CHAPITRE DOUZE

Henry arrêta la calèche devant la maison pour nous laisser descendre avant de gagner les écuries. Comme nous mettions pied à terre, Emerson se retourna en brandissant le poing.

— Holà, toi, petit chenapan ! Ne t’avise pas de recommencer, tu te casserais un membre !

— Ce n’est point à moi que vous parlez, j’espère ? remarquai-je en badinant.

Emerson indiqua un garnement déguenillé qui battait en retraite à toutes jambes.

— Encore un de ces gamins des rues. Ils s’accrochent à l’arrière des cabs et des voitures à cheval. C’est une habitude dangereuse.

Le malheureux enfant – qui était maintenant hors de vue – éveilla en moi des souvenirs inconfortables.

— Nous ferions mieux de monter voir ce que fabrique Ramsès.

— Ce n’était pas Ramsès, Amelia.

— Je n’ai pas dit le contraire. J’ai seulement dit que je voulais voir ce que faisait Ramsès.

Lorsque Gargery nous fit entrer, il débordait de nouvelles au point qu’il ne put attendre d’avoir pris nos affaires pour nous les annoncer.

— Monsieur et madame ont eu un certain nombre de visiteurs. Ce journaliste est venu deux fois…

— Mr. O’Connell ?

— Je crois que c’est son nom, madame, opina Gargery, le nez en l’air. Il semblait passablement agité et il a dit qu’il reviendrait plus tard.

— S’il espère abuser de ma bienveillance… gronda Emerson.

— Il n’aurait pas cette naïveté, Emerson. Qui d’autre, Gargery ?

— Un jeune gentleman du British Museum, madame. Un certain Mr. Wilson. Voici sa carte. Il a dit, lui aussi, qu’il repasserait plus tard dans l’espoir de voir monsieur et madame. Et puis ce pli a été délivré par coursier. Il paraît avoir quelque importance.

Mon cœur fit un grand bond. Ayesha avait dit que je reconnaîtrais son messager. Las ! je n’avais pas été présente pour le voir. L’enveloppe était en papier toilé épais, coûteux, de couleur crème ; mon nom y était inscrit d’une main manifestement féminine.

Je la décachetai, essayant à la fois de paraître détachée et d’empêcher Emerson (qui respirait bruyamment dans mon oreille gauche) d’en voir le contenu. C’était une invitation à prendre le thé jeudi chez une amie d’Evelyn.

— Crénom ! fis-je malgré moi.

— Attendiez-vous un message particulier ? s’enquit Emerson d’un ton chargé de sous-entendus.

— Euh… non, bien sûr que non. Que peut bien vouloir Mr. O’Connell ?

Gargery n’en avait pas terminé :

— Quelqu’un a demandé à voir le professeur.

— Qui était-ce ?

— Il n’a pas laissé son nom, monsieur. Mais il semblait très contrarié – à la limite de l’impolitesse – de ne pas vous trouver à la maison.

Le pronom ne fut pas pour me soulager. Un messager envoyé par Ayesha pouvait être de sexe masculin ou féminin.

— Ah, vraiment ? se hérissa Emerson. Quel genre de vaurien était-ce donc ?

— Un genre de vaurien arrogant et mal élevé, monsieur, répondit Gargery. Et un étranger, par-dessus le marché. Il avait un accent prononcé…

Une exclamation étouffée jaillit de mes lèvres. Emerson me lança un regard intrigué.

— Quelle sorte d’accent, Gargery ?

— Je l’ignore, monsieur. Il portait un turban, monsieur. Je l’ai pris pour un Indien.

— Connaissons-nous des Indiens, Peabody ?

— Je ne pense pas, Emerson.

Nous connaissions, en revanche, bon nombre d’Égyptiens… et ils portaient eux aussi le turban.

— Il a dit qu’il repasserait, ajouta Gargery.

— Humph ! fit Emerson. Eh bien, Amelia, nous devons apparemment nous attendre à un déluge de visiteurs, le diable les emporte ! Si vous voulez parler à Ramsès, vous seriez avisée de le faire sans délai.

— Il est presque l’heure du thé, répondis-je en consultant la montre agrafée à mon revers. Demandez qu’on le serve, Gargery, et dites aux enfants de descendre.

Emerson monta ôter sa redingote honnie cependant que je continuais jusqu’au salon. Je parcourais le courrier de l’après-midi lorsque les enfants entrèrent ; après les avoir embrassés, je fis observer à Percy :

— Il est étrange que nous n’ayons eu aucune nouvelle de ta maman, Percy. Il n’y a certainement nulle raison de s’alarmer, mais je devrais peut-être lui écrire. As-tu son adresse ?

— Non, tante Amelia. C’était quelque part en Bavière, précisa-t-il à toutes fins utiles.

— Je vois. Hmmm. Ramsès, voudrais-tu t’asseoir là-bas, au bout du salon ? Je te félicite de t’être lavé la figure et les mains, mais cet arôme de produits chimiques qui imprègne tes vêtements… À quelles expériences travailles-tu en ce moment ?

— Mes expériences habituelles, maman.

— Vilain, marmonna Violet en prenant un muffin.

Gargery apparut à la porte.

— Mr. O’Connor est là, madame.

— O’Connell, rectifiai-je, sachant fort bien que Gargery avait délibérément écorché son nom. Soit, faites-le entrer. Et dites au professeur de se hâter.

O’Connell fit une entrée précipitée, comme d’habitude, en fourrant sa casquette dans sa poche.

— Qu’y a-t-il encore, Kevin ? demandai-je. Un meurtre ? Une nouvelle arrestation ?

— Rien de si grave, madame E. Du moins, je l’espère.

Il prit le siège que je lui indiquai et regarda les enfants avec curiosité.

— Plus de muffins, Violet, dis-je sèchement. Et ne boude pas, sinon tante Amelia te mettra au pain sec et à l’eau pendant trois jours. Va dans le coin, là-bas, et amuse-toi sagement avec ta poupée.

— J’ai pas envie.

Percy tapota gentiment ses épaisses boucles blondes.

— Je vais jouer aux jonchets avec toi, Violet. Si vous voulez bien nous excuser, tante Amelia ?

— Le parfait petit gentleman, dit Kevin en les regardant s’éloigner main dans la main. Et vous, monsieur Ramsès, comment allez-vous ? Pas de séquelles fâcheuses après la nuit dernière, j’espère ?

Craignant que Ramsès ne répondît en détail – égratignure par égratignure et contusion par contusion – je le fis à sa place :

— Aucune. La blessure d’Emerson était moins grave que je ne le redoutais. Il devrait d’ailleurs être ici… Eh bien, Gargery, où est le professeur ?

Gargery, qui (le lecteur l’aura peut-être noté) n’était pas homme à garder pour soi ses sentiments ni ses opinions, ne tenta même pas de dissimuler son agitation.

— Il est parti, madame. Avec l’Indien.

Je me levai à demi de mon fauteuil.

— Quoi ? Sans aucune explication, sans un mot…

— Il a seulement dit qu’il sortait et qu’il reviendrait plus tard, et qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Mais je ne peux m’empêcher de m’inquiéter, madame, avec tous ces barbares qui en ont après le professeur et madame. Et puis ce particulier était si hautain, si impérieux…

— Avez-vous vu où ils sont allés ? m’enquis-je.

— Il avait un fiacre qui attendait, madame. Un bel équipage, ça oui, avec la plus belle paire de chevaux gris que j’aie jamais vue.

