qui avait observé la scène avec un sourire béat. Il étreignit le garçonnet, puis il le remit à son épouse et s’assit par terre, où il aida les trois autres à finir de démembrer la poupée, tout en leur faisant un cours sur la momification.

— Les Égyptiens ne retiraient pas la tête, expliqua-t-il à son auditoire captivé. Ils enfonçaient un crochet ici. (Il en fit la démonstration avec son index.) Ici, profondément dans…

— Père, je vous en prie, murmura Nefret.

— Les enfants adorent les momies, déclara sa belle-mère.

Celle-ci aurait probablement soulevé une objection si Nefret ne l’avait pas devancée. Elle serrait Dolly dans ses bras d’une manière qui suscitait les pressentiments les plus sombres chez Ramsès. Dolly était un bambin on ne peut plus charmant, et elle avait été très attachée à celui dont il portait le nom, aussi n’était-il guère étonnant qu’elle le prît sous son aile. Il espérait que Nefret verrait les choses de la même façon. Jusqu’à présent, les jumeaux n’avaient pas eu de rivaux concernant les attentions de leurs grands-parents du côté paternel. Avec quatre enfants, dont l’un était Evvie, il s’attendait à des difficultés.

Les seuls à faire honneur au thé somptueux préparé par Fatima furent son oncle Walter et David. Tous deux avaient apparemment décidé de laisser leurs épouses respectives se charger de la discipline, et, bien sûr, des enfants, qu’Emerson gavait de petits gâteaux secs et de pâtisseries. Se sentant quelque peu étouffé par l’instinct maternel des deux femmes, Ramsès se leva et alla s’asseoir sur le muret auprès de David.

— Comment faites-vous ? s’enquit-il.

David n’avait jamais à demander à Ramsès de quoi il parlait. Il jeta un regard vers le maelström juvénile, qui avait pris de l’ampleur en incluant Horus. Le chat était fasciné par les jeunes enfants, mais sa tentative pour se glisser sous le canapé, d’où il pouvait les observer sans être molesté, avait échoué. Seule l’intervention prompte d’Emerson lui évita de connaître le même sort que la poupée.

— Ils vont se calmer, répondit David nonchalamment.

Son regard d’artiste s’attarda avec amour sur la longue étendue du désert d’un or pâle, bordé par le vert des terres cultivées et surmonté du gris bleuté du crépuscule. Il passa son bras autour des épaules de Ramsès et poussa un profond soupir.

— Seigneur, c’est bon d’être de retour !

— J’espère que vous direz la même chose demain matin, lorsque Père vous tirera du lit au point du jour et vous emmènera de force à Deir el-Medina.

David éclata de rire et fléchit ses doigts.

— J’attends ce moment depuis des années. Quel est donc ce projet de Cyrus ?

— Il en a plusieurs en vue. Il veut publier une série de volumes sur les peintures murales de Deir el-Medina. Certaines sont absolument magnifiques, vous savez, et elles n’ont jamais été copiées de façon convenable. Cependant, je pense qu’il voudra que vous peigniez d’abord certains des objets provenant de la tombe des princesses. Des photographies en noir et blanc ne leur rendent pas justice. Il y a une robe avec une garniture de perles qui vous enchantera.

— Il me tarde de voir la collection. (David redevint sérieux.) Pouvons-nous faire quelque chose de plus pour essayer de retrouver les bijoux qui ont disparu ?

Ramsès haussa les épaules.

— Vous savez comment est Louxor. La nouvelle d’objets exceptionnels se répand aussitôt, et Selim y connaît tout le monde. Il n’a rien entendu de ce genre. Nous devons nous fier à la parole de Sethos lorsqu’il dit qu’il n’a rien appris au Caire. S’il a échoué, nous ne pouvons guère espérer réussir. Nous avons fait tout ce que nous pouvions.

— Si je parlais à certains des marchands ici, peut-être que…

— Nous avons fait tout ce que nous pouvions, répéta Ramsès avec véhémence. Bon sang, David, je ne voudrais pas paraître égoïste, mais j’aimerais bien que nous laissions de côté toute distraction afin de porter notre attention entière sur notre travail !

— Et pour la mystérieuse dame ?

— Je croyais que nous étions convenus d’oublier cette affaire.

— J’ai eu une nouvelle idée. Je ne sais pas comment l’énoncer…

— Je crois que je le peux. (Ramsès avait su que ce moment surviendrait, mais cela ne signifiait pas que cela lui plairait. Il se passa la main dans les cheveux.) Y a-t-il une femme dans mon passé, séduite et honteusement abandonnée, qui voudrait se venger ? C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ?

— Vous feriez mieux de baisser la voix, dit David calmement. Nefret nous regarde. Je n’ai pas pensé cela et je ne le pense pas.

