-Mais d'une façon ou d'une autre, on vous amènera là-bas, comme on a fait avec l'autre toubib. J'ai jamais saisi son nom. Vous travaillez pour lui depuis longtemps ?
Je répondis, suave:
-Nous nous connaissons depuis de nombreuses années, le docteur Hoyt et moi.
Des pêcheries rouillées aux cheminées fumantes s'élevaient devant nous, et lorsque nous nous rapprochâmes, je distinguai des tapis roulants en mouvement, dressés vers le ciel à angles abrupts, transportant des millions de menhadens destinés à être transformés en engrais et en huile. Observant les minuscules poissons puants, les mouettes attendaient avec voracité en tournoyant, ou bien perchées sur des pilotis. Nous dépassâmes d'autres pêcheries, des bâtiments de brique qui n'étaient plus que des ruines écroulées dans la crique. Bien que plus stoïque que la plupart des gens, je trouvais que la puanteur était devenue insupportable.
-Saleté de bouffe à chat, jeta un des gardes avec une grimace.
-On dirait plutôt une haleine de chat.
-Il faudrait me payer pour vivre par ici.
-Mais l'huile de poisson a beaucoup de valeur. Les Indiens Algonquins utilisaient les cogies comme engrais pour le maïs.
-Mais qu'est-ce qu'un cogy ? demanda Martinez.
-C'est l'autre nom de ces petites saletés. On t'a jamais appris ça à l'école ?
-Aucune importance. Au moins, je suis pas forcé de renifler ça pour gagner ma croûte. Sauf quand je sors par ici avec vous autres schnocks.
-Mais qu'est-ce que c'est qu'un schnock ?
Les plaisanteries continuèrent, tandis que Martinez poussait les gaz. Les moteurs grondèrent, le bateau piqua du nez. Nous dépassâmes des balises et des flotteurs indiquant l'emplacement de casiers à crabes, et des arcs-en-ciel étincelèrent au milieu des gerbes d'eau projetées dans notre sillage. Martinez accéléra jusqu'à atteindre une vitesse de vingt-trois nœuds, brisant les flots bleu foncé de la baie. Aucun bateau de plaisance n'était sorti aujourd'hui, et seul un paquebot se détachait sur l'horizon tel une sombre montagne.
-C'est loin ? demandai-je en m'agrippant à son siège, et remerciant le ciel pour ma combinaison Mustang.
-Vingt-neuf kilomètres au total, répondit-il en élevant la voix.
Il chevauchait les vagues comme un surfeur, les abordait de côté pour en franchir ensuite le sommet, le regard fixé droit devant lui.
-En temps normal, ce n'est pas très long, mais aujourd'hui, c'est pire que d'habitude, bien pire.
L'équipage contrôlait continuellement les détecteurs de cap et de fonds, tandis que le radar nous guidait par satellite. A présent, je ne voyais plus que de l'eau, la baie nous attaquait de toutes parts, des montagnes liquides se dressaient devant nous, et à la poupe, des vagues clapotaient comme des applaudissements nourris.
Je fus presque obligée de crier pour demander:
-Que pouvez-vous me raconter sur l'endroit où nous allons ?
-A peu près sept cents habitants. Il y a encore vingt ans, ils produisaient leur propre électricité, et ils ont une petite piste d'atterrissage bricolée avec des matériaux de récupération. Merde ! jura-t-il tandis que le bateau retombait au creux d'une vague dans un claquement violent. J'ai failli me la faire, celle-là. Elles peuvent vous retourner comme un fétu de paille.
Il pilotait les traits tendus, comme si les flots avaient été un cheval sauvage, et ses hommes d'équipage se cramponnaient où ils pouvaient, imperturbables mais sur le qui-vive.
Il continua
-L'économie repose sur le crabe. Les crabes bleus, les crabes à carapace molle, ils les exportent dans tout le pays. D'ailleurs, les gens friqués viennent tout le temps en avion privé, rien que pour acheter des crabes.
-En tout cas, c'est ce qu'ils disent qu'ils viennent acheter, remarqua quelqu'un.
-On a des problèmes d'ivresse, de contrebande, de drogue, expliqua Martinez. On aborde les bateaux quand on va vérifier les gilets de sauvetage, les interdictions de drogue, ils appellent ça se faire réviser les canots, dit-il avec un sourire.
-Ouais, et nous, on est les officiers de la garde, railla un des garde-côtes. Attention, v'là les officiers de la garde !
Le bateau dévala une nouvelle vague.
-Ils utilisent la langue comme bon leur semble, dit Martinez. Vous aurez peut-être des difficultés pour les comprendre.
J'étais plus inquiète de ce qu'ils exportaient que de la façon dont parlaient les habitants de Tangier. Je demandai:
-Quand se termine la saison des crabes ?
-A cette époque de l'année, ils sont en train de draguer les fonds. Ils vont faire ça tout l'hiver, en travaillant quatorze à quinze heures par jour. Ils restent quelquefois une semaine en mer.
Loin devant la proue, une masse sombre émergeait de l'eau comme une baleine. Un homme d'équipage surprit mon regard.
-C'est un Liberty ship échoué, un des cargos de la Seconde Guerre mondiale. La Marine l'utilise comme cible d'exercice.
Nous avions commencé à ralentir, en approchant de la côte ouest, où un remblai composé de rochers, de débris de bateaux, de réfrigérateurs rouillés, de carcasses de voitures et autres déchets avait été dressé pour enrayer l'érosion de l'île. La terre était presque au niveau de la baie, et son point le plus élevé à quelques mètres à peine au-dessus de l'eau. Des maisons, un clocher d'église et un château d'eau bleu se dressaient fièrement à l'horizon de cette minuscule île désolée, où les gens enduraient un des pires climats qui soient avec bien peu de terre sous les pieds. Moteur haletant, nous longeâmes doucement des marécages et des marais envahis par la marée. Sur de vieux quais édentés par les brèches s'entassaient des casiers à crabes bricolés avec du grillage à poule, ornés de chapelets de flotteurs de couleur, et l'agitation régnait sur les bateaux de bois à l'ancre, aux poupes arrondies ou carrées, couturés de cicatrices. Martinez actionna sa sirène, dont l'écho déchira l'air tandis que nous entrions dans la rade. Des autochtones vêtus de tabliers tournèrent vers nous leurs visages rudes, impassibles, comme font les gens quand l'opinion qu'ils ont de vous n'est pas particulièrement aimable. Ils continuèrent comme si de rien n'était à s'affairer autour de leurs huttes à crabes et à travailler sur leurs filets tandis que nous accostions aux pompes à fuel.
L'équipage amarra le bateau, et Martinez m'informa:
-Le chef s'appelle Crockett, comme la plupart des gens ici. Davy Crockett, sans rire. Venez, me ditil après avoir fouillé du regard le quai et un snackbar fermé à cette époque de l'année.
Le vent qui soufflait de la mer était aussi glacial qu'au mois de janvier, et je le suivis à terre. Nous avions à peine fait quelques mètres lorsqu'une petite camionnette à plateau déboula d'un virage en crissant sur le gravier. Elle s'arrêta, et un jeune homme tendu en sortit. Son uniforme se composait d'un jean, d'une grosse veste noire et d'une casquette portant la mention Tangier Police. Son regard affolé allait de moi à Martinez, puis il fixa ce que je transportais.
-OK, me dit Martinez, je vous laisse avec Davy Voilà le docteur Scarpetta, dit-il à celui-ci. Crockett hocha la tête.
-V'nez tous.
-Il n'y a que la dame qui vient.
-J'vas vous monter jusqu'là-bas.
J'avais déjà entendu ce genre de patois en montagne, où les gens paraissaient sortir du siècle dernier.
-On vous attendra ici, me promit Martinez en retournant à son bateau.
Je suivis Crockett jusqu'à son camion, que de toute évidence, il nettoyait à fond au moins une fois par jour. Il devait aimer le lustrant encore plus que Marino.