— Ce fiacre avait-il un quelconque signe distinctif ? Des armoiries ?

— Non, madame. Une simple voiture noire, très élégante, et polie comme un œuf, madame. Ils ont pris la direction de Pall Mall…

— Ce qui ne nous avance à rien.

Pall Mall mène à Hyde Park et à Park Lane… et à un million d’autres endroits.

— Non, madame. Ils sont partis si vite que je n’ai même pas eu le temps d’envoyer quelqu’un à leur poursuite. Et quand j’ai poussé l’audace jusqu’à dire au professeur qu’il devrait emmener avec lui Bob ou l’un des autres valets, il a ri d’une drôle de façon en disant que personne d’autre n’était compris dans l’invitation. Il avait l’air… bizarre, madame.

— Effrayé ?

— Madame !

— Non, bien sûr. Courroucé ?

— Ma foi…

— Vous dites qu’il a ri.

— D’une drôle de façon, madame.

— Oh, allez-vous-en, Gargery ! Si vous ne pouvez pas m’être plus utile… Allons, allons, ne soyez pas blessé, je sais que vous avez fait de votre mieux et je suis sûre qu’il n’y a pas d’inquiétude à avoir.

— Je remercie madame, dit-il d’un ton lugubre.

Lorsqu’il se fut retiré, je me tournai vers mon fils.

— Sais-tu quelque chose, Ramsès ?

— Non, maman. C’est d’ailleurs une atteinte à ma fierté, dans la mesure où j’essaie toujours de me tenir au courant quand votre sécurité ou celle de papa est en cause. Bien sûr, il est loisible de spéculer…

— Abstiens-toi de spéculer, Ramsès.

— Qu’est-ce qu’il se passe, madame E. ? s’enquit Kevin avec intérêt.

J’avais presque oublié sa présence. Je n’aurais pas dû me montrer si impulsive, certes, mais j’invite les lectrices à dire en toute honnêteté si elles n’auraient point réagi comme moi.

— Rien, je suppose, répondis-je. Je vous fais mes excuses, monsieur O’Connell, car cette diversion vous a empêché de m’expliquer la raison de votre venue.

Kevin toussota, croisa les jambes, les décroisa, toussota derechef.

— Je passais par là…

— Trois fois dans la même journée ? Sapristi, Kevin, je ne vous ai jamais vu si contraint, même le jour où vous avez fait intrusion dans ma maison du Kent en assommant mon majordome ! Que diantre vous arrive-t-il ?

— Ce n’est probablement rien, bredouilla-t-il en croisant les jambes.

— Cessez de gigoter et parlez. Je jugerai par moi-même si c’est important.

— Eh bien… je voudrais savoir si vous avez des nouvelles de miss Minton.

— Elle est toujours chez sa grand-mère, je crois.

Je me demandai ce qui avait suscité sa question. Un problème professionnel, présumai-je. Kevin décroisa les jambes et se frappa le genou de son poing serré.

— Non, madame E., elle n’y est pas. Personne n’a entendu parler d’elle depuis presque une semaine.

— Impossible ! Comment savez-vous qu’elle n’est pas là-bas ?

— Un ami… une personne… un ami lui a écrit. Il a reçu en réponse une lettre expliquant que miss Minton était à Londres et donnant l’adresse que vous connaissez. Mais sa logeuse affirme qu’elle est absente depuis vendredi.

La porte s’ouvrit et Gargery annonça :

— Mr. Wilson demande à voir madame.

— Que dia… que fait-il ici ? gronda Kevin.

— Je l’ignore. Peut-être s’agit-il d’une visite de courtoisie. C’est une pratique courante, vous savez, chez certaines personnes. Ah ! monsieur Wilson, quel plaisir de vous voir ! Vous connaissez Mr. O’Connell, je crois.

Wilson salua d’un air distant le journaliste boudeur, qui ne daigna même pas lui rendre cette marque de politesse minimale. Il prit un siège.

— Je voulais savoir comment vous vous sentiez, après vos émotions d’hier soir. Et prendre des nouvelles du professeur, qui, paraît-il, a été blessé.

— C’est très aimable à vous. Comme vous le voyez, je suis indemne, et le professeur… le professeur va bien. Je ne vous ai pas vu dans l’assistance, monsieur Wilson.

— J’étais dans les coulisses, pour ainsi dire, répondit-il en souriant.

— Eh bien ! je suis heureuse que vous n’ayez pas été blessé dans la mêlée.

Wilson porta une main à son front et ramena ses cheveux en arrière, dévoilant une ecchymose violacée.

— J’ai bel et bien rencontré le prêtre… ou l’un d’entre eux. Vous voyez le résultat.

Je lui exprimai mes regrets et ma sollicitude. Alors Kevin, dont les trémoussements avaient pris les proportions d’une crise d’épilepsie, bondit sur ses pieds en déclarant, avec une trivialité que je ne lui connaissais pas :

— Je dois retourner au turbin. Bien le bonjour, madame Emerson…

— Non, asseyez-vous, monsieur O’Connell. Soyez assuré que je n’ai point oublié votre requête. Demandons à Mr. Wilson s’il sait quelque chose, puisqu’il est un ami de miss Minton.

— Cela concerne miss Minton ? dit Wilson. Quel est le problème ?

— Elle a disparu, dis-je avec gravité. Du moins, j’espère que ce n’est pas si alarmant. En tout cas, apparemment, nul n’a posé les yeux sur elle depuis vendredi.

— Elle séjourne chez la duchesse douairière, sa grand-mère.

Le calme de Wilson eut le don de mettre Kevin en fureur.

— Elle n’y est pas, sacredieu ! La vieille dame n’a pas vu un seul de ses cheveux, et personne d’autre non plus !

Wilson se raidit.

— Elle n’apprécierait pas, je pense, que de vagues relations spéculent sur l’endroit où elle se trouve, dit-il avec froideur. Elle a beaucoup d’amis. Une riche jeune fille comme elle…

— Oh, ne vous faites pas encore plus sot que vous ne l’êtes, mon vieux ! cria O’Connell. Je ne l’ai découvert que récemment, mais vous, qui êtes un si bon ami de miss Minton, vous devez savoir depuis longtemps qu’elle n’a pas un penny. La vieille duchesse vit d’orgueil et de faux-semblants ; pour préserver les apparences, elle se nourrit de radis et de carottes qu’elle cultive dans le potager du château !

Wilson fut tout aussi surpris que moi. Bouche bée, il balbutia :

— Ce… c’est impossible ! Elle a obtenu son poste au Mirror

— Grâce à son seul talent, gronda Kevin entre ses dents serrées.

Il semblait sur le point de frapper le jeune Wilson, mais je savais (car le cœur humain n’a point de secrets pour moi) que sa colère était dirigée contre lui-même.

— Il y a eu des appuis, c’est sûr, la vieille dame a fait jouer d’anciennes amitiés, mais, mais… Que le diable maudisse ma langue, qu’il la ratatine dans ma bouche pour me punir des horreurs que j’ai proférées ! Miss Minton n’est qu’une pauvre femme qui gagne sa vie, comme moi, et où irait-elle… seule, sans même un shilling dans ses petites poches…

Il enfonça ses poings dans ses propres poches et se détourna.

Wilson était pâle comme la mort.

— Mais… si ce que vous dites est vrai…

— C’est vrai, dit Kevin sans se retourner.

