12
En Orient, un Britannique doit être prêt à mourir plutôt que de faire preuve de lâcheté. Le courage d’un seul individu grandit le prestige de tous. La couardise d’un seul homme rejaillit sur tous ses pairs. Je m’efforce, à mon humble manière, de conformer ma vie à ce critère…
J’étais assise dans la petite pièce que j’avais aménagée en cabinet de travail. Je contemplais le jardin au-dehors, qui retrouvait à présent sa beauté de jadis, et je ne pouvais m’empêcher de penser, avec un contentement pardonnable, que notre nouvelle demeure répondait parfaitement à nos besoins. Au commencement, Emerson avait fait valoir que la maison était bien trop grande, mais nous avions constaté très vite que l’espace dont nous disposions à présent était indispensable. Notre jeune protégée devait avoir (selon mon avis expérimenté) plusieurs chambres, dont une pour sa nounou. Les dépendances au rez-de-chaussée, que j’utilisais pour emmagasiner les objets façonnés, se remplissaient rapidement – hélas, non de statues et de stèles comme celles que Mr Reisner avait trouvées, mais d’ossements, de vaisselle de pierre et de poteries brisées.
Nefret et Geoffrey occupaient l’aile qui avait été autrefois le harem. Ils disposaient de toute l’intimité qu’ils désiraient, de même que l’autre jeune couple – bien que Ramsès se soit mis à les fréquenter assidûment. Ces derniers temps, il dormait plus souvent sur la dahabieh qu’à la maison. Cela ne me regardait pas, bien sûr, si telle était leur préférence.
J’avais laissé ma porte entrouverte, celle-ci donnait sur le couloir principal, aussi entendis-je le claquement de talons et je fus à même d’appeler Nefret tandis qu’elle passait. Je pense qu’elle n’avait pas eu l’intention de s’arrêter. Elle jeta un regard à l’intérieur de la pièce et dit :
— Je ne voulais pas vous déranger, tante Amelia.
— Entrez.
Je m’appuyai contre le dossier de mon fauteuil.
— C’est bientôt l’heure du thé. J’allais…
— Si vous voulez bien attendre, je vous accompagnerai. Où est Geoffrey ?
Comprenant que je l’avais bel et bien attrapée, elle se dirigea vers la fenêtre et regarda au-dehors. Il n’y avait pas de moucharabiehs de ce côté de la maison. Les volets de bois étaient ouverts et laissaient entrer l’air chaud de l’après-midi. Me tournant le dos, elle répondit :
— Il est allé voir Jack. Il est inquiet à son sujet.
— Pour quelle raison ? Ramsès affirme qu’il se comporte tout à fait normalement.
Nefret se retourna.
— Ramsès est un sacré menteur !
— Ramsès ne ment jamais. Toutefois, admis-je, il est passé maître dans l’art de l’équivoque. Qu’est-ce qui vous donne à penser qu’il… euh… nous trompe au sujet de Jack ?
— Jack a de nouveau un comportement bizarre. Il a décliné votre dernière invitation, et il évite d’autres personnes. Geoffrey dit qu’il passe la plupart de ses moments de loisir à parcourir les collines, armé d’un fusil. Lorsqu’il ne trouve pas autre chose, il tire sur des chacals.
— Est-ce qu’il boit ?
Elle haussa légèrement ses épaules délicates.
— Je ferais mieux d’aller m’en rendre compte par moi-même, conclus-je.
Je rassemblai mes papiers en une pile soignée et me levai.
— Je redoutais que vous ne disiez cela. Je vous en prie, tante Amelia, ne vous précipitez pas là-bas. Geoffrey a promis qu’il essaierait d’amener Jack ici pour le thé.
— Très bien, je vais attendre et voir s’il vient.
Nefret s’approcha et se tint à côté de mon bureau.
Elle prit une feuille de papier et l’examina.
— Ramsès sera là ?
— Je l’ignore. Il a pris l’habitude de prendre son thé avec David et Lia. En fait, je crois qu’il est allé à la dahabieh, aussitôt après être revenu de Gizeh.
— Nous ne les voyons pas beaucoup ces derniers temps.
— Vous les voyez tous les jours sur le chantier, fis-je remarquer. À l’évidence, ils apprécient les moments où ils sont seuls. Nefret, vous savez que si Geoffrey et vous préférez prendre le thé, ou vos repas, dans votre appartement, je comprendrai parfaitement.
— Je vous remercie, mais nous sommes tout à fait heureux ainsi.
— Nefret…
— Oui ?
Elle me regarda en face, et les mots qui m’étaient montés aux lèvres y moururent. C’était comme si une porte s’était refermée brusquement derrière les yeux de Nefret.
— Je révisais mon petit conte, dis-je en montrant la feuille de papier qu’elle tenait dans sa main. Qu’en pensez-vous ?
— Je ne suis pas une spécialiste, tante Amelia.
Elle jeta un coup d’œil au feuillet. J’eus le sentiment qu’elle ne l’avait pas vraiment regardé jusqu’à ce moment.
— De la langue ? Pas plus que moi. À vrai dire, je me livre à un examen des motivations de Sinouhé, et pour ce faire, une compréhension profonde de la nature humaine est nécessaire, ainsi qu’une connaissance des termes parfois indirects qu’utilisaient les Égyptiens de jadis pour l’exprimer.
« On tient comme établi que Sinouhé faisait partie du complot dirigé contre l’héritier légitime. De fait, c’est difficile de concevoir une autre explication pour sa fuite et sa crainte de revenir en Égypte. Pourtant Sinouhé affirme qu’il a eu connaissance du complot en surprenant les paroles de l’un des conspirateurs – du moins c’est ainsi que j’interprète un passage quelque peu énigmatique – et qu’il fut si terrifié et atterré qu’il a pris la fuite. Si cette version est exacte, il aurait été seulement coupable de lâcheté.
— À l’évidence, elle n’est pas exacte, rétorqua Nefret. C’est la version officielle – le mensonge diplomatique. Je pense qu’il était mouillé jusqu’au cou dans le complot, et que ce qu’il a surpris, c’était la déclaration de l’un des partisans de Sénusert, à savoir que le nouveau pharaon était en route pour revendiquer le trône, qu’il avait été informé du complot, et que les soldats loyalistes étaient sur le point d’arrêter les conspirateurs.
— Hmmm ! fis-je. Oui, c’est également mon interprétation. Et quand, de nombreuses années plus tard, il a imploré le pardon…
— Elle lui a pardonné, dit Nefret.
Elle prit le dessin qui était son préféré, je le savais – le vieil homme assis paisiblement dans son jardin et contemplant les symboles de la vie éternelle.
— Il avait été au service de la princesse, n’est-ce pas ? reprit-elle. Elle était reine à présent. Elle lui a pardonné parce qu’elle l’avait aimé, et parce qu’elle savait qu’il désirait ardemment rentrer chez lui.
Le silence qui s’ensuivit était seulement interrompu par le doux gazouillis des moineaux perchés dans les tamaris devant la fenêtre – jusqu’à ce que l’un des brusques hurlements immodérés de Narmer amène Nefret à éclater de rire et moi à jurer (en sourdine, naturellement).
Je rangeai mon travail et nous allâmes dans la cour. C’était Geoffrey qui était arrivé. Il était seul, à l’exception de Fatima qui préparait la table pour le thé.
— Vous n’avez pas réussi à l’amener ? demandai-je.
— Amener qui ? s’enquit Emerson, sortant à son tour.
Je lui expliquai. Geoffrey admit qu’il n’était pas parvenu à convaincre Jack de nous rejoindre pour le thé.
— Von Bork est passé alors que j’étais là-bas, ajouta-t-il. Je suppose que Jack a pensé qu’il ne pouvait pas abandonner un invité.
— Vous auriez dû demander à Karl de venir également, dis-je.
— Oh, je ne pouvais prendre une telle liberté !
Cependant, il avait pris celle d’inviter Jack. Je me rappelai à moi-même que la situation était tout à fait différente, et je fis signe à Nefret de servir le thé. Geoffrey se leva d’un bond, prit la tasse des mains de Nefret et me l’apporta.
— Tenez, Mrs Emerson.
— Merci. Je pense que vous devriez peut-être commencer à m’appeler tante Amelia, si vous le désirez.
— Je peux ? (Son visage s’épanouit.) Je nourrissais cet espoir, mais je ne voulais pas…
— Prendre cette liberté, fit Emerson en serrant le tuyau de sa pipe entre ses dents.