-Je suppose que vous êtes entré dans la maison, lui dis-je tandis qu'il démarrait.
-Non. C't'un voisin qui y a été. Et quand c'est que j'ai été averti, j'ai appelé Norfolk.
Il entreprit de reculer, et une croix d'étain se balança au bout de la clé de contact. Je contemplai par la portière de petits restaurants de bois blanc, avec des enseignes peintes à la main et des mouettes en plastiques suspendues aux fenêtres. Un camion chargé de casiers à crabes qui arrivait en sens inverse dut s'écarter pour nous laisser le passage. Les gens roulaient sur des bicyclettes apparemment sans freins ni dérailleurs, et le mode de transport favori paraissait être le scooter.
Je pris des notes.
-Comment s'appelle la défunte ?
Il répondit sans paraître se préoccuper du fait qu'il frôlait la clôture de chaînes d'une maison:
-Lila Pruitt. Une fanée, son âge, je connais pas. Vendait des r'çuts aux touristes. Des trucs, des crab cakes.
J'inscrivis, sans bien comprendre ce qu'il me disait alors que nous passions devant l'école, puis un cimetière. Les pierres tombales penchaient dans tous les sens, comme si elles avaient été prises dans une tempête.
-Et quand a-t-elle été vue en vie pour la dernière fois ?
-L'était d'dans chez Daby. (Il hocha la tête.) Oh, p't'être juin.
J'étais complètement perdue.
-Désolée. On l'a vue pour la dernière fois dans un endroit appelé Daby au mois de juin ?
-Pour sûr.
Il eut un nouveau hochement de tête, comme si tout cela était très logique.
-Qu'est-ce que c'est que Daby, et qui l'a vue là ?
-Le magasin. Daby et Fils. J'peux vous m'ner.
Il me lança un regard, et je secouai la tête.
-J'étais dedans pour les courses, et j'l'a vue. C'était juin, j'crois.
Il modulait ses étranges syllabes, déformait les mots, les avalait, les faisait rouler sous la langue comme l'eau qui entourait son univers.
-Et ses voisins ? Il n'y en a pas un qui l'ait vue ?
-Pas d'puis des jours.
-Alors qui l'a trouvée ?
-Personne l'a trouvée.
Je le contemplai d'un air désespéré.
-Juste Mme Bradshaw, l'est v'nue pour un r'çut, l'est entrée, et l'avait c't'odeur.
-Cette Mme Bradshaw est montée à l'étage ?
Il secoua la tête.
-L'a dit non. L'est v'nue tout d'suite pour moi.
-L'adresse de la défunte ?
-Où c'qu'on est, dit-il en ralentissant. School Street.
Diagonalement opposée à la Swain Memorial Methodist Church, c'était une maison de planches blanches à un étage. Des vêtements pendaient encore à la corde à linge, et une maisonnette à hirondelles se dressait sur un piquet rouillé à l'arrière. Dans le jardin jonché de coquilles d'huîtres et de marmites à crabes reposait une vieille barque de bois, et une haie d'hortensias bruns bordait une barrière où était installée une curieuse rangée de petites niches peintes en blanc, disposées face à la route de terre. Je demandai à Crockett:
-Qu'est-ce que c'est ?
-Pour là où elle vendait des r'çuts. Vingt-cinq cents, qu'vous mettez dans une fente, expliqua-t-il en tendant la main. Mme Pruitt était pas causante avec personne.
Je compris enfin qu'il parlait de " recettes ", et tirai la poignée de la portière.
-J'vous attends ici, déclara-t-il avec une expression qui me suppliait de ne pas lui demander d'entrer dans cette maison.
-Tenez simplement les gens à l'écart, lui dis-je en descendant du camion.
-Pour ça, y a pas d'danger.
Je jetai un regard aux alentours, aux autres petites maisons et aux caravanes dans leurs jardins au sol sablonneux. Des cimetières familiaux entouraient certaines d'entre elles. Les morts avaient été enterrés là où la terre était suffisamment profonde, et les pierres tombales penchées ou renversées étaient lisses comme de la craie. Je grimpai les marches du seuil de la maison de Lila Pruitt, et remarquai encore d'autres pierres tombales dans un coin de son jardin, à l'ombre des genévriers.
Les ressorts de la porte moustiquaire, rouillée par endroits, protestèrent bruyamment lorsque je pénétrai dans une véranda fermée qui descendait en pente douce vers la rue. Il y avait une balancelle recouverte de plastique à fleurs, avec une petite table, elle aussi en plastique, et je l'imaginai là en train de se balancer, sirotant du thé glacé tout en observant les touristes qui venaient lui acheter des recettes de cuisine pour vingt-cinq cents. Je me demandai si elle les avait espionnés, pour être sûre qu'ils payaient bien.
La double porte était déverrouillée, et Hoyt avait pensé à scotcher dessus un panneau bricolé qui annonçait: MALADIE ! NE PAS ENTRER ! ! Je supposai qu'il s'était dit que les habitants de Tangier ignoraient ce que pouvait être un risque biologique, mais son message était clair. Je pénétrai dans un vestibule plongé dans la pénombre, où un tableau de Jésus en prière devant son père était accroché au mur, et l'odeur fétide de la chair humaine en décomposition m'assaillit.
Tout portait à croire que quelqu'un avait été malade dans le salon pendant un moment. Des couvertures et des oreillers tachés gisaient en bataille sur le canapé, et sur la table basse reposaient un thermomètre, des mouchoirs en papier, des flacons d'aspirine, du liniment, des tasses et des assiettes sales. Elle avait eu de la fièvre, avait eu mal, et était venue s'installer confortablement ici pour regarder la télévision.
Puis à la fin, elle avait été incapable de sortir de son lit, et ce fut là que je la trouvai, à l'étage, dans une chambre tapissée d'un papier peint à boutons de rose. Un fauteuil à bascule était installé près de la fenêtre surplombant la rue. Le grand miroir en pied était recouvert d'un drap, comme si elle n'avait plus supporté de voir son reflet. Hoyt, en médecin de la vieille école, avait remonté les couvertures sur le corps avec respect, sans déranger quoi que ce soit. Il était suffisamment avisé pour ne toucher à rien sur les lieux d'un décès, surtout lorsqu'il savait que ma visite devait suivre la sienne. Je demeurai immobile au milieu de la pièce, et pris mon temps. La puanteur donnait une impression d'étouffement, comme si les murs s'étaient rapprochés, et l'air paraissait noir.
Mon regard s'attarda sur le peigne et la brosse bon marché posés sur la coiffeuse, sur les mules roses duveteuses placées sous une chaise couverte des vêtements qu'elle n'avait pas eu l'énergie de ranger ou de laver. Une bible reliée de cuir noir desséché et écaillé était posée sur la table de chevet, ainsi qu'un échantillon de spray facial d'aromathérapie Vita, dont j'imaginai qu'elle l'avait utilisé en vain pour calmer sa forte fièvre. Des douzaines de catalogues de vente par correspondance aux pages cornées aux endroits qui l'avait intéressée étaient empilés sur le sol.
Dans la salle de bains, une serviette cachait la glace au-dessus du lavabo, tandis que d'autres serviettes tachées de sang jonchaient le sol de linoleum. Elle s'était retrouvée à court de papier hygiénique, et la boîte de bicarbonate de soude sur le rebord de la baignoire indiquait qu'elle avait tenté de soulager ses souffrances dans un bain en appliquant ses propres remèdes. Je ne trouvai dans l'armoire à pharmacie que du fil dentaire, des préparations antihémorrhoïdaires, de la crème de soins, mais aucun médicament sur ordonnance. Son dentier était rangé dans une boîte en plastique sur le lavabo.