— Mais… dans ce cas, Mr. O’Connell a raison… Quand on songe aux horribles choses qui peuvent arriver à une jeune femme comme elle… dans cette ville abominable…

Moi qui suis une observatrice consciencieuse de la nature humaine, j’avais suivi ce dialogue avec un extrême intérêt. Pauvre Emerson ! Il serait tellement fâché d’apprendre que la « maudite passion romantique » qu’il déplorait tant était précisément l’un des éléments de cette affaire… Oui, pauvre Emerson ! S’il était allé là où je le subodorais, il aurait matière à se repentir de sa journée.

Mais ce n’était pas le moment de m’abandonner à ces émotions. J’avais une autre question à régler au préalable. Les deux jeunes gens semblaient au désespoir et je ne voulais pas prolonger leur désarroi plus qu’il n’était absolument nécessaire. D’un autre côté, je ne voulais pas me prononcer catégoriquement tant qu’il y avait une possibilité – si mince fut-elle – que je fisse erreur.

— Je crois savoir où est miss Minton, déclarai-je.

Kevin fit volte-face. Wilson se leva impétueusement. Ils s’écrièrent en chœur :

— Où ? Comment ? Pourquoi… ?

— Je crois savoir, ai-je dit. Si j’ai raison (ce qui est généralement le cas), il n’y a absolument aucun souci à se faire – de votre côté, tout au moins. Quant à miss Minton elle-même… Sur ce, vous feriez mieux de filer, que je puisse mener mon enquête.

Je ne devais pas me débarrasser d’eux si aisément, mais je repoussai avec fermeté leurs questions et supplications.

— Vous n’êtes pas en position, ni l’un ni l’autre, d’exiger de moi que je trahisse la confiance de miss Minton. L’un de vous serait-il marié ou fiancé avec elle, je pourrais accéder à une requête de ce genre, mais tel n’est pas le cas. Par conséquent, je refuse de répondre. Je promets de vous envoyer chercher (tous les deux) dès l’instant où ma théorie se trouvera confirmée. Plus tôt vous partirez, plus tôt je pourrai commencer mes recherches.

Je parvins à les faire sortir sur le perron, et je n’attendis pas de voir s’ils allaient plus loin. Je me tournai vers Ramsès, qui m’avait suivie dans le hall.

— J’ai le sentiment que tu partages mes soupçons, Ramsès.

— De mon côté, maman, ce ne sont pas des soupçons. J’ai la certitude…

— Je vois. Je ne sais si je dois te féliciter d’avoir enfin appris à tenir ta langue, ou te punir de ne pas m’en avoir parlé sur-le-champ.

— Je ne l’ai appris qu’hier, expliqua Ramsès. Elle a pris soin de se tenir à l’écart, et sa métamorphose physique…

— Sans oublier le fait que les gens n’accordent guère d’attention aux domestiques. Hormis ton père… mais il est étrangement obtus dans ce genre de circonstances. Rappelle-toi combien de temps miss Debenham a réussi à l’abuser.

Gargery, qui avait écouté dans un silence perplexe, hasarda :

— Puis-je demander à madame…

— Tout sera expliqué en temps opportun, Gargery. Veuillez retourner dans le salon et dire aux enfants de monter dans leurs chambres. Je suppose que Violet, à l’heure qu’il est, a mangé toutes les miettes qui restaient sur la table à thé.

(Et, de fait, il s’avéra que j’avais bien supposé.)

Je trouvai la bonne dans ma chambre, occupée à tisonner le feu. À mon entrée, elle se releva en murmurant des mots d’excuse. Le visage détourné, elle prit le seau à charbon et se dirigea furtivement vers la porte.

— Le pot aux roses est découvert, miss Minton. Posez immédiatement ce seau et tournez-vous.

Le seau se renversa, répandant des boulets sur le tapis.

— Laissez, lui dis-je comme elle s’agenouillait pour les ramasser. De tous les mauvais tours qui ont été perpétrés à mes dépens par des membres de la presse (y compris Kevin O’Connell, qui n’est pas manchot en matière d’effronterie), celui-ci est le plus méprisable et le plus honteux. Vous n’avez jamais passé mon annonce dans le journal, n’est-ce pas ?

Lentement, miss Minton se redressa. Dans sa robe noire, son tablier à volants et son bonnet amidonné, elle faisait une jolie petite soubrette. Je me demandai néanmoins comment j’avais pu être si obtuse, même en considérant qu’elle avait fait de son mieux pour modifier ses traits. C’était davantage un changement d’expression – yeux baissés, lèvres pincées, menton humble – que de traits à proprement parler, et cela me fit prendre conscience du gouffre cruellement large qui, dans notre société, séparait les classes sociales.

Au bout d’un moment, elle releva la tête et redressa les épaules. Elle avait beau essayer de prendre un air contrit, une étincelle de malice brillait dans ses yeux noirs.

— Je suis heureuse que vous m’ayez démasquée, dit-elle. Vous ne pouvez pas savoir combien l’expérience a été pénible ! Une fois dans la maison, je ne pouvais plus en sortir. Votre gouvernante – vous l’apprendrez avec plaisir – veille sur les servantes comme un faucon sur ses petits.

— Jeune impertinente ! me récriai-je. Quoi ? Pas un mot d’excuse ni de regret ?

— Si fait, je m’excuse. Je ne puis dire honnêtement que j’aie des regrets – à part celui de n’avoir pu faire bon usage des occasions dont je disposais. Je n’avais pas un instant à moi. Au lieu d’écrire les articles et de les voir paraître sous ma signature, j’étais forcée de transmettre les informations par les moyens du bord, et de laisser quelqu’un d’autre récolter les lauriers à ma place.

— Je vois. Ce n’était donc pas une coïncidence si la police a fait une descente à la fumerie d’opium pendant que le professeur et moi y étions, et si la presse avait été alertée à l’avance.

— Ce fut mon plus grand succès, répondit sans vergogne la péronnelle. Nous allions nous mettre à table, dans l’office des domestiques, quand Gargery est arrivé en courant, si excité par votre conversation sur les fumeries d’opium qu’il ne pouvait pas garder la nouvelle pour lui. J’ai feint une migraine et demandé la permission de sortir prendre l’air. J’espérais, naturellement, trouver quelqu’un à qui remettre le message que j’avais écrit au rédacteur en chef de mon journal. Un gamin des rues traînait par là, et je lui ai donné de l’argent pour porter mon billet. Mais j’ai entendu beaucoup d’autres choses que je n’ai pas eu le loisir d’exploiter.

Je tentai de me rappeler les sujets qu’Emerson et moi avions abordé en sa présence ; mais, une fois encore, la détestable habitude qui consiste à traiter les domestiques comme des éléments du mobilier entrava mes efforts. Je lui avais prêté si peu d’attention… Une chose ressortait, néanmoins, et si j’avais été femme à rougir facilement – ce qui n’est pas le cas – je l’eusse peut-être fait.

— Je ne sais ce que va dire Emerson, murmurai-je.

Le sourire malicieux de miss Minton s’évanouit.

Elle joignit les mains en un geste de détresse.

— Oh, faut-il absolument que vous en avisiez le professeur ?