Toutefois, il dit cela très gentiment, et la fossette sur la joue délicate de Geoffrey s’accentua tandis que son regard allait d’Emerson à moi. Je me doutai qu’on l’avait prévenu de ne pas appeler Emerson oncle Radcliffe.
— Comment va Jack ? m’enquis-je. Pensez-vous que je devrais lui rendre visite ?
— Il ne boit pas, répondit Geoffrey. Du moins, pas à l’excès. On ne peut se tromper sur les signes, vous savez. Je dirais qu’il continue de souffrir de mélancolie.
— Une dépression est le terme psychologique moderne, fis-je remarquer.
— Peabody, siffla Emerson avec un grognement menaçant.
— Oui, très cher, je vous demande pardon. Je connais votre opinion concernant la psychologie. Appelez cela comme vous voudrez, mais Jack n’est pas dans un état normal. Nous devons l’en sortir !
— Je partage votre avis, acquiesça Geoffrey d’un air sérieux. J’ai essayé de le persuader de nous accompagner ce soir à la réception que donne l’Agence, mais il a répondu qu’il avait un autre engagement.
— Je n’irai pas à l’Agence, déclara Emerson du même ton qu’il aurait pris pour annoncer que le soleil se lèverait à l’est demain matin.
— Oh, non, monsieur ! Je ne supposais pas que vous viendriez.
Nefret était assise, immobile, sa tasse de thé à la main.
— Avez-vous supposé que je viendrais ? demanda-t-elle d’une voix très douce.
— Mais, ma chérie, vous avez dit que vous viendriez ! (Geoffrey se tourna vivement vers elle.) Hier. Vous ne vous rappelez pas ? Sir John Maxwell sera là, et vous savez l’influence qu’il exerce sur le Service des Antiquités. Un mot glissé à son oreille – particulièrement de votre part – pourrait faire de grandes choses pour le professeur.
— Oh ! (Nefret posa sa tasse sur la table.) J’ai bien peur de ne pas y avoir prêté attention. Êtes-vous sûr de vous sentir de taille ?
— Qu’est-ce qui ne va pas, Geoffrey ? demandai-je.
— Absolument rien, m’dame. Sincèrement. J’avais dit à Nefret de ne pas faire tant d’embarras.
Il lança à son épouse un regard de léger reproche. Elle rougit.
— Bon, entendu.
— Mettez votre nouvelle robe, insista Geoffrey. Celle qui a toutes les couleurs de la mer au large de la côte sud de la Grèce. Elle fait briller vos yeux comme des aigues-marines. Euh… aimeriez-vous venir avec nous, Mrs… euh… tante Amelia ?
— Je présume que vous n’avez pas besoin de chaperon, fis-je remarquer sèchement. Avez-vous prévenu Fatima que vous ne dîneriez pas à la maison ?
— Bonté divine, j’ai complètement oublié ! s’exclama Geoffrey.
Fatima, qui faisait passer un plateau de petits sandwiches au concombre, s’empressa de lui assurer que cela n’avait aucune importance. Emerson grommelait dans son coin.
— Je ne veux pas que l’on courbe l’échine devant le Service des Antiquités pour moi, annonça-t-il à voix haute.
— Il vaudrait mieux que quelqu’un le fasse, l’informai-je. Eu égard au fait que vous vous obstinez à susciter l’animosité de M. Maspero et que vous ne me laissez pas…
Il m’interrompit, bien sûr, et nous eûmes une petite discussion revigorante.
Après le thé, Nefret et Geoffrey allèrent se changer, et Emerson et moi nous rendîmes à la chambre de l’enfant. J’avais été contrainte de défendre à Sennia de nous rejoindre pour le thé, le temps qu’Emerson apprenne à bien se conduire. Non seulement il permettait à Sennia de manger tous les biscuits dans l’assiette mais il chipait des sucreries à la cuisine pour les mettre dans ses poches. Nous eûmes un petit intermède très agréable, malgré Sennia qui réclamait Ramsès à grands cris, ce qui obligea Emerson à jouer au lion pour la calmer.
Plus tard, nous nous retrouvâmes lui et moi assis à la table de la salle à manger. Cette situation était tellement inhabituelle que, tout d’abord, nous fûmes seulement à même de nous regarder d’un air déconcerté.
Emerson éclata de rire.
— Enfin seuls ! Bon sang, Peabody, est-ce que ce sera ainsi ? Que ferons-nous quand ils seront tous partis et nous auront quittés ?
— Je suis sûre que vous trouverez quelque chose, Emerson.
— Parfaitement, mon amour. (Il m’envoya un baiser depuis l’autre bout de la table. Fatima eut un sourire radieux et Emerson eut l’air embarrassé.) Eh bien, euh, comme je m’apprêtais à le dire, c’est un plaisir de vous avoir pour moi seul. Nous devons parler d’un certain nombre de choses, Peabody. Bon sang, qu’est-ce que c’est ?
Il regardait d’un air soupçonneux l’assiette que Fatima avait placée devant lui.
— Du bœuf grillé, répondis-je. Rose avait donné à Fatima certaines de ses recettes, et elle les a apprises à Mahmud.
— Humpf !
Fatima s’attarda, le temps qu’il exprime son approbation, puis elle sortit en trottinant afin d’annoncer la bonne nouvelle à Mahmud.
— Ce n’est pas mauvais du tout, lâcha Emerson en mastiquant. Un peu plus dur que celui de Rose.
— Une autre variété de bœuf, j’imagine.
— Probablement. (Emerson s’adossa à sa chaise et posa sur moi un regard solennel.) La situation est un joli gâchis, Peabody.
— C’est souvent le cas, Emerson.
— Exact. Cette fois, cependant, trop de faits se produisent qui n’ont aucun lien entre eux. J’ai l’intention d’éclaircir l’un d’eux ce soir. (Il sortit sa montre.) Ils ne partiront pas avant un moment. Terminez votre dîner, très chère, et nous prendrons le café avec eux.
L’horrible pressentiment qui me gagna était si familier qu’il était presque agréable.
— Juste ciel ! m’exclamai-je. Vous voulez parler de Ramsès, n’est-ce pas ? De Ramsès et de David. Où se rendent-ils ? Et que manigancent-ils ? J’aurais dû m’en douter ! Pourquoi ne nous ont-ils rien dit ?
— J’ai l’intention de connaître la réponse ce soir, répliqua Emerson tranquillement. Vous aviez certainement soupçonné quelque chose, vous aussi, sinon vous ne seriez pas arrivée aussi rapidement à la conclusion exacte. Merci, Fatima, c’était délicieux.
Fatima avait observé la façon dont ces affaires sont conduites en Angleterre, et elle enseignait à l’un de ses neveux l’art subtil de servir à table, mais celui-ci n’avait pas encore atteint le degré minimum de compétence qu’elle estimait indispensable. Je doutais qu’il la contente un jour. En fait, elle prenait plaisir à nous servir, et à écouter notre conversation. Quand elle eut apporté le plat suivant, je dus me forcer à manger, car j’étais tout à fait exaspérée et mortellement inquiète.
— J’avais des soupçons, bien sûr, dis-je. Ramsès s’est donné beaucoup de mal pour m’éviter, mais je connais les signes. Il ressemble à un hibou, ou à ce faucon que Nefret avait recueilli, avec ces cernes foncés sous les yeux. David a changé, lui aussi. Ils rôdent de nouveau ! La nuit, dans la vieille ville, affublés de leurs déguisements répugnants ! Vous pensez qu’ils ont découvert une piste concernant le faussaire ?
Fatima avait raté ma première allusion à David. Elle entendit celle-ci et poussa un petit cri d’effroi. Je la rassurai (ce n’était pas une tâche facile, car j’avais également grand besoin qu’on me rassure) et lui demandai de n’en parler à personne.
— Vous présentez les choses d’une façon si mélodramatique, déclara Emerson d’un ton critique. Je pense – et ce n’est pas un gros mot, en fait – qu’ils rôdent de nouveau. C’est pour cette raison que Ramsès a pris l’habitude de passer ses nuits sur la dahabieh.
— Alors Lia sait certainement ce qu’ils font.
— David lui a probablement fait jurer le secret. Et une autre personne leur a peut-être fait jurer le secret, à Ramsès et à lui.
Je lui lançai un regard consterné.
— Wardani ?
— Ce serait logique, non ? Je pense qu’ils nous l’auraient dit s’ils étaient sur la piste du faussaire.
— Mais ce pourrait être désastreux, Emerson ! Russell m’a prévenue que la police recherchait activement Wardani, et que David figure déjà sur la liste de…
Je m’interrompis, car Fatima se tenait sur le seuil de la pièce, les yeux agrandis, et la coupe qu’elle tenait dans ses mains tremblait violemment.