— Nefret, si !

— Elle l’a exprimé dans ces termes ?

— Non. (Ramsès contint sa colère.) Dans un sens, j’aurais préféré ça. Il y a un je-ne-sais-quoi dans les silences de Nefret qui est pire qu’une accusation catégorique.

— Je sais exactement de quoi vous parlez, acquiesça David avec émotion. C’est l’arme la plus efficace des femmes. Si vous niez une faute avant d’avoir été accusé, elles considèrent que cela équivaut à un aveu. Allons, Ramsès, je sais que vous ne vous êtes jamais conduit de manière déshonorante avec une femme, mais certaines d’entre elles ne sont pas aussi raisonnables que nous autres hommes ! Vous êtes sûr que vous ne voyez personne qui pourrait nourrir une rancune déraisonnable à votre endroit ?

— Non. Et ne me demandez pas d’examiner la liste nom par nom.

— Entendu, je ne le ferai pas. (Les yeux de David brillèrent d’amusement.) Mais réfléchissez à cette théorie.

Sa fille, à qui l’on refusait un autre biscuit (elle en avait déjà mangé six), poussa un hurlement à briser le tympan. David fit une grimace.

— Nous en reparlerons une autre fois. Je ferais bien d’aider Lia à mettre le lion dans sa cage pour la nuit.

Les enfants furent emportés, avec divers degrés de protestations, et les autres se dispersèrent pour aller se changer.

— De quoi parliez-vous, David et toi ? s’enquit Nefret négligemment.

S’il y avait une chose que le mariage lui avait apprise, c’était qu’il avait tout intérêt à trouver très vite une réponse sensée à une question insidieuse.

— Il était préoccupé au sujet des bijoux qui ont disparu. Il se demandait s’il pouvait faire quelque chose.

— Et le peut-il ?

Nefret s’assit et ôta ses chaussures et ses bas.

— Je ne vois pas ce qu’il pourrait faire. Selim a déjà fait le tour des moulins à rumeurs.

— Était-ce tout ?

Ramsès finit de se déshabiller, avec plus de hâte que d’adresse.

— Nous avons évoqué nos projets futurs. Je vais prendre un bain le premier, si cela te convient.

— Entendu.

Une fois dans son bain, il se traita de tous les noms pour avoir tourné les talons alors qu’il aurait pu aborder le sujet franchement et régler ce différend. La théorie de David lui était venue à l’esprit, mais il avait été peu disposé à la considérer sérieusement. Cette maudite femme voilée ne lui avait fait aucun mal et n’avait pas manifesté l’intention de lui en faire. En fait, elle l’avait mis dans l’embarras et lui avait créé des ennuis avec son épouse. C’était le genre de chose – n’est-ce pas ? – que certaines femmes pouvaient juger être une vengeance appropriée pour un préjudice imaginaire.

Dolly Bellingham, par exemple ? À l’époque, il n’était âgé que de seize ans, et peut-être n’avait-il pas fait preuve d’un très grand tact pour se soustraire à ses avances impétueuses. Elle était égoïste et orgueilleuse, et elle le rendait peut-être responsable de la mort de son père. À juste titre, songea-t-il avec un sourire forcé. Néanmoins, était-elle assez intelligente pour élaborer une machination aussi compliquée, et avait-elle les moyens de la mettre à exécution ? Il ne savait absolument pas ce qu’elle était devenue.

Christabel ? L’idée de cette suffragette convaincue, affublée des robes d’Hathor et lui murmurant des mots doux, était si grotesque qu’il éclata de rire. Ils ne s’étaient pas quittés en termes très amicaux, mais elle n’était pas du genre à abandonner sa cause pour assouvir une vengeance mesquine. Qu’en était-il de…

La porte s’ouvrit et Nefret entra. Il sursauta d’un air coupable, s’empara d’une serviette de toilette et s’enfuit en marmonnant des excuses pour avoir lambiné. Avait-il réellement paressé dans son bain à parcourir la liste de ses… conquêtes, comme certains pourraient les appeler ? À sa décharge, il pouvait affirmer sans mentir que beaucoup de ces aventures avaient été unilatérales et non consommées. Excepté Enid, Layla, et une ou deux autres… trois ou quatre autres… Non. C’était une théorie ridicule, et il ne l’envisagerait plus jamais.

 

Les appels des muezzins au coucher du soleil se turent et le ciel s’assombrit tandis qu’ils suivaient l’allée jusqu’au Château. Selim arriva quelques instants plus tard, alors qu’ils descendaient des voitures. Il présentait une magnifique silhouette avec ses robes amples, juché sur son étalon favori. Dans la lueur cramoisie des torches qui éclairaient la cour, il incarnait l’image même du romantisme, et il le savait manifestement. Evelyn poussa une exclamation admirative, et Lia applaudit. Selim grimaça un sourire de contentement.

