III
Je brûlais d’annoncer à Emerson que j’avais élucidé le meurtre de Lord Baskerville. Certes, quelques menus détails restaient encore à éclaircir, mais j’étais bien persuadée que, si je me penchais sérieusement sur le problème, je découvrirais les réponses sans délai. J’entendais d’ailleurs m’y attaquer dès cette nuit ; malheureusement, je m’endormis avant d’être parvenue à une conclusion quelconque.
Mon premier réflexe, au réveil, fut de m’inquiéter pour la sécurité d’Emerson. La voix de la raison m’assurait que, s’il y avait eu un malheur, la maisonnée eût été alertée ; mais l’affection, indifférente à la logique, me fit hâter mes préparatifs pour me rendre dans la Vallée.
Cyrus Vandergelt, encore plus matinal que moi, était déjà dans la cour lorsque je sortis de ma chambre. Pour la première fois, je le vis en tenue de travail et non dans l’un de ses costumes de lin immaculés qu’il portait d’ordinaire. Sa veste de tweed, aussi élégamment coupée que ses autres vêtements, n’offrait guère de ressemblance avec les hardes dont s’affublait Emerson. L’Américain était coiffé d’un casque colonial d’aspect militaire, orné d’un ruban rouge, blanc et bleu. En me voyant, il se découvrit avec galanterie et m’offrit son bras pour m’escorter jusqu’à la salle à manger.
Lady Baskerville était rarement des nôtres au petit déjeuner. J’avais entendu les hommes se perdre en conjectures sur son important besoin de sommeil ; pour ma part, je savais bien qu’elle s’affairait à sa toilette, car la perfection artificielle de son apparence devait manifestement requérir des heures de travail.
Imaginez donc ma surprise en la voyant déjà assise à sa place. Ce matin, elle n’avait pas pris le temps de se maquiller, si bien qu’elle paraissait son âge. Vandergelt, atterré par sa mine défraîchie, s’inquiéta de sa santé. La dame reconnut qu’elle avait eu une nuit agitée, et sans, doute serait-elle entrée dans les détails si Milverton – ou plutôt, Arthur Baskerville – n’avait fait irruption sur ces entrefaites, se confondant en excuses pour son retard.
De toutes les personnes présentes, seul lui, le coupable, semblait avoir dormi d’un sommeil réparateur, sans rêves. Les sourires de gratitude qu’il me lançait à l’envi m’assurèrent que toute mélancolie l’avait désormais quitté. C’était là un témoignage supplémentaire de cette immaturité qui m’avait déjà frappée : maintenant qu’il s’était confessé à quelqu’un de plus âgé et de plus avisé, il se sentait dégagé de toute responsabilité.
— Où est miss Mary ? s’enquit-il. Nous ne devrions point traîner ; Mrs. Emerson a certainement hâte de revoir son époux.
— Elle s’occupe de sa mère, je suppose, répondit Lady Baskerville du ton cassant dont elle usait pour parler de Mrs. Berengeria. Je ne comprends pas que vous ayez pu laisser cette horrible femme s’installer ici. Puisque le mal est fait, je dois m’y résigner, mais je refuse absolument de rester seule avec elle dans la maison.
— Venez avec nous, suggéra Vandergelt. Nous vous ménagerons une confortable petite place à l’ombre.
— Je vous remercie, mon ami, mais je suis trop lasse. Après ce que j’ai vu la nuit dernière…
Dans sa sollicitude, Vandergelt mordit à l’hameçon et demanda des détails. Je résume le récit de notre hôtesse, car il était entrelardé de hoquets, de soupirs et de descriptions théâtrales. Une fois dépouillé de ces appendices superflus, il était relativement simple : Lady Baskerville, incapable de dormir, était allée à sa fenêtre et avait vu la désormais fameuse apparition, voilée de blanc, se faufiler entre les arbres avant de disparaître en direction des falaises.