— Je ne vois pas pourquoi je m’en abstiendrais. Le mariage, miss Minton, requiert une franchise absolue entre les… Mais ce n’est pas le moment propice pour ce genre de discussion. Je suis fâchée, à vrai dire, que vous sembliez attacher plus d’importance à l’opinion d’Emerson qu’à la mienne. Il produit cet effet-là sur les femmes impressionnables, il ne peut s’en empêcher…

Le rose de ses joues s’empourpra, mais elle croisa mon regard sans détour.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle. Écouter les échanges entre vous… avoir le privilège d’entendre, à défaut de voir, les rapports de deux esprits unis dans une si totale harmonie… Madame Emerson, cela m’a ouvert des horizons insoupçonnés sur ce que peut être un homme… sur ce qu’une femme peut en attendre. Son humour, sa bonté, sa force, sa tendresse…

Je fus soulagée d’apprendre qu’elle n’avait pas réellement vu les rapports de ces deux esprits-là. Le maître croit commander au serviteur, mais le serviteur en sait plus qu’il ne devrait. Néanmoins, mon indignation justifiée reflua à mesure que je l’écoutais et, malgré moi, je ressentis une profonde compassion quand sa voix se fêla avant de se briser. De toutes les femmes, n’étais-je pas la mieux à même de comprendre le charme que peut exercer Emerson sur une jeune fille possédant suffisamment d’intelligence pour l’apprécier ? Et je subodorais que, non contente d’apprécier son humour et sa bonté, elle n’avait pas été indifférente à ses yeux bleus, à ses cheveux de jais ni à son admirable musculature, dont elle avait vraisemblablement eu un aperçu beaucoup plus important qu’il n’était séant.

Ce fut elle qui rompit la profonde rêverie dans laquelle nous avions toutes deux sombré, contemplant, sans nul doute, le même et unique objet.

— Je pars, dit-elle. Je vous prie, madame, d’accepter ma démission. Un préavis d’une demi-heure vous semble-t-il trop long ?

— Vous ne quittez pas votre poste, vous êtes congédiée. Et sans références. Prenez une demi-heure ou une heure, mais ne restez pas sous mon toit. Je trouverai une explication pour Mrs. Watson.

— Bien, madame, répondit-elle en détachant ironiquement chaque syllabe.

Je pouvais difficilement lui en vouloir de me détester, moi qui possédais (croyait-elle) tous les droits sur l’objet de son adoration. Moi, qui ne connaissais que trop bien les affres de la jalousie !

Cependant, comme elle franchissait le seuil, je me souvins de ce que m’avait dit Kevin. Elle avait un logement à Londres, mais peut-être ne disposait-elle pas d’argent pour prendre un cab ou se payer de quoi manger. Je ne pouvais pas mettre cette fille dehors, à la nuit tombée, sans un penny en poche. Et il y avait d’autres considérations.

— Attendez, lui dis-je, j’ai changé d’avis. Vous resterez ici cette nuit – toujours en qualité de femme de chambre, bien entendu. Non, ne discutez pas, je ne tolérerai aucune discussion. Demain matin, vous pourrez aller où bon vous semblera et faire ce que bon vous semblera. À moins, naturellement, que vous ne préfériez laisser l’un ou l’autre de vos admirateurs, qui sont probablement en train de faire les cent pas dans le square, veiller sur votre bien-être.

Elle pivota vers moi, les yeux écarquillés.

— Que dites-vous ? Des admirateurs ? Je n’ai pas…

— Peut-être le mot est-il mal choisi. Quoi qu’il en soit, il y a deux jeunes hommes qui attendent anxieusement l’annonce que j’ai promis de leur faire – l’annonce que vous êtes saine et sauve, miss Minton. C’était cruel et indélicat de votre part de laisser vos amis dans l’incertitude concernant votre sort.

— Je n’ai pas d’amis ! s’emporta-t-elle. Seulement des rivaux. Et je ne connais pas d’homme dont j’accepterais la protection.

« Sauf un, pensai-je. Et il vous l’accordera, de surcroît, même après le tour pendable que vous lui avez joué. Mais pas le genre de protection que vous souhaiteriez, miss Minton. »

— À votre aise.

— Je partirai demain à la première heure, madame. Avec votre permission, madame.

Sans attendre ma permission, elle sortit en claquant la porte d’une manière qui lui aurait valu d’être renvoyée séance tenante par Mrs. Watson.

Après son départ, je me mis à arpenter énergiquement la pièce, exercice que je trouve favorable à la cogitation. Pour accoutumée que je sois à régler rapidement les problèmes à mesure qu’ils se présentent, les surprenants événements de la dernière heure avaient mis mes ressources à rude épreuve.

J’avais soupçonné Mr. Wilson d’être amoureux de la jeune demoiselle, mais ma perspicacité, qui est particulièrement remarquable dans ce domaine, avait été trompée par la feinte indifférence de Mr. O’Connell. Néanmoins – me consolai-je – peut-être le journaliste avait-il appris seulement de fraîche date à aimer miss Minton, lorsque ses craintes pour la sécurité d’icelle avaient éveillé dans son cœur des sensations profondément assoupies. On ne pouvait me blâmer de n’avoir point perçu un sentiment dont il n’avait pas alors lui-même conscience.

La complication supplémentaire que représentait la tendresse de miss Minton à l’égard d’Emerson était sans importance. Cette tendresse n’était pas réciproque, et je veillerais à ce qu’elle ne le fut jamais.

D’une importance capitale, en revanche, était le mystère de l’étrange visiteur d’Emerson. Quel message, quelle requête ou menace avait bien pu inciter mon époux à quitter la maison sans même m’en avertir ? Il y avait une réponse douloureusement évidente, mais ce n’était peut-être pas la bonne. Je n’aurais su dire si je devais espérer me tromper – car, dans ce cas, mon estimable conjoint risquait d’affronter seul un péril inconnu – ou espérer avoir raison.

Je ne pouvais rien faire pour l’instant, sinon attendre son retour. Mais s’il ne revenait pas ? Si les heures s’égrenaient lentement sans apporter de nouvelles ? Telle que je me connaissais, je ne pourrais pas rester longtemps les bras croisés.

Je réglerais ce problème, décidai-je, le moment venu. Dans l’immédiat, je devais m’occuper des deux jeunes hommes. Je m’étais engagée à apaiser leur anxiété, et Amelia P. Emerson tient toujours parole, même quand elle a le cœur ailleurs.

Gargery était dans le hall, posté devant la fenêtre.

— Il est trop tôt pour guetter son retour, dis-je avec un mélange d’exaspération et de commisération. Il est parti depuis moins d’une heure. Ouvrez la porte, Gargery, je vous prie.

Il obtempéra, non sans réticence.

— Je supplie madame de ne pas disparaître à son tour. Le professeur ne me pardonnerait jamais…

— Je ne fais que traverser la rue.

Car ils étaient bien là, tous les deux, comme je l’avais escompté. O’Connell marchait de long en large cependant que Mr. Wilson, immobile, fixait la maison.

— Non, madame, s’il vous plaît… implora le majordome.

Je lui donnai une petite tape sur le bras.

— Vous n’avez qu’à rester sur le perron à m’observer, Gargery, si cela peut vous rassurer. Je veux seulement dire quelques mots à ces messieurs.

Je n’eus même pas besoin de traverser la chaussée. Dès qu’ils me virent apparaître, ils se précipitèrent à la grille, et ce fut là que nous tînmes salon.

— Ma présomption était exacte, les informai-je. Miss Minton est en parfaite sécurité, et ce depuis le début.

— Parole d’honneur, madame E. ? dit Kevin.