— Posez-la avant de la lâcher, Fatima, conseillai-je. Je vous ai dit que vous n’aviez aucune inquiétude à avoir. Nous ferons en sorte que David soit en sûreté. Vous avez confiance en nous, n’est-ce pas ?
— Aywa. Oui, Sitt Hakim.
Elle posa délicatement la coupe sur la table. Apparemment, c’était la version un brin exotique d’un diplomate gélatineux, enrobé de crème anglaise, de crème fraîche et de confiture. Des morceaux de fruits non identifiés apparaissaient ici et là.
— Je ne crois pas que je pourrai manger ceci, Emerson, chuchotai-je du coin de la bouche.
— Nous l’emporterons avec nous, déclara Emerson. Empaquetez-le, Fatima.
— L’empaqueter…
— Mettez-le dans un sac, ou un carton, ou quelque chose. Les enfants le mangeront avec plaisir.
Il me tardait de voir Emerson avancer à grandes enjambées sur la route dans la direction du quai, une coupe de diplomate fourrée sous le bras. Et il l’aurait fait, sans Fatima. Elle blêmit, horrifiée à cette idée, et insista pour qu’Ali nous accompagne et porte le carton où elle avait enfoncé de force la coupe. Le pauvre garçon était obligé de trottiner pour ne pas se laisser distancer par Emerson. Ses halètements et ses petits cris rauques nous suivirent durant tout le trajet jusqu’à l’Amelia tandis qu’il s’efforçait de ne pas faire tomber l’encombrant dessert.
Ainsi qu’Emerson a coutume de le dire, on peut toujours compter sur des situations comiques dans notre famille.
Il n’y eut pas d’arrivée subreptice de notre part, tels des conspirateurs sournois, car un gardien vigilant observa notre approche et nous héla d’une voix forte. Quand nous entrâmes dans le salon, où ils finissaient de dîner, les deux garçons s’étaient levés et les trois visages arboraient des sourires de bienvenue peu sincères. Sortir du carton le diplomate – dont une bonne partie s’était répandue hors de la coupe – occasionna une certaine hilarité. Karima racla les restes et les mit dans des assiettes. Par devoir, nous en mangeâmes un peu.
Emerson commença à s’agiter. Il n’est guère patient et beaucoup de choses le préoccupaient. Je ne voulais pas que Karima et les autres serviteurs écoutent, et je parvins, à l’aide de petits coups de coude discrets et de clins d’œil, à garder la conversation sur des sujets anodins jusqu’à ce nous soyons montés sur le pont supérieur pour prendre le café, et que Karima nous eût laissés seuls.
Lia avait déjà exprimé sa joie de nous voir – « d’une manière si inattendue » – et je m’étais déjà excusée pour avoir enfreint ma propre règle de ne pas me présenter chez quelqu’un sans y avoir été invitée. Je ne doutais pas un instant que tous trois pensent que notre venue avait un motif. La seule question dans mon esprit était de savoir si Ramsès allait passer aux aveux avant que son père l’ait accusé.
Emerson ne lui en laissa pas le temps, en admettant que Ramsès ait eu l’intention de le faire.
— Bon sang, que manigancez-vous en ce moment ? demanda-t-il vivement.
L’obscurité m’empêchait de voir leurs visages distinctement. Les bougies dans les bols de faïence luisaient doucement mais répandaient peu de lumière. Je ne vis que les mains de Ramsès quand il posa sa tasse sur la table la plus proche. Elles sont toujours égratignées et écorchées, car, à l’instar de son père, il néglige de porter des gants lorsqu’il effectue des fouilles.
— Je suppose que je dois vous faire des excuses pour ne vous avoir rien dit, à vous et à Mère, commença-t-il. J’ai donné ma parole de ne rien dire.
— Que le diable vous emporte ! fit Emerson.
— Oui, monsieur.
— Est-ce à Wardani que vous avez juré le secret ?
— Non, monsieur.
— Nous ferions mieux d’avouer, intervint David en dominant le grondement sourd d’Emerson, qui annonçait une explosion imminente.
— J’aimerais que vous le fassiez, murmura Lia. Je déteste taire des secrets, surtout à tante Amelia et au professeur.
— Ha ! fit Emerson. Eh bien, Ramsès ?
Il sembla que Ramsès, après avoir pris la décision de parler, était impatient de s’épancher (ou peut-être était-il impatient d’en finir afin d’entreprendre la tâche qu’il s’était fixée pour cette nuit).
— Je travaille pour Mr Russell, qui tente de mettre fin au trafic de drogue. Le bruit court que l’une des personnes impliquées est un Britannique. David et moi avons essayé d’infiltrer l’un des gangs afin de découvrir qui est cet homme. Jusqu’à présent…
Je fus incapable de me maîtriser plus longtemps.
— Russell, avez-vous dit ? Que le diable l’emporte ! Je lui avais signifié en des termes parfaitement explicites que vous ne vouliez pas être policier !
— Indicateur, la reprit Ramsès. À quoi bon jouer sur les mots ? Maintenant vous comprenez peut-être pourquoi je ne vous ai rien dit. Être un indicateur ne sert pas à grand-chose si le premier venu le sait.
— Nous ne sommes pas le premier venu, protesta son père, aucunement ému par l’aigreur dans la voix de Ramsès.
Du moins je le croyais, jusqu’à ce qu’il ajoute :
— Et il n’y a pas de honte à être indicateur si c’est pour une bonne cause. Qui vous a donné cette idée qu’un Britannique était impliqué ?
— Wardani. Je m’étais dit qu’il avait peut-être inventé cela, juste pour semer la discorde – il en est parfaitement capable –, mais il y a les rumeurs. Nous les avons entendues par nous-mêmes.
Il tourna la tête vers moi et ajouta d’un air très sérieux :
— Il n’y a pas de fumée sans feu, vous savez.
À l’évidence, le fait d’avouer soulage l’âme, mais cela dépend, bien sûr, de celui qui avoue et à qui. Ramsès se renversa dans son fauteuil et alluma une cigarette. Son père sortit sa pipe, Lia servit le café, et David poussa un long soupir.
— Cela ne me gêne pas d’admettre que je suis content de ne plus avoir ce poids sur la conscience, dit-il avec candeur.
— Hmmm ! fit Emerson en tirant sur sa pipe. Ce n’est pas encore terminé. Dites-moi ce que vous avez fait au juste.
À l’origine, Mr Russell avait porté tous ses efforts sur la côte, en essayant d’arraisonner les cargaisons quand elles étaient déchargées des bateaux. Ainsi que Ramsès l’avait dit, c’était une tâche vouée à l’échec, car la zone était très étendue.
— Il m’a semblé, poursuivit Ramsès, qu’il était préférable d’essayer d’intercepter la drogue quand elle arrivait au Caire. Elle pouvait être transportée par voie d’eau, en remontant l’un des bras du Nil, ou par voie de terre. Dans les deux cas, elle finirait dans un entrepôt, un hangar ou un autre endroit de stockage, avant d’être répartie entre les revendeurs.
— Il y a certainement plusieurs endroits de stockage, déclara Emerson, qui écoutait avec le plus grand intérêt. Le bon sens suggérerait qu’ils changent d’endroit périodiquement.
— Pas s’ils n’ont aucune raison de croire que l’endroit est surveillé, rétorqua Ramsès. Même ainsi, déterminer un endroit précis serait difficile. Aussi ai-je entrepris de commencer par l’autre bout de la filière – les revendeurs locaux. J’ai réussi à trouver du travail dans l’une des fumeries de haschich…
— Comment avez-vous fait ? demanda Emerson avec curiosité.
— J’ai déclenché une bagarre. Rien de plus simple. Certains de ces ruffians deviennent agressifs à mesure que la nuit s’avance. Une fois que j’eus jeté dans la ruelle mon infortunée victime et exprimé mes regrets pour la rixe, le propriétaire de la fumerie m’a proposé un travail de guetteur. Cela ne m’a pas pris longtemps pour connaître le calendrier des livraisons et identifier les livreurs. En deux mots, j’ai gravi les échelons et on m’a embauché comme manœuvre pour aller chercher les livraisons débarquées à terre.
— Alors vous avez localisé l’entrepôt ? s’enquit Emerson.
Il me sembla qu’il était un brin jaloux.
— L’un d’eux. Mais ce n’était pas ce que je voulais, et mon esprit plutôt lent a finalement compris que je ne dépasserais jamais un certain point. Un véritable fossé sépare les gens qui transportent la drogue des personnes qui commanditent ce trafic, et il y a très peu de contacts entre eux. Je me creusais la cervelle pour essayer de trouver un moyen d’approcher les gros bonnets quand David a découvert ce que je faisais.
