CHAPITRE 3
L’abstinence, comme
j’ai pu souvent l’observer, exerce un effet délétère sur le
caractère.
D’un point de vue mondain, notre petit dîner fut un succès. Comment aurait-il pu en être autrement, alors que tant de vieilles connaissances étaient réunies, discutant d’égyptologie et s’adonnant à d’innocents commérages (c’est la seule variété que je pratique) sur les amis absents ? Parmi ces derniers figuraient le professeur Petrie et la dame qu’il avait récemment épousée. Absents, de fait ils l’étaient, mais Emerson qualifierait sans doute Petrie de rival amical plutôt que d’ami. (Et il se pourrait qu’il omette l’adjectif.) Quant à moi, j’éprouvais la sympathie la plus vive envers Mme Petrie, bien qu’elle eût systématiquement refusé mes invitations et (on me l’avait rapporté) émis certaines critiques à mon égard.
Le révérend Sayce me fit une description divertissante de Mme Petrie. La première fois qu’il l’avait rencontrée, elle descendait une échelle, et les yeux de l’ecclésiastique avaient été choqués de voir, sous l’ample tunique de la dame, des mollets nus et un pantalon court s’arrêtant aux genoux.
S’avisant un peu tard qu’un commentaire désobligeant sur les dames en pantalon risquait de sous-entendre une critique de certaine personne présente, il s’empressa d’ajouter :
— Seulement dans votre cas, madame Emerson, c’est tout à fait différent. Votre… euh… pantalon turc est parfaitement… Il n’est pas si…
— Si moulant ?
Le révérend piqua un fard. Je ne pus m’empêcher de le taquiner encore un brin, et je poursuivis gaiement :
— Mais vous n’avez pas encore vu mon nouveau costume de travail, monsieur Sayce. Mon… euh… pantalon turc n’était pas commode tant il était volumineux. Je l’ai remplacé par un pantalon moins généreusement taillé, mais bien entendu je porte une longue veste qui descend sous – pardonnez-moi d’être aussi précise – les hanches. Je vais donner à Mme Petrie quelques conseils amicaux la prochaine fois que je la verrai. Où travaillent-ils cette année ?
Le révérend accueillit avec soulagement ce changement de sujet.
Un certain nombre de nos amis n’avaient pu assister à notre dîner. M. Maspero, qui avait rejoint (dans l’allégresse générale) son poste de directeur du Département des Antiquités, était à Louxor avec Howard Carter, le nouvel Inspecteur des Antiquités pour la Haute Égypte. C’était un merveilleux avancement pour Howard, et je proposai que nous levions notre verre pour le féliciter, et féliciter aussi M. Quibell, qui occupait le poste correspondant en Basse Égypte.
J’avais placé M. Newbury entre Emerson et moi. Vu que Nefret et moi-même étions les seules dames présentes, l’équilibre convenable entre hommes et femmes était impossible, et j’aurais pu fort bien m’affranchir de cette règle de toute façon, car j’étais très curieuse de savoir pourquoi Emerson avait tant tenu à ce genre de soirée, qu’il vitupère d’ordinaire avec hargne. Mais ma précaution s’avéra inutile. Emerson ne dit pas un seul mot qui pût me fournir le moindre indice, et il ne voulut pas discuter du sujet plus tard quand nous fûmes seuls. J’étais si fâchée contre lui que j’envisageai sérieusement de refuser de participer à l’activité qu’il entreprit pour me faire penser à autre chose. Cependant, vu que je savais que ce n’était pas la seule raison qui le poussait à s’adonner à cette activité, il eût été puéril et mesquin de m’y opposer.
Nous embarquâmes à bord de la dahabieh le lendemain matin. Les trois jours précédents avaient été singulièrement dénués d’événements, et nous n’avions eu aucune nouvelle de l’Homme Hippopotame, comme l’appelait Nefret, le mystérieux M. Shelmadine. On n’avait même pas retiré de corps du Nil. Du moins, c’est ce que me dit le monsieur au siège de la police, où je me rendis un après-midi alors qu’Emerson croyait que je faisais des visites. (À vrai dire, je faisais bien une visite – à la police. J’ai horreur des mensonges et je n’y ai recours que lorsque les circonstances l’exigent.)
Mon aversion pour le mensonge m’oblige à ajouter qu’Ali, le garçon d’étage, n’avait pas non plus été retiré du Nil, pour la simple raison qu’Ali ne s’y était jamais trouvé. Il avait repris ses fonctions le lendemain du jour où j’avais noté son absence, prétendant avoir été malade. Il parut très touché de mon intérêt pour sa santé (mais cela ne l’empêcha point de me demander un bakchich supplémentaire). Les informations qu’il me fournit ne valaient pas de bakchich supplémentaire (mais cela ne m’empêcha point de le lui donner, par principe). Il n’avait pas vu partir notre visiteur, et il n’avait rien remarqué d’anormal ce soir-là. Il avait dû faire diverses courses et s’était occupé des autres clients dont il avait la charge.
Tout cela était très décourageant. J’espérais vraiment découvrir bientôt quelque chose d’intéressant.
Cela dit, le plaisir de me retrouver à bord une fois de plus et les innombrables tâches qui m’attendaient – accrocher les rideaux, ranger les approvisionnements, discuter des menus avec le cuisinier, enseigner au garçon de bord la bonne manière de faire du thé – m’occupèrent largement. Ainsi que les petites sautes d’humeur et la grogne habituelle des membres d’équipage et des domestiques. Le jeûne du ramadan, qui dure un mois, avait débuté ; manger et boire sont interdits entre le lever et le coucher du soleil, et l’abstinence, comme je l’ai souvent constaté, exerce un effet délétère sur le caractère. Les excès de table qui suivent le coucher du soleil ont également des effets regrettables. Cela fait partie de la vie égyptienne et j’ai appris à m’en accommoder.
Je m’attendais vraiment à ce qu’au bout de quelques jours Emerson regrette sa décision et commence à se plaindre de la lenteur de notre voyage. Cependant, il s’était arrangé pour qu’un remorqueur nous accompagne. Ce n’était nullement romantique, mais le vilain petit bateau était préférable à la vieille coutume consistant à ordonner aux hommes d’équipage de s’atteler aux câbles de remorque chaque fois que le vent venait à tomber – d’autant plus qu’Emerson avait pris l’habitude de se dénuder jusqu’à la taille et de mettre pied à terre pour « donner un coup de main aux pauvres gars ».
Il ne se plaignit pas. Il était entièrement absorbé par quelque recherche mystérieuse qui l’occupait toute la journée et la moitié de la nuit. À mon extrême dépit il refusait d’en discuter avec moi, se contentant de me dire : « Tout s’expliquera le moment venu, Peabody. Je tiens à mettre au net mes arguments avant de vous les exposer. » Ce dont il fallut me contenter.
Lorsque mes occupations me le permettaient, je m’asseyais sur le pont supérieur. Il n’y a pas grand-chose à voir en matière de pyramides une fois qu’on a quitté la région du Caire, mais à mesure que défilent les rives et que des falaises pittoresques succèdent aux champs verts, une douce nonchalance s’empare du spectateur. Nefret passait là de longues heures à lire, étudier et, j’en étais certaine, rêvasser à ce qui occupe une jeune fille de son âge. J’espérais seulement que le héros de ces rêveries n’était pas le méprisable Sir Edward.