— Vous arrivez au moment opportun, Selim, dit Ramsès.

Selim sauta de sa selle et tendit les rênes à l’un des palefreniers de Cyrus.

— J’aurais dû arriver plus tôt ou plus tard. Quelqu’un a tiré sur moi.

Des exclamations d’effroi et de consternation retentirent, en particulier de la part des nouveaux venus. Ayant obtenu l’effet dramatique qu’il désirait, Selim afficha un air d’insouciance virile.

— Je ne suis pas blessé. La balle ne m’a pas touché.

— Ces idiots de chasseurs, je présume, dit Emerson, pas impressionné pour un sou. Ils partent au crépuscule tirer des chacals. Ils sont plus nombreux qu’autrefois, Walter, et on ne devrait pas confier d’arme à certains d’entre eux.

— Mon Dieu ! fit son frère avec frayeur. N’est-ce pas dangereux ?

— Dangereux, non. Fâcheux, oui. Évitez de faire une promenade au crépuscule à proximité de la Vallée ou du Ramesséum, c’est tout !

— Entrez, entrez, tout le monde ! lança Cyrus depuis la porte de la demeure. Soyez les bienvenus ! C’est merveilleux de vous revoir !

Tandis que Cyrus serrait la main de tous, Selim prit Ramsès à part.

— Nous ne devons pas effrayer les femmes, commença-t-il à voix basse.

— Effrayer ma mère ?

— La Sitt Hakim n’a peur d’aucun homme, d’aucun animal, ni d’aucun démon de la nuit, déclara Selim en détournant l’un des adages de Daoud concernant Emerson. Mais quelqu’un devrait parler des chasseurs à la police, Ramsès. Ils deviennent imprudents.

Il leva les bras et tendit l’étoffe de son vêtement du dessus. La lumière était médiocre, mais Ramsès savait ce qu’il devait chercher. Il y avait plusieurs trous. Lorsque Selim baissa les bras, l’étoffe reprit ses plis gracieux, lesquels recouvrirent les accrocs. Une seule balle. Mais elle était passée dangereusement près de Selim.

— J’en toucherai un mot à Père, promit Ramsès. Et vous devrez être plus prudent.

Le dîner était sans cérémonie. Par égard pour l’aversion bien connue d’Emerson pour les tenues de soirée, Cyrus portait l’un de ses élégants costumes en toile de lin blancs. Bertie ressemblait de plus en plus à l’un de ces poètes mineurs, avec un foulard autour du cou et, en cette occasion, une veste en velours bleu et une expression pensive.

La joie avec laquelle Cyrus les avait accueillis passa très vite, cependant, et sa figure allongée retomba en des replis tels ceux d’un chien triste. Ainsi que Ramsès s’y était attendu, sa mère ne laissa pas cette mélancolie se poursuivre.

— Allons, Cyrus, il est grand temps pour vous de voir cette affaire sous son vrai jour, dit-elle, tout en beurrant vivement un petit pain. Ce n’est pas important à ce point.

— Pas important ! s’écria Cyrus d’une voix angoissée. Mais je…

— Il y a littéralement des centaines d’objets dans la collection, Cyrus, y compris d’autres bracelets et plusieurs pectoraux. Après une seule visite, M. Lacau ne peut prétendre qu’il se souvient de chacun d’entre eux. Ce serait sa parole contre la nôtre.

Le ton de sa voix était si prosaïque que, durant un moment, cette assertion déraisonnable parut frappée au coin du bon sens. Emerson jeta à son épouse un regard appuyé.

— Crénom, Peabody, vous ne parlez pas sérieusement ! Ce serait… Hummm.

— Ce serait extrêmement difficile et cela manquerait également de probité, déclara Ramsès, alarmé par la mine méditative de son père. Nous serions obligés de modifier toutes les fiches. Il y a des dizaines de références à ces pièces, toutes méthodiquement archivées. Votre réputation serait gravement compromise, Cyrus, si on nous attrapait en train d’essayer de jouer un tour semblable. À l’heure actuelle, vous avez préservé pour l’Égypte et le monde une trouvaille inestimable en dépensant sans compter votre énergie et votre fortune. Même Lacau ne peut vous tenir pour responsable de la vénalité d’un employé. Ce genre d’incident se produit tout le temps. (Il ajouta :) Mère faisait l’une de ses petites plaisanteries. N’est-ce pas, Mère ?

Elle soutint son regard accusateur avec un sourire inexpressif.

— Une petite plaisanterie n'est jamais hors de propos. Vous avez exposé la situation avec une grande justesse, mon cher garçon.

— Vous pensez que Lacau verra les choses ainsi ? demanda Cyrus, l’air un peu moins abattu.