Je regardai Arthur et devinai, sur son visage ingénu, les intentions qui l’animaient. Le jeune sot était à deux doigts de s’exclamer que nous avions vu, nous aussi, la dame en blanc – ce qui eût éventé le secret de notre rendez-vous de minuit. Je devais à tout prix l’empêcher de prendre la parole. Je lui décochai un coup de pied sous la table mais, dans ma hâte, je manquai ma cible et frappai rudement le tibia de Mr. Vandergelt. Cette erreur de tir eut néanmoins l’effet recherché ; le cri de douleur que poussa l’Américain et mes excuses confuses donnèrent à Arthur le temps de se ressaisir.
Vandergelt continua d’implorer Lady Baskerville de se joindre à nous. Comme elle refusait, il s’offrit à rester avec elle.
— Mon cher Cyrus, dit-elle avec un sourire attendri, vous brûlez d’envie d’aller visiter votre vilaine tombe crasseuse. Pour rien au monde je ne voudrais vous priver de ce plaisir.
Après une interminable et ridicule discussion, il fut finalement décidé qu’Arthur tiendrait compagnie à ces dames. Au moment où nous partions de conserve, Vandergelt et moi, Mary nous rejoignit, essoufflée et contrite. Plus anxieuse encore du fait de ce contretemps, j’imposai une allure que l’Américain lui-même, malgré ses longues jambes, eut bien du mal à soutenir.
— Holà ! madame Amelia, dit-il, la pauvre miss Mary va être fourbue avant même d’avoir commencé à travailler. Il est inutile de s’alarmer, vous savez ; nous serions déjà au courant si quelque rapace matinal avait trouvé le professeur baignant dans son sang.
Quoique sa remarque se voulût sans doute réconfortante, je ne la jugeai pas exprimée avec beaucoup de tact.
Après une nuit de séparation, je m’attendais à ce qu’Emerson m’accueillît avec un certain enthousiasme. Il se borna à me regarder, interdit, comme s’il ne se rappelait pas qui j’étais. Lorsqu’il me reconnut enfin, il eut un froncement de sourcils courroucé.
— Vous êtes en retard, lança-t-il d’un ton accusateur. Mettez-vous au travail sans délai ; nous avons beaucoup d’avance sur vous, et les hommes ont déjà trouvé dans les déblais un nombre considérable de petits objets.
— Vraiment ? gazouilla Vandergelt en se caressant la barbiche. Voilà qui ne paraît pas très sain, dites-moi, professeur ?
— J’ai dit que, selon moi, des pilleurs de l’Antiquité s’étaient introduits dans la tombe, glapit Emerson. Cela ne signifie pas nécessairement…
— J’entends bien. Si vous me laissiez jeter un coup d’œil sur ce qui a été fait ? Ensuite, je promets de me mettre à l’ouvrage. J’irai jusqu’à trimbaler des paniers si tel est votre désir !
— Bon, d’accord, dit Emerson de son ton le plus rogue. Mais faites vite.
Il fallait vraiment être un fanatique pour juger que l’effort d’inspection en valait la peine : en effet, le couloir, maintenant dégagé sur une quinzaine de mètres, avait atteint un degré d’inconfort inconcevable. Il descendait en pente raide dans une obscurité abyssale, étouffante, chichement éclairée par la lueur des lanternes. L’air était irrespirable, tellement brûlant que les hommes avaient ôté tous leurs vêtements – hormis ceux que requérait la décence.
Le moindre mouvement, si léger fût-il, soulevait la fine poussière blanche laissée par les débris de calcaire qui avaient servi à obstruer le corridor. Cette poudre cristalline, collée aux corps en sueur des ouvriers, leur conférait un aspect singulièrement inquiétant : les silhouettes livides, lépreuses, qui se mouvaient dans le brouillard opaque ressemblaient à s’y méprendre à des momies revenues à la vie, prêtes à assaillir les intrus qui troublaient leur sommeil.