Les garçons de bord se battaient pour avoir le privilège de la servir. Elle avait gagné leur cœur en les traitant avec la même courtoisie souriante dont elle usait avec tout le monde, sauf avec Ramsès qui avait repris ses vieilles habitudes, comme on pouvait s’y attendre, et Nefret réagissait comme on pouvait s’y attendre aussi. Elle avait vécu toute sa vie parmi des gens à la peau foncée. Les uns étaient ses inférieurs par le rang, d’autres ses supérieurs, certains étaient des scélérats de la pire espèce, d’autres les plus nobles des hommes. Elle savait ce que certaines personnes n’apprennent jamais : que chaque individu doit être jugé sur ses propres mérites, et que les caractéristiques physiques superficielles n’ont rien à voir avec le caractère.
J’avais beau être occupée, cela ne m’empêchait pas de me livrer à mes études égyptologiques. J’avais acquis quelque notoriété par mes petites traductions de légendes et de contes de fées égyptiens. J’avais une nouvelle traduction cette année, et je passais plusieurs heures chaque jour dans le salon en compagnie d’Emerson (bien que la seule conversation dont il me gratifiât se réduisît aux habituels jurons marmonnés entre les dents chaque fois qu’il rencontrait une difficulté.) Encouragée par ma facilité de plus en plus grande à traduire les hiéroglyphes, j’avais décidé de m’essayer à l’écriture hiératique, cette écriture cursive utilisée sur les papyrus à la place de l’écriture idéographique, décorative mais encombrante, qui était employée sur les monuments. L’écriture hiératique du papyrus que j’avais sélectionné était particulièrement élégante, et la forme en rappelait assez les hiéroglyphes, mais j’étais penchée sur un gribouillis bien particulier, un après-midi trois jours après notre départ, quand Emerson jeta son stylo, se leva et m’adressa la parole :
— Ça marche, Peabody ?
— Très bien, répondis-je négligemment, glissant une feuille de papier sur l’un des livres au moment où Emerson s’approchait de moi et se penchait au-dessus de mon épaule.
— De l’écriture hiératique ? Très aventureux, ma chérie. Je croyais que vous demandiez toujours à Walter de translittérer en hiéroglyphes vos documents.
— Il était si préoccupé cette année que je n’ai pas voulu le lui demander. C’est de l’excellente écriture hiératique, comme vous le voyez.
— Pour de l’écriture hiératique, lâcha Emerson, qui s’intéresse davantage aux fouilles qu’à la linguistique. Quel est le texte ?
— Apophis et Sékenenrê. J’ai l’intention de choisir un nouveau titre, bien sûr. Le Bassin aux Hippopotames.
Comme Emerson gardait le silence, je poursuivis mes explications :
— Vous vous souvenez du contexte historique ? Les envahisseurs Hyksos avaient conquis la plus grande partie de l’Égypte, mais les vaillants princes de Thèbes leur résistaient. Puis le chef de Thèbes, Sékenenrê, reçut un message insolent de la part du roi païen, à des centaines de kilomètres au nord, à Avaris : « Les barrissements des hippopotames dans vos bassins m’empêchent de dormir ! Partez en chasse et tuez-les pour que je puisse dormir tranquillement. »
— Traduction assez libre, commenta Emerson avec ironie. (Avant que je ne puisse l’en empêcher, il s’empara du papier sur le dessus du livre.) Ah, vous vous inspirez de la traduction de Maspero.
— Je ne m’en inspire pas, repartis-je avec dignité. Je la consulte, ainsi que d’autres versions. À seule fin de les comparer.
— Parfait, dit Emerson. Cela vous dérangerait-il d’interrompre votre travail ? Et d’envoyer chercher les enfants, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Il est temps que nous ayons une petite conférence.
— Ah, vraiment ? Vous condescendez à nous informer de vos projets ?
— Je vous ai dit que je voulais y voir plus clair. C’est maintenant chose faite, à tel point que je suis même prêt à risquer de voir mon fils mettre son grain de sel. Allez le chercher, ainsi que Nefret, voulez-vous, ma chérie ?
J’envoyai l’un des garçons de bord quérir Nefret, qui était comme d’habitude sur le pont, mais je jugeai préférable d’aller chercher Ramsès moi-même. Les domestiques avaient refusé de pénétrer dans la chambre de Ramsès depuis le jour où l’un d’eux y était entré pour changer les draps et s’était trouvé en face d’un homme étrange avec un kyste au front et une hideuse cicatrice qui lui déformait la lèvre supérieure en un horrible rictus. (La conception qu’avait Ramsès du déguisement, art qu’il ne maîtrisait que trop bien, confinait à cette époque au mélodramatique). Je lui avais fait enlever puis remettre son kyste et sa cicatrice en présence de tout le personnel assemblé, mais tous préférèrent croire à ses pouvoirs magiques…
Ce jour-là, je ne fus pas confrontée à un personnage sorti d’un roman fantastique, mais assaillie par une telle puanteur que je reculai en me pinçant les narines.
— Ramsès, es-tu encore en train de momifier je ne sais quoi ?
Ramsès détourna les yeux de son établi.
— Je vous ai dit, Maman, que j’avais abandonné pour le moment l’étude de la momification, ayant obtenu la conviction que ma théorie de base était exacte. Pour peaufiner cette théorie, il me faudrait momifier un cadavre humain, ce qui, étant donné les lois actuelles et les attitudes de la société, paraît un peu difficile, sinon impossible…
— Dieu merci. Qu’est-ce que tu… Non, peu importe, ne me le dis pas. Viens, ton père veut nous voir.
— Il est donc prêt à nous mettre dans la confidence ?
— Je le crois. Dépêche-toi d’aller te laver les mains. Et la figure. Et change de chemise. Quels sont ces drôles de… Non, ne me dis rien. Change de chemise, c’est tout.
Ramsès obtempéra, se retirant pudiquement derrière un paravent pour changer la chemise qui offusquait ma vue – précaution quelque peu absurde puisque, comme son père, il était habitué, quand il faisait des fouilles, à se balader dénudé jusqu’à la taille. Une fois qu’il fut prêt, nous nous rendîmes au salon.
— Je te demande d’éviter d’interrompre ton père toutes les minutes, Ramsès, lui dis-je. C’est le père le plus affectueux, mais cette habitude irriterait n’importe qui, et je ne veux pas qu’il se laisse distraire.
— Oui, Mère, m’assura Ramsès.
Emerson avait disposé les chaises en demi-cercle en face de la table utilisée comme un bureau et derrière laquelle il était assis. Il s’efforçait de prendre un air professoral, mais sans y parvenir parce que Nefret était juchée sur le bras de son fauteuil. Une fois que nous fûmes tous assis, Emerson s’éclaircit la gorge et commença :
— Nous allons travailler dans la partie ouest de Thèbes et, cette saison-ci, dans la nécropole de la XVIIe dynastie. J’ai tous les espoirs de découvrir une tombe royale – celle de la reine Tétishéri.
— Mais, Emerson, m’écriai-je. Vous avez dit…
Emerson me fixa d’un regard dénué d’aménité.
— Si vous voulez bien me permettre, Peabody.