— Dans le cas contraire, dit Emerson, je ferai valoir quelques anicroches tout à fait regrettables à propos du Service des Antiquités. Crénom, leurs propres réserves ont été pillées, et quant au Musée…

— Oui, Père, nous savons ce que vous pensez du Musée, intervint Nefret.

Emerson ne se laissa pas clouer le bec.

— Notre momie, grommela-t-il. La momie que nous avions trouvée dans la tombe de Tétishéri. Ils l’ont égarée, vous savez. Ils l’ont égarée !

— Nous le savons, Emerson, dit son épouse. Vous avez fait valoir d’excellents arguments, et je suis sûre qu’ils feront impression sur M. Lacau. De toute façon… (Elle s’interrompit pour grignoter délicatement une rondelle de tomate.) De toute façon, il ne reviendra pas avant plusieurs semaines. Entre-temps, quelque chose peut se produire !

Après le dîner, ils se rendirent à l’entrepôt afin de voir la collection. Il fallut à Cyrus plusieurs minutes pour ouvrir la porte. Il y avait deux nouvelles serrures, et l’un des cadenas était assez lourd pour servir d’ancre à une barque. Croisant le regard moqueur de Ramsès, Cyrus eut un sourire penaud.

— Comme dit le proverbe américain, c’est verrouiller les portes de l’écurie après que le cheval a été volé, n’est-ce pas ?

— Pas du tout. Martinelli avait la clé ouvrant l’autre serrure. Nous devons supposer qu’il l’a toujours.

— Où que soit ce fils de… ce scélérat.

— Combien d’autres personnes sont-elles entrées ici ?

— Beaucoup moins nombreuses que celles qui l’eussent désiré, répondit Cyrus en tirant sur sa barbiche. Vous savez comment cela se passe lorsque vous avez fait une découverte exceptionnelle. Durant quelque temps, j’ai eu des demandes de tous les touristes qui arrivaient à Louxor, tous affirmant être de vieux amis à moi ou des amis de mes vieux amis, ou de quelque personnage important. J’ai éconduit la plupart d’entre eux. Toutefois, j’ai été obligé d’accéder à la demande d’un petit nombre… ceux qui avaient des lettres de recommandation de Lacau, et de confrères comme Howard Carter… Hé, vous ne suggérez pas que l’un d’eux est pour quelque chose dans le vol ?

— Je ne vois pas comment cela serait possible, reconnut Ramsès.

Une question de Lia fit s’éloigner Cyrus, laissant Ramsès se demander ce qui l’avait poussé à parler des visiteurs. Même si l’un d’eux avait cédé à la tentation, il (ou elle) aurait eu beaucoup de mal à subtiliser un objet sous le nez de Cyrus, et le moment choisi pour le vol rendait la culpabilité de Martinelli certaine. Néanmoins, l’étendue limitée du vol évoquait plus le geste d’un kleptomane que l’œuvre d’un voleur professionnel qui avait eu accès à l’ensemble de la collection et tout le temps pour opérer. On pouvait transporter sans difficulté un grand nombre des objets plus petits, dont le restant des bijoux, et ils ne prenaient pas beaucoup de place s’ils étaient convenablement empaquetés.

Mais si un néophyte chanceux était responsable du vol, qu’était devenu l’Italien ?

Cyrus bomba le torse de fierté comme les nouveaux venus s’extasiaient devant le trésor. David était à coup sûr le seul à apprécier vraiment les efforts qui avaient été fournis pour préserver chaque pièce de la collection. Il avait aidé au dégagement de la tombe de Tétishéri et participé activement à la restauration de nombreux objets façonnés. Walter examina les autres objets avec appréciation mais négligemment, puis il s’approcha des cercueils marquetés.

— Les inscriptions classiques, dit-il à Ramsès. Pas de papyrus à l’exception des Livres des Morts ?

— Non, mais il y a beaucoup de matériel écrit provenant du village lui-même – des ostraca et des fragments de papyrus. Il y a quelques semaines, nous avons découvert une cache de papyrus tout à fait étonnante. Il s’agissait peut-être de la bibliothèque privée de quelqu’un, jetée dans un puits et délaissée par un descendant qui n’était pas un lecteur assidu. Apparemment, ce sont des parties d’un traité médical et plusieurs textes littéraires, entre autres choses. J’ai essayé de trouver le temps de les étudier, mais…

Le visage émacié de son oncle s’épanouit en un sourire.

— Je comprends. Eh bien, mon garçon, je pourrai peut-être vous donner un coup de main. Un ouvrage médical, avez-vous dit ?

Emerson, dont l’ouïe était fine de façon exaspérante lorsqu’on espérait qu’il n’écoutait pas, les rejoignit à grands pas.