— C’est Wardani qui m’a éclairé sur ce sujet, expliqua David. Vous ne me l’auriez jamais dit.
— Inutile d’entrer dans les détails, rétorqua Ramsès. C’est David qui a eu l’idée lumineuse de monter un traquenard de la police. Nous sauverions la cargaison et deviendrions des héros. Russell a approuvé ce plan. Le groupe a embauché David, sur mes recommandations, et quand l’attaque a eu lieu, nous avons tout donné pour la cause. Nous avions préparé minutieusement ce que nous ferions, et tout s’est passé à merveille. En raison de la confusion indescriptible et de l’obscurité, personne ne voyait vraiment qui frappait qui. Finalement, David, moi et notre supérieur immédiat avons été les seuls à être encore debout, et nous avons filé avec le haschich. Saignant abondamment, bien sûr, et couverts d’ecchymoses.
Emerson émit un petit rire. Ramsès prit l’une des petites lampes de faïence et s’en servit pour allumer une cigarette. La lueur éclaira son visage et celui de David. Tous deux avaient une expression amusée à ce souvenir qui me donna envie de les secouer. J’avais également envie de secouer Emerson, pour avoir ri. Parfois, je ne comprends pas du tout les hommes.
— Bon, et ensuite ? le pressa Emerson.
— Ensuite nous avons été obligés de tendre une oreille indiscrète. On ne nous admettrait jamais aux réunions au sommet, mais, du fait de notre conduite héroïque, on considérait que nous étions dignes de confiance. Les gens ne surveillent pas toujours leur langue quand nous sommes à proximité. Il y a une réunion ce soir à laquelle nous devons nous rendre. On ne nous a pas invités, et nous serons obligés de traîner dans le coin, dans l’espoir d’entendre quelque chose d’intéressant. Cela va prendre un peu de temps pour nous préparer, aussi, si vous voulez bien nous excuser…
— Restez encore un instant, dit Emerson, lentement et distinctement. Il y a autre chose, n’est-ce pas ? Non, ne répondez pas. C’est moi qui vais vous le dire. David et vous n’auriez pas perdu votre temps pour une banale affaire de police à moins qu’elle n’ait un rapport avec nos autres problèmes. C’est le même homme, hein ? Comment avez-vous fait le rapprochement ? Il se sert également du nom de David ?
Au bout d’un moment, Ramsès répondit :
— Oui, à vos deux questions. Monsieur…
— Nom d’un chien, Ramsès, vous ne voyez donc pas qu’essayer de me laisser dans l’ignorance est non seulement une perte de temps, mais aussi sacrément dangereux ? Dans votre intérêt, j’insiste pour connaître la vérité, mon garçon.
Cette semonce avait commencé dans la colère et se termina par une supplication. Je ne doutai pas que Ramsès l’avait compris. Il baissa la tête et murmura :
— Oui, monsieur, je sais. Je vous prie de m’excuser.
— Bah, peu importe ! grommela Emerson. Nous sommes dans de beaux draps ! Ce scélérat semble résolu à compromettre David d’une façon ou d’une autre. Il ne peut s’agir d’une vengeance personnelle. David n’a pas un seul ennemi au monde. Euh… en avez-vous, David ?
— Non, monsieur. Je crois qu’il a eu l’idée d’utiliser mon nom quand il a vendu les contrefaçons uniquement parce que cela leur donnait une provenance crédible. Pourquoi ne pas continuer à l’utiliser pour ses autres activités ? Je ne pense pas que cet individu me voue une rancune particulière. J’étais un bouc émissaire commode du fait de ma nationalité et de mes origines, voilà tout.
— Aussi simple que cela ? m’exclamai-je.
— Aussi simple et aussi implacable, acquiesça Ramsès. Nous avons l’habitude d’affronter des ennemis qui nous haïssent pour des raisons personnelles. Ceci est un mobile que nous n’avions jamais rencontré et un genre d’animosité que nous n’avions jamais connu. Je pense que David a raison. Ce sa… cet homme a choisi de le prendre pour victime non à cause de qui il est, mais à cause de ce qu’il est – un membre d’une race « inférieure » qui a, de surcroît, osé faire montre de sa supériorité intellectuelle et a enfreint les règles s’opposant au mariage entre races. Ce qui rend cette aberration mentale encore plus dangereuse, c’est qu’elle est partagée par ceux qui seront les juges de David – si jamais cela devait se produire.
Emerson poussa un grognement rauque.
— Cela ne se produira pas.
— Je ne suis pas inquiet, déclara David d’un ton ferme. (Il prit la main que Lia lui tendait.) Aucun suspect n’a jamais eu des alliés aussi impressionnants.
— Tout à fait, dis-je. Nous trouverons ce sa… ce scélérat, ne craignez rien.
— Bien parlé, Mère, fit Ramsès. Maintenant que nous avons réglé cette question…
— Une dernière chose. (Emerson se tourna vers David.) Avez-vous eu des réponses des marchands en Europe à qui vous avez écrit ?
— Oui. Si vous vous rappelez, j’avais demandé une description des objets en question. J’ai reçu une lettre aujourd’hui de M. Dubois, de Paris. Il était quelque peu troublé.
— Cela ne me surprend guère, marmonna Emerson. Je présume qu’il a affirmé que l’objet était authentique.
— Exactement. Ainsi qu’il le fait valoir, l’identité du vendeur et la provenance de l’objet étaient peut-être suspectes, mais cela ne prouve pas qu’il s’agit d’un faux. Il a joint une photographie à sa lettre.
— Oh ? Qu’était-ce ?
— Vous feriez mieux de voir par vous-même, monsieur. J’avais l’intention de vous la montrer demain, mais puisque vous êtes ici…
David se leva. Emerson l’imita.
— Allons au salon où la lumière est meilleure. Il est temps que nous rentrions à la maison, de toute façon.
Le salon était loin d’être aussi encombré qu’avant notre déménagement, peut-être parce qu’il n’y avait qu’une seule personne de sexe masculin pour y semer le désordre. Les meubles, à l’exception de deux bureaux, avaient été emportés, ce qui laissait de la place pour une table de salle à manger. Lia avait remplacé plusieurs des petits tapis. Quand elle vit que je les examinais, elle dit timidement :
— J’espère que cela ne vous dérange pas, tante Amelia. Certains étaient terriblement troués.
— À cause de la pipe d’Emerson. (Je hochai la tête.) Ma chère enfant, vous êtes chez vous, à présent. Faites tous les changements que vous voudrez.
David avait trouvé la photographie. Emerson s’en empara en poussant un juron étouffé.
— Laissez-moi voir, dis-je, et je tirai sur sa main.
Je fus tout d’abord incapable de distinguer ce qu’étaient les objets. Ils étaient au nombre de quatre, et il était impossible de déterminer leur dimension respective, car aucune échelle de grandeur n’était fournie. Puis Emerson dit :
— Des pattes sculptées… des pattes de taureau. En ivoire ?
— C’est ce que prétend M. Dubois. C’est un peu difficile de le savoir d’après la photographie.
— Des incrustations, murmura Emerson en suivant de l’index le contour de la base ovale. Bon sang, ce ne peut pas être…
— De l’or et des lapis-lazuli. Avez-vous déjà vu quelque chose de semblable ?
— Oui, répondit Emerson d’un air pensif. Oh, oui ! Puis-je emporter cette photographie ?
— Certainement, monsieur.
Emerson se redressa, la photographie à la main. Son regard croisa celui de Ramsès.
— Allez vaquer à vos affaires, alors, conclut-il d’un ton bourru. Si vous n’êtes pas là demain matin, je me rendrai immédiatement au Caire et poserai quelques questions sur… qui ?
Ramsès mentionna un nom qui ne signifiait rien pour moi. Toutefois, Emerson semblait le connaître. Il acquiesça.
— Ainsi il est l’un d’eux. Cela ne me surprend pas. Bonne nuit. Et bonne chance.
Le ciel était couvert et un vent humide faisait virevolter mes jupes. Emerson ne semblait aucunement pressé. Sa pipe dans une main, ma main dans l’autre, il marchait tranquillement. Quand nous arrivâmes à la maison, il montra d’un geste le banc près de la porte.
— Asseyons-nous un moment, Peabody. Je désire parler de quelque chose avec vous.