— Je vous demande pardon, mon chéri. Mais vous avez dit…
— La bague que Saleh… Shelmadine… Pourquoi faut-il que tant des gens que nous rencontrons aient plusieurs noms ? Cette bague et l’histoire extravagante de Shelmadine n’ont pas influé sur ma décision. Je l’avais prise avant que nous n’arrivions au Caire.
« Comme vous le savez tous, le troisième volume de mon Histoire de l’Égypte, sur lequel je travaille actuellement, débute par les monarques de la XVIIe dynastie. C’est une période très confuse sur laquelle peu de choses sont connues, et je me suis rendu compte il y a quelque temps que je serais obligé de faire d’autres fouilles dans ce secteur avant de pouvoir espérer présenter un compte rendu cohérent.
« Cette résolution a été renforcée au printemps dernier, lorsque nous avons passé plusieurs semaines à Abydos avant de retourner en Angleterre. Bien que notre travail ait été une fois encore interrompu par des événements que je n’ai pas besoin de vous relater, attendu qu’ils sont connus de vous tous – car, même si Nefret n’était pas avec nous, je suis sûr qu’elle a appris les détails par Gargery et vous deux…[9]
Il s’interrompit, ayant perdu le fil de son discours, et reprit :
— Malgré ces interruptions, nous avons découvert une tombe contenant une stèle qui mentionne la reine Tétishéri.
— Remarquable découverte, intervint Ramsès. (Se tournant vers Nefret, il expliqua :) Abydos était la ville la plus sainte d’Égypte, la sépulture du dieu Osiris. Des monuments funéraires étaient souvent érigés à Abydos, même lorsque les morts ainsi honorés étaient enterrés autre part. Ce fut le cas pour Tétishéri. L’inscription sur la stèle que nous avons trouvée décrit comment son petit-fils, le roi Ahmosis, lui a élevé un monument à Abydos. D’après ma traduction du texte de la stèle…
— J’ai sous les yeux, coupa Emerson d’une voix puissante, une traduction du texte établi par ton oncle Walter. Tu admets son autorité, j’espère ? Merci. Il appréciera ta condescendance. Or, comme vous le savez tous, la stèle a fait quelque bruit dans les milieux archéologiques. Beaucoup de gens en ont eu connaissance, et certains ont peut-être devancé ma décision…
— De retourner à Abydos cette saison ? m’enquis-je.
J’espère que ma voix et mon expression ne trahirent pas la déception que je ressentis. Il reste beaucoup de travail à effectuer à Abydos, mais ce n’est pas l’un des mes sites préférés. Il n’y a même pas de pyramides dignes de ce nom.
— Non, ma chérie, dit Emerson, d’un ton laissant entendre qu’il avait une autre épithète en tête. L’inscription indique clairement que la tombe d’origine était à Thèbes. Et par une étrange coïncidence, la nécropole de Drah Abou el-Neggah mentionnée par notre visiteur aux noms multiples est la zone exacte où une tombe de cette période aurait le plus de chance d’être située.
— Très juste, acquiesça Ramsès avec empressement. Nous avons le témoignage du Papyrus Abbott et la découverte des cercueils par Mariette dans…
*
***
Une demi-heure plus tard, nous étions tous réunis autour de la table en train d’examiner des papiers, des cartes et des photographies, tout en discutant avec animation.
Nous tous sauf Emerson. Les mains dans le dos, il regardait par la fenêtre et chantonnait doucement.
Mais chantonnait-il vraiment ?
— Emerson ? fis-je timidement.
Il se retourna, arborant un sourire bienveillant.
— Oui, ma chérie ? Vous avez besoin de moi pour quelque chose ?
Cette dernière phrase était manifestement empreinte d’une certaine ironie. Je répondis vivement :
— Je voulais seulement vous dire, mon cher Emerson, que, même si je connais vos brillantes capacités intellectuelles, ceci dépasse tout ce que vous avez pu faire jusqu’ici. Nous allons chercher la tombe de la reine Tétishéri à Thèbes ! Je dois admettre que je ne vois pas bien à quelle partie de la falaise, assez étendue, de la rive ouest vous avez l’intention de vous attaquer, mais je suis certaine que vous avez élucidé la question, et que vous nous expliquerez cela le moment venu.
— Mmm, fit Emerson. J’aurais pu déjà vous expliquer cela, Peabody, si vous et Ramsès n’aviez cessé de m’interrompre… Cependant vous comprendrez mieux quand vous serez sur place. Nous remettrons donc l’explication à plus tard. Je suis très honoré que vous approuviez ma décision.
— Tout à fait, plaça Ramsès. Cependant, Père, si je peux faire une petite objection…
— Ramsès, tu fais continuellement des objections, s’exclama Nefret. (Elle glissa le bras sous celui d’Emerson et lui sourit.) Je suis sûre que le Professeur sait exactement ce qu’il fait. La tombe d’une reine ! C’est passionnant.
— Mmm, fit Emerson, mais sur un ton nettement plus affable que la première fois. Merci, ma chérie.
— Tu as parfaitement raison, Nefret, ajoutai-je. Le Professeur sait toujours ce qu’il fait. À mon avis, les historiens ne se sont jamais assez intéressés aux dames, et quelle femme remarquable a dû être cette Tétishéri – la première de cette lignée de grandes reines qui exerçaient tant de pouvoir sous la XVIIIe dynastie.
— Je crois, dit Ramsès, que selon vous – et je m’empresse de l’ajouter, selon moi, également –, c’était la mère de ce roi Sékenenrê dont la momie horriblement mutilée a été découverte dans la cache royale. Ses blessures porteraient à croire qu’il est mort au combat.
— Tu estimais naguère qu’il avait été assassiné par les dames du harem, intervint Emerson avec une étincelle d’amusement dans ses yeux bleus.
— Je n’avais à l’époque que trois ans, rétorqua Ramsès de son ton le plus digne. Le manuscrit sur le bassin aux hippopotames qu’est en train de traduire Maman laisse entendre que la guerre entre les Hyksos et les princes thébains était sur le point de reprendre. Les blessures dont est mort Sékenenrê et la façon hâtive dont il a été momifié viennent renforcer l’idée qu’il est mort sur le champ de bataille.
Pendant ce temps-là, Nefret avait trié une pile de photographies sur le bureau d’Emerson.
— C’est sa momie ?
C’était un visage hideux, même pour une momie. (Et il n’y en a guère qui auraient belle allure, encadrées et posées sur une cheminée.) Les lèvres flétries étaient tirées vers l’arrière, déformées par un vilain rictus. De grands coups avaient écrasé les os du visage. Une longue fente symétrique dans le crâne avait dû être faite par une arme au tranchant effilé, hache ou épée.
La plupart des jeunes filles auraient hurlé et porté la main aux yeux devant une telle image. La voix de Nefret resta calme, son expression demeura impassible, seulement empreinte d’une lointaine pitié. Mais aussi, me dis-je, elle a déjà vu beaucoup de momies dans sa vie. Atout non négligeable pour une archéologue en herbe.
— Oui, c’est la sienne, répondit Emerson. Difficile de l’imaginer à partir de ce résidu ratatiné, mais c’était un beau gars bien bâti, et il avait à peine trente ans quand il est mort.
Je rejoignis Nefret, qui continuait de regarder les photos.