— Parole d’honneur. M’est-il arrivé de vous duper, monsieur O’Connell ?

Un petit sourire joua aux commissures de ses lèvres.

— Disons que… je vous croirai, cette fois.

— Mais où est-elle ? interrogea Wilson. Je dois lui parler, m’assurer…

— Je m’étonne de vous voir dans un tel état d’agitation, monsieur Wilson.

Car il était agité, sans contredit : il avait omis d’ôter son chapeau, lequel était de guingois, et il se cramponnait aux barreaux rouillés sans égard pour ses beaux gants gris.

— Pardonnez-moi, marmonna-t-il. Je ne mets pas votre parole en doute, madame Emerson…

— Cela vaut mieux pour vous. Miss Minton regagnera son domicile demain. Vous pourrez la voir à ce moment-là. À présent, rentrez chez vous et dormez sur vos deux oreilles, avec l’assurance qu’elle ne court aucun danger.

O’Connell avait déjà tourné les talons, mains dans les poches, la tête rentrée dans les épaules.

— Mettez votre casquette, monsieur O’Connell ! lui lançai-je. La nuit est humide.

Il salua la suggestion d’un geste de la main mais ne daigna pas s’arrêter – ni obéir à mon injonction. Mr. Wilson, lui, s’attarda pour me remercier et s’excuser encore – et encore. Je coupai court à ses effusions et lui commandai de partir.

Au lieu de regagner immédiatement la maison, je restai à la grille. L’air nocturne était humide et imprégné de l’odeur âcre du charbon en combustion, mais je n’ai nul besoin, j’en suis sûre, d’expliquer au lecteur pourquoi je demeurais ainsi. S’il en est un parmi vous qui n’a jamais veillé sur le pas de sa porte ou près d’une fenêtre, retenant son souffle, guettant le retour d’un proche égaré… qui n’a jamais senti son cœur s’emballer à la vue de chaque véhicule qui tourne dans la rue, de chaque piéton dont la silhouette offre la moindre ressemblance avec celle de l’être attendu… qui n’a jamais éprouvé l’élancement de la déception lorsque le véhicule passe sans s’arrêter ou que la silhouette se révèle celle d’un autre… alors, je congratule vivement cette personne pour la bienheureuse quiétude de son existence.

Gargery, sur le seuil, scrutait les environs avec autant de vigilance que moi. C’était un exercice futile, je le savais bien. Après quelques minutes, je poussai un profond soupir et me détournai pour rebrousser chemin.

Soudain, les massifs d’arbustes qui bordaient la grille ondoyèrent comme sous l’effet d’une bourrasque. Pourtant, il n’y avait point de vent : les feuilles des buissons, de l’autre côté de l’allée, étaient parfaitement immobiles. Une espèce d’araignée géante, d’un blanc neigeux, émergea alors de la ramure. En réalité, ce n’était pas une araignée mais une main, d’une pâleur lépreuse et d’une maigreur squelettique. Et elle tenait un morceau de papier.

La main disparut dès que j’eus pris le papier. Un léger bruissement, inaudible pour qui ne tendait pas l’oreille, troubla le silence tandis que le messager repartait comme il était venu, en rampant sur le sol à la manière d’un reptile.

Ayesha avait dit que je reconnaîtrais son messager. Il était peu probable que quelqu’un d’autre délivrât une missive de façon si singulière.

Gargery n’avait rien remarqué ; dans le cas contraire, il eût sans nul doute poussé un cri ou couru vers moi. Dissimulant le papier dans les plis de ma jupe, je regagnai en hâte la maison et me rendis tout droit dans la bibliothèque.

Le billet était plié en quatre mais non scellé. Il n’y avait pas d’inscription à l’extérieur. Et je ne trouvai, à l’intérieur, qu’une simple ligne de symboles bizarres.

Ma vue brouillée mit un temps effroyablement long à s’éclaircir. Les symboles appartenaient, comme je m’y attendais, à l’écriture hiératique, mais les signes étaient tracés maladroitement, comme par une personne n’ayant qu’une connaissance superficielle de la gracieuse écriture pictographique de l’Égypte ancienne, et l’orthographe – si je puis utiliser ce mot à propos d’une langue qui, à l’origine, n’est pas alphabétique – était épouvantable. Je dus me creuser la cervelle un bon moment afin de décrypter le message. L’obélisque ne prêtait pas à confusion (il n’y en avait qu’un seul à Londres), mais aucun Égyptien n’aurait utilisé l’expression « le milieu de la nuit » pour indiquer, comme ce devait être le cas ici, minuit. Il n’y avait qu’un seul autre groupe de signes : des jambes écartées, qui servaient de déterminatifs pour les verbes de mouvement, et un simple trait.

« Venez seule » ? Il ne pouvait y avoir d’autre signification. C’était le genre de suggestion dépourvue d’originalité que faisaient tous les auteurs de lettres anonymes, surtout à des gens qu’ils espéraient attirer dans une chausse-trappe. Un rendez-vous à minuit, sur l’Embankment, fixé par une femme qui n’avait aucune raison de m’aimer et toutes les raisons de me haïr, pouvait fort bien être un tel piège.

Je décidai d’arriver au rendez-vous à onze heures et demie. Lorsqu’on pressent une embuscade, il est stratégiquement avantageux d’être sur place un peu à l’avance.

Il n’y a guère de circonstances, dans ma longue et aventureuse existence, que je me rappelle avec moins de plaisir que cette soirée de printemps à Londres. L’excitation et l’appréhension se livraient bataille dans mon cœur, et jamais les heures ne se tramèrent avec pareille lenteur. Je dînai seule – quoique l’emploi de ce verbe fut impropre, car Gargery, en proie à un trouble presque égal au mien, servait les plats à un rythme si accéléré que je n’aurais pas eu le temps d’y goûter même si j’avais eu quelque appétit pour ce faire, ce qui n’était pas le cas. Lorsque je traversai le hall pour gagner l’escalier, je le vis à son poste devant la fenêtre. Il tenait les rideaux écartés, ce qui les froissait horriblement, mais je n’eus pas le cœur de le réprimander.

J’hésite à rapporter les extravagantes théories qui assaillaient mon esprit. Tantôt j’étais convaincue que le rendez-vous était une embûche dont je ne pourrais me sortir qu’en recourant à la force, tantôt je me disais qu’Ayesha avait fini par admettre le lien qui nous unissait – la solidarité d’une femme opprimée pour une autre – et se préparait à me fournir le renseignement que je désirais. Restait une troisième possibilité : qu’elle eût attiré Emerson dans ses rets au moyen d’un appel à l’aide ou d’une… proposition quelconque, et qu’il fût retenu contre sa volonté. Si tel était le cas, la rencontre avait pour but d’exiger une rançon. Plût au ciel qu’il en fut ainsi !

Approximativement un siècle (dans mon estimation) s’écoula avec lenteur quand, soudain, un coup à la porte interrompit ma rêverie.

— Qui est là ?

— C’est moi, maman. Puis-je entrer ?

Je m’avisai que j’aurais dû monter lui dire bonsoir et m’assurer qu’il était bien là où il était censé être.

— Oui, Ramsès, entre. Je me disposais à aller te voir. Ton père n’a pas encore donné de ses nouvelles, mais je ne suis nullement inquiète pour lui.