Lila Pruitt avait été une femme âgée et solitaire, ne disposant que de très peu d'argent, et qui n'avait probablement quitté cette île guère plus de deux ou trois fois dans sa vie. Je supposai qu'elle n'avait pas recherché l'aide de ses voisins parce qu'elle n'avait pas le téléphone, et qu'elle avait craint qu'à sa vue, les gens ne s'enfuient avec horreur. Même moi, je n'étais pas préparée à ce que je découvris lorsque je repoussai les couvertures.
Elle était couverte de pustules grises et dures comme des perles, les traits creusés par sa bouche édentée, les cheveux teints en roux en bataille. Je descendis encore davantage les couvertures, déboutonnai sa chemise de nuit, et remarquai, ainsi que me l'avait dit Hoyt, que les éruptions étaient plus denses sur le visage et les extrémités que sur son torse. Les démangeaisons étaient telles qu'elle s'était labouré les bras et les jambes, les faisant saigner et provoquant des infections secondaires enflées et pleines de croûtes.
-Que Dieu vous assiste, soufflai-je dans un murmure douloureux.
Je l'imaginai dévorée de démangeaisons, brûlante de fièvre, souffrante, effrayée par son propre reflet de cauchemar dans le miroir.
La vision de ma mère me traversa l'esprit en un éclair, et je dis à voix haute:
-Quelle horreur !
Je perçai une pustule, fis un frottis sur une lame, puis descendis dans la cuisine et installai mon microscope sur la table. Je savais déjà ce que j'allais découvrir. Il ne s'agissait pas de varicelle, ni de zona. Tous les symptômes indiquaient que nous avions affaire à cette maladie défigurant et dévastatrice qu'est la variola major, plus connue sous le nom de petite vérole. Ajustant mon microscope, j'installai la lame sur le plateau et passai à un objectif agrandissant quatre cents fois. Je fis le point sur un centre compact, et les corpuscules cytoplasmiques de Guarnieri apparurent. Je pris des photos Polaroïd supplémentaires de ce qui semblait impossible.
Puis je repoussai ma chaise. Une horloge tictaquait bruyamment sur le mur, et je faisais les cent pas dans la pièce.
-Comment as-tu attrapé ça ? Comment ? Interrogeai-je à voix haute.
Je sortis de la maison, et me dirigeai vers l'endroit où était garé Crockett, mais sans me rapprocher de son véhicule.
-Nous avons un sacré problème, lui annonçaije, et je ne suis pas entièrement certaine de la façon dont nous allons l'aborder.
La première difficulté consistait à dénicher un téléphone sûr, mais je finis par conclure que c'était impossible. Je ne pouvais pas appeler de l'un des magasins, et encore moins de chez l'un des voisins ou de la caravane du chef. Ma seule solution était mon téléphone cellulaire portable que je n'aurais jamais utilisé en temps normal pour passer des communications de cet ordre. Je n'avais pas d'autre choix. A trois heures et quart, une femme répondit au standard de l'institut de recherches médicales sur les maladies infectieuses de l'armée, l'IUSAMRIID à Fort Derrick, Frederick, dans le Maryland. J'annonçai:
-J'ai besoin de parler au colonel Fujitsubo.
-Je suis désolée, il est en réunion.
-C'est très important.
-Rappelez demain, madame.
-Passez-moi au moins son assistant, son secrétaire...
Au cas où vous ne le sauriez pas, tous les employés fédéraux dont la présence n'est pas essentielle sont en congé...
-Bon Dieu ! m'exclamai-je exaspérée. Je suis coincée sur une île avec un mort par maladie infectieuse. Nous risquons ici une espèce d'épidémie, ne me dites pas que je dois attendre la fin de votre foutu congé !
-Pardon ?
J'entendais des téléphones sonner sans interruption en arrière-fond.
-Je vous appelle d'un téléphone cellulaire, dont la batterie peut me lâcher d'une minute à l'autre. Interrompez cette réunion, bon sang ! Et passez-le moi tout de suite !
Fujitsubo se trouvait au Congrès, dans le Russell Building, où mon appel fut transféré. Je savais qu'il devait être dans le bureau d'un quelconque sénateur, mais cela m'était égal. Je le mis brièvement au courant de la situation, tout en tentant de contrôler ma propre panique.
-C'est impossible. Vous êtes sûre qu'il ne s'agit pas de varicelle, de rougeole...
-Non. Et quelle qu'elle soit, cette maladie doit être contenue. Je ne peux pas expédier ce corps à ma morgue. Vous devez prendre les choses en main.
L'USAMRIID était le plus grand laboratoire de recherches médicales du programme de défense biologique américain, dont l'objet était de protéger la population des menaces éventuelles de guerre bactériologique. Plus précisément, l'USAMRIID possédait le plus grand laboratoire de confinement de niveau 4.
-Je ne peux faire ça qu'en cas de terrorisme, répondit Fujitsubo. Les épidémies vont au CCPM. J'ai l'impression que c'est à eux qu'il faut vous adresser.
-Et c'est ce que je finirai par faire. Mais je suis sûre que la plupart des services sont en congé, eux aussi, ce qui explique pourquoi je n'ai pas pu les joindre plus tôt. De plus, ils sont à Atlanta, tandis que vous êtes dans le Maryland, tout près, et que j'ai besoin de sortir ce corps d'ici le plus vite possible.
Il demeura silencieux, et je continuai, baignée de sueurs froides:
-J'espère me tromper plus que n'importe qui, mais si ce n'est pas le cas, et que nous n'avons pas pris les précautions nécessaires...
-Compris, compris, dit-il vivement. Bon Dieu, pour l'instant, le personnel est réduit au minimum. D'accord, accordez-nous quelques heures. J'appelle le CCPM, et nous allons déployer une équipe. Quand avez-vous été vaccinée pour la dernière fois contre la variole ?
-J'étais trop jeune pour m'en souvenir.
-Vous venez avec le corps.
-Elle est sous ma responsabilité.
Mais je savais ce qu'il voulait dire. Ils allaient me mettre en quarantaine.
J'ajoutai:
-Commençons par lui faire quitter l'île, et nous nous occuperons du reste après.
-Où serez-vous ?
-Sa maison se trouve dans le centre, près de l'école.
-Bon Dieu, ça tombe mal. Vous avez une idée du nombre de gens qui ont pu être exposés au virus ?
-Aucune. Ecoutez, il y a une anse à marée pas loin. Repérez-vous à ça et à l'église méthodiste, qui a un clocher très haut. D'après la carte, il y a une autre église, mais celle-là n'a pas de clocher. Il y a une piste d'atterrissage, mais plus vous pourrez vous rapprocher de la maison, mieux cela vaudra. Vous n'aurez pas à la transporter au vu et au su de tous.
-D'accord. Nous n'avons pas besoin d'un mouvement de panique, ça c'est sûr.
Il s'interrompit, puis le ton de sa voix s'adoucit:
-Et vous, ça va ?
-J'espère bien, rétorquai-je, les yeux pleins de larmes, et les mains tremblantes.
-Calmez-vous, essayez de vous détendre et ne vous inquiétez pas. Nous allons nous occuper de vous.
La batterie de mon téléphone rendit l'âme à cet instant.
Après tous les meurtres et la folie dont j'avais été témoin dans ma carrière, le fait qu'une maladie puisse tranquillement m'éliminer avait toujours constitué une possibilité théorique. Lorsque j'ouvrais un cadavre, que je baignais dans le sang et respirais l'atmosphère qui en émanait, je ne savais jamais à quoi je pouvais être exposée. Je faisais très attention aux coupures et aux piqûres d'aiguille, mais je devais m'inquiéter de bien plus que l'hépatite et le sida. On découvrait de nouveaux virus tous les jours, et je me demandais souvent si ceux-ci ne régneraient pas un jour, et ne finiraient pas par gagner contre nous une guerre qui avait commencé dans la nuit des temps.
Je demeurai un moment assise dans la cuisine, à écouter le tic-tac de l'horloge, tandis que derrière la vitre, la lumière baissait et le jour s'évanouissait. J'étais plongée dans les affres d'une crise d'angoisse lorsque la voix bien particulière de Crockett me héla de l'extérieur.