— D’un châtiment approprié pour Mr Thomas Russell ? Sincèrement, Emerson, quand je pense à ses manigances derrière mon dos…
— Peabody, Peabody ! Ramsès n’a pas besoin de votre permission pour accepter un emploi. Ni de la mienne, ajouta Emerson d’un air sombre. Cette histoire me déplaît autant qu’à vous, mais, de grâce, n’embarrassez pas Ramsès en grondant Russell comme s’ils étaient deux petits garnements et que Russell l’eût entraîné dans un mauvais coup. Ce n’est pas de cela que je désire vous parler.
— De la photographie.
— Oui. J’ai une théorie, Peabody.
— Au sujet des contrefaçons ?
— Dans un sens.
— Vraiment, Emerson, par moments j’ai envie de vous tuer ! m’écriai-je.
En réponse à mon cri, la grille de l’entrée s’ouvrit en grinçant et le visage effrayé d’Ali apparut. Sur ma demande pressante, il referma la grille et je revins à la charge.
— Avez-vous l’intention de me dire quelle est votre théorie, ou bien allez-vous continuer de lâcher des sous-entendus énigmatiques jusqu’à ce que je me mette en colère ?
— Des sous-entendus énigmatiques, bien sûr, fit Emerson avec un petit rire. Voyons ce que vous pouvez en déduire, hein ? Mais je vais jouer franc-jeu et vous dire ce que me rappellent les objets sur la photographie. Les Égyptiens montaient souvent des lits, ordinaires ou funéraires, sur des pattes d’animaux sculptées. À l’évidence, seules des personnes fortunées pouvaient s’offrir de tels meubles, et les matières utilisées pour celui-ci sont très rares et très coûteuses. On a trouvé des pattes en ivoire semblables à Abydos, dans l’une des tombes royales de la IIe dynastie.
Il marqua un temps pour m’inviter à parler. Je demeurai silencieuse. Une idée m’était venue également, mais que le diable m’emporte si j’allais en faire part à Emerson ! Emerson se moque toujours de mes théories – jusqu’à ce qu’elles se révèlent exactes.
— Sous-entendu énigmatique numéro deux, reprit Emerson. Je crois que Vandergelt a vu juste. Il y a à Zawaiet quelque chose que l’on ne veut pas que nous trouvions. La situation a été étrangement calme ces derniers temps…
— Parce que nous avons fait des fouilles au mauvais endroit !
Les mots jaillirent dans ma tête et franchirent mes lèvres avant que je puisse les en empêcher. Je plaquai ma main sur ma bouche. Emerson éclata de rire et passa un bras autour de mes épaules.
— C’est une possibilité, dit-il. Désirez-vous poursuivre, ou bien allons-nous avoir une autre de nos petites compétitions concernant le crime ? Enveloppes cachetées et le reste ?
— Êtes-vous en train de me dire que vous connaissez le nom de la personne qui est responsable des accidents ?
— Et du meurtre de Maude Reynolds ? Non, absolument pas. Et si vous avez la satanée audace de prétendre que vous le connaissez…
— Non, admis-je. Je vois quelques rayons de lumière que je n’avais pas vus auparavant. Ils éclairent une partie de ce qui s’est produit, mais je suis toujours dans le noir quant à l’identité du criminel.
— Néanmoins, Peabody, je crois que je vais glisser un billet dans l’une de ces petites enveloppes. À titre de précaution.
Je me tournai vers lui et agrippai sa veste. La lampe près de la porte répandait suffisamment de lumière pour montrer ses lèvres qui esquissaient un sourire et son menton énergique.
— Dans le cas où quelque chose vous arriverait ? Que comptez-vous faire ?
— Eh bien, je vais entreprendre des fouilles à divers autres endroits autour du site, c’est tout !
— Jouer à « tu brûles, tu gèles », comme dans ce jeu d’enfants, avec une agression meurtrière, quand vous « chauffez » ? Il ne faut pas faire cela, Emerson, du moins pas avant que nous ayons rassemblé nos troupes !
— Vous voulez parler de Ramsès ? Il a suffisamment de soucis comme ça. Inutile de l’inquiéter à mon sujet. Crénom, Peabody, nous nous sommes toujours très bien débrouillés seuls, vous et moi ! Enfin… presque toujours.
— Je ne doute pas un instant que nous puissions nous débrouiller, déclarai-je énergiquement. Mais je suis inquiète au sujet de Ramsès et de David. Ramsès prend toujours des risques insensés, et David est incapable de le maîtriser.
— Pas plus que je ne suis capable de vous maîtriser. (Emerson serra mon épaule.) La seule façon pour nous d’aider les garçons, c’est de garder leurs activités strictement pour nous. Je veux que vous me promettiez de n’en souffler mot à personne.
— Même pas à Nefret ?
— Elle ne peut rien faire. Cela ne servirait qu’à l’inquiéter.
C’était la vérité, mais ce n’était pas l’unique raison. Une nouvelle mariée qui n’a pas fait son apprentissage de la vie est portée à se confier à son époux, et nous ne connaissions pas Geoffrey assez bien pour pouvoir compter sur sa discrétion.
Je me réveillai avant qu’il fasse jour et constatai que j’étais incapable de me rendormir. Le Lecteur devine certainement pourquoi. Les garçons (je ne pouvais m’empêcher de continuer de les appeler ainsi) avaient entrepris leurs recherches dangereuses et déplaisantes depuis au moins une semaine. Tant que je l’ignorais, j’avais dormi à poings fermés. Maintenant que j’étais au courant, je ne voyais pas comment retrouver le sommeil avant de m’assurer qu’ils étaient rentrés sains et saufs.
Je repoussai le léger drap avec la plus grande précaution. Je m’apprêtais à me lever quand un bras se referma sur moi et me fit m’allonger de nouveau.
— Si vous aviez l’intention de courir ventre à terre jusqu’à l’Amelia, je vous le déconseille vivement, me glissa Emerson à l’oreille. C’est bientôt l’aube. S’ils n’étaient pas rentrés, Lia serait venue nous prévenir.
— Que vous dites ! répliquai-je.
J’aurais voulu qu’il ne l’ait pas fait aussi près de mon orifice auditif. Les chuchotements d’Emerson sont aussi perçants qu’un cri.
— Absolument.
Un autre bras m’enlaça et m’attira plus près.
— Je pensais que vous dormiez.
— À l’évidence, je ne dors pas.
À l’évidence, il ne dormait pas.
S’il essayait de chasser les garçons de mon esprit, il y parvint, mais pour un temps seulement. Quand je me levai et m’habillai, le jour apparaissait. Comme s’il s’associait à mon humeur, le lever du soleil ne présentait pas son rose nacré habituel. Il était d’un gris saturé d’humidité.
Une brume blanche voilait les fenêtres. Je savais que le soleil la disperserait probablement dans quelques heures, mais ce spectacle accrut mon inquiétude, qui était reparue dès la conclusion des attentions séduisantes d’Emerson. Comme l’obscurité, la brume et le brouillard sont d’une aide considérable pour les assassins.
Quand nous descendîmes pour le petit déjeuner, je fus soulagée de voir que Lia était déjà là. Ainsi que Nefret. Mais, en ce premier instant, je n’eus d’yeux que pour ma nièce, dont le bonjour m’apprit que mes appréhensions avaient été superflues.
— David arrivera dans un moment. Ramsès et lui ont discuté jusqu’à une heure avancée de la nuit.
— Ah ! dis-je. Ramsès vient avec lui ?
— Il est allé directement à Harvard Camp. (Elle m’adressa un sourire affectueux.) Ne vous inquiétez pas, tante Amelia, j’ai obligé Ramsès à manger quelque chose avant de partir.
— Humpf ! fit Emerson. (Il considéra Nefret. Son petit déjeuner, auquel elle n’avait pas touché, semblait figé.) Qu’avez-vous ? Êtes-vous souffrante ?
— Non, monsieur.
Elle en serait restée là, mais il est difficile d’ignorer le regard perçant d’Emerson.
— J’ai très mal dormi, admit-elle.
— L’un de vos rêves ? m’enquis-je.
— Oui.
Elle saisit sa fourchette et prit un peu d’œufs brouillés.
Je savais qu’elle n’en dirait pas plus. Elle ne parlait jamais de ces cauchemars qui la hantaient depuis des années. Ils étaient peu fréquents mais très troublants, et elle affirmait ne jamais se souvenir de leur contenu. J’avais des doutes à ce sujet, mais mes efforts pour l’amener à en parler, avec moi ou avec un médecin, avaient toujours été vains.