Ramsès ferma la porte avec soin et resta sur le seuil à me considérer d’un air grave. Il était déjà en chemise de nuit et semblait – pour Ramsès – relativement propre. Je me demandai s’il avait conscience de l’effet attendrissant que produisait sur moi la blancheur angélique de sa chemise flottante et le spectacle touchant de ses petits pieds nus (il était supposé porter des pantoufles, mais passons). Mes soupçons furent de courte durée : Ramsès lui-même ne pouvait pas être dépravé au point de solliciter le plus tendre des sentiments maternels en vue de déjouer ma méfiance.

— Je viens vous souhaiter une bonne nuit, maman, et vous demander…

— Je le supposais bien. Donne-moi un baiser, donc, et va te coucher. Il est tard.

— Oui, maman.

Ramsès m’octroya le baiser, que je lui rendis, mais il se dégagea du bras que j’avais passé autour de ses épaules.

— Je viens demander… commença-t-il.

— Je te répète, Ramsès, que ton père n’est pas encore rentré. Il montera t’embrasser quand il rentrera ; il ne manque jamais de le faire.

— Oui, maman. Mais ce n’est pas ce que je viens demander. Je ne suis que trop informé de l’absence prolongée de papa, puisque j’ai écouté…

— De quoi s’agit-il, alors ?

— Je voudrais une avance sur mon argent de poche.

L’idée de donner à Ramsès son argent de poche sur une base hebdomadaire revenait à Emerson, et je dois admettre qu’elle était judicieuse. La somme était ridiculement élevée, mais, comme le faisait remarquer Emerson, nous étions toujours à lui acheter des livres, du papier, des porte-plume et autres accessoires scolaires ; le fait de l’obliger à prévoir ses dépenses lui apprendrait à gérer un budget et, en fin de compte, cet arrangement ne nous coûterait pas plus cher que le précédent.

— Quoi ! As-tu déjà dépensé celui de la semaine dernière ? Tu as dit à miss Helen que tu avais douze shillings et six pence, et c’était avant que papa ne te donne…

— J’ai eu des frais imprévus, expliqua Ramsès.

— Tes expériences de momification, je suppose ? dis-je avec une grimace. Fort bien. Mon porte-monnaie est sur le secrétaire, prends ce qu’il te faut.

— Merci, maman. Permettez-moi de vous dire que la confiance que vous placez dans ma probité me touche au plus profond de…

— Très bien, mon fils, très bien.

Je consultai ma montre. Cinq petites minutes s’étaient écoulées depuis la dernière fois que je l’avais regardée. Les aiguilles ne bougeaient-elles donc jamais ?

— Bonne nuit, maman, dit Ramsès.

— Bonne nuit, mon fils. Dors…

La porte se referma avant que j’eusse pu terminer. C’était aussi bien ainsi. Dans mon état de nervosité, je ne supportais pas d’avoir une autre personne dans la même pièce, encore moins de soutenir une conversation.

Enfin, l’interminable période d’attente arriva à son terme et je me préparai à partir. Je m’étais interrogée à n’en plus finir sur la toilette adéquate. J’optai finalement pour l’un des costumes que j’avais trouvés si pratiques pour les fouilles en Égypte : culotte bouffante en tweed, bottes montant jusqu’aux genoux, chemise ample avec, dessous, le nouveau corset que j’avais fait faire spécialement à mon intention. Une fois vêtue, je pris ma ceinture dans le secrétaire et la bouclai à ma taille. Le cliquetis familier des précieux instruments qui y étaient fixés me remplit de confiance et de bravoure. Néanmoins, je déplorai grandement l’absence de mon revolver. Je l’avais laissé à Abdullah, étant donné qu’Emerson prohibait les armes à feu dans la maison et proclamait qu’une telle précaution était superflue dans l’Angleterre civilisée. Eût-il été là, je lui aurais démontré l’extravagante stupidité de cette allégation.

Je perçus vaguement des bruits divers dans le lointain, mais mon cœur enfiévré battait si fort que je ne leur prêtai guère attention jusqu’à ce que la porte de la chambre s’ouvrît à la volée. Comment vous décrire les sensations qui, tel un raz de marée, envahirent chaque centimètre carré de mon anatomie lorsque je vis… Emerson ! Ce seul mot dit tout.

Après un intervalle que je ne tenterai pas davantage de décrire, Emerson me tint à bout de bras et m’observa d’un œil inquisiteur.

— Ne croyez pas que votre ardeur m’indiffère, Peabody, mais j’ai quelque peine à en deviner la cause. Est-il arrivé quelque chose ?

— S’il est… arrivé… ?

Je plaquai mes mains au centre de sa poitrine et poussai de toutes mes forces. Emerson se cogna le dos contre la porte, arborant un sourire épanoui qui eut le don de décupler ma fureur.

— Comment osez-vous me poser une question pareille ? m’écriai-je, les poings serrés. Comment osez-vous quitter cette maison sans un mot d’explication et vous absenter pendant des heures, quitte à manquer votre dîner et me laisser prostrée d’angoisse…

— Voilà qui est mieux, dit-il.

Croisant les bras, il me regarda arpenter rageusement la pièce, le tintement de mes accessoires fournissant un accompagnement musical à mon va-et-vient. Au bout d’un moment, il s’enquit :

— Et vous-même, Peabody, où alliez-vous ainsi ? Car je présume que vous ne comptiez pas vous coucher tout habillée et armée jusqu’aux dents ?

Je m’arrêtai net. C’était bien d’un homme, de s’absenter suffisamment longtemps pour susciter les plus noires appréhensions, puis de réapparaître juste à temps pour faire échouer mes plans ! S’il était rentré cinq minutes plus tard, j’aurais été hors d’atteinte.

— Je partais à votre recherche, murmurai-je.

— C’est vrai, Peabody ? – Il se précipita pour m’envelopper dans ses bras. – Ma Peabody chérie…

La vie, cher lecteur, est parfois ironique. Ces étreintes mêmes que j’avais encouragées – et que j’accueillais, inutile de le préciser, avec ferveur – causèrent ma perte. Car le maudit papier, que j’avais glissé dans ma poche (peu importe laquelle) se froissa sous la main d’Emerson. Mon explication l’avait satisfait et touché, sans pour autant dissiper totalement ses doutes – car Emerson n’est ni sot ni naïf. Avant que j’eusse pu l’en empêcher, il avait extirpé le billet de sa cachette et le lisait.

— De qui est ce message, Amelia ? s’enquit-il posément.

— L’ignorez-vous, Emerson ? Ne pouvez-vous hasarder une hypothèse ?

— Difficilement. Aucune de mes connaissances n’écrit un égyptien si détestable.

Il s’efforçait de garder un ton léger, mais les contractions musculaires de ses mâchoires et le tremblement de son magnifique menton à fossette trahissaient la lutte qu’il livrait pour ne pas beugler. Je me détournai, mais ses doigts d’acier m’agrippèrent aux épaules et me firent pivoter vers lui.

— Vous ne partiez pas à ma recherche. Comment diantre l’auriez-vous pu ? Où, dans cette ville grouillante comme une cage à rats, auriez-vous…

— Où, à votre avis ? Où, sinon là-bas ? J’aurais commencé ma quête par là. Heureusement, elle m’a épargné cette peine.

Emerson relâcha son étreinte et me regarda avec stupeur.

— Elle ? Comment avez-vous bien pu savoir…

— Je vous ai vu entrer chez elle, Emerson. À deux reprises. La seconde fois, j’étais dans le parc, aux aguets. Pensiez-vous que cette barbe ridicule et une corbeille de poissons pourraient vous dérober à mon regard ?