— Une galerie de portraits peu ragoûtants, observai-je. Cela donne à réfléchir quand on se dit que ces restes affreux, qui sont maintenant tout racornis, tout nus, tout brisés, furent jadis des monarques divins et de belles reines. Bien sûr nous ne devons jamais oublier ce que notre foi nous enseigne, à savoir que le corps doit retourner à la cendre dont il est issu, alors que l’âme de l’homme…
— Est immortelle ?
Emerson conclut, d’un ton particulièrement sardonique, la phrase que j’avais laissée inachevée, car je m’étais avisée un peu tard du tour qu’elle prenait. Inquiète quant aux douteuses croyances de Nefret en matière religieuse, j’avais pensé lui administrer une petite leçon de dogme chrétien. Ce que j’avais oublié, c’est que l’immortalité de l’âme est aussi un dogme égyptien, et qu’Emerson n’avait peut-être pas envie qu’on lui rappelle notre étrange visiteur et son histoire de réincarnation.
— Euh… oui, fis-je.
Nefret était trop absorbée par ses momies pour avoir écouté notre échange.
— Tous ont l’air d’avoir fait la guerre, murmura-t-elle en contemplant un cadavre émacié dont le nez était carrément de travers.
— Il se peut fort bien qu’il ait fait la guerre, dit Emerson. Il s’agit d’Ahmosis, le petit-fils de Tétishéri, qui a vaincu les Hyksos et réunifié l’Égypte. Mais ses blessures datent d’après sa mort ; elles lui ont été infligées par des voleurs qui défaisaient les momies pour trouver des bijoux. Ces pauvres cadavres étaient plutôt malmenés : ils étaient dénudés et mutilés par des voleurs, remmaillotés par des prêtres pieux – même si certains n’étaient pas assez pieux pour se priver de subtiliser des objets qui avaient échappé aux voleurs –, violés à nouveau, transbahutés d’une cachette à l’autre dans le vain espoir de préserver le peu qui restait d’eux. Tous n’étaient pas beaux et charmants de leur vivant. Cette petite vieille était pratiquement chauve quand elle arriva chez les embaumeurs, et ces dents de devant qui avancent ne devaient pas ajouter à son charme.
— Qui est-ce ? s’enquit Nefret.
Emerson haussa les épaules.
— Les momies se sont un peu mélangées, ce qui n’est guère surprenant quand on considère qu’elles ont été déplacées à plusieurs reprises. Certaines ne sont pas identifiées, et beaucoup, à mon avis, ont été mal étiquetées. Il faudra probablement des années pour les trier, si tant est que ce soit possible.
— Les techniques de momification ont changé au cours des temps, déclara Ramsès. On pourrait donc déterminer ainsi la période approximative où vivait tel ou tel individu.
— Assez parlé de momies, fis-je, dégoûtée.
— Voici qui sera davantage à votre goût, dit Emerson comme Nefret tendait la photo d’un énorme bracelet en or.
— Je me souviens d’avoir vu ces bijoux au Musée du Caire, dit Nefret avec admiration. Est-il certain qu’ils aient appartenu à la reine Ahhotep ? Le cartouche est celui du roi Ahmosis – son fils, je crois ?
— Ils ont été découverts dans son cercueil, répondit Emerson. Ils ont donc dû lui être offerts par Ahmosis, qui était en effet son fils. Si les cadeaux qu’il a faits à sa grand-mère Tétishéri étaient aussi somptueux que ceux-ci…
— Il n’y a sûrement aucune chance que sa tombe n’ait pas été pillée dans l’antiquité, dit Ramsès.
— Il ne faut pas nous faire d’illusions, acquiesça Emerson. Un certain nombre d’objets appartenant à des membres de famille royale de la XVIIe dynastie ont été découverts à l’époque moderne, notamment les bijoux d’Ahhotep. Le seul portant le nom de Tétishéri est cette statuette.
Il y avait en tout quatre photos, montrant la statue de face, de dos, et sur les deux côtés. Elle représentait une jeune femme assise dans la pose hiératique propre à ce genre de sculpture. Son vêtement était la simple chemise ajustée portée par les femmes de toutes conditions, tenue par des bretelles qui encadraient ses petits seins, mais la jeune femme était coiffée de la couronne à vautour des reines. Les ailes à plumes servaient d’écrin à un jeune et délicat visage.
— Si la statuette venait de sa tombe…, commença Ramsès.
— Elle venait certainement de la région de Thèbes. Je l’ai vue pour la première fois en 1889, dans la boutique d’un marchand d’antiquités de Louxor, ajouta Emerson. Il y avait deux statuettes semblables.
— J’ignorais cela, admit Ramsès, dépité.
— Peu de gens le savent. En fait, seule la base de la seconde existe, et elle est fort endommagée, mais c’est une réplique exacte de la base de cette statue. Avant que nous ne quittions le Caire, je suis allé à l’Institut Français, où la base brisée pourrit depuis le jour où cet abruti de Bouriant l’a acquise – Dieu sait où et quand, vu qu’il ne prenait pas la peine de consigner quoi que ce soit par écrit. Cela me fait bouillir de rage, dit Emerson en grinçant des dents, de penser combien d’informations ont été perdues par la négligence des archéologues. On ne peut guère attendre autre chose de pilleurs de tombes illettrés, mais les savants sont presque aussi fautifs, surtout ce salaud…
— Emerson.
— Euh… Mmm, fit Emerson en me fusillant du regard comme si c’eût été ma faute s’il avait employé un mot que ne devrait pas entendre une jeune fille. (Il faisait de gros efforts, le pauvre, mais il n’avait pas été surnommé Maître des Imprécations pour rien, et les vieilles habitudes sont difficiles à perdre. J’avais plus ou moins cessé de le tarabuster à ce sujet. La chose ne semblait pas déranger Nefret, dont le vocabulaire nubien comportait un certain nombre de mots que je ne lui avais jamais demandé de me traduire.)
— C’est un objet charmant, dis-je en examinant la photographie et en me demandant pourquoi elle me frappait si étrangement. (J’avais déjà vu cette statuette à plusieurs reprises, car elle était au British Museum. Elle ne m’avait encore jamais fait un tel effet. Avec un froncement de sourcils, je poursuivis :) M. Budge ne l’a pas achetée pour le British Museum avant 1891. Si vous en avez eu connaissance avant cette date, vous auriez pu oublier vos principes rien qu’une seule fois. Un cadeau pareil aurait vraiment gagné mon cœur.
— Si j’en crois vos protestations, votre cœur était déjà gagné à l’époque, repartit mon mari froidement. Vous savez mon opinion sur les achats auprès des marchands d’antiquités, Amelia. Vos principes sont plus élastiques, et c’est pourquoi je ne vous ai jamais parlé de cette statuette. D’autre part…
Il s’interrompit.
— D’autre part quoi, Emerson ?
— Il en demandait trop.
Vu son caractère direct et honnête, Emerson est incapable de me mentir. Son expression en ce moment le trahissait – mélange de timidité et d’insouciance affectée. Il me cachait quelque chose.
Ramsès (le diable l’emporte) avait parfaitement raison. L’analyse d’Emerson avait éclairé d’un jour nouveau l’histoire confuse de la XVIIe dynastie – et devait être reconnue unanimement quand elle serait publiée plusieurs années plus tard –, mais elle n’était d’aucune utilité pour nous aider à préciser l’emplacement de la tombe que nous cherchions. Emerson n’aurait pas eu l’air aussi confiant s’il n’avait eu d’autres informations, qu’il gardait pour lui.