Les autres nous rejoignirent bientôt : d’abord David, puis Geoffrey quelques minutes plus tard. Fatima était aux anges, avec tant de personnes à bourrer de nourriture. Elle n’arrêtait pas d’apporter des mets délicats et de remplir nos assiettes d’aliments fraîchement cuisinés. Nous faisions de notre mieux pour manger, mais quand je parcourus la tablée du regard, je songeai que je n’avais jamais vu autant de visages hagards et de paupières abaissées. Les seuls qui semblaient normaux étaient Geoffrey et Emerson. Je me demandai comment le garçon avait pu dormir aussi bien tandis que sa femme endurait les tourments d’un cauchemar… Puis je chassai la supposition grossière qui m’était venue à l’esprit.
Comme s’il sentait mon regard posé sur lui, Geoffrey leva les yeux de son assiette et m’adressa un sourire joyeux.
— Vous auriez dû venir avec nous hier soir, tante Amelia. J’ai eu une conversation des plus intéressantes avec Sir John.
— Je ne désire pas en entendre parler, déclara Emerson. Il est temps de partir.
Je suggérai de prendre la route qui traverse le plateau de Gizeh, mais Emerson se méprit sur mes intentions et mit son veto à cette idée en des termes qui n’admettaient aucune discussion. L’allure qu’il imposa n’admettait aucune discussion, non plus. Dès notre arrivée, il rassembla tout le monde, y compris Selim et Daoud, pour une conférence.
— J’en ai terminé avec les cimetières pour le moment, annonça-t-il. Aujourd’hui, nous commençons à dégager le puits. En partant du haut.
Cette décision brutale et arbitraire fut acceptée sans le moindre commentaire par ceux qui le connaissaient bien. Observant que Geoffrey avait ouvert de grands yeux et s’apprêtait à parler, j’intervins pour épargner au garçon la réprimande qu’une question aurait provoquée à coup sûr.
— Loin de moi l’idée de contester la nature dictatoriale de vos décrets, Emerson, dis-je, mais pourriez-vous condescendre à nous expliquer pourquoi vous adoptez cette ligne de conduite et ce que vous espérez accomplir… ?
Emerson poussa un long soupir, tel un maître d’école patient devant un enfant particulièrement stupide.
— Je pensais que c’était évident. Cependant, si vous insistez. Où est le plan de Barsanti ? (Il commença à éparpiller ses papiers.) Ah, le voici !
Nous nous réunîmes autour de la table et Emerson entreprit de faire un cours, en utilisant le tuyau de sa pipe comme baguette.
— L’entrée de la pyramide est ce long escalier en pente qui amène au couloir. Question : à quoi servait le puits qui monte jusqu’à la surface depuis l’extrémité du premier couloir ?
— Il a peut-être été creusé par des pilleurs de tombes ? suggéra Selim.
Emerson émit un reniflement agacé.
— Vous savez à quoi ressemblent des galeries creusées par des pilleurs de tombes, Selim. Ce puits a été bâti par des maçons professionnels, et non par des voleurs travaillant à la hâte et en secret. Il s’agit peut-être d’une construction plus tardive. Je veux voir ce qu’il y a dans ce puits – s’il contient quelque chose. Cela répond-il à votre question, Peabody ?
— Seulement en partie. Vous avez l’intention de porter vos efforts sur l’intérieur de la pyramide, alors ?
— J’ai l’intention de le dégager entièrement. (Le beau visage d’Emerson revêtit une expression de plaisir démoniaque.) J’ai obligé Reisner à reconnaître qu’il n’avait absolument rien fait là-bas l’année dernière. Les fouilles effectuées par Barsanti étaient inadéquates. Je vais procéder lentement et méthodiquement, et prendre toutes les précautions possibles. C’est pourquoi je veux que le puits soit entièrement dégagé avant que nous explorions l’intérieur de la pyramide.
Si je n’avais pas eu d’autres considérations en tête, je me serais réjouie du nouveau projet d’Emerson. C’était ce que j’avais voulu dès le commencement. Il avait entièrement raison. Il devait faire déblayer le puits avant d’entreprendre l’exploration de l’intérieur de la pyramide. Si le matériau de comblement cédait, plusieurs tonnes de pierre et de sable tomberaient directement dans le couloir en contrebas.
Le haut du puits était indiqué par une dépression peu profonde, semblable à d’autres qui parsemaient le terrain accidenté, mais, bien sûr, nous avions déterminé son emplacement exact quand nous avions effectué les relevés topographiques du site. Emerson mit les hommes au travail et choisit comme lieu de dépôt des déblais un secteur que nous avions déjà mis au jour. Peu après, le sable volait, les porteurs de paniers allaient et venaient activement, en accompagnant leur labeur pénible d’un chant monotone. Apparemment, ils avaient surmonté leur peur superstitieuse de l’endroit où le corps de Maude avait été découvert.
Cependant, quand je fis part de ce sentiment optimiste à Emerson, il secoua la tête.
— Ils travaillent à ciel ouvert, à une certaine distance de l’endroit où nous avons trouvé son corps. Nous aurons peut-être plus de mal à les persuader d’entrer dans la pyramide.
— Espérons qu’il ne se passera rien.
La mâchoire d’Emerson se crispa.
— J’y veillerai.
Il se tenait les mains sur les hanches. Son regard attentif était posé sur les hommes qui se trouvaient dans le creux de terrain et remplissaient leurs paniers. Il guettait, je le savais, le moindre signe d’un mouvement sous leurs pieds nus et leurs mains affairées, prêt à s’élancer à leur secours si un affaissement se produisait brusquement. Naturellement, je restai à ses côtés, prête à m’élancer à son secours.
Selim et lui virent l’objet au même moment. Leurs cris amenèrent les ouvriers à interrompre leur travail. Avant que je puisse l’en empêcher, Emerson se dirigea rapidement vers l’endroit. Naturellement, je le suivis.
L’objet était un os, trop gros pour être un os humain. D’autres, à moitié enfouis sous une couche de sable fin, étaient éparpillés autour sur une surface d’un mètre carré environ. Emerson n’eut besoin que d’un seul regard pour identifier l’étrange gisement.
— Des sépultures d’animaux, murmura-t-il. Ils ont été momifiés, il y a un lambeau de toile de lin. Très bien, Selim, enlevez le sable avec une brosse, mais ne déplacez rien jusqu’à ce que nous ayons pris des photographies.
Il y avait plusieurs couches d’ossements et de cornes – béliers, chèvres, gazelles, bœufs –, séparées les unes des autres par des couches de sable fin. Malgré tous nos efforts, nous progressions lentement en raison de l’insistance d’Emerson pour procéder dans les règles.
Nous continuions de mettre des ossements au jour quand j’ordonnai d’arrêter le travail. Je devais parfois intervenir, car Emerson aurait continué jusqu’à ce qu’il fasse nuit ou que tout le monde s’écroule de fatigue. Aujourd’hui, c’était David, dont les mouvements étaient de plus en plus lents et maladroits, qui suscitait mon inquiétude. Geoffrey l’avait taquiné sur son air à moitié endormi, puis un regard sévère de ma part avait mis fin à ses petites plaisanteries sur les jeunes mariés.
Je n’avais pas été en mesure d’obtenir la moindre information de quiconque durant la journée. Mes tentatives pour prendre David à part avaient été contrecarrées par Lia, qui restait près de lui et ignorait mes suggestions d’aller ailleurs et de faire autre chose. Il devint évident pour moi que David savait quelque chose qu’il ne voulait pas que moi, je sache et que Lia et Emerson étaient de mèche pour me laisser dans l’ignorance.
C’est une situation que je n’admets jamais. Aussi demandai-je à Emerson de me tenir compagnie durant le trajet de retour et je fis aller mon cheval au pas.
— Que s’est-il passé la nuit dernière ? demandai-je vivement. Ont-ils réussi à découvrir l’identité de l’homme qu’ils recherchent ? Que vont-ils faire maintenant ?
— Je l’ignore.
— Crénom, Emerson ! Je refuse qu’on me laisse dans l’ignorance. Si vous ne me dites pas…
— Ne criez pas ! rugit Emerson.
Geoffrey nous précédait avec Nefret, et il tourna la tête pour nous regarder.
— Voyez ce que vous avez fait, dis-je.
— Je n’ai absolument rien fait, nom d’un chien ! Il s’est habitué à nos petites disputes, nous nous disputons tout le temps ! (Néanmoins, il baissa la voix.) Je n’ai pas eu l’occasion de parler longuement avec David. Il a seulement reconnu qu’il y avait eu une légère anicroche la nuit dernière, mais que tout allait bien. Ils ont l’intention de faire une nouvelle tentative cette nuit. En cas d’échec, nous devrons reconsidérer la situation.
— Je suppose que je dois me contenter de cela.