— Poissons ! répéta Emerson. Poissons ? Poissons…

Peu à peu, la lumière se fit dans son esprit. Les muscles contractés de ses joues se détendirent, ses sourcils froncés se haussèrent.

— Ayesha ! C’est d’Ayesha que vous parlez. Ce billet vient-il d’elle ?

— Voulez-vous dire qu’il y en a une autre ? m’écriai-je.

Emerson ne m’accorda aucune attention. C’était lui, à présent, qui arpentait la chambre en proférant des exclamations entrecoupées.

— Donc, elle est prête à parler. Mais pourquoi… Minuit, écrit-elle. C’est d’un conventionnel… ! Amelia ! Vous ne comptiez tout de même pas répondre à cette invitation ? Vous ne battez pas la breloque à ce point ? Oh, malédiction, mais si ! Mais si !

— J’y vais de ce pas, répondis-je, maîtrisant ma confusion et mon indignation. Et je dois partir sur-le-champ.

Emerson cessa de tourner comme un ours en cage.

— C’est un piège, Amelia.

— Vous n’en êtes pas certain. Mais si c’est le cas, raison de plus pour que j’arrive en avance. L’avantage stratégique…

— Ne me faites pas la leçon, crénom !

— Emerson, un peu de tenue !

— Excusez-moi, Peabody. – Il se frotta le menton. – Elle a raison, naturellement, marmonna-t-il. Et rien ne pourra l’en empêcher. À moins…

Il me dévisagea. Son regard calculateur et la flexion (involontaire, j’en suis sûre) de ses mains me firent reculer d’un pas.

— Emerson, si jamais vous levez la main sur moi – pour me retenir, j’entends – vous le regretterez jusqu’à la fin de vos jours !

— Oh ! je le sais bien, Peabody, bougonna-t-il. Il est des fois où je me demande si le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. D’un autre côté, quand je pense aux choses que vous pourriez faire – ou ne pas faire… Bon, nous y allons ?

— Dans une minute. Que représente cette femme pour vous, Emerson ? Quand l’avez-vous connue ? Et…

— Quelle femme ? s’enquit-il, hilare. Allons, Peabody, gardez votre sang-froid, l’heure n’est pas aux explications. Je promets de vous en fournir en temps voulu – pour peu, bien sûr, que nous survivions à l’expédition de cette nuit, ce qui paraît pour l’instant hautement aléatoire. Emmenons-nous Gargery, ou bien… ? Non, je lis sur votre visage que cette idée n’a point votre agrément. Rien que nous deux, alors – côte à côte et dos à dos, comme avant.

Comment aurais-je pu résister à cet appel, ou rejeter la vigoureuse main brune qui se tendait vers la mienne ?

 

Bien qu’Emerson eût promis au cocher une demi-couronne s’il filait bon train, nous arrivâmes plus tard que je ne l’avais escompté, et nous discutions encore âprement quand le cab atteignit le bas de Savoy Street, non loin de Waterloo Bridge. (Car ce stratagème me permettait d’aborder le lieu du rendez-vous par la direction opposée à celle qu’aurait pu prévoir un éventuel observateur.)

— Elle m’a dit de venir seule, répétai-je pour la dixième fois. Si elle voit que vous êtes avec moi, elle risque de ne pas se montrer.

Emerson dut admettre la logique de mon raisonnement, mais les solutions qu’il proposa pour parer à cette difficulté étaient au mieux irréalistes, au pire grotesques. Il lui eût été impossible de se faire passer pour moi, même emmitouflé dans une cape et coiffé d’un chapeau à brides. Il se rangea finalement (avec force jurons) à ma méthode, la seule sensée : à savoir, qu’il me suive à distance et s’efforce de trouver un endroit où se cacher près de l’Aiguille.

Je l’avais persuadé de renoncer à la barbe postiche. Avec son col remonté et sa casquette rabattue sur les yeux, il pourrait passer pour un vagabond ordinaire, pourvu que le brouillard fut aussi épais que je l’espérais (je dois cependant avouer qu’Emerson ne m’aurait jamais abusée, pas plus que toute autre femme dont l’acuité visuelle eût été aiguisée par l’affection). Malheureusement la nuit était claire, hormis des lambeaux de brume qui flottaient au-dessus du fleuve.

Nous regardâmes le cab faire demi-tour et s’éloigner dans un bruit de sabots. Emerson me prit la main.

— Vous avez votre ombrelle, Peabody ?

— Voyez par vous-même, dis-je en brandissant l’objet.

Une rapide – et douloureuse – étreinte fut son unique réponse. Sans un mot, il me fit signe d’avancer.

Du pont, qui se trouvait presque au-dessus de nos têtes, me parvenait le tintamarre de la circulation, mêlé au cri strident des locomotives qui approchaient de la gare de Waterloo, sur l’autre rive du fleuve. Droit devant moi s’étirait l’Embankment, éclairé par des globes incandescents qui étaient perchés sur des pieds en fer forgé espacés d’une vingtaine de mètres. De l’endroit où je me tenais, on eût dit un scintillant collier de lumières qui, en se reflétant dans l’eau sombre, formait un double rang de perles.

Je me mis en marche, restant aussi loin que possible des réverbères. Je n’étais pas la seule à prendre l’air ; après qu’un individu mal lavé se fut arrêté à ma hauteur avec l’intention manifeste de m’accoster, je transformai mon ombrelle en canne et me mis à boitiller péniblement, simulant la faiblesse du grand âge. Au-dessus de moi, sur la droite, je voyais le halo de lumière des rues animées ; sur ma gauche, le fleuve clapotait ; et devant moi, noire silhouette sur le ciel étoilé, se profilait la forme élancée du monument le plus simple et le plus impressionnant qui eût été conçu par l’homme : l’obélisque qui, jadis, avait orné un temple sous le soleil d’Égypte. Il se dressait aujourd’hui près d’un fleuve inconnu, enveloppé d’une brume glaciale, et je songeai combien cette atmosphère lui eût paru étrange s’il avait été doué de sensations.

Mais l’heure n’était point aux considérations philosophiques, quelle que fût mon appétence pour cette activité. Je m’adossai à la grille cernant l’obélisque et attendis, tous mes sens en alerte. Le voile de brume qui recouvrait le fleuve s’était épaissi et des volutes cotonneuses dérivaient vers la berge. Un réverbère, à vingt mètres de là, éclairait brillamment les pavés, mais le cercle de lumière effleurait à peine le côté du monument.

J’avais quitté Emerson trente minutes avant l’heure fatidique. Sachant combien la notion du temps peut être déformée dans de telles conditions, je m’étais résignée à ce qui semblait devoir être une longue attente. Toutefois, à peine avais-je pris position qu’un léger sifflement, sur ma gauche, me fit brusquement tourner la tête.

Elle était emmitouflée dans des vêtements sombres. Seule la pâleur de sa main, qui tenait les voiles masquant son visage, trahissait sa présence.

— Bonsoir, lui dis-je.

D’un geste vif, sa main se plaqua sur ma bouche.

— Chut ! Ne parlez pas, écoutez. Le temps est compté. Partez vite, avant qu’il n’arrive.

Je détachai de mes lèvres ses doigts fiévreux.