En partie dissimulés par l’échafaudage rudimentaire, les dieux peints sur les murs s’enfonçaient dans les ténèbres en procession solennelle : Thot à tête d’ibis, divinité du savoir, Maat, déesse de la vérité, Isis et son fils Horus à tête de faucon. Mais ce qui captiva mon attention au point de me faire oublier l’extrême inconfort de la chaleur et de l’air confiné, ce fut l’amoncellement de gravats. Au début, celui-ci obstruait le passage du sol au plafond ; à présent, il nous arrivait à peine à l’épaule.
Après un rapide coup d’œil sur les fresques, Vandergelt saisit une lanterne et se dirigea tout droit vers la pile de gravats. Je me haussai sur la pointe des pieds et regardai par-dessus son bras tandis qu’il éclairait l’autre côté du barrage.
Dans les ombres, au-delà de la lumière dispensée par la lanterne, se profilait une masse compacte : l’extrémité du couloir, bloquée, tout comme l’avait été l’entrée, par une barrière de pierres.
D’un geste impérieux, Emerson nous fit signe de le suivre dans le vestibule, au pied de l’escalier. Essuyant la poussière de mon front en sueur, je le regardai d’un air de reproche.
— Voilà donc le véritable motif de votre désir de monter la garde ici la nuit dernière ! Comment avez-vous osé, Emerson ? N’avons-nous pas toujours partagé le frisson de la découverte ? Je suis piquée au vif par votre duplicité !
Emerson se frotta nerveusement le menton.
— Je vous dois des excuses, Peabody. Honnêtement, je n’avais nulle intention de vous tenir à l’écart. Je vous ai dit la pure vérité : à partir de maintenant, la tombe court le danger imminent d’être pillée.
— Et depuis quand la perspective du danger me fait-elle reculer ? ripostai-je. Depuis quand cédez-vous à la méprisable tentation de me protéger ?
— Bien longtemps, à vrai dire. Non que j’y parvienne souvent ; mais franchement, Peabody, votre inclination à foncer tête baissée là où les anges eux-mêmes n’osent s’aventurer…
— Un instant, le coupa Vandergelt.
Il avait ôté son chapeau et essayait méthodiquement la poussière qui lui collait au visage. Il ne semblait point conscient du fait que cette substance, mêlée à la transpiration, prenait la consistance du ciment liquide et gouttait à la pointe de sa barbiche.
— Ne commencez pas à vous quereller, reprit-il. Je n’aurai pas la patience d’attendre que vous en ayez terminé. Qu’y a-t-il au bout, professeur ?
— L’extrémité du couloir, répondit Emerson. Et une sorte de puits, que je n’ai pu franchir. Il y avait quelques débris de bois pourri, les restes d’une passerelle ou d’un auvent…
— L’œuvre de voleurs ? s’enquit Vandergelt, soudain alerte.
— Possible. De telles fosses étant courantes dans les tombes de cette période, les pilleurs devaient être préparés à ces obstacles. Toutefois, s’ils ont trouvé une porte tout au fond, on n’en voit aucune trace aujourd’hui : seulement un mur lisse orné d’une peinture d’Anubis.
Vandergelt se caressa la barbiche d’un air songeur, ce qui eut pour effet de faire dégouliner un ruisselet de boue sur le devant de sa veste naguère immaculée.
— Soit la porte est cachée derrière le plâtre et la peinture, dit-il, soit le corridor est un cul-de-sac et la chambre sépulcrale se trouve ailleurs – peut-être au fond du puits.
— Exact. Comme vous le voyez, nous avons encore bien des heures de travail en perspective. Nous devrons tester minutieusement chaque mètre carré, du sol au plafond. Plus nous approcherons de la chambre funéraire, plus nous risquerons de rencontrer un piège.
— En ce cas, mettons-nous à l’ouvrage ! m’écriai-je avec excitation.
— C’était précisément ma suggestion, répliqua Emerson.