— Peu importe ces satanés textes, cela peut attendre ! J’ai besoin de vous deux sur le chantier. À moins que vous n’ayez oublié tout ce que je vous ai appris sur la technique des fouilles, Walter ?

— Cela remonte à loin, fut sa réponse conciliatrice.

— Vous réapprendrez très vite, déclara Emerson.

Avant qu’ils parlent, Emerson avait tout réglé à sa satisfaction.

— Tout le monde à Deir el-Medina demain matin, n’est-ce pas ?

Il n’attendit pas qu’on lui répondît.

 

***

 

 

Je m’efforce toujours de ne pas contredire en public les déclarations autoritaires d’Emerson. C’est impoli, et bien qu’une bonne dispute ne me dérange pas – ni Emerson, pour lui rendre justice –, cela indispose certains membres de la famille. Cependant, je n’avais pas l’intention de le laisser mettre de côté les besoins et les intérêts de son équipe d’une façon aussi dictatoriale. Je ne m’étais pas rendu compte, jusqu’à ce que je surprenne la conversation entre Walter et Ramsès portant sur les quantités d'ostraca que nous avions trouvées, à quel point Ramsès désirait examiner ces textes. À l’instar de son oncle, il s’intéressait énormément à la langue ancienne et à sa littérature. Le ton passionné de sa voix, la lueur dans ses yeux étaient ceux d’un petit garçon surexcité. Ces yeux étaient quelque peu éteints, toutefois. Il avait sans doute veillé durant la moitié de la nuit, penché sur les ostraca, après une longue journée sur le chantier. Cela ne pouvait pas être bon pour sa santé… ni, à la réflexion, pour son mariage. Les instincts d’une mère me soufflèrent que j’avais manqué à mon devoir envers lui. J’aurais dû tenir tête à son père. Emerson donne beaucoup de raisons de lui tenir tête.

J’aurais également dû intervenir en faveur de Walter. Et de Cyrus. Dans quelques semaines, des objets provenant de la tombe seraient, pour l’essentiel, emportés et confiés au Musée. Dieu seul savait comment ils survivraient au transport et à la manutention qu’ils recevraient au Caire. Le moment était venu de faire des copies, et il ne fallait pas laisser passer l’opportunité de profiter des compétences de deux artistes de talent.

Je ne doutais pas qu’Emerson avait également décidé d’ignorer d’autres questions plus graves. M. Lacau n’avait pas mis en cause les antécédents de Martinelli mais, à présent que celui-ci s’était révélé être un voleur astucieux, il pouvait très bien demander pourquoi nous avions employé un restaurateur qui était inconnu du Service des Antiquités. Sethos pouvait arriver à tout instant, sous un déguisement ou sous un autre, et embêter le monde. Et enfin il y avait cette étrange aventure survenue à Ramsès. J’avais élaboré une petite théorie à ce sujet, que j’avais bien l’intention d’approfondir lorsque j’en trouverais le temps.

Je soulevai plusieurs de ces questions avec Emerson quand nous nous fûmes retirés dans notre chambre ce soir-là. Il les traita avec mépris l’une après l’autre. Je démolis ses arguments l’un après l’autre. Nous nous retrouvâmes nez à nez, à crier l’un après l’autre. Emerson vociférait parce qu’il s’était mis en colère, alors que j’élevais la voix uniquement pour qu’il m’entende.

— Et comment expliquez-vous la mystérieuse dame voilée ? rétorquai-je.

— Je ne vois sacrément pas pourquoi je devrais le faire !

— Êtes-vous indifférent à une menace qui pèse sur la vie de votre fils ?

Je savais que cela lui porterait un coup. L’irritation disparut de son visage.

— Peabody, dit-il d’un ton plaintif, d’après ce que j’ai été en mesure de déduire de cette aventure, elle n’a pas menacé Ramsès de quoi que ce soit, excepté… euh… hum. C’était peut-être une plaisanterie.

— Une plaisanterie ? C’est le comble, Emerson !

— Le terme était mal choisi, admit Emerson en frottant la fossette de son menton. Enfer et damnation, vous savez très bien ce que je veux dire, Peabody ! Sethos l’a suggéré l’autre soir. Une femme folle à lier s’est entichée du garçon. L’Égypte est remplie de personnes de ce genre, poursuivit Emerson en hâte. Des personnes qui croient aux religions mystiques, à la réincarnation, au savoir des anciens et à ce type de sornettes. Nous en avons rencontré un certain nombre durant toutes ces années.