— Vous m’avez demandé…

— Sotte ! Il m’a forcée à écrire ce message. J’espérais que vous viendriez en avance, afin de vous prévenir, car j’ai… Mais qu’importe, vous devez partir. Je pensais qu’il voulait vous avoir pour la cérémonie, demain soir, et que… Mais il tient l’autre, maintenant, et elle fera l’affaire ; pourtant, quand je lui ai dit : bon, je n’irai pas retrouver la Sitt Hakim, il… Il a l’intention de vous tuer, c’est la seule explication.

Son visage tout contre le mien, elle me lança comme autant de projectiles ces phrases incohérentes. Ses mains me poussaient et me tiraillaient, accentuant ses paroles pressantes. Son voile était tombé et, malgré les ténèbres, je pouvais voir ce qu’il lui avait fait quand elle avait tenté de le défier.

— Venez avec moi, lui dis-je en essayant de capturer l’une de ses mains frénétiques. Pourquoi protégez-vous un homme qui vous menace, qui vous maltraite ? Dites-moi son nom. Je vous promets qu’il ne…

— Vous ne le connaissez pas. Vous ne savez pas de quoi il est capable. Il a des pouvoirs… Oh ! vous êtes une Anglaise froide, insensée ! Ne craignez-vous donc pas la mort ?

— Pas de la même manière que vous, répondis-je. Et cependant, vous avez pris le risque de me mettre en garde. Pourquoi ?

Ses mains affolées s’apaisèrent. L’espace de quelques instants, elles se posèrent sur ma poitrine.

— Il vous aime, dit-elle dans un murmure. De tous les hommes que j’ai connus, lui seul… Et vous m’avez parlé, l’autre jour, en des termes… oh, c’est de la folie ! Allez-vous partir ?

— Uniquement si vous venez avec moi. Je ne vous laisserai pas seule face à lui.

Elle me regarda dans les yeux. Je crus – je crus sincèrement – l’avoir persuadée. Puis ses mains me lâchèrent et elle s’éloigna comme une ombre.

Impulsivement, je voulus la suivre, mais la raison l’emporta et je repris ma place. Elle avait disparu derrière l’obélisque. À la faveur de l’obscurité et du brouillard de plus en plus dense, elle pourrait aisément m’échapper. Si je me lançais à sa poursuite, je risquais de manquer ma véritable proie : l’assassin lui-même. Une fois que le scélérat serait en mon pouvoir, je n’aurais plus besoin d’Ayesha, ni elle de moi. (J’avais néanmoins la ferme intention de l’exhorter encore à choisir la paix campagnarde et l’harmonie conjugale, si nécessaires à une nature comme la sienne.)

Un cri perçant déchira la nuit ! Il s’interrompit net, comme si une main brutale avait comprimé les cordes vocales. Ce ne pouvait être qu’Ayesha qui avait hurlé. Ombrelle au vent, je m’élançai impétueusement dans la direction d’où avait jailli le cri.

Concevez ma stupéfaction lorsque je tombai sur Emerson. Pour être honnête, j’avais presque oublié son existence. Debout dans le cercle de lumière que dispensait le réverbère le plus proche, il regardait fixement, de l’autre côté de la rue, les luxuriants jardins qui s’étendaient au-delà. En dépit des ombres profondes, je distinguai une forme qui n’était ni un buisson ni un arbre : une forme immense, monstrueuse, aux contours à peine humains.

— Attendez, Peabody ! cria Emerson. Il la menace d’un pistolet !

Maintenant qu’il le disait, je compris que le faible éclat métallique, là-bas, était en effet celui d’une arme, et j’en déduisis que l’ovale pâle, à côté, devait être le visage d’Ayesha. Ses vêtements noirs se confondaient avec la tenue sombre de son agresseur, qui portait – semblait-il – une cape d’opéra et un haut-de-forme. Le visage de l’homme était complètement dissimulé derrière une sorte de foulard de la même teinte foncée.

— Crénom ! m’exclamai-je. Que diantre fait la police ? On pourrait croire…

Un mouvement feutré et une plainte d’Ayesha me firent taire. Le maudit gredin n’avait nul besoin de recourir à la parole pour m’avertir qu’une manifestation bruyante ou un geste brusque l’inciteraient à appuyer sur la détente.

Je m’avisai, trop tard, que j’aurais dû réfléchir avant de bondir, au lieu de me lancer aveuglément à la rescousse. Si je m’étais glissée sans bruit derrière lui…

Survint alors un autre changement, plus net, dans la position de la ténébreuse silhouette. Il me fut difficile de distinguer ce qu’elle faisait ; mais Ayesha, elle, le savait. Un autre cri jaillit de sa gorge, couvert par la détonation du pistolet. Emerson porta une main à sa tête. Une expression d’indicible stupeur se peignit sur ses traits. Lentement, il s’affaissa sur le trottoir.

Je ne pouvais pas – je n’osais pas – me porter à son secours. Emerson n’était peut-être point abattu, seulement blessé. En revanche, le trépas de mon bien-aimé (sans parler du mien) était certain si l’assassin gardait en main son pistolet. Ayesha se colletait avec lui, se suspendait à son bras. Je me précipitai à son aide.

La seconde détonation fut étouffée par le corps d’Ayesha. Tel un oiseau blessé, elle s’effondra aux pieds du tueur. Et, comme celui-ci levait derechef son pistolet pour tirer, le manche de mon ombrelle s’abattit sur son avant-bras.

L’arme tomba par terre. De la pointe de ma botte, je l’envoyai valser dans les buissons. Emerson était sauvé ! Je n’étais pas pour autant dans une si bonne posture, car l’inconnu m’avait saisie à la gorge. La cruelle étreinte se resserra, coupant l’arrivée d’air dans mes poumons et l’afflux de sang à mon cerveau. Il avait les mains gantées, de sorte que mes ongles ne lui firent aucune impression. Je tentai de lui griffer le visage, mais mon bras retomba. Mes pieds pendaient, détachés du sol. Les ténèbres se refermèrent sur moi. Je me souviens d’avoir pensé que ces fichus policiers n’étaient jamais là quand on avait besoin d’eux…

Ô lecteur, ce fut comme la réponse à une prière : faible et lointain, amorti par le martèlement du sang dans mes oreilles assourdies, j’entendis le hurlement strident d’une sirène de police ! Les mains nouées autour de ma gorge desserrèrent leur prise. Je tombai à la renverse et atterris sur une surface douce, flasque. Et lorsque le voile de mes yeux se dissipa, je m’aperçus que je fixais le visage mort d’Ayesha.

Frissonnante, je me mis tant bien que mal à quatre pattes, juste à temps pour voir une petite silhouette noire traverser à toute allure mon champ de vision passablement rétréci. Quelqu’un cria :

— Holà, sacripant, arrête-toi immédiatement ! Enfer et damnation… Jack, tâche de l’intercepter par l’autre côté… Hé, qu’est-ce que c’est que ça ?

Les renforts étaient arrivés, sous la forme de deux godillots très larges. Je présumai qu’ils étaient attachés à un constable, mais je ne pris pas le temps de m’en assurer. Trop faible pour me relever, je rampai vers la forme inerte de mon mari, qui gisait face contre terre dans l’allée de gravier. Lorsque je le touchai, les forces me revinrent. Prise de frénésie, je le retournai sur le dos.

Ses yeux s’ouvrirent. Ils me fixèrent. Il était vivant ! Dieu merci, il était vivant !

— Peabody, observa-t-il, cela commence à devenir embarrassant.

La onzième plaie d'Égypte
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