IV

Le lendemain matin, donc, j’étais installée à la terrasse du Shepheard, en train de passer en revue les événements des deux derniers jours. Vous comprenez maintenant, ô lecteur, pourquoi un unique petit nuage projetait une ombre légère sur l’éclatante blancheur de mon plaisir. L’estafilade au bras d’Emerson se cicatrisait normalement, mais les doutes suscités par cet incident n’étaient pas si aisés à guérir. J’avais considéré, d’emblée, que la mort de Lord Baskerville et la disparition de son assistant faisaient partie d’une seule et même tragédie, isolée, et que la pseudo-malédiction n’était qu’une invention de journaliste entreprenant. L’étrange épisode du couteau dans l’armoire soulevait désormais une autre hypothèse, beaucoup plus alarmante.

Ne voyant pas l’intérêt de ressasser des problèmes qu’on ne peut maîtriser, j’écartai celui-ci de mon esprit pour goûter le paysage constamment changeant qui s’étendait devant moi. J’avais envoyé un messager à Mr. Grebaut pour l’informer de notre intention de lui rendre visite dans la matinée. Grâce à la procrastination d’Emerson, nous allions être en retard ; mais quand je vis enfin arriver mon époux, la mine renfrognée et les lèvres pincées, je m’estimai déjà heureuse d’avoir réussi à le persuader d’y aller.

Depuis notre dernier séjour en Égypte, le Musée avait quitté ses quartiers de Boulaq, trop encombrés, pour trouver refuge au palais de Gizeh. Cela constituait une amélioration seulement sur le plan de la superficie ; pour le reste, les décorations du palais, délabrées et surchargées, se prêtaient mal à l’exposition d’objets d’art, et les antiquités elles-mêmes étaient en piteux état. Cela ne fit qu’accroître la mauvaise humeur d’Emerson ; le temps que nous arrivions sur place, il était rouge de colère. Quand un secrétaire dédaigneux nous annonça qu’il nous faudrait revenir un autre jour, le directeur étant trop occupé pour nous recevoir, Emerson écarta sans ménagements le jeune gandin et se jeta sur la porte du bureau intérieur.

Je ne fus pas surprise qu’elle refuse de s’ouvrir, car j’avais entendu une clef tourner dans la serrure. Mais quand Emerson est en campagne, ce ne sont pas les serrures qui l’arrêtent : une seconde poussée, plus énergique, vint à bout de la porte. J’adressai un sourire consolant au secrétaire apeuré avant de suivre mon impétueux mari dans le sanctuaire de Grebaut.

La pièce était bourrée à craquer de caisses ouvertes, remplies d’antiquités qui attendaient d’être examinées et classées. Pots en terre cuite, morceaux de bois provenant de meubles et de cercueils, jarres en albâtre, ouchebtis et des douzaines d’autres objets débordaient de leurs caisses pour se déverser sur les tables et sur le bureau.

Emerson laissa échapper un cri outré :

— C’est encore pis qu’à l’époque de Maspero ! Maudit gredin, où est-il ? Je vais lui montrer de quel bois je me chauffe !

Lorsqu’il est en présence d’antiquités, Emerson est aveugle à tout le reste. Il ne remarqua pas la paire de bottines, assez larges, dont la pointe dépassait de sous la tenture qui tapissait l’un des murs.

— Il est sorti, semble-t-il, répondis-je en fixant les bottines. Je me demande s’il y a une porte derrière cette tenture.

Les chaussures vernies se rétractèrent au point qu’on n’en vit bientôt plus que l’extrême bout. Grebaut, supposai-je, était aplati contre un mur ou une fenêtre fermée et ne pouvait battre en retraite davantage. C’était un homme passablement rondouillard.

— Je n’ai nullement l’intention de chercher ce misérable ! tonna Emerson. Je vais lui laisser un mot.

Il se mit à fourgonner parmi les papiers qui jonchaient le bureau du directeur. Lettres et documents s’envolèrent dans les airs.

— Calmez-vous, Emerson. Mr. Grebaut ne vous remerciera pas de mettre du désordre partout.

— Ça ne pourrait pas être pire que ça ne l’est.

À deux mains, il jeta rageusement des papiers par terre.

— Attendez que je l’aie en face de moi, cet imbécile ! Il est d’une incompétence crasse. J’ai l’intention d’exiger sa démission.

— Je remercie le ciel qu’il ne soit pas là, soupirai-je en lançant un coup d’œil discret vers la tenture. Vous avez si mauvais caractère, Emerson ! Vous êtes incapable de vous contrôler dans les situations de ce genre, et je ne voudrais pas que vous brutalisiez ce pauvre homme.

— J’adorerais le brutaliser ! J’adorerais lui casser les deux bras ! Un homme qui autorise un tel gâchis…

— Vous n’avez qu’à laisser un message à son secrétaire, suggérai-je. Il aura bien une plume et du papier sur son bureau. Vous n’en trouverez pas ici.

Sur un dernier geste qui éparpilla aux quatre coins de la pièce les documents qui restaient, Emerson sortit au pas de charge. Le secrétaire avait pris la fuite. Emerson, lui, prit sa plume et se mit à griffonner furieusement sur une feuille de papier. Je demeurai sur le seuil, un œil rivé sur Emerson, l’autre sur les bottines, et je dis à haute et intelligible voix :

— Emerson, vous devriez suggérer à Mr. Grebaut d’envoyer à notre hôtel le firman[1] vous nommant responsable de l’expédition. Cela vous épargnera un autre déplacement.

— Bonne idée, gronda-t-il. Si jamais je dois revenir, j’assassine ce crétin !

Doucement, je fermai la porte du bureau de Grebaut.

Nous prîmes congé. Trois heures plus tard, un messager délivrait le firman dans notre chambre.

La malédiction des pharaons
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