Il y en avait eu un certain nombre, dont Mrs Berengeria, qui affirmait avoir été mariée avec Emerson non pas dans une mais dans plusieurs vies antérieures, et la pauvre Miss Murgatroyd à l’esprit confus, une théosophe qui croyait à la réincarnation. (Je me dois d’ajouter, pour rendre justice à mon sexe, que cette lubie ne se limitait pas aux femmes.) Si Emerson avait raison, la femme n’avait pas besoin d’être quelqu’un avec qui nous avions été en relation autrefois.

— Reconnaissez que c’est l’explication la plus logique, Peabody, enchaîna Emerson. Il est peu probable qu’elle nous suive jusqu’à Louxor, et il est encore plus improbable que Ramsès tombe dans un piège similaire. Je veillerai sur ce garçon, comme je l’ai toujours fait. Crénom, pourquoi ne me laissez-vous pas continuer mon travail ?

— Mais vous reconnaissez que les autres ont le droit d’entreprendre le travail qui les intéresse ? Walter est un philologue, pas un archéologue. Ramsès brûle d’envie d’étudier ces ostraca. Evelyn et David…

— … peuvent dessiner chaque satané objet de la collection de Cyrus, si c’est ce que vous voulez. Je me demande pourquoi je prends la peine de discuter avec vous, grommela Emerson. (Il entreprit d’ôter ses vêtements et de les lancer au hasard dans la chambre.) Vous gagnez toujours !

— Très cher, avec nous ce n’est pas une question de gagner ou de perdre. (Je m’assis à ma coiffeuse, ôtai les épingles de mes cheveux et secouai la tête pour les libérer.) Nous sommes toujours du même avis, n’est-ce pas ? Je suis, comme vous me l’avez souvent dit, votre autre moitié… la voix de votre conscience et le sens du fair-play.

Emerson s’approcha derrière moi et prit dans ses mains mes cheveux défaits.

— Ma meilleure autre moitié, voilà ce que vous voulez dire. Ma foi, ma chère, vous avez peut-être raison. Vous ne m’avez pas encore vaincu à plate couture, mais si vous vous souciez d’essayer une autre sorte de persuasion…

Je fus plus qu’heureuse de m’exécuter. Les accès de colère d’Emerson le rendent extrêmement séduisant.

J’avais tout organisé. Aussi, lorsque nous nous retrouvâmes pour le petit déjeuner, j’exposai leurs tâches respectives aux personnes concernées. La présence des quatre enfants et des deux chats distrayait quelque peu l’attention générale, mais je persévérai.

— Cyrus vous attend au Château, Evelyn, dis-je en rendant à Davy l’œuf dur qu’il m’avait donné. Je crois qu’il aimerait que vous commenciez par la parure de la robe. J’espère que cela vous convient ? Parfait. Je… c’est-à-dire, nous – Emerson et moi – lui avons proposé les services de David pendant plusieurs heures chaque après-midi, sous réserve, bien sûr, de l’approbation de David… ? Parfait. Walter, vous désirez sans doute voir le chantier, mais ce serait imprudent d’y passer toute une journée tant que vous ne vous serez pas réhabitué à la chaleur. Est-ce ce que vous pensez ? Bien. Si vous vous en sentez le courage, vous pourriez travailler sur le matériel écrit après le petit déjeuner. Ramsès vous montrera où il en est de ses recherches, n’est-ce pas, mon cher garçon ? Bien. Lia, ma chérie, le Grand Chat de Rê griffe seulement lorsqu’il est acculé dans un coin. Ce qu’Evvie a fait, apparemment. Peut-être feriez-vous mieux de… Je vous remercie.

« Je pense, poursuivis-je, tandis que les parents et Fatima extirpaient les enfants de dessous divers meubles et tentaient de les débarbouiller, que, sauf en des occasions particulières, les chers petits devraient peut-être prendre leur petit déjeuner entre eux à partir de maintenant. Nous allons être en retard. »

C’était un peu brutal pour Dolly, dont les manières étaient irréprochables. Mais j’étais certaine qu’il préférait être avec les autres enfants.

Si je puis me permettre de le dire, nous formions un groupe qui avait fière allure lorsque nous nous mîmes en route. Nos montures, la progéniture de deux superbes pur-sang arabes offerts à Ramsès et David quelques années auparavant, étaient des bêtes splendides. Ramsès chevauchait son grand étalon avec une grâce naturelle, et Nefret était elle aussi une cavalière émérite. Walter se comportait mieux que je ne m’y étais attendue. Quand je lui en fis le compliment, il m’apprit qu’il avait monté tous les jours afin de se préparer pour le voyage.

— Mais, ajouta-t-il avec une pointe de regret, les années ont prélevé leur tribut, ma chère Amelia. Le temps où j’avais l’adresse de ces deux gaillards est révolu depuis longtemps.

Je ne le contredis pas, bien que, en fait, il n’eût jamais atteint le niveau des garçons. Ils montaient comme des Arabes, une méthode bien plus gracieuse à mon avis que notre style anglais guindé.