Je décidai de ne pas relever son intonation éminemment sarcastique, car son attitude pouvait se comprendre. Mon cerveau fourmillait de visions enchanteresses. Pour le moment, la fièvre de l’archéologue supplantait la fièvre du détective. Je passais déjà au tamis la première portion de déblais quand je m’avisai que je n’avais pas encore parlé à Emerson de la confession d’Arthur.
Je me persuadai qu’il n’y avait point urgence en la matière. Emerson insisterait très certainement pour terminer le travail de la journée avant de regagner la maison, et Arthur avait accepté de ne prendre aucune initiative sans m’en référer au préalable. Je décidai par conséquent d’attendre la pause de midi pour me confier à Emerson.
Les jaloux affirmeront peut-être, à la lumière des événements ultérieurs, que ce fut une erreur de jugement de ma part. Telle n’est pas mon opinion. Seule une autre Cassandre, possédant le don de prophétie, aurait pu prédire ce qui allait survenir. En outre, si j’avais eu une prémonition, je n’aurais en aucun cas pu convaincre Emerson d’agir sur ce seul critère.
Témoin la réaction qu’il eut lorsque je lui rapportai ma conversation avec Arthur. Nous avions terminé notre repas frugal et prenions quelque repos sous le dais en toile spécialement érigé pour m’abriter des rayons du soleil pendant que je travaillais. En bas, Mary, s’efforçait de copier les dernières fresques qui avaient été mises au jour. Les seuls moments où elle pouvait œuvrer, c’était pendant que les hommes se reposaient, car les nuages de poussière qu’ils soulevaient avec leurs pieds rendaient quasiment impossible d’y voir, et à plus forte raison de respirer. Inutile de préciser que Karl lui tenait compagnie. Vandergelt, après avoir dévoré son déjeuner, avait aussitôt regagné la tombe, qui exerçait sur lui une puissante fascination. Emerson l’eût suivi si je ne l’avais retenu par la manche.
— Je dois vous parler de la conversation que j’ai eue cette nuit avec Arthur, lui dis-je.
Ma déclaration eut pour effet de capter l’attention d’Emerson.
— Crénom, Amelia, je vous avais enjoint de ne pas quitter notre chambre ! J’aurais dû me douter qu’Abdullah n’était pas de taille à vous arrêter. Attendez que je l’attrape, celui-là !
— Ce n’était pas de sa faute.
— J’en suis bien conscient.
— Alors cessez de rouspéter et écoutez-moi. L’histoire vous intéressera, je vous en réponds. Arthur a avoué…
— Arthur ? Vous voilà bien familière avec un meurtrier ! Mais attendez… je croyais qu’il se prénommait Charles ?
— Je l’appelle Arthur car, si je devais utiliser son véritable nom, cela prêterait à confusion.
Emerson se laissa choir par terre avec une expression d’incommensurable ennui. Cependant, lorsque j’en arrivai au point d’orgue de mon récit, il renonça à camoufler son intérêt.
— Sapristi ! Si ce qu’il dit est vrai…
— J’en suis persuadée. Il n’aurait aucune raison de mentir.
— Non, d’autant que l’on peut vérifier ses assertions. A-t-il conscience de se trouver dans une situation extrêmement épineuse ?
— Certes, mais je l’ai convaincu de raconter son histoire. La question est de savoir à qui.
Emerson appuya ses bras sur ses genoux tout en réfléchissant au problème.
— Il doit apporter la preuve de son identité s’il souhaite faire valoir ses droits sur le titre et l’héritage. Nous ferions mieux de communiquer directement avec le Caire. Ils seront sans doute surpris.
— De le trouver ici, oui. Mais je suis bien sûre que les personnalités du gouvernement qui traitent ce genre d’affaires sont au courant de son existence, en tant qu’héritier le plus proche. Je m’étonne de n’y avoir pas pensé moi-même. Car, bien entendu, l’héritier de Lord Baskerville est le suspect le plus logique.
Emerson fronça ses sourcils broussailleux.
— Il le serait si Lord Baskerville avait été assassiné. Je croyais que vous aviez conclu à la culpabilité d’Armadale ?