-M'dame ? M'dame ?
Lorsque je sortis sur la véranda et regardai par la moustiquaire, j'aperçus sur la plus haute marche un petit sac en papier brun et une boisson ouverte avec une paille dedans. Je les rentrai à l'intérieur tandis que Crockett remontait dans son camion. Il s'était absenté suffisamment longtemps pour m'apporter à manger, ce qui n'était pas malin, mais gentil. Je lui fis signe de la main, comme à un ange gardien, et me sentis mieux. Je m'installai et dégustai le thé glacé du Fisherman's Corner au rythme de la balancelle. Le sandwich se composait de carrelet et de coquilles Saint-Jacques sautées avec du pain blanc. Je n'eus pas le souvenir d'avoir jamais mangé quelque chose d'aussi frais et savoureux.
Je me berçai en sirotant mon thé, et observai la rue à travers la moustiquaire rouillée. Le soleil dévalait le clocher de l'église comme une grosse boule de feu, et les vols d'oies sauvages dessinaient des " V " noirs dans le ciel. Crockett alluma ses phares, des fenêtres s'éclairèrent aux façades des maisons. Deux jeunes filles à bicyclette passèrent en pédalant à toute vitesse, et me dévisagèrent tout en s'enfuyant. J'étais certaine qu'elles savaient, que toute l'île savait. La rumeur s'était répandue, que des docteurs et la garde côtière étaient arrivés à cause de ce qui se trouvait dans le lit de Lila Pruitt.
Je rentrai dans la maison, enfilai des gants neufs, baissai mon masque sur mon nez et ma bouche, et retournai dans la cuisine voir ce que je pourrais trouver dans la poubelle. Le récipient en plastique était garni d'un sac en papier, et rangé sous l'évier. Je m'assis par terre, et sortis tout, petit morceau par petit morceau, pour essayer de déterminer depuis quand Mme Pruitt pouvait bien être malade. De toute évidence, elle n'avait pas vidé ses ordures depuis longtemps. Les boîtes de conserves vides et les emballages de plats surgelés était secs et craquelés, les épluchures de navets et de carottes ratatinées et dures comme du cuir.
Je passai en revue chaque pièce de la maison, retournai toutes les corbeilles à papier que je pus trouver. Le contenu de celle que je dénichai dans le salon était le plus triste. Il s'agissait de recettes de cuisine écrites à la main sur des bouts de papier, Le Carrelet Facile, Les Tourtes au Crabe, La Soupe aux Praires de Lila. Elle s'était trompée, avait raturé des mots, ce qui expliquait sans doute qu'elle les eut jetées. Un petit tube cartonné vide, un échantillon qu'elle avait reçu par la poste, se trouvait au fond de la poubelle.
Je tirai une lampe torche de mon sac sortis et demeurai sur les marches, attendant que Crockett descende de son camion.
Je déclarai:
-Il va bientôt y avoir beaucoup de remuemenage, par iCi.
Il me regarda comme si j'étais folle, et derrière les fenêtres éclairées, je distinguai des visages et des regards qui scrutaient l'extérieur. Je descendis les marches, gagnai la barrière le long du jardin, que je contournai, puis dirigeai le faisceau de la lampe à l'intérieur des petits abris où Lila Pruitt avait vendu ses recettes. Crockett battit en retraite.
-J'essaye de voir si je peux avoir une idée du moment où elle est tombée malade, lui dis-je.
Il y avait de nombreuses recettes dans les niches, et seulement trois pièces de vingt-cinq cents dans la boîte en bois destinée à recevoir l'argent.
-A quand remonte la dernière visite d'un ferry avec des touristes ? demandai-je en éclairant un autre abri, où se trouvait une demi-douzaine de recettes du Crabe Facile à la Lila.
-Y a une semaine de ça. Et jamais rien depuis des semaines, répondit-il à travers sa vitre à peine ouverte.
-Les voisins lui achètent ses recettes ?
Il fronça les sourcils, comme s'il s'agissait d'une drôle de question.
-Ils ont déjà les leurs.
Maintenant, des gens étaient sortis sur leurs vérandas, et se mouvaient doucement dans les ombres de leurs jardins. Ils observaient cette folle avec sa blouse de chirurgie, son bonnet et ses gants, qui brandissait une torche en la pointant sur les niches de leur voisine, et parlait avec le chef.
-Il va bientôt y avoir beaucoup de remue-ménage, par ici, lui répétai-je. Une équipe médicale de l'Armée va arriver d'un instant à l'autre et nous allons avoir besoin de vous, pour veiller à ce que les gens restent calmes, et ne sortent pas de chez eux. Maintenant, je veux que vous alliez chercher les garde-côtes, et que vous leur disiez qu'ils doivent vous aider, d'accord ?
Davy Crockett démarra sur les chapeaux de roues.
Il était à peine neuf heures du soir lorsqu'ils entamèrent bruyamment leur descente dans le clair de lune. Le Blackhawk de l'Armée vira au-dessus de l'église méthodiste dans un fracas de tonnerre, la colossale turbulence provoquée par le tournoiement des pales fouettant la cime des arbres. Un puissant projecteur fouilla l'obscurité, à la recherche d'une zone d'atterrissage, et je le regardai se poser dans un jardin voisin tandis que des centaines d'habitants de Tangier se répandaient dans les rues.
Depuis la véranda, je scrutai à travers la moustiquaire l'équipe d'évacuation qui descendait de l'hélicoptère tandis que les enfants se cachaient derrière leurs parents, contemplant la scène en silence. Les cinq scientifiques de l'USAMRIID et du CCPM avaient l'air de débarquer d'une autre planète, dans leurs combinaisons et leurs cagoules de plastique orange gonflées, et leurs réserves d'air à accumulation. Ils descendirent la rue, transportant une civière enveloppée dans une bulle en plastique. -Dieu merci, vous êtes là ! soupirai-je lorsqu'ils atteignirent la maison.
Ils faisaient un bruit de plastique glissant sur le plancher de la véranda, et aucun d'eux ne prit la peine de se présenter. La seule femme de l'équipe me tendit une combinaison orange pliée.
-Il est probablement un peu tard, lui dis-je.
-Ca ne peut pas faire de mal.
Son regard croisa le mien. Elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que Lucy.
-Allez-y, mettez-la.
La combinaison avait la consistance d'un rideau de douche. Je m'assis sur la balancelle et l'enfilai pardessus mes chaussures et mes vêtements. La cagoule était transparente, avec une bavette que je fixai solidement autour de ma poitrine. J'ouvris la réserve installée au dos, et haussai la voix, par-dessus le bruit de l'air qui se précipitait dans mes oreilles:
-Elle est là-haut.
Je pris la tête du cortège, et ils montèrent la civière. Lorsqu'ils découvrirent ce qui se trouvait sur le lit, ils demeurèrent un moment muet.
-Seigneur, je n'ai jamais rien vu de tel ! s'exclama enfin un des scientifiques.
Tout le monde se mit à parler à toute vitesse:
-Enroulez-la dans les draps !
-Puis dans l'enveloppe, et scellez !
-Tout ce qui est sur le lit, tout le linge va dans
l'autoclave !
-Merde ! Qu'est-ce qu'on va faire ? Brûler la maison ?
Dans la salle de bains, je ramassai les serviettes sur le sol, tandis qu'ils soulevaient son corps enveloppé. Celui-ci était glissant, et ils eurent du mal à le passer du lit dans l'isolateur portable, conçu à l'origine pour les vivants. Ils scellèrent les rabats de plastique, et ce corps dans une enveloppe pour les cadavres, protégé par ce qui ressemblait à une tente à oxygène, était choquant, même pour moi. Ils soulevèrent la civière à chaque extrémité, et nous rebroussâmes chemin dans l'escalier, puis jusque dans la rue.
Que va-t-il se passer après notre départ ? demandai-je.
