CHAPITRE NEUF

Milverton avait perdu l’esprit : telle fut ma première pensée. La culpabilité et le remords empruntent des voies étranges ; sa conscience, désireuse de nier l’ignoble forfait, avait persuadé le jeune homme que Lord Baskerville était encore en vie – et que c’était lui (Lord Baskerville, pour être précise).

— Je suis ravie de faire votre connaissance, dis-je. De toute évidence, la nouvelle de votre décès était très exagérée.

— Ne badinez pas, je vous en prie, dit-il dans un gémissement.

— Je ne badine pas.

— Mais alors… Ah ! je comprends.

De nouveau, il émit ce rire étouffé qui ressemblait davantage à un cri de douleur.

— Je ne puis vous blâmer de me croire fou, madame Emerson. Cependant, je ne le suis pas – pas encore – bien que je n’en sois pas très loin par moments. Permettez-moi de m’expliquer.

— J’allais vous en prier, dis-je avec chaleur.

— Je m’appelle Lord Baskerville parce que c’est désormais mon titre. Je suis le neveu du défunt, et son héritier.

L’explication était tout aussi inattendue que mon idée première. Malgré ma vivacité d’esprit, il me fallut plusieurs secondes pour assimiler cet élément nouveau et ses sinistres implications.

— En ce cas, que diantre faites-vous ici sous un nom d’emprunt ? demandai-je. Lord Baskerville – feu Lord Baskerville, j’entends – connaissait-il votre véritable identité ? Sapristi, jeune homme, avez-vous conscience de la situation scabreuse dans laquelle vous vous êtes mis ?

— Naturellement. Je suis dans un tel désarroi depuis le décès de mon oncle que cela a contribué, je le crois, à la sévérité de la fièvre que j’ai contractée. S’il n’y avait eu cette complication, j’aurais tourné casaque depuis longtemps.

— Mais, monsieur Milverton… comment dois-je vous appeler, alors ?

— Mon prénom est Arthur. Je serais honoré que vous l’utilisiez.

— Soit. C’est une chance que vous n’ayez pu vous enfuir, Arthur ; cela aurait équivalu à un aveu de culpabilité. Or, si je vous comprends bien, vous affirmez n’être pour rien dans la mort de votre oncle.

— Je le jure sur mon honneur d’aristocrate anglais.

Il était difficile de mettre en doute un serment aussi impressionnant. Néanmoins, mes réserves persistèrent.

— Dites-moi tout.

— Mon père était le frère cadet du défunt lord, commença Arthur. Dans sa jeunesse, à la suite de je ne sais quelle peccadille, il encourut les foudres de son géniteur. D’après ce qu’on m’en a dit, le vieux gentleman était un homme sévère, intraitable, qui eût été plus à sa place dans le Commonwealth puritain qu’en notre siècle actuel. Appliquant les préceptes de l’Ancien Testament, il coupa aussitôt la main droite qui l’avait offensé et jeta le fils prodigue dans les ténèbres extérieures. Doté d’une maigre pension mensuelle, mon pauvre père fut expatrié en Afrique, pour y vivre ou y mourir selon la décision du Destin.

— Son frère n’a pas intercédé en sa faveur ?

Arthur hésita avant de répondre :

— Je ne vous cacherai rien, madame Emerson. Feu Lord Baskerville approuva totalement l’attitude inflexible de son père. Lorsqu’il accéda au titre, un an seulement après l’exil forcé de son frère, l’un de ses premiers gestes fut d’écrire à mon paternel pour lui dire de n’attendre de sa part aucune assistance, car, par conviction personnelle autant que par respect filial, il se sentait tenu de bannir son frère de la même manière que leur père l’avait banni.

— Quelle cruauté !

— J’ai appris à le considérer comme un véritable démon, dit Arthur.

Un frisson me parcourut en entendant cet aveu. Le jeune homme ne s’apercevait-il pas que chacune de ses paroles aggravait sa position ? Croyait-il que je garderais le silence sur son identité ? À moins qu’il n’envisageât le recours à d’autres moyens pour éviter d’être démasqué ?

Arthur poursuivit son récit :

— J’ai entendu mon père le maudire tous les soirs, quand il était… bref, pour dire les choses crûment, quand il avait trop bu – ce qui se produisait, je le dis à regret, à intervalles de plus en plus rapprochés au fil du temps. Cependant, quand il était lui-même, mon père était le plus délicieux des hommes. Sa personnalité attachante avait conquis le cœur de ma mère, qui était la fille d’un gentleman de Nairobi. En dépit des objections de ses parents, elle l’épousa. Ma mère jouissait d’un petit revenu personnel qui nous permit de subsister.

Elle l’aimait de tout son cœur, je le sais. Jamais je ne l’ai entendue proférer une plainte ou un reproche. Toutefois, lorsque mon père succomba aux inévitables conséquences de son intempérance, il y a six mois, ce fut ma mère qui me persuada que ma haine à l’égard de mon oncle était peut-être injuste. Et elle le fit, croyez-le, sains émettre la plus petite critique à l’endroit de mon père…

— Ce ne dut pas être une mince affaire.