— Vous le devez, oui. Et moi aussi.
Ses lèvres serrées et les jointures blanchies de ses doigts qui tenaient les rênes trahissaient un sentiment de frustration que j’éprouvais aussi. Au bout d’un moment, il ajouta :
— Vous ne supposez tout de même pas que je désire les accompagner ? Ma présence ne ferait qu’accroître les risques. Je ne puis absolument rien faire pour les aider, excepté, peut-être, créer une diversion.
— Ainsi c’est pour cette raison que vous avez annoncé que nous allions explorer l’intérieur de la pyramide.
— L’une des raisons. (Emerson grimaça un sourire.) Je veux voir ce qu’il y a là-bas.
Lia et David ne restèrent pas pour le thé. Ramsès devait les rejoindre sur la dahabieh, où il passerait probablement la nuit, annonça Lia d’un ton désinvolte. Il avait emporté là-bas sa trousse de toilette et des vêtements de rechange.
— Amenez-le demain pour le petit déjeuner, dis-je.
C’était un ordre, et non une prière. La seule réponse possible était « oui » ; ce fut celle de Lia.
Ils laissèrent les chevaux et partirent à pied, bras dessus, bras dessous. Les autres allèrent se changer, à l’exception de Nefret, qui m’arrêta au passage.
— Geoffrey se demande si Ramsès l’évite, déclara-t-elle. Je lui ai promis de vous poser cette question.
— Allons, pourquoi se demande-t-il cela ? répliquai-je, un brin embarrassée.
Elle ne répondit pas et me dévisagea avec une absence d’expression singulière. Je me demandai si elle n’avait pas appris cette petite astuce auprès de moi. Cela a plus de chances d’amener une réponse que des questions répétées.
— Il apprécie énormément la compagnie de David, dis-je finalement. Vous savez qu’ils sont très proches. Il… euh… sans doute est-ce également une attention délicate de sa part envers vous deux.
J’espérais qu’elle ne me demanderait pas ce que j’entendais par là, car je ne le savais pas moi-même. Apparemment, elle accepta cette réponse, car elle hocha la tête et me laissa.
La conversation durant le dîner porta uniquement sur l’archéologie et fut menée presque entièrement par Emerson et Geoffrey. Ce dernier semblait très intéressé par nos os (ceux que nous avions trouvés, cela va de soi).
— Ces animaux ont-ils été immolés en l’honneur du roi défunt ? demanda-t-il.
— Le puits n’a pas été creusé pour enterrer des animaux, répondit Emerson. Ces sépultures sont postérieures. Vous avez certainement observé que la fosse où se trouvaient les ossements est plus petite que le puits lui-même.
Je crains d’avoir prêté moins d’attention à cette conversation que je ne l’aurais dû. Le Lecteur a probablement deviné où erraient mes pensées.
Après une nuit agitée (pour ma part), nous nous levâmes de bonne heure. À nouveau la brume voilait les fenêtres, à nouveau je me rendis en hâte au rez-de-chaussée. Nefret et Geoffrey étaient déjà là, et Fatima avait apporté le petit déjeuner quand les autres se présentèrent enfin. Ce fut avec un soulagement indicible que je les vis, mais un second regard vers Ramsès amena sur mes lèvres une exclamation vivement réprimée.
Plus exactement, elle fut réprimée par Emerson qui plaqua sa serviette sur ma bouche.
— Un petit morceau de beurre sur votre menton, très chère, dit-il. Permettez-moi de l’enlever.
Mon Emerson bien-aimé et moi communiquons sans l’aide de mots, et il avait également remarqué les signes d’épuisement qui creusaient le visage de son fils. Son esprit vif et sa sollicitude paternelle déterminèrent immédiatement la ligne de conduite à adopter.
— Je demande votre attention à tous, dit-il. Certaines modifications dans notre plan de travail sont devenues nécessaires. Ramsès, j’ai besoin de vous emprunter à Reisner pour quelques jours. Il peut prendre Geoffrey pour vous remplacer.
Geoffrey s’étrangla avec une gorgée de café et fut obligé de se cacher la bouche derrière sa serviette.
— Emerson, vous ne pouvez pas échanger des gens continuellement comme s’ils étaient des pioches et des pelles ! m’exclamai-je. En avez-vous parlé à Mr Reisner ?
Geoffrey s’éclaircit la gorge.
— J’ai bien peur qu’il ne soit pas d’accord, monsieur.
Emerson abattit son poing sur la table.
— Reisner n’est pas le Seigneur Dieu Tout-Puissant ! Il sera obligé d’accepter parce que j’en ai décidé ainsi. J’ai besoin de Ramsès pour relire les épreuves de mon ouvrage sur l’histoire de l’Égypte ancienne. Hier, j’ai encore reçu une maudite lettre de ces maudites Éditions de l’université d’Oxford, disant qu’elles seraient contraintes de différer la publication de six mois si elles ne recevaient pas les épreuves corrigées avant la fin février. Je respecte votre connaissance de la langue, Geoffrey, mais je suis certain de ne pas vous offenser si je dis qu’elle n’égale pas celle de Ramsès. Qui plus est, il connaît déjà mon manuscrit.
C’était une explication étrangement détaillée de la part d’Emerson, lequel condescend très rarement à en donner. J’eus la certitude de comprendre sa véritable raison, et je fus remplie d’admiration devant son ingéniosité.
— Pas d’autres objections ? s’enquit Emerson en braquant sur nous un regard menaçant. Humpf ! Je passerai à Harvard Camp avant de me rendre au chantier et j’informerai Reisner de ma décision. Vous feriez mieux de m’accompagner, Geoffrey, et vous resterez à Gizeh si on a besoin de vous. Ramsès, venez dans mon bureau, je vais vous montrer ce que vous devez faire. Que tous les autres se préparent à partir.
— Oui, monsieur, dit Ramsès, et il quitta la pièce à la suite d’Emerson.
Je leur accordai cinq minutes, puis je fis de même. Emerson sortait de son bureau. Par la porte ouverte, je vis que Ramsès dormait déjà sur le canapé. Aussi immobile que le gisant d’un chevalier sur une pierre tombale, il avait un air remarquablement innocent avec ses mains inertes le long de son corps et ses cils abaissés sur ses joues. Emerson referma la porte.
— Je ne pouvais attendre plus longtemps, expliquai-je. Ont-ils appris quelque chose cette nuit ? Euh… il va bien, n’est-ce pas ?
Emerson me donna un rapide baiser.
— Il a besoin de dormir, c’est tout. C’est le seul prétexte que j’aie trouvé pour expliquer son absence sur le chantier.
— Et c’était très astucieux, Emerson.
— Humpf ! (Emerson frotta le creux, ou la fossette, de son menton, comme il le fait quand il est plongé dans ses pensées.) Je ne l’avais jamais vu avec un visage aussi hagard. C’est davantage qu’un épuisement physique, ses nerfs sont à bout. Était-il amoureux de cette jeune fille ?
— Maude ? Oh, non !
— Et vous le sauriez. (Il passa son bras autour de ma taille et nous sortîmes de la maison.) Bon sang, nous ressemblons à deux commères ! Quant à la nuit dernière, vous pouvez, et le ferez sans aucun doute, interroger David dès que vous serez seule avec lui. Je m’arrangerai pour qu’il ait quelques heures de repos aujourd’hui.
— Ils doivent sortir de nouveau cette nuit ?
— Je l’ignore. Ramsès dormait debout et je ne voulais pas faire attendre les autres.
La brume se dissipait, mais elle était encore dense sur le plateau de Gizeh. Geoffrey et Emerson s’éloignèrent sur la route secondaire, et leurs silhouettes furent peu à peu enveloppées dans un brouillard blanc tenace. Pour notre part, nous continuâmes de suivre la route principale, où nous croisions la foule matinale habituelle, depuis des chameaux jusqu’à des cyclistes. Nous avancer de front n’aurait pas été courtois (ni sûr, vu le caractère irascible d’un chameau). Je dis aux filles de nous précéder, David et moi, puis j’entrepris de lui soutirer des informations. L’assaut direct fut la méthode que je choisis.
— Qu’est-il arrivé aux mains de Ramsès ?
— Ses mains ?
L’expression de surprise de David n’aurait pas trompé un enfant.
— Elles étaient vertes.
— Oh, bon sang ! Je pensais que nous avions nettoyé ce truc !
— J’ai vu l’onguent de Kadija suffisamment de fois pour le reconnaître, même par une matinée nuageuse quand l’individu en question fait de son mieux pour dissimuler ses paumes. Ce n’est pas facile de le faire disparaître avec du savon et de l’eau. Que s’est-il passé ?