-Trois d'entre nous vont rester, répondit l'un d'eux. Un autre hélicoptère arrive demain.
Nous fûmes interceptés par un autre chercheur en combinaison, qui transportait une boîte en métal assez semblable à celle qu'utilisent les exterminateurs de cafards. Il nous décontamina, nous et la civière, nous aspergeant de produit chimique tandis que les gens alentour continuaient de nous regarder bouche bée. Le garde-côte se trouvait près du camion de Crockett. Ils discutaient tous les deux, et je me dirigeai vers eux. De toute évidence, mes vêtements de protection les perturbaient, et ils reculèrent de plusieurs pas sans trop de tact.
Je m'adressai à Crockett:
-Cette maison doit être placée sous scellés. Personne n'y entre, personne ne s'en approche tant que nous ne savons pas avec certitude à quoi nous avons affaire.
Les mains dans les poches de sa veste, il clignait des yeux avec affolement.
Je continuai:
-Si quelqu'un d'autre tombe malade, je dois en être immédiatement avertie.
-A cette époque-ci, ils sont malades, rétorqua-t-il. Ils ont le microbe. Y en a qui ont le rhume.
-S'ils ont la fièvre, mal dans le dos, des éruptions, vous appelez immédiatement mon bureau. Ces gens sont là pour vous aider, ajoutai-je en désignant du doigt l'équipe de scientifiques.
L'expression qui se peignit sur son visage montrait clairement qu'il ne voulait de personne ici, sur son île.
-Essayez de comprendre, lui dis-je. C'est très, très important.
Il hocha la tête. Un jeune garçon se matérialisa derrière lui dans l'obscurité, et lui prit la main. Il ne devait pas avoir plus de sept ans, avec des boucles blondes en bataille, et de grands yeux pâles fixés sur moi comme si j'étais l'apparition la plus effrayante de sa vie.
-Les gens du ciel, papa, dit-il en me désignant du doigt.
-Va-t'en, Darryl, dit Crockett à son fils. Rentre à la maison.
Je me dirigeai dans la direction du battement des pales de l'hélicoptère. L'air en mouvement dans la cagoule me rafraîchissait le visage, mais le reste de la combinaison ne respirait pas, et j'étais très mal à l'aise. Je me frayai un chemin dans le jardin à côté de l'église, dans le grondement des pales, au milieu des arbustes et des pins rabougris que le vent violent déchirait.
L'intérieur du Blackhawk ouvert était illuminé et l'équipe arrimait la civière de la même façon que si elle avait été occupée par un être vivant. Je montai à bord, m'installai sur un des sièges d'équipage, et m'attachai tandis qu'un des hommes refermait la porte. L'hélicoptère s'éleva dans le ciel dans un fracas de vibrations. Il était impossible d'entendre quoi que ce fût sans écouteurs, et ceux-ci ne fonctionnaient pas bien par-dessus les cagoules.
Dans un premier temps, la procédure m'intrigua. Nos combinaisons avaient été décontaminées, mais l'équipe ne voulait pas que nous les enlevions. Je compris alors brutalement: j'avais été exposée en me trouvant à proximité du corps de Lila Pruitt, et avant cela, à cause de l'autopsie du torse. Personne ne tenait à respirer le même air que moi avant qu'il soit d'abord passé à travers un filtre haute capacité à particules. Nous demeurâmes donc là sans parler, à échanger des regards ou bien contempler notre patiente. Puis je fermai les paupières, tandis que nous volions vers le Maryland à toute vitesse.
Je pensai à Wesley, Lucy et Marino. Ils n'avaient aucune idée de ce qui se passait, et devaient être très inquiets. Je me demandai avec angoisse quand je les reverrais, et dans quel état je serais alors. Mes jambes flageolaient, j'avais les pieds bouillants, et je ne me sentais pas bien. Je ne pouvais m'empêcher de craindre le premier signe fatal, un frisson, une douleur, les yeux larmoyants et la soif de la fièvre. Enfant, j'avais été vaccinée contre la variole, de même que Lila Pruitt, et de même que la femme dont le torse se trouvait encore dans ma chambre froide. J'avais remarqué leurs cicatrices, ces zones de peau distendue et flétrie de la taille d'une pièce de vingt-cinq cents qui témoignaient qu'elles avaient été immunisées contre la maladie.
Il était à peine onze heures lorsque nous atterrîmes dans un endroit que je fus incapable de distinguer. J'avais dormi juste assez pour perdre le sens de l'orientation, et lorsque j'ouvris les yeux, le retour à la réalité fut brutal et bruyant. La porte s'ouvrit de nouveau dans un glissement. Des lumières bleues et blanches clignotaient sur un héliport, et de l'autre côté de la route, se dressait un grand immeuble anguleux. A cette heure tardive, de nombreuses fenêtres étaient illuminées, comme si des gens y attendaient notre arrivée. Les scientifiques détachèrent la civière et la chargèrent en hâte à l'arrière d'un camion, tandis que la femme m'escortait en me tenant le bras de sa main gantée.
Je ne vis pas où on conduisait la civière, mais moi, on me mena de l'autre côté de la route, vers une rampe située sur le côté nord du bâtiment. De là, nous atteignîmes rapidement un couloir; je fus conduite sous une douche, et aspergée de décontaminant. Je me déshabillai, et fus de nouveau noyée sous une eau brûlante et savonneuse. Il y avait autour des étagères chargées de pyjamas et de bottines de chirurgie, et je me séchai les cheveux avec une serviette. Suivant les instructions qui m'avaient été données, je laissai mes vêtements par terre au milieu, avec tout ce que j'avais sur moi.
Une infirmière m'attendait dans le couloir, qui me guida d'un bon pas. Nous passâmes devant une salle d'opération, puis devant des murs d'autoclaves qui me rappelèrent des cloches de plongée. L'atmosphère empestait une odeur d'animaux de laboratoire stérilisés par la chaleur. Je devais rester dans le Quartier 200, où une ligne rouge peinte juste sur le seuil de la chambre indiquait aux patients en confinement qu'ils ne devaient pas mettre le pied au-delà. J'examinai le petit lit d'hôpital avec sa couverture chauffante moite, son ventilateur, son réfrigérateur, et sa petite télévision suspendue dans un coin. Je remarquai les tuyaux d'air jaunes en serpentins reliés aux conduits sur les murs, le passe-plats en acier dans la porte, par l'intermédiaire duquel les plateaux de repas parvenaient aux patients, puis étaient passés aux W avant d'être récupérés.
Je m'assis sur le lit, seule et déprimée, me refusant à envisager la situation dans laquelle je me trouvais peut-être. Plusieurs minutes s'écoulèrent. Une porte extérieure se ferma bruyamment, et la mienne s'ouvrit en grand.
Bienvenue au Mitard ! annonça le colonel Fujitsubo.
Il portait une cagoule Racal et une lourde combinaison de vinyle bleue, qu'il brancha sur l'un des tuyaux d'air.
-John, je ne suis pas prête.
-Soyez raisonnable, Kay.
Son visage solide paraissait sévère et même effrayant derrière le masque de plastique, et je me sentis seule et vulnérable.
-Il faut que je prévienne plusieurs personnes de l'endroit où je me trouve, lui dis-je.
Il marcha jusqu'au lit, et déchira un emballage en papier, une petite fiole et un compte-gouttes dans sa main gantée.
-Voyons votre épaule. Il est temps de vous revacciner. Et nous allons également vous offrir une petite dose d'immunoglobulines, pour faire bonne mesure. -Décidément, c'est mon jour de chance.
Il me frotta l'épaule avec un tampon d'alcool. Je demeurai de marbre lorsqu'il m'incisa la peau à deux reprises à l'aide d'un scarificateur, et déposa le sérum.
Il ajouta:
-Espérons que tout ceci est inutile.
-Nul ne le souhaite plus que moi.