Il y avait bien une source par laquelle il avait pu obtenir ces informations. J’aurais eu honte de soupçonner Emerson de m’avoir raconté des histoires, mais ce n’aurait pas été la première fois qu’il l’eût fait. Et si, pensai-je, M. Shelmadine s’était remis de sa crise et avait pu communiquer avec Emerson avant que ce dernier ne fût assommé ? À supposer que tel fût le cas, la seule raison qu’avait Emerson de me cacher la vérité, c’était forcément que ces informations risquaient de me faire courir un danger. (Du moins, c’est ce qu’il prétendait toujours.) Et le corollaire – suivez bien mon raisonnement, Lecteur –, c’était qu’elles risquaient de faire courir un danger à Emerson au même degré.
Je chassai le noir pressentiment que cette idée m’inspirait. Je n’avais pas la preuve que ce fût la vérité. Et si c’était la vérité, je la ferai avouer à Emerson d’une manière ou d’une autre.
Ramsès examinait la photo de statuette de Tétishéri avec une concentration inhabituelle. Puis il regarda directement Nefret. Elle s’était détournée, et au moment où les yeux de Ramsès allaient de son délicat profil à la photo, puis se posaient de nouveau sur Nefret, je vis la chose moi aussi.
Sottises, me dis-je. La ressemblance était une coïncidence. Toutes les jeunes femmes d’un certain type se ressemblent plus ou moins. La maturité n’a pas encore marqué leurs traits de l’empreinte distinctive du caractère. Des milliers de jeunes filles ont de délicats mentons pointus et des joues rondes.
*
***
Le reste du voyage se déroula sans incident, bien qu’une fois ou deux Emerson m’eût échappé pour aller échanger des histoires graveleuses et fumer du haschisch avec Hassan et les hommes sur le pont inférieur, comme je le découvris. Les hommes en tout cas fumaient du haschisch. Emerson fumait sa pipe. Je n’avais pas de raison de douter de lui quand il affirmait n’avoir jamais rien fumé d’autre.
Si je n’ai pas parlé de Miss Marmaduke (ce qui est en effet le cas), c’est parce qu’elle resta dans sa cabine les premiers jours, prétendant souffrir d’un léger rhume. Les nouveaux venus sont souvent sujets à semblables misères. Aussi, sauf quand je lui rendais visite pour la soigner et m’enquérir de son état, respectai-je son désir d’être seule. J’espérais ne pas avoir fait d’erreur en engageant une personne aussi souffreteuse et qui, de plus, ne semblait pas être aussi précise et soignée que je l’aurais souhaité. J’étais prête à passer sur les odeurs légèrement désagréables qui imprégnaient l’air de sa chambre – ce n’était pas celles de la maladie, mais d’une herbe ou d’une variété d’encens, à propriétés médicinales, sans doute –, mais ses allusions aux vertus de la prière et de la méditation pour recouvrer la santé m’amenèrent à lui conseiller de ne pas parler de cela à Emerson. Il pense que Dieu aide ceux qui s’aident – ou bien, je présume, le penserait s’il croyait à un dieu quelconque.
Qu’il se fût agi de prières, de fumigations, de mes soins ou simplement de l’œuvre du temps, Miss Marmaduke refit son apparition, transformée d’allure et dans son attitude. Au dîner ce soir-là, je fus surprise de la voir porter une robe vert foncé qui mettait en valeur son teint cireux et des formes plus harmonieuses que je ne l’aurais cru. Pour la première fois depuis que je l’avais rencontrée, elle paraissait aussi jeune qu’elle le prétendait, c’est-à-dire âgée d’un peu plus de vingt ans, pour être précise.
Lorsque je la complimentai sur sa robe, elle baissa les yeux.
— J’espère que vous ne me jugez pas frivole, madame Emerson. Mon indisposition a beau avoir été courte et sans conséquences, elle m’a permis de comprendre que je m’étais écartée du droit chemin. Le corps et ses masques de chagrin ou de vanité sont dénués de sens. Je me suis à nouveau appliquée à suivre la vraie voie.
Grands Dieux ! pensai-je. Elle est presque aussi pompeuse que Ramsès.
C’est Ramsès qui répondit, par un laïus interminable dans lequel il évoqua le système de Hegel, la kabbale et le mysticisme hindou. J’ignore comment il avait appris des choses pareilles. Au bout d’un moment, Emerson, que la philosophie ennuie vite, ramena la conversation sur la religion égyptienne. Miss Marmaduke, passionnée, ouvrit de grands yeux et posa des questions à perdre haleine. Ce n’était que Professeur par-ci et Professeur par-là, et quelle est votre opinion, Professeur ?
Étant homme, Emerson n’avait rien contre ces marques d’attention. Ce ne fut que vers la fin de la soirée que je pus aborder la question, plus importante, des leçons.
— Quand vous voudrez, madame Emerson, fut la réponse immédiate. Je suis prête depuis le début…
— Aucune raison de me faire vos excuses, coupai-je avec une certaine brusquerie. Ce n’est pas votre faute si vous êtes tombée malade, et auparavant nous avons été occupés par les préparatifs du départ. Demain, alors ? Parfait. Français, histoire anglaise – vous pouvez commencer par la Guerre des Deux Roses, ils en sont déjà là – et littérature.
— Oui, madame Emerson. À propos de littérature, j’avais pensé à de la poésie.
— Pas de poésie. (J’ignore ce qui me dicta cette réponse. C’était peut-être le souvenir d’une discussion gênante avec Ramsès au sujet de certains vers de M. Keats.) La poésie, continuai-je, est trop exaltée pour de jeunes esprits. Je veux que vous vous penchiez sur les chefs-d’œuvre négligés de la littérature écrits par des femmes, Miss Marmaduke – Jane Austen, les sœurs Brontë, George Eliot et d’autres. J’ai apporté les livres.
— Tout ce que vous voudrez, madame Emerson. Euh… Vous ne croyez pas que Les Hauts de Hurlevent, par exemple, risque d’être un peu trop exalté pour une jeune fille ?
Nefret me décocha un regard expressif. Elle avait à peine parlé de toute la soirée – ce qui indiquait chez elle que sa nouvelle préceptrice ne lui avait guère plu.
— Je n’aurais pas fait cette suggestion si je partageais cet avis, repartis-je. Demain à huit heures donc.
Emerson avait commencé à s’agiter. Il estimait que je faisais bien des histoires inutiles au sujet des études des enfants. Selon lui, les seules matières dignes d’être étudiées sont l’égyptologie et les langues nécessaires à cette profession. Il cessa enfin de taper du pied et me regarda d’un air approbateur.
— À huit heures, hein ? Oui, parfait. Vous devriez vous retirer de bonne heure, Miss Marmaduke. C’est votre première journée depuis votre indisposition. Ramsès, Nefret, il est tard.
Ainsi encouragés, les autres se retirèrent, nous laissant seuls, comme le souhaitait Emerson.
— Miss Marmaduke est changée du tout au tout, Emerson.
— Je ne vois guère de changement, dit vaguement Emerson, Lui avez-vous suggéré le pantalon, Peabody ?
— Je ne parlais pas de son habillement, Emerson, mais de son comportement.