— De simples brûlures causées par une corde. Il était suspendu à la corde et a été obligé de descendre plutôt précipitamment.
— Parce qu’on tirait sur lui ?
— Bonté divine, non ! (David essaya de rire.) Ils voulaient seulement… euh… couper la corde. C’était un à-pic important, vous comprenez. Qui donnait sur des pavés.
Il commençait à avoir l’air un brin décontenancé, aussi continuai-je de le presser de questions.
— Quand était-ce ?
— Il y a deux nuits.
— C’est pour cette raison qu’il m’a soigneusement évitée hier, dis-je d’un ton pensif. Est-ce qu’ils ont vu son visage ?
— Il ne le pense pas.
— Il ne le pense pas, répétai-je. Et vous ?
— Non, j’étais en bas.
— Et que s’est-il passé la nuit dernière ?
— Rien. (David sortit son mouchoir et s’épongea le front.) Quelque chose a mal tourné. Oh, bon sang ! Autant tout vous avouer.
— En effet !
— Bon, vous comprenez, l’une des choses que Ramsès avait entendues avant que quelqu’un ait l’idée de s’approcher de la fenêtre, c’est que Failani devait rencontrer le… euh… l’effendi la nuit dernière. Malheureusement, le lieu de la réunion n’avait pas été mentionné. Tout ce que nous pouvions faire, c’était filer Failani, ce que nous avons fait, pendant six foutues… excusez-moi, tante Amelia !… pendant six heures. Il est allé à divers endroits très intéressants, mais si une réunion a eu lieu, nous l’avons ratée. Cela a peut-être été le cas. Nous ne pouvions pas le suivre dans… dans certains de ces établissements.
Je décidai de ne pas le presser sur ce sujet.
— Vous avez dit que l’on s’était aperçu de la présence de Ramsès la nuit précédente, bien qu’on ne l’ait pas reconnu. Vous est-il venu à l’esprit que Failani s’était peut-être attendu qu’on le file ? Qu’il vous a promenés pour rien au lieu d’aller à son rendez-vous ? Qu’il s’était arrangé pour que quelqu’un vous file ?
— Oui, m’dame, répondit David d’un air pitoyable. Cela nous est venu à l’esprit. Plus tard.
— David, cette affaire devient trop dangereuse. Vous devez arrêter immédiatement.
— Ce n’est pas à moi d’en décider, déclara David doucement mais fermement. Là où va mon frère, je l’accompagne.
Emerson arriva sur le site peu de temps après nous et parut surpris quand je lui demandai ce que Mr Reisner avait dit.
— Il n’a rien dit. Qu’y avait-il à dire ?
Il considéra David de la tête aux pieds et se renfrogna.
— David, je n’ai pas besoin de vous pendant quelques heures. Allez donc du côté sud et prenez une série de photographies du secteur à la base de la pyramide. Il y a certainement les vestiges d’un coffrage, crénom ! Selim ? Où diable est… Oh ! Retournons au puits.
— Voulez-vous que j’aide David pour les photographies ? demanda Nefret.
— Non. Lia peut lui donner un coup de main.
Il évita de la regarder, et un flot de tristesse me submergea. Emerson et moi avions parfois laissé les enfants dans l’ignorance à propos de certains de nos projets, mais c’était la première fois que nous traitions Nefret comme une étrangère. Pourtant, dans un sens, elle l’était. Sa principale loyauté allait à quelqu’un d’autre à présent, et j’avais beau savoir que Geoffrey ne pouvait être le scélérat que nous recherchions, nous ne pouvions être certains de sa discrétion ou de son discernement. La situation était particulièrement délicate, eu égard aux activités de Ramsès et de David.
Réaliser cela me remémora à quel point notre petit groupe était devenu étroitement lié et uni au cours des années. Avec le temps, Geoffrey pourrait en faire partie. Sans aucun doute ce serait le cas. Cela prenait un certain temps aux personnes normales pour s’habituer à nous.
Lia et David s’éloignèrent, non pour prendre des photographies mais pour rattraper quelques heures de sommeil, et nous retournâmes au puits. Les dimensions de la fosse devinrent plus apparentes tandis que nous creusions. Elle était plus étroite que le puits lui-même, et l’hypothèse d’Emerson, à savoir qu’elle était de beaucoup postérieure, fut confirmée par la découverte d’amulettes de faïence et de petites statuettes en bois qui représentaient des animaux, mélangées avec les ossements. David et Lia nous rejoignirent pour le déjeuner. Je fus ravie d’observer que le garçon semblait tout à fait reposé, et quand nous retournâmes travailler, il nous accompagna. Nous mettions au jour de nouveaux ossements quand la soudaine disparition du soleil déclinant derrière un rideau de nuages projeta sur les lieux une ombre semblable au crépuscule.
— Crénom ! s’exclama David qui s’apprêtait à prendre une photographie.
Emerson lança un regard mauvais aux nuages. Ourlés par les rayons du soleil qu’ils avaient occulté, ils stagnaient tel un rideau écarlate bordé d’or sur le ciel à l’ouest.
— Crénom ! répéta-t-il.
Ce n’était pas la difficulté croissante de prendre des photographies qui le préoccupait, mais les conséquences éventuelles d’une forte pluie. Il se mit à beugler des ordres.
— Nefret, arrêtez de trier ces ossements et mettez-les dans des paniers. Selim… Daoud… allez chercher la toile goudronnée dans l’abri et étendez-la sur la fosse. Nous avons besoin de grosses pierres pour maintenir les coins. David, rangez les appareils photographiques dans leurs étuis. Peabody… Lia…
Je me dirigeais déjà vers l’abri pour rassembler nos notes et nos papiers et pour empaqueter les restes du repas. C’était vivifiant de voir avec quelle rapidité tout le monde s’était dispersé. Chacun accomplissait la tâche qui lui était assignée, tous agissaient avec l’efficacité qu’une longue expérience nous avait enseignée. Il ne pleuvait pas encore, mais le ciel s’assombrissait et un vent vif se leva et tira sur la bâche. Nous avions un mal de chien à la déplier et à la maintenir en place. Les ouvriers avaient décampé pour se réfugier dans leur village. Seuls nos hommes fidèles étaient restés et travaillaient aussi assidûment que nous.
Je me couchai à plat ventre sur un pan de la bâche et la tins fermement pendant que Daoud allait chercher une autre pierre, et j’admirai les manifestations atmosphériques inhabituelles. Le ciel à l’est était dégagé, mais l’ombre inquiétante projetait une lumière étrange sur les terres cultivées. Au nord, les formes noires des pyramides se découpaient sur une déchirure rouge foncé dans les nuages. Une autre forme devint apparente. C’était celle d’un cheval et de son cavalier qui approchaient à une allure tranquille. On ne pouvait se méprendre sur la silhouette racée de Risha, ni, à vrai dire, sur celle de Ramsès. Quelqu’un avait dit un jour que Ramsès montait comme un Centaure, et il ressemblait tout à fait à un Centaure en ce moment, car les formes de l’homme et du cheval se confondaient en une silhouette sans traits bien marqués.
Il se trouvait encore à une petite distance quand un fort claquement me fit sursauter et lever les yeux. La répétition de ce bruit me dit ce que j’aurais dû comprendre immédiatement. Ce n’était pas le tonnerre que j’avais entendu, mais un coup de feu. Je me levai d’un bond, à temps pour entendre un troisième coup de feu et voir Ramsès s’affaisser sur l’encolure du cheval.
Toutefois, il tint bon, et quand Risha s’arrêta, il se redressa et considéra avec une expression particulièrement hautaine le groupe anxieux qui les entourait, le cheval et lui. Nous avions accouru, éperdus, et Risha avait galopé vers nous. Une fois que son cavalier eut mis pied à terre, Risha tourna la tête et renifla d’un air interrogateur le bras de Ramsès. Celui-ci me regarda en haussant les sourcils.
— Rangez votre pistolet, Mère. Puis-je vous demander sur qui vous aviez l’intention de tirer ?
Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais sorti mon pistolet de ma poche et je le regardai avec surprise. Emerson saisit ma main.
— Crénom, Peabody, ne le pointez pas sur votre visage ! Ramsès, êtes-vous blessé ?
— Non.
— Alors pourquoi avez-vous donné l’impression de vous écrouler ? demandai-je avec colère, tandis qu’Emerson prenait mon pistolet.
— Il m’a semblé judicieux de former une cible plus petite.
— Il y a du sang sur ta chemise, fit remarquer Nefret.
— De la confiture, répondit Ramsès. J’ai pris le thé avec Sennia.