-La bonne nouvelle, c'est que vous devriez avoir une magnifique réaction anamnestique, avec un niveau d'anticorps plus élevé que jamais. La vaccination dans les vingt-quatre à quarante-huit heures suivant l'exposition au virus est en général radicale.
Je ne répondis pas, car il savait aussi bien que moi qu'il était peut-être déjà trop tard.
-Nous procéderons à l'autopsie demain à neuf heures, et nous vous garderons encore quelques jours, pour plus de sûreté, dit-il en jetant les emballages dans la poubelle. Avez-vous des symptômes, quels qu'ils soient ?
-J'ai mal à la tête, et je suis de mauvaise humeur.
Il sourit en me regardant. Fujitsubo était un brillant médecin qui avait grimpé les échelons de l'AFIP, l'institut de pathologie des forces armées, avant de prendre la direction de l'USAMRIID. Il était divorcé, et un peu plus âgé que moi. Il prit une couverture pliée au pied du lit, la déroula et m'en entoura les épaules. Puis il tira une chaise, et s'assit à califourchon, les bras sur le dossier.
-J'ai été exposée au virus il y a près de deux semaines, John.
-Dans cette affaire d'homicide.
-Je devrais l'avoir, maintenant.
-Quoi que ce puisse être, Kay, le dernier cas de variole recensé l'a été en octobre 1977, en Somalie. Elle a depuis été éradiquée de la surface de la terre.
-Je sais ce que j'ai vu au microscope électronique. Le virus a pu être transmis par une exposition anormale.
-Vous voulez dire, délibérée ?
-Je ne sais pas.
J'éprouvais beaucoup de mal à garder les yeux ouverts.
-Mais ne trouvez-vous pas bizarre que la première personne dont on pense qu'elle ait été infectée ait également été assassinée ?
-Je trouve tout ça bizarre, déclara-t-il en se levant, mais nous ne pouvons pas faire grand-chose, sinon vous offrir, à vous et au corps, un protocole de confinement biologique fiable.
-Bien sûr que si, vous pouvez faire plus.
Je ne voulais pas entendre parler de ses conflits de juridiction, et ajoutai:
-Vous pouvez tout faire.
-A cet instant, nous sommes en présence d'un problème de santé publique, qui ne regarde en rien l'Armée. Vous savez très bien que nous ne pouvons pas retirer cette affaire de force des mains du CCPM. Au pire nous sommes confrontés à un début d'épidémie quelconque, et ils sont les plus qualifiés en la matière.
-Tangier Island devrait être placé en quarantaine.
-Nous en reparlerons après l'autopsie.
-Que j'ai bien l'intention d'effectuer, ajoutai-je.
-Nous verrons comment vous vous sentez, dit-il tandis qu'une infirmière apparaissait à la porte.
Il s'entretint brièvement avec elle, puis sortit. Elle revint, vêtue d'une autre combinaison bleue. Jeune et d'une bonne humeur exaspérante, elle m'expliqua qu'elle travaillait au Walter Reed Hospital, mais venait aider ici lorsqu'ils avaient des patients en isolement, ce qui n'était pas fréquent, heureusement.
-La dernière fois, nous avons eu deux techniciens de laboratoire exposés à du sang de rat des champs partiellement décongelé et contaminé par le virus Hanta. Ces maladies hémorragiques sont terribles. Je crois qu'ils sont restés une quinzaine de jours. Le docteur Fujitsubo a dit que vous vouliez un téléphone.
Elle étendit sur le lit un peignoir léger.
-Je vous trouverai ça plus tard. Voilà de l'Advil et de l'eau, ajouta-t-elle en les posant sur la table. Vous avez faim ?
-Quelque chose comme des crackers et du fromage, ce serait parfait.
J'avais l'estomac vide au point d'en être malade.
-Comment vous sentez-vous, à part le mal de tête ?
-Bien, merci.
-Eh bien, espérons que ça durera. Pourquoi n'allez-vous pas dans la salle de bains, vous vider la vessie, vous laver, et puis ensuite vous coucher ? La télévision est là, dit-elle en la désignant du doigt, me parlant comme si j'étais demeurée.
-Où sont toutes mes affaires ?
-Ne-Ne vous inquiétez pas, ils vont les stériliser, répondit-elle avec un sourire.
Je ne parvenais pas à me réchauffer, et pris une autre douche. Mais rien n'était capable d'effacer cette fichue journée. La vision d'une bouche édentée et béante, d'yeux aveugles à demi-fermés, d'un bras raide pendant d'un lit de mort immonde hantait mon cerveau. Lorsque je sortis de la salle de bains, je trouvai un plateau de crackers et de fromage, et la télévision allumée, mais toujours pas de téléphone.
-Oh, la barbe, marmonnai-je en me recouchant.
Le lendemain matin, on fit glisser mon petit déjeuner par le passe-plats. J'installai le plateau sur mes genoux, et regardai " Today ", ce qui ne m'arrivait jamais d'habitude. Martha Stewart battait quelque chose au fouet avec de la meringue, pendant que je chipotais avec mon oeuf à la coque presque froid. J'étais incapable de manger, et je ne parvenais pas à déterminer si j'avais mal au dos parce que j'étais fatiguée, ou pour une raison que je me refusais à envisager.
L'infirmière apparut, respirant à travers sa combinaison et son filtre à particules:
-Et comment nous sentons-nous ?
Désignant sa combinaison de ma fourchette, je demandai:
-Vous n'avez pas chaud, là-dedans ?
-Oh, si j'y restais trop longtemps, sûrement, répondit-elle en brandissant un thermomètre digital. Bien. Ceci ne prendra qu'une minute.
Elle me le fourra dans la bouche tandis que je levais les yeux sur la télévision. On y interrogeait un médecin sur l'épidémie de grippe de cette année, et je fermai les yeux, en attendant que le signal sonore du thermomètre retentisse.
-35,8 °C. Votre température est un peu basse. Elle devrait être de 37,2 °C.
Elle m'enroula un tensiomètre autour du bras.
-Bien ! Maintenant, votre tension.
Elle pressa vigoureusement la poire pour pomper de l'air.
-9,7. Vous êtes presque morte.
-Merci bien, marmonnai-je. J'ai besoin d'un téléphone. Personne ne sait où je suis.
-Ce dont vous avez besoin, c'est de beaucoup de repos.
Elle avait maintenant sorti son stéthoscope, qu'elle me colla sur la poitrine.
-Respirez à fond.
L'appareil demeurait glacé où qu'elle le promène, et elle écoutait, l'air concentré et sérieux.
-Encore une fois.
Puis elle passa à mon dos, et nous continuâmes les examens d'usage.
-Pouvez-vous demander au colonel Fujitsubo de venir me voir ?
-Je lui laisserai un message, bien sûr. Maintenant, rhabillez-vous.
Elle me remonta les couvertures jusqu'au menton, puis continua:
-Je vais vous donner encore un peu d'eau. Comment va votre migraine ?
Je mentis:
-Bien. Il faut vraiment que vous lui demandiez de venir.
-Je suis certaine qu'il vous rendra visite dès que possible. Je sais qu'il est très occupé.
Ses manières condescendantes commençaient à me porter sur les nerfs.
-Excusez-moi, dis-je d'un ton impératif, mais j'ai réclamé un téléphone à plusieurs reprises, et je commence à avoir le sentiment d'être en prison.
Elle répliqua d'un ton enjoué:
-Vous savez comment on appelle cet endroit, non ? La règle veut que les patients n'aient pas... -Je me fiche de ce que veut la règle, l'interrompis-je en lui lançant un regard dur.
Son attitude changea, son regard brilla derrière le masque de plastique, et elle m'intima d'une voix aigue:
-Calmez-vous, maintenant !
-N'est-ce pas qu'elle est insupportable ? Les médecins font toujours des malades exécrables, déclara le colonel Fujitsubo en pénétrant à grands pas dans la chambre.