— Cela, c’était avant que je connaisse la véritable identité de Milverton… enfin, d’Arthur, expliquai-je avec une patience méritoire. Naturellement, il nie avoir tué son oncle…
— Ah oui ?
— On ne pouvait guère espérer qu’il avoue.
— Moi, non. Vous, si, d’après mes souvenirs. Bon, je m’entretiendrai ce soir – ou demain – avec ce jeune écervelé, et nous conviendrons du parti à prendre. Pour le moment, nous avons perdu assez de temps. Au travail !
— J’estime que nous devrions régler cette affaire sans délai.
— Pas moi. L’affaire qui ne souffre aucun délai, c’est la tombe.
Lorsqu’elle eut fini de copier les peintures, Mary rentra à la maison et le reste de l’équipe se remit à l’ouvrage. À mesure que l’après-midi avançait, je trouvai dans les déblais un nombre croissant d’objets : débris de poteries, éclats de faïence bleue, quantité de perles faites d’une substance semblable au verre. Ces perles me donnaient bien du tracas, car elles étaient si petites que je devais passer au tamis chaque centimètre cube pour être sûre de n’en laisser passer aucune.
À l’ouest, le soleil déclina et ses rayons se faufilèrent sous mon auvent de toile. J’étais toujours à chercher des perles quand, soudain, une ombre s’allongea sur mon panier. Levant les yeux, je vis devant moi Mr. O’Connell. D’un geste ample, il ôta son chapeau et s’accroupit à mes côtés.
— Vrai de vrai, ça fait pitié de voir une dame aussi charmante s’abîmer les mains et le teint avec une pareille corvée, dit-il d’un air engageant.
— Inutile de gaspiller votre charme irlandais avec moi, répliquai-je. Je commence à voir en vous un oiseau de mauvais augure, monsieur O’Connell. À chacune de vos apparitions, une catastrophe se produit.
— Ah ! ne rudoyez pas un pauvre bougre, madame Emerson. Je ne suis pas moi-même aujourd’hui ; ma joyeuse humeur m’a quitté.
Il poussa un gros soupir. Me souvenant de mon projet de rallier à notre cause ce jeune présomptueux, je modérai la sécheresse de ma voix.
— Vous n’avez donc pas réussi à reconquérir votre place dans le cœur de miss Mary ?
— Vous avez du flair, madame E. Elle est toujours fâchée contre moi, en effet, la tyrannique dulcinée.
— Elle a d’autres admirateurs, vous savez. Ils ne lui laissent guère le loisir de soupirer après un outrecuidant journaliste rouquin.
— C’est bien ce que je redoute, répondit O’Connell d’un ton lugubre. Je reviens juste de Baskerville House. Mary a refusé de me recevoir. Elle m’a fait tenir un message m’enjoignant de lever le camp, sans quoi elle me ferait jeter dehors par les domestiques. Je suis vaincu, madame E., vrai de vrai. Je demande une trêve. J’accepterai toutes conditions raisonnables si vous m’aidez à me réconcilier avec Mary.
Baissant la tête, je fis semblant de me concentrer sur mon travail afin de dissimuler mon sourire de triomphe. Moi qui avais été sur le point de proposer un compromis, je me trouvais maintenant dans l’avantageuse position de dicter mes conditions.
— Que suggérez-vous ? m’enquis-je.
O’Connell parut hésiter. Cependant, quand il prit la parole, ce fut avec une telle aisance que, visiblement, il avait déjà échafaudé son plan.
— Je suis le plus charmant des hommes, dit-il avec modestie. Mais si je ne vois jamais Mary, mon charme ne m’est d’aucune utilité. En revanche, si on m’invitait à séjourner à la maison…
— Dieu du ciel ! Je ne vois pas comment je pourrais arranger une chose pareille, dis-je, choquée.
— Lady Baskerville ne ferait aucune difficulté. Elle a une haute opinion de moi.