— Oh. Pour moi, il n’y a guère de différence. Venez, Peabody. Au lit de bonne heure, hein ?
Plus tard, alors que la profonde respiration d’Emerson m’assurait qu’il était dans les bras de Morphée, que le clair de lune traçait un sillon argenté en travers de notre couche, que le doux soupir de la brise nocturne et le clapotis de l’eau auraient dû exercer sur moi un effet apaisant…, plus tard, je demeurais allongée sans dormir, songeant à la transformation de Miss Marmaduke, ou plutôt de Gertrude, comme elle m’avait demandé de l’appeler.
Une raison évidente expliquait l’amélioration de son aspect extérieur et de son attitude. Les splendides attributs physiques d’Emerson et ses manières douces (envers les femmes) amenaient souvent les femmes à tomber amoureuses de lui (follement amoureuses, il va sans dire). Ce n’aurait pas été la première fois.
En fait, maintenant que j’y pensais, cela se produisait presque chaque année. La jeune dame journaliste, la beauté égyptienne tragique qui avait donné sa vie pour lui, la Grande Prêtresse folle, la baronne allemande – et, tout récemment, la femme mystérieuse qui s’appelait Berthe, qu’Emerson avait qualifiée de serpent mortel et sournois. Il avait nié qu’elle eût été amoureuse de lui, mais il faut dire qu’il niait toujours (soit par modestie naturelle soit par peur de récriminations).
Vraiment, cela devenait monotone. J’espérais que Miss Marmaduke n’allait pas devenir une nouvelle victime d’Emerson. Il était possible qu’elle se révélât un être plus sinistre. Était-ce un exemple de ma prescience bien connue qui m’avait fait voir en elle un grand oiseau noir ? Ni une corneille ni un corbeau, mais un oiseau de proie plus gros et plus menaçant.
Les vautours se rassemblaient.
Lorsqu’un conquérant rend l’âme, des hommes de moindre envergure divisent les fragments morcelés de ses conquêtes. En témoignent, par exemple, les événements qui ont suivi la mort d’Alexandre le Grand, lorsque ses généraux ont découpé son empire privé de chef en royaumes pour eux-mêmes. Il peut sembler extravagant de comparer Alexandre à Sethos, notre grand et malfaisant adversaire, et pourtant ils avaient beaucoup de points communs : une nature impitoyable, l’intelligence et, par-dessus tout, cette qualité indéfinissable mais fort efficace, le charisme. Comme l’empire d’Alexandre, le monopole de Sethos sur le trafic illégal d’antiquités avait reposé sur ses seules capacités. Comme celui d’Alexandre, son empire était maintenant privé de chef – et les charognards tournoyaient.
Riccetti devait être l’un d’eux. Il ne s’était peut-être pas retiré des affaires, voici dix ans ou plus, de son plein gré. Non, il ne s’était pas retiré de son plein gré, me dis-je. Il y avait été contraint par Sethos, qui avait à présent disparu de la circulation. « Miss Marmaduke » était-elle à la solde de Riccetti, ou d’un concurrent ? Combien d’autres individus cherchaient notre tombe ? Et lesquels d’entre eux « nous aideraient s’ils le pouvaient » ? Cette phrase de Riccetti voulait-elle dire que lui-même appartenait au second groupe, mais bien sûr elle ne pouvait être prise au pied de la lettre. L’honnêteté n’est pas une vertu évidente des criminels.
La mort de Sethos ne nous avait pas délivrés de tout péril. Au contraire, elle avait multiplié le nombre de nos ennemis. Notre guerre incessante contre le trafic illicite d’antiquités avait fait de nous la cible privilégiée des trafiquants, et si la tombe que nous cherchions était vraiment inconnue et inviolée, tous les voleurs d’Égypte tenteraient par un moyen ou par un autre de la trouver avant nous.
Naturellement je n’avais pas l’intention de discuter de ce fait intéressant avec Emerson. Il était certainement parvenu à la même conclusion. Mais, étant Emerson, il avait décidé de ne pas se soucier des dangers et continuerait à ne pas s’en soucier tant que quelqu’un ne lui aurait pas fait tomber un rocher sur la tête. Comme d’habitude, c’était à moi de prendre les précautions qu’Emerson refusait de prendre – le protéger et protéger les enfants, être constamment à l’affût du danger, soupçonner tout le monde. Peu importait, je saurais me montrer à la hauteur. Je posai la tête contre l’épaule de mon mari insouciant, et succombai à un doux sommeil sans rêves.
*
***
L’après-midi du dixième jour le bateau négociait la courbe du fleuve, et nous vîmes s’étendre devant nous le grandiose panorama de Thèbes. Sur la rive est les colonnes et les pylônes des temples de Louxor et de Karnak rougeoyaient sous les rayons du soleil couchant. À l’ouest un rempart de falaises encerclait les champs vert vif et le désert en bordure.
Nous avions la berge ouest pour destination, et lorsque la dahabieh manœuvra pour l’aborder, nous étions tous au bastingage. Miss Marmaduke avait été incapable de rentrer dans le pantalon que je lui avais offert. (Elle était beaucoup plus large de ce côté-là qu’il ne m’avait semblé.) Accédant à mes désirs – comme elle me l’expliqua en long et en large bien inutilement –, elle portait une jupe assez courte, révélant de jolies bottines, ainsi qu’un chemisier et un casque colonial. Une large ceinture de cuir lui enserrait la taille. Elle avait un air tout à fait présentable, mais aucun œil masculin ne s’attardait sur elle quand Nefret était présente. J’avais fait confectionner pour la jeune fille des costumes semblables à mes propres pantalons et à mes vestes assorties en flanelle de coton ou en serge, munies de multiples poches bien utiles. De solides petites bottes, une chemise et une cravate bien nouée, ainsi que le traditionnel casque colonial, complétaient l’ensemble. Ses cheveux étaient ramenés sur la nuque, mais elle ne ressemblait pas du tout à un joli garçon.
La première personne que nous vîmes, ce fut Abdullah. Lui et son équipe étaient venus par le train la semaine précédente, et j’étais sûre qu’il avait posté des hommes pour nous guetter afin d’être prêt quand nous serions à quai. Lui et les autres séjournaient à Gourna. Abdullah avait d’innombrables amis et parents au village, lequel était proche du secteur où nous allions travailler, ce qui était bien commode.
Après que lui et les siens furent montés à bord, nous allâmes au salon pour deviser et nous rafraîchir – whisky et eau de Seltz pour nous, commérages pour les autres, vu que les lois du ramadan étaient toujours en vigueur. Abdullah, aussi majestueux qu’un patriarche biblique, s’assit dans un fauteuil sculpté. Les autres – Daoud, le neveu d’Abdullah, ses fils Ali, Hassan et Selim – s’installèrent confortablement par terre, et Ramsès s’assit à côté de Selim, qui avait été son compagnon le plus proche (c’est-à-dire son complice dans le crime) lors d’une saison mémorable. Bien qu’ayant seulement quelques années de plus que Ramsès, Selim était à présent marié et père d’une famille de plus en plus nombreuse. Il avait toutefois gardé sa joie de vivre enfantine, aussi lui et Ramsès furent bientôt en grande conversation.