Elle le regarda, pétrifiée. Puis elle me lança un regard rancunier, comme si elle ne croyait pas qu'il fût possible que je sois médecin.
-Le téléphone arrive, annonça-t-il, tout en déposant au pied du lit une combinaison orange toute neuve. Beth, je suppose que vous avez fait la connaissance du docteur Scarpetta, médecin expert général de l'Etat de Virginie et consultante du FBI. Enfilez ça, dit-il en s'adressant à moi. Je reviens vous chercher dans deux minutes.
L'infirmière ramassa mon plateau avec un froncement de sourcils et s'éclaircit la gorge avec embarras. -Vous avez laissé presque tous vos œufs.
Elle déposa le plateau dans le passe-plats, tandis que j'enfilais ma combinaison.
-D'habitude, une fois que vous êtes là-dedans, ils ne vous laissent plus ressortir.
Elle referma le passe-plats.
Je nouai ma cagoule et branchai l'arrivée d'air.
-Mais ce n'est pas comme d'habitude, rétorquai-je. L'autopsie de ce matin est une de mes affaires.
Je voyais bien qu'elle faisait partie de ces infirmières qui n'aiment pas les femmes médecins, et préfèrent obéir aux ordres des hommes. Ou peut-être avait-elle voulu être médecin, et lui avait-on raconté que les filles deviennent infirmières, avant d'épouser des médecins. Ce n'étaient que des suppositions, mais je me souvenais que lorsque j'avais fait mon internat au Johns Hopkins Hospital, l'infirmière en chef m'avait un jour agrippée par le bras en plein hôpital, et je n'avais jamais oublié sa haine lorsqu'elle m'avait craché que son fils n'avait pas été pris en internat parce que je lui avais volé sa place.
Fujitsubo revint, et me tendit avec un grand sourire un téléphone qu'il brancha dans une prise.
-Un seul coup de fil, pas plus, dit-il en levant l'index. Ensuite, on y va.
J'appelai Marino.
Le laboratoire de confinement de niveau 4 se trouvait à l'arrière d'un labo normal, mais la différence entre les deux zones était considérable. Le N-4 était réservé aux chercheurs qui menaient la guerre contre les virus Ebola, Hanta, et les maladies inconnues contre lesquelles il n'y avait pas de remède. L'aération se faisait en sens unique et sous contrepression pour empêcher les micro-organismes hautement infectieux de se répandre dans d'autres sections du bâtiment. L'air était vérifié par des filtres à particules à haute capacité avant de pénétrer l'atmosphère et nos organismes, et tout était stérilisé à la vapeur dans les autoclaves.
Bien que peu fréquentes, les autopsies se pratiquaient dans un espace aménagé en sas, baptisé le " sous-marin ", derrière deux portes massives en acier inoxydable avec des dispositifs d'étanchéité identiques à ceux que l'on trouve dans les sous-marins. Pour entrer, nous devions passer par un autre côté, après avoir parcouru un labyrinthe de vestiaires et de douches où seules des ampoules colorées indiquaient quel sexe se trouvait dans quelle cabine. Le vert désignait apparemment les hommes, aussi allumai-je l'ampoule rouge, puis me déshabillai, avant de mettre un pyjama et des chaussons propres.
Je franchis un autre sas, dont les portes en acier s'ouvrirent et se refermèrent automatiquement, et pénétrai dans le vestiaire interne, ou chambre de chauffe. Le long des murs de la pièce étaient suspendues des combinaisons de vinyle bleu épais d'un seul tenant, des pieds jusqu'aux capuchons pointus. Je m'assis sur un banc et en enfilai une dont je remontai la fermeture Eclair, puis fixai les rabats avec ce qui ressemblait à un couvercle de Tupperware en diagonale. J'ajustai ensuite des bottes en caoutchouc, puis plusieurs couches de gants pesants, la dernière paire étant scotchée aux poignets. Je commençais déjà à mourir de chaleur, lorsque des portes se refermèrent derrière moi et que d'autres encore plus épaisses s'ouvrirent pour me laisser pénétrer dans la salle d'autopsie la plus claustrophobique que j'avais jamais vue.
Je m'emparai d'un serpentin jaune et le branchai sur le raccord rapide situé au niveau de ma hanche. Le souffle de l'arrivée d'air me fit penser à une petite piscine en train de se dégonfler. En compagnie d'un autre médecin, Fujitsubo étiquetait des tubes et rinçait le corps au jet. Sa nudité rendait la maladie encore plus effroyable. Nous travaillâmes pour l'essentiel en silence, car nous n'avions pas pris la peine de nous doter d'équipement de communication, et la seule façon de se parler consistait à pincer les arrivées d'air respectives suffisamment longtemps pour pouvoir entendre ce que disait l'autre.
Nous découpâmes, pesâmes, et j'enregistrai sur une fiche les informations appropriées. La victime présentait les marques artérielles dégénératives caractéristiques: infiltrations et plaques graisseuses aortiques. Son coeur était dilaté, et ses poumons congestionnés indiquaient un début de pneumonie. La cavité buccale se signalait par des ulcérations, et des lésions était présentes dans le tube digestif. Mais c'était son cerveau qui racontait la version la plus tragique de sa mort: le cortex était atrophié, les sillons cérébraux élargis et le parenchyme était atteint, tous les indices révélateurs de la maladie d'Alzheimer.
J'imaginai son désarroi lorsqu'elle était tombée malade. Elle avait peut-être été incapable de se souvenir de l'endroit où elle se trouvait, ni même de qui elle était, et avait pu croire dans sa démence qu'une créature de cauchemar traversait ses miroirs. Les ganglions lymphatiques étaient enflés, la rate et le foie boueux et nécrosés, ce qui concordait avec un diagnostic de variole.
C'était apparemment une mort naturelle, dont nous ne pouvions encore déterminer la cause, et deux heures plus tard, nous avions terminé. Je repartis par le même chemin, en commençant par la chambre de chauffe, où je pris une douche de cinq minutes aux produits chimiques dans ma combinaison, debout sur un tapis de caoutchouc, à me nettoyer à fond avec une brosse dure sous le jet furieux des pommes en acier. Dégoulinante, je réintégrai la chambre externe, et y suspendis ma combinaison. Puis je me douchai de nouveau et me séchai les cheveux. J'enfilai une combinaison orange stérile et retournai au Mitard.
Lorsque je pénétrai dans ma chambre, j'y trouvai l'infirmière, qui me dit:
-Janet est là. Elle vous écrit un mot.
-Janet ? répétai-je, ahurie. Lucy est avec elle ?
-Elle vous le donnera à travers le passe-plats. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a là une jeune femme qui s'appelle Janet, et qu'elle est seule.
-Où est-elle ? Je dois la voir.
-Vous savez bien que ce n'est pas possible pour l'instant, dit-elle en prenant de nouveau ma tension.
-Même les prisons ont des espaces pour les visites, aboyai-je presque. Il n'y a pas un endroit où je peux lui parler à travers une vitre ? Ou bien elle peut mettre une combinaison et venir jusqu'ici, comme vous ?
Bien entendu, tout ceci était encore une fois sujet à autorisation du colonel, qui décida que la solution la plus simple consistait à ce que je me rende au parloir équipée d'un masque avec un filtre à haute capacité. Le parloir était situé dans le quartier des recherches cliniques, où l'on étudiait les nouveaux vaccins. L'infirmière me fit traverser une salle de loisirs de niveau 3, où des volontaires jouaient au pingpong et au billard, tandis que d'autres lisaient des revues et regardaient la télévision.
Elle ouvrit la porte de la Cabine B, où Janet était assise de l'autre côté de la vitre, dans une partie du bâtiment non contaminée. Nous décrochâmes nos combinés en même temps.
-C'est invraisemblable ! furent ses premières paroles. Vous allez bien ?
L'infirmière se tenait toujours debout derrière moi dans mon côté de la cabine. Je me retournai et lui demandai de me laisser, mais elle ne bougea pas d'un pouce.