Alors que nous franchissions l’étroite ouverture qui conduisait à la vallée depuis le nord et passions devant les murs du temple ptolémaïque, le soleil se leva au-dessus des hauteurs de la colline à l’est. Même dans la lumière limpide de la matinée, la vallée encaissée avait quelque chose de lugubre. Du moins, cela avait toujours été mon impression. Isolée et écartée, flanquée de pentes et d’escarpements rocheux, c’était une monotonie de terre aride d’un jaune grisâtre, sans le moindre murmure d’un ruisseau ni aucune plante verdoyante. C’était également un endroit silencieux. Les voix des visiteurs résonnaient comme une intrusion.

Je me remémorai qu’il n’en avait pas été de même pour les habitants de jadis, lorsque les maisons étaient intactes et les rues encombrées de gens vaquant à leurs occupations, lesquels échangeaient joyeusement des saluts… ou bien, les humains étant ce qu’ils sont, des reproches acerbes. Bien que serrées les unes contre les autres, les habitations avaient été très confortables pour leur époque. L’agencement consistait en plusieurs pièces, dont le salon et la cuisine, avec parfois une cave pour entreposer les aliments. Les fenêtres étaient en nombre limité, mais le toit plat faisait office d’abri aéré. Il y avait très peu de sites de village en Égypte, et nous avions eu la chance d’obtenir une concession pour celui-ci. Faisant montre du mérite qui le caractérisait, Emerson avait entrepris cette tâche avec son énergie et son obstination habituelles, mais je savais que, au fond de son cœur, il désirait ardemment des temples et des tombes. En toute sincérité, il en était de même pour moi. Si le caractère emporté d’Emerson n’avait pas conduit à une brouille avec M. Maspero…

Mais non, me dis-je, reconnaissant de nouveau à Emerson ce qui lui était dû, ce n’était pas entièrement sa faute. La plupart des sites intéressants à Thèbes avaient été alloués à d’autres expéditions, et il était peu probable que Lord Carnarvon renonçât à ses prérogatives pour la Vallée des Rois. C’était un gentleman affable, mais mes allusions n’avaient pas eu le moindre effet sur lui.

Il devint bientôt évident qu’Emerson n’avait prêté aucune attention à mon petit sermon du soir précédent. Au lieu de laisser aux autres du temps pour leurs propres activités, il avait décidé de mettre une seconde équipe au travail sur un secteur à l’extérieur du village lui-même. Je me mordis la lèvre de contrariété tandis qu’il exposait ses intentions et donnait des ordres. Walter, l’air quelque peu désorienté, partit avec Selim pour continuer les fouilles dans la rue principale du village. Emerson emmena les autres vers le temple, tout en leur faisant un cours.

Le temple ptolémaïque était entouré d'un mur d’enceinte en briques de boue. Ce matériau de construction courant et pratique est remarquablement résistant aux forces destructrices du temps et de la nature. Par endroits, les murs avaient survécu jusqu’à une hauteur de presque sept mètres. Ils entouraient non seulement le temple plus récent, lequel était très bien conservé, mais aussi les ruines éboulées d’autels plus anciens que les villageois avaient construits pour leurs dévotions. Les vestiges d’autres constructions similaires se trouvaient hors des murs, au nord et à l’ouest. Certains de nos prédécesseurs incompétents avaient creusé des fosses dans ce secteur, et mis au jour de jolies petites stèles votives et d’autres objets. Emerson avait l’intention de dégager le périmètre de façon méthodique et complète. Cela représentait une formidable gageure, même pour lui.

— Quel fouillis ! murmura Lia en parcourant le sol du regard.

— Précisément, dit Emerson. (Il retroussa ses manches.) Nous allons établir des sections en mètres carrés, en commençant… ici. Ramsès et David, aidez-moi à placer les piquets de jalonnement.

Durant les semaines où nous avions sorti les objets façonnés de la tombe, nous avions été assaillis de visiteurs qui espéraient entrevoir le trésor. L’impudence de certaines personnes ne cesse jamais de me stupéfier. Quelques-unes avaient proposé des bakchichs à nos ouvriers, tandis que d’autres avaient forcé le barrage de nos gardes et tenté d’arracher les tissus qui protégeaient les objets plus fragiles. Emerson s’était occupé d’elles à sa manière directe habituelle. Maintenant qu’il n’y avait plus rien à voir, excepté la bande d’individus crasseux qui creusaient, le flot de visiteurs s’était tari. Cependant, quelques touristes venaient ici, car le temple était mentionné dans le Baedeker. Je ne pensais pas qu’ils nous causeraient beaucoup d’ennuis. Les pierres éboulées présentaient peu d’attrait et les interprètes qui conduisaient les groupes prenaient soin d’éviter les foudres d’Emerson.