— Oh ! je ne doute pas que vous puissiez amadouer Lady Baskerville. Malheureusement, Emerson est moins influençable.
— Je peux le circonvenir.
— Comment ? demandai-je sans détour.
— Par exemple, je pourrais m’engager à soumettre tous mes articles à son approbation avant de les envoyer à mon rédac’chef.
— Et vous tiendriez parole ?
— Je n’en ai fichtrement – excusez, m’dame, je m’emporte – je n’en ai diantrement pas envie. Mais je le ferais pour arriver à mes fins.
— Ah ! l’amour… persiflai-je. C’est bien vrai qu’un tendre sentiment peut réformer un méchant homme.
— Dites plutôt qu’il peut ramollir le cerveau d’un homme malin, répliqua O’Connell d’un air morose.
Il croisa mon regard. Au bout d’un moment, les coins de sa bouche esquissèrent un sourire mélancolique, dénué de cette ironie qui, si souvent, déparait son expression.
— Vous avez vous-même bien du charme, madame E. Je pense que vous êtes fort sentimentale de nature, malgré vos efforts pour le cacher.
— Absurde ! protestai-je. Sauvez-vous vite avant qu’Emerson ne vous voie. Je lui parlerai ce soir de votre proposition.
— Pourquoi pas maintenant ? Je brûle de déclarer ma flamme !
— Ne poussez pas trop loin votre chance, monsieur O’Connell. Si vous repassez par le chantier demain vers cette heure-ci, j’aurai peut-être une bonne nouvelle à vous annoncer.
— Je le savais ! s’écria-t-il. Je savais qu’une dame comme vous, avec une figure et une silhouette comme les vôtres, ne pouvait se montrer cruelle envers un amoureux !
Il me saisit par la taille et m’embrassa avec fougue sur la joue. Je m’emparai aussitôt de mon ombrelle pour lui en décocher un coup, mais il se mit hors d’atteinte. Avec un sourire épanoui, le jeune insolent m’envoya un baiser et s’éloigna en sautillant.
Il n’alla pas loin ; chaque fois que je levais les yeux de mon travail, je le voyais au milieu des badauds. Lorsque nos regards se croisaient, il pressait une main sur son cœur en soupirant, ou alors il clignait de l’œil et souriait en portant un doigt à son chapeau. Je ne pouvais me défendre d’être amusée, mais je me gardai bien de le montrer. Au bout d’une heure, il sentit à l’évidence qu’il avait rempli son contrat ; il disparut des lieux et je ne le revis plus.
Le disque rougeoyant du soleil déclinait à l’ouest et les ombres gris-bleu du crépuscule s’allongeaient sur le sol quand, soudain, une interruption dans le flux monotone des paniers chargés me fit sentir qu’il s’était passé quelque chose. Levant la tête, je vis les membres de l’équipe sortir du tombeau à la queue leu leu. Emerson ne les avait certainement pas renvoyés chez eux ; il y avait encore une heure de jour. J’allai aussitôt voir de quoi il retournait.
Le monceau de gravats avait considérablement diminué, pour n’être plus qu’un tas de pierres et de cailloux de taille modérée. L’extrémité d’une massive dalle en pierre était à présent visible. Plantés devant, Emerson et Vandergelt regardaient quelque chose par terre.
— Venez voir, Peabody, dit Emerson. Que pensez-vous de cela ?
Il pointa l’index sur un objet brun, friable, couvert de poussière de calcaire, que Vandergelt s’employait à épousseter avec un petit pinceau.
Forte de mon expérience, je compris sur-le-champ que l’étrange objet était un bras momifié – ce qu’il en restait, plus exactement, car la peau avait en grande partie disparu. Les os dénudés étaient brunis par l’âge et les parcelles de peau, tannées comme du vieux cuir. Par quelque caprice du destin, les doigts délicats étaient intacts ; tendus vers l’extérieur, ils semblaient quêter désespérément de l’air… du secours… la vie.