Je m’étais formé une image précise du géniteur d’Arthur, et j’éprouvais une grande compassion pour son épouse. Sans relever mon commentaire, Arthur reprit :

— Elle me fit également observer que, Lord Baskerville n’ayant pas d’enfants, j’étais son héritier. Il n’avait pas tenté de se mettre en relation avec moi, bien que ma mère, par correction, lui eût annoncé la mort de son cadet. Mais, encore une fois, ses manquements et sa dureté ne justifiaient pas de ma part un comportement indigne. Je me devais, par égard pour ma famille et pour moi-même, de me présenter devant l’homme à qui j’étais appelé à succéder un jour. Je me gardai de dire à ma mère qu’elle m’avait convaincu, car j’avais élaboré un plan stupide et artificieux que je comptais mettre à exécution. Lorsque je quittai le Kenya, je lui annonçai simplement que j’allais tenter fortune dans le vaste monde, grâce à la photographie qui, dans ma jeunesse, avait été mon violon d’Ingres. Si elle a lu dans les gazettes le mystère qui entoure le décès de mon oncle, elle est certainement loin d’imaginer que le Charles Milverton de l’expédition n’est autre que son misérable fils.

— Mais elle doit être folle d’inquiétude à votre sujet ! m’exclamai-je. Elle ignore totalement où vous êtes ?

— Elle me croit en route pour l’Amérique, avoua le jeune homme à voix basse. Je lui ai promis de lui envoyer mon adresse une fois que je serais installé.

Je ne pus que secouer la tête en soupirant. Néanmoins, il était inutile d’engager Arthur à correspondre sans délai avec sa mère : la vérité serait bien plus pénible pour elle que l’incertitude dans laquelle elle se trouvait actuellement. De surcroît, malgré mes sombres pressentiments quant à l’avenir de son fils, il y avait toujours une possibilité, même minime, que je fisse erreur.

— Mon plan était le suivant : me présenter à mon oncle sans me faire connaître, puis gagner sa confiance et son estime avant de proclamer ma véritable identité, poursuivit Arthur. Épargnez-moi vos commentaires, madame Emerson ; c’était une idée naïve, digne d’un roman-feuilleton. Au moins était-elle inoffensive. Je n’avais d’autre intention, je vous le jure, que de faire mes preuves à force de labeur et de dévouement. Je savais, naturellement, que mon oncle projetait de passer l’hiver en Égypte ; toute la population anglophone du globe devait être au courant. Je me rendis donc au Caire et lui offris mes services dès son arrivée. Mes références…

— Forgées de toutes pièces ?

— Je pouvais difficilement lui soumettre d’authentiques recommandations, n’est-ce pas ? Celles que je lui montrai étaient impressionnantes, croyez-moi. Il m’engagea séance tenante. Et voilà quelle était la situation au moment de sa mort. Il n’a jamais su mon identité, quoique…

Comme il hésitait, je terminai la phrase à sa place :

— Il s’en doutait, vous pensez ? Remarquez, peu importe à présent. Mon cher Arthur, il vous faut raconter votre histoire aux autorités. Même si cela vous met en position d’être soupçonné de meurtre…

— Mais rien n’indique qu’il s’agisse d’un meurtre ! protesta Arthur. La police a conclu que Lord Baskerville était décédé de mort naturelle.

Il avait raison, certes, mais son empressement à souligner cette faille mineure dans mon raisonnement augurait mal de son innocence. Néanmoins, tant que je n’étais pas en mesure de déterminer comment Lord Baskerville avait été assassiné, rien ne servait de me demander qui l’avait assassiné.

— Raison de plus pour que vous disiez toute la vérité, insistai-je. Vous devez vous faire connaître afin de revendiquer votre héritage…

— Chut !

Arthur me plaqua une main sur la bouche. Captivée par son récit, j’en avais oublié les craintes que je nourrissais pour ma sécurité ; elles revinrent aussitôt à la charge, mais mon appréhension fut de courte durée.

— Il y a quelqu’un dehors, dans les buissons, chuchota-t-il. J’ai perçu un mouvement…

J’ôtai sa main de mes lèvres.

— Ce n’est qu’Abdullah. Vous pensez bien que je n’ai pas commis l’imprudence de venir seule. N’ayez crainte, il n’a rien…

— Non, non, m’interrompit Arthur en se levant.

Je crus qu’il allait se précipiter au-dehors mais, après quelques instants, il se détendit.

— Plus rien. Mais ce n’était pas Abdullah, madame Emerson. C’était une silhouette plus mince, plus petite… drapée dans des voiles d’une pâleur neigeuse.

— La dame en blanc ! dis-je dans un souffle.

La malédiction des pharaons
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