Néanmoins, je jugeais raisonnable d’avoir l’œil sur eux, aussi fus-je la première à apercevoir un groupe quelque peu inhabituel. Ils étaient au nombre de quatre, en plus de plusieurs âniers et d’un drogman. L’une des femmes s’appuyait lourdement sur ce dernier. Ses épaules étaient voûtées, et les mèches de cheveux qui s’étaient échappées de la voilette semblable à une mantille qui recouvrait sa tête étaient du blanc le plus pur. La soutenant de l’autre côté, il y avait une autre femme qui semblait plus jeune de quelques années, bien qu’elle ne fût pas dans sa première jeunesse. Ses cheveux bruns étaient striés de fils gris et son visage était ridé. Elle aida la femme la plus âgée à s’asseoir sur une grosse pierre et entreprit de l’éventer.

Pourtant, ce fut les deux autres membres du groupe qui attirèrent mon attention. Il était difficile de les oublier. Emerson les avait également vus. Il se redressa et les fixa du regard.

Le garçon qui avait dit s’appeler Justin Fitzroyce nous aperçut. Poussant un cri comme il nous reconnaissait, il vint vers moi et s’avança avec agilité sur le sol inégal, suivi de près par son protecteur à la mine patibulaire.

— Mais ce sont mes amis, les Emerson ! s’exclama l’adolescent. Êtes-vous des archéologues ? Que faites-vous ? Où est la jolie dame ?

Emerson, qui avait ouvert la bouche, la referma et me lança un regard désespéré. Il était impossible de se montrer brutal avec ce garçon, dont le visage animé exprimait une bonne volonté naïve.

— Bonjour, monsieur Justin, dis-je. Ainsi vous êtes toujours à Louxor.

— Oui, nous aimons beaucoup cette région. J’ai visité tous les tombeaux de la Vallée des Rois et plusieurs temples. Mais il y a encore beaucoup de choses à voir.

Il aperçut Nefret qui venait dans notre direction, et il s’écria :

— Ah, la voici. Je me souviens de son nom… une autre Mrs Emerson. Il y a deux Mrs Emerson.

— Trois, en fait, dit Nefret d’un ton enjoué. Vous n’avez pas encore rencontré la troisième. Êtes-vous venus seuls ici, François et vous ?

Le visage renfrogné de son serviteur ressemblait à une nuée d’orage planant au-dessus de l’expression radieuse du garçon.

— Je suis capable de prendre soin du jeune maître, grogna-t-il.

Justin se retourna et fit de grands gestes vers les deux femmes.

— Mais nous ne sommes pas venus seuls. Voici ma grand-mère. Sa santé s’est beaucoup améliorée depuis que nous sommes arrivés ici. Toutefois, c’est sa première excursion et elle doit éviter de se fatiguer.

— Qui est l’autre dame ? demandai-je.

— Ce n’est pas une dame, répondit Justin avec désinvolture. C’est Miss Underhill.

— La dame de compagnie de votre grand-mère ?

Justin acquiesça de la tête, négligeant la « non-dame ».

— Je vais leur dire de rentrer à l’hôtel. Je reste avec vous.

— Permettez-moi de parler à votre grand-mère, dis-je, devançant les protestations d’Emerson.

Assurément, la vieille femme s’opposerait à un tel projet.

Elle resta assise, les épaules voûtées et la tête penchée, tandis que je faisais les présentations. Elle ne répondit pas tout de suite. Puis elle dit, d’une voix cassée par le grand âge :

— Je m’appelle Fitzroyce. J’espère que vous me pardonnerez si je vous dis au revoir et non bonjour. Cette excursion a été très intéressante, mais à mon âge même le plus petit effort vous épuise.

— Bien sûr, répondis-je. Pouvons-nous vous aider de quelque manière ?

— Non, je vous remercie.

Elle pressa un mouchoir sur ses lèvres.

— J’aiderai la dame, proposa le drogman.

Je connaissais ce dernier. C’était l’un des guides de Louxor les plus dignes de confiance. Mrs Fitzroyce semblait avoir tout l’entourage dont elle avait besoin, bien que sa dame de compagnie se fût éloignée de quelques pas pour se mettre à l’ombre d’une colonne et eût adopté l’attitude humble d’une domestique. Elle portait les vêtements appropriés pour cette fonction – gris, usés, peu seyants. De vieilles frusques de sa maîtresse ? me demandai-je. Aucune femme avec un peu d’amour-propre n’aurait acheté un chapeau comme celui qu’elle portait. C’était une capeline de paille défraîchie avec des rubans fanés noués sous son menton. La voilette mouchetée présentait plusieurs accrocs.

La vengeance d'Hathor
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