— Tout est réglé, Emerson, assura Abdullah. Nous nous sommes procuré les fournitures que vous nous aviez demandées et nous avons fait savoir que vous embaucheriez des ouvriers. Dois-je leur dire de venir demain ?
— Je ne pense pas, répondit Emerson.
Il sortit sa pipe. Une fois qu’il eut fini de tripoter cet ustensile de malheur et l’eut allumé, Abdullah, qui connaissait bien Emerson, l’observait attentivement. Une telle lenteur de la part d’un homme connu pour son impatience présageait une annonce importante.
— Nous sommes tous amis ici, commença Emerson. Je vous fais confiance comme à des frères et je sais que mes paroles resteront enfermés dans vos cœurs jusqu’à ce que je vous donne l’autorisation d’en faire part.
Il parlait anglais pour le compte de Nefret et de Gertrude, mais sa rhétorique formaliste et ronflante était celle de l’arabe classique. Celle-ci eut l’effet escompté : des hochements de tête solennels et des exclamations – « Mâhshallâh » et « Yâ salâm ! » – s’ensuivirent.
— Il y a une tombe perdue dans les collines de Drah Abou el-Neggah, poursuivit Emerson. La tombe d’une grande reine. J’ai été chargé d’une quête par ceux dont les noms ne doivent pas être prononcés. J’ai fait le serment solennel de retrouver cette tombe et de la préserver. Mes frères, vous savez qu’il y a ceux qui m’en empêcheraient s’ils connaissaient mes intentions et qu’il y a ceux qui… Oh, bon sang.
Sa pipe s’était éteinte. Et il était grand temps, car Emerson se laissait emporter par sa propre éloquence et risquait de forcer la note mélodramatique. Je croisai le regard d’Abdullah, dont le visage était singulièrement grave, mais qui était trahi par ses yeux pétillants.
— Le Maître des Imprécations parle d’or, mes amis, dis-je, vous ne croyez pas ? Je suis sûre que vous, qui êtes ses frères, ferez également le serment solennel de l’aider et de le protéger.
Les autres ne furent pas aussi critiques qu’Abdullah. Ils approuvèrent avec conviction en arabe et en anglais ; des larmes d’émotion perlèrent sur les longs cils de Selim. Emerson me regarda d’un air de reproche, car il aime vraiment faire des discours, mais vu que j’avais résumé la situation si nettement, il ne lui restait plus rien à ajouter.
— Ainsi donc, dit Abdullah, quand commencerez-vous à embaucher ?
— Pas avant un jour ou deux. Je te préviendrai. Peu après, nos hommes s’en furent. Ramsès et Nefret les accompagnèrent jusqu’à l’échelle de coupée, et je triai le courrier qu’avait apporté Abdullah.
— Malheureusement il n’y a rien pour vous, Miss Marmaduke, lui dis-je.
Elle saisit l’allusion. Se levant, elle déclara :
— Les messages que j’attends ne viendront pas par la poste. Voulez-vous bien m’excuser ?
— Elle a lu trop de poésie, observai-je après son départ. J’espérais des nouvelles d’Evelyn, mais il n’y a que cette lettre de la part de Walter. Elle vous est adressée, Emerson.
L’enveloppe contenait une seule feuille de papier, qu’Emerson me tendit dès qu’il l’eut parcourue.
— Elle ne nous apprend pas grand-chose, résuma-t-il. Il va bien, elle va bien, les enfants vont bien.
— Elle ne va pas bien, sinon il aurait longuement parlé de l’amélioration de son état, murmurai-je. Y a-t-il quelque chose d’autre de… Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Comme vous le voyez, c’est une coupure de journal. (Emerson la lut en fronçant les sourcils. Je tendis la main et Emerson me passa la coupure en marmottant :) Oh, bon sang.
C’était un court entrefilet extrait du journal en anglais du Caire, datant de quelques jours après notre départ, et elle mentionnait la découverte d’un corps qui avait été retiré du Nil. C’était celui d’un homme entre deux âges, d’un mètre soixante-quinze, mais il n’avait pas encore été identifié, vu qu’aucun objet personnel n’avait été retrouvé sur son corps et que son visage était méconnaissable. La police demandait au public de l’aider en signalant l’éventuelle disparition de toute personne répondant à ce signalement.
— M. Shelmadine ! m’écriai-je. Nous devons nous mettre en rapport avec le Caire sur-le-champ, Emerson !
— Si vous approchez du bureau du télégraphe, je vous ferai enfermer, dit Emerson. Bridez votre imagination débordante, Peabody. Le signalement pourrait correspondre à la moitié de la population masculine d’Égypte.
— Il n’est pas revenu chez lui, Emerson. C’est Riccetti qui nous l’a dit. Il faut environ trois jours aux gaz pour gonfler un corps et l’amener à la surface.
Un geste furieux de la part d’Emerson m’avertit du retour de Nefret.
— Des gaz, répéta-t-elle. De quoi parlez-vous, tante Amelia ?
— De rien, répondit Emerson en me faisant une grimace.
— D’un des principes de l’enquête criminelle, expliquai-je, sachant que si je ne lui disais rien elle irait demander à Ramsès, et qu’il se ferait un plaisir d’étaler sa science.
Nefret s’assit et croisa ses fines chevilles.
— Quel genre de gaz, tante Amelia ? J’ai observé ce phénomène, mais je n’en ai jamais compris les raisons.
Emerson leva les bras au ciel et sortit en tapant du pied, me laissant expliquer le processus de la décomposition. Nefret écouta avec intérêt et posa nombre de questions intelligentes.
*
***
Nous allâmes à terre tôt le lendemain matin.
Emerson aurait voulu y aller seul, je crois, mais c’était sans espoir depuis le début. À moins de m’ordonner de rester à bord – ordre auquel j’aurais catégoriquement refusé d’obéir –, il ne pouvait pas m’empêcher de l’accompagner, et j’étais résolue à y aller parce que je soupçonnais qu’il était sur le point d’explorer la piste essentielle dont il n’avait pas voulu me parler. Ramsès était également décidé, et une fois qu’Emerson eut cédé à Ramsès, il ne put refuser la chose à Nefret. La seule personne qu’il réussit à éliminer, ce fut Miss Marmaduke, parce qu’elle était la seule qui devait obéir à ses ordres. Il lui tendit une liasse de notes et lui demanda de les transcrire.
Je n’avais pas entendu Emerson parler de ses projets à Abdullah, mais il avait dû trouver le moyen de le faire, vu qu’Abdullah l’attendait. Je compris aussi qu’Abdullah ne s’attendait pas à me voir, moi, car il n’avait pas lavé les ânes.
Emerson jura beaucoup quand j’insistai pour le faire. Il ne sacrifiait là qu’à sa charmante habitude. Emerson est toujours doux avec les animaux, et ces pauvres petits ânes ne sont jamais bien soignés. J’avais maintenant porté cette opération à la hauteur d’un des beaux arts. Il me fallut moins d’une heure pour laver ces bêtes, enduire de pommade leurs plaies sous les tapis de selle dégoûtants et leur substituer des neufs fournis par moi. Ramsès m’aida pour les soins. Nefret tint la tête des ânes, leur murmura à l’oreille avec compassion, et j’avoue qu’ils furent bien plus dociles que d’ordinaire lorsqu’on les lave.
Emerson se répandait encore en récriminations quand nous enfourchâmes nos montures.
— Si nous avions une automobile…, commença-t-il.
— Voyons, Emerson, soyez raisonnable, l’interrompis-je. Comment iriez-vous à Louxor en voiture ? Il n’y a pas de routes.
La réponse d’Emerson fut inaudible, parce que son âne, encore nerveux après ses ablutions inhabituelles, avait pris le trot.
Comme bien entendu je m’en doutais, notre destination était le village de Gourna.
Nous avions déjà rencontré les habitants de cet endroit insalubre. Situées sur une colline près de Deir el-Bahari, ses habitations se mêlaient aux tombes des morts d’autrefois. Dans les débuts, les habitations étaient les tombes mêmes, et les occupants résistaient, parfois par la force, à toute tentative des autorités pour les reloger. Leur attitude était compréhensible. Pourquoi prendre la peine de construire une maison quand on dispose d’une bonne tombe bien fraîche ? D’autre part, comme Emerson le fit remarquer une fois, l’homme aime bien être près de son travail. Les habitants de Gourna étaient les pilleurs de tombes les plus habiles d’Égypte.
L’autre industrie florissante de Gourna, c’était la fabrication de fausses antiquités, proposées comme authentiques aux touristes et, dans certains cas célèbres, à des archéologues crédules. Nos rapports avec les habitants de Gourna étaient compliqués par le fait qu’un certain nombre d’entre eux étaient apparentés à Abdullah. Cela rendait aussi les choses un peu gênantes pour Abdullah. Il était d’une loyauté totale envers Emerson (et, j’espère pouvoir le dire, envers moi), mais nous nous efforcions d’éviter les situations embarrassantes, comme l’arrestation de ses neveux et de ses cousins.
Laissant nos ânes au pied de la pente, nous suivîmes Emerson sur le chemin qui montait, passant devant l’entrée de tombes et des maisons de pisé, traversant parfois leurs cours. La destination d’Emerson semblait être une habitation plus prétentieuse, plus grande et en meilleur état que la plupart des autres. Je remarquai qu’Abdullah s’était laissé distancer, et je trouvai tout juste assez de souffle pour adresser une question à Emerson.
— Est-ce à un parent d’Abdullah que vous avez l’intention de rendre visite, Emerson ?
Emerson fit halte et me tendit la main.
— Un peu essoufflée, Peabody ? Comment vont les enfants ?
— Ils grimpent tous les deux comme des chèvres. Ils se sont arrêtés pour parler à… Grand Dieux, quels hommes à la mine patibulaire ! Des connaissances de Ramsès, je suppose. Répondez à ma question.
— Quelle question ? Oh, non.
Il repartit, m’entraînant avec lui.
Un jardin clos se trouvait sur le devant de la maison. On nous avait vus y entrer. Dès que nous fûmes parvenus à la maison, la porte s’ouvrit et un homme apparut. Son corps voûté était soutenu par une lourde canne dans l’une de ses mains et par un garçon sur l’épaule duquel il s’appuyait. Relevant la tête, il cligna des yeux et coassa :
— Marhaba… Bienvenue. Est-ce vous, ô Maître des Imprécations ? Même mes vieux yeux à la vue faible savent reconnaître votre silhouette majestueuse. Et ce doit être là l’honorable Sitt votre épouse qui vous accompagne, quoique cette vision charmante soit bien floue pour…
— Oui, oui, coupa Emerson. Essâlamu ’aleikum, etc., Abd el Hamed. Vas-tu nous inviter à entrer ?
— Vous honorez ma maison, répondit Abd el Hamed d’une voix morose.
Il se tourna, s’appuyant de tout son poids sur l’épaule brune et décharnée de son aide. Le garçon se raidit et se mordit la lèvre. Les doigts d’Hamed étaient pareils à des griffes, et il avait planté ses ongles sans ménagements dans la chair du jeune garçon. Lequel n’était pas bien gras. J’aurais pu lui compter les côtes, car il ne portait qu’un caleçon en loques lui descendant jusqu’aux genoux. Il semblait avoir un an ou deux de moins que Ramsès, bien que chez de tels malheureux, mal nourris et maltraités, cela soit difficile à déterminer. Ses tibias nus étaient couverts de bleus et son gros orteil droit arborait une plaie purulente.
Emerson avait vu cela également. Avec un juron arabe bien senti, il écarta le garçon, prit le vieil homme sous le bras, et entra dans la maison.
La pièce était semblable à celles que j’avais vues dans ce genre de maison : le sol de terre battue, les murs de pisé, les hautes fenêtres étroites. À part le divan le long d’un mur, le seul meuble était une table basse. Emerson déposa le vieil homme sur le divan, fit décamper les poulets qui y avaient élu domicile, et m’invita à m’asseoir.
— Oui, reposez-vous, honorable Sitt, dit Hamed. Je vais appeler mes femmes pour préparer…
— Inutile de les déranger, intervint Emerson avec bonhomie. Je m’intéresse au marché des antiquités, Hamed. Voyons un peu ce que tu as, hein ?
En une grande enjambée, il atteignit l’ouverture masquée d’un rideau au fond de la pièce et passa dans la pièce d’à côté.
Il fut accueilli par des glapissements de surprise et de frayeur. Hamed, miraculeusement remis de son infirmité, se leva d’un bond et détala dans le sillage d’Emerson. Je lui emboîtai le pas, suivie de près par Ramsès et Nefret.
La pièce était un atelier, et les cris avaient été poussés par un enfant qu’Emerson tenait par le col d’une galabieh dégoûtante. Sur des rayonnages autour de la pièce était disposé tout un assortiment de chaouabtis, de scarabées et d’autres petits objets d’art. Les modestes outils artisanaux étaient éparpillés un peu partout : un petit fourneau pour faire fondre la faïence, des moules de diverses sortes, des burins, des ciselets et des limes.
Emerson lâcha l’enfant, qui s’enfuit par une autre porte. Il choisit un objet sur l’étagère, puis me le tendit.
— Pas si mal, hein, Peabody ? L’atelier d’Hamed fabrique les meilleurs faux de Louxor. Mais ce n’est pas ici que se trouvent les meilleurs, lesquels sont réservés à des collectionneurs sérieux comme Willis Budge.
Ramsès s’était emparé d’un grand scarabée en faïence verte.
— Ceci est vraiment de très bonne qualité, Père. Toutefois, les hiéroglyphes sont fautifs. Il a recopié un texte d’Amenhotep III, mais le hiéroglyphe pour la chouette…
De façon surprenante, ce fut le garçon, et non Hamed, qui l’interrompit. Arrachant le scarabée des mains de Ramsès, il se planta en face de lui, les yeux étincelants.
— Il n’y a aucune erreur, fils de chameau aveugle ! Je connais les signes !
Emerson avait dû surveiller Hamed, car sa botte intercepta la canne avant qu’elle ne frappe le garçon au tibia.
— C’est donc toi qui as fait ça, mon fils ? Comment t’appelles-tu ?
Le gamin se retourna. La colère avait animé ses traits. Il aurait été beau garçon si son visage n’avait été enlaidi par la crasse, les bleus et une expression farouche.
— Comment t’appelles-tu ? répéta Emerson, inflexible.
— David. (C’est Abdullah, sur le seuil de la porte, qui avait parlé.) Il s’appelle David Todros. C’est mon petit-fils.