-Vous permettez ? jetai-je, à bout de nerfs. Ceci est une conversation privée.
Elle tourna les talons et ferma la porte, les yeux brillants de colère.
-Je ne sais pas comment je vais, repris-je, mais je ne me sens pas trop mal.
-Combien de temps dure l'incubation ?
La frayeur se lisait dans ses yeux.
-Dix jours en moyenne, quatorze au maximum.
-Alors, c'est plutôt bon, non ?
J'étais déprimée, et répondis:
-Je ne sais pas. Tout dépend du virus auquel nous avons affaire. Mais si tout va bien dans quelques jours, je pense qu'ils me laisseront partir.
Janet était jolie et paraissait très mature dans son tailleur bleu sombre, son pistolet invisible sous sa veste. Et je savais qu'elle n'aurait pas été là s'il ne s'était pas passé quelque chose d'exceptionnel. Je demandai:
-Où est Lucy ?
-Eh bien, en fait, nous sommes toutes les deux dans le Maryland, près de Baltimore, avec la Brigade 19.
-Elle va bien ?
-Oui. Nous travaillons sur vos fichiers, nous essayons de remonter la piste par AOL et UNIX.
-Et?
Elle hésita.
-Je pense que le moyen le plus rapide de l'attraper, ce sera sur le service en ligne.
Je fronçai les sourcils, perplexe.
-Je ne comprends pas...
-Est-ce que ce truc est inconfortable ? demanda-t-elle en regardant mon masque.
-Oui.
Mais c'était son apparence qui me gênait le plus: il me recouvrait la moitié du visage comme une hideuse muselière, et je n'arrêtais pas de cogner le combiné dessus en parlant.
-Vous ne pouvez le prendre sur le service en ligne que s'il continue à m'envoyer des messages, non ?
Elle ouvrit un dossier sur la tablette en Formica.
-Vous voulez que je vous les lise ?
Je hochai la tête, tandis que mon estomac se nouait. Elle lut:
-vers microscopiques, ferments qui se multiplient et miasmes.
-Pardon ?
-C'est tout. Un message électronique expédié ce matin. Le suivant est arrivé dans l'après-midi. ils sont vivants mais personne d'autre ne le sera plus. Puis, environ une heure plus tard: les êtres humains qui prennent aux autres et les exploitent sont des macro parasites ils tuent leurs hôtes. Tout ça en minuscules, sans ponctuation.
Elle me fixa à travers la vitre.
-Ce sont des concepts médicaux assez classiques, lui dis-je, qui remontent à Hippocrate et autres praticiens occidentaux, et à leurs théories sur l'origine des maladies. L'atmosphère. La reproduction des particules toxiques générées par la décomposition des matières organiques. Les vers microscopiques, etc. Puis McNeill, un historien, a considéré l'interaction des micro et macro parasites comme un moyen de comprendre l'évolution de la société.
-Alors mordoc a reçu une formation médicale, remarqua Janet. Et on dirait qu'il fait référence à cette maladie, quelle qu'elle soit.
-Mais il ne peut pas en avoir connaissance, protestai-je tandis qu'une nouvelle frayeur redoutable m'envahissait. Je ne vois pas comment il pourrait le savoir.
-Il y a eu une brève dans un journal.
Une bouffée de colère monta en moi.
-Qui a encore parlé ? Ne me dites pas que Ring est au courant de ça aussi !
-Le papier disait simplement que votre bureau enquêtait sur une mort suspecte survenue à Tangier Island, une maladie étrange qui avait nécessité l'enlèvement du corps par l'Armée.
-Bon Dieu !
-Le problème, c'est que si mordoc a accès à la presse de Virginie, il a pu être au courant avant d'envoyer les messages électroniques.
-J'espère que c'est ce qui s'est produit.
-Pourquoi ne serait-ce pas le cas ?
-Je ne sais pas, je n'en sais rien.
J'étais épuisée, et j'avais mal à l'estomac.
-Docteur Scarpetta, dit-elle en se rapprochant de la vitre, il veut vous parler, à vous. Voilà pourquoi il continue à vous envoyer du courrier.
Je frissonnais de nouveau.
Janet rangea les papiers dans le dossier.
-Voilà ce que nous projetons. Je pourrais vous faire entrer sur un forum privé avec lui. Si nous parvenons à le garder en ligne assez longtemps, nous pouvons remonter sa trace, de central téléphonique en central téléphonique, jusqu'à ce que nous aboutissions à une ville, puis à un endroit précis.
-Je ne pense pas une seconde que cet individu soit disposé à participer. Il est trop malin pour ça.
-Benton Wesley pense que si.
Je demeurai muette.
-Il pense que mordoc fait une fixation suffisamment forte sur vous pour accepter d'entrer sur un forum. Il ne veut pas seulement savoir ce que vous pensez, il veut en plus que vous sachiez ce que lui pense. C'est tout au moins la théorie de Wesley. J'ai un portable ici, avec tout ce qu'il faut.
Je secouai la tête.
-Non. Je ne veux pas entrer là-dedans, Janet.
-Vous n'avez rien d'autre à faire dans les jours qui viennent.
Cela m'irritait toujours, quand on m'accusait de ne pas avoir assez de travail.
-Je ne veux pas communiquer avec ce monstre, c'est bien trop risqué. Je pourrais dire ce qu'il ne faut pas, et d'autres gens pourraient en mourir.
Janet me fixait intensément.
-Ils meurent de toute façon. A l'instant où nous parlons, il y en a peut-être même d'autres, dont nous ignorons tout.
J'eus la vision de Lila Pruitt errant seule chez elle, rendue folle par la maladie. Je la vis hurlant devant son miroir.
-Il suffit simplement que vous le fassiez parler, bribe par bribe, continua Janet. Jouez la réticence, faites comme s'il vous prenait au dépourvu, sinon, il se méfiera. Laissez monter la sauce pendant quelques jours, pendant que nous nous efforçons de le localiser. Connectez-vous sur AOL, rendez-vous dans les forums, et trouvez-en un baptisé M. E., d'accord ? Ensuite, contentez-vous de rester là.
-Et puis ?
-Nous espérons qu'il partira à votre recherche, persuadé que c'est là que vous conférez avec des collègues médecins ou chercheurs. Il ne résistera pas à la tentation. C'est la théorie de Wesley, et j'y crois.
-Il sait que je suis là ?
La question était ambiguë, mais elle savait très bien à qui je faisais allusion.
-Oui. Marino m'a demandé de l'appeler.
-Et qu'a-t-il dit ?
-Il voulait savoir si vous alliez bien répondit-elle d'un ton évasif. Il s'occupe d'une vieille affaire en Géorgie, deux personnes poignardées dans un magasin d'alcool, et la mafia est impliquée. Dans une petite ville près de Saint Simon Island.
-Oh, alors il est sur la route.
-Je suppose.
-Et vous, où serez-vous ?
-Avec la Brigade. Je serai basée à Baltimore, sur le port.
-Et Lucy ? demandai-je encore une fois, d'une façon qu'elle ne pouvait éluder. Pouvez-vous me dire ce qui se passe vraiment, Janet ?
Inspirant mon air filtré, je dévisageais fixement à travers la vitre une jeune femme dont je savais qu'elle était incapable de me mentir.
-Tout va bien ? insistai-je.
Elle reconnut enfin:
-Docteur Scarpetta, je suis là pour deux raisons. D'abord, Lucy et moi avons eu une grosse altercation sur le fait que vous alliez discuter en ligne avec ce type. Tout le monde a donc pensé qu'il valait mieux que ce soit moi qui vous en parle.
-Oui, je comprends, et je suis d'accord.
-La seconde raison de ma présence ici est beaucoup plus désagréable, continua-t-elle. Il s'agit de Carrie Grethen.
La simple mention de ce nom fit naître en moi une stupéfaction mêlée de colère. Lucy avait travaillé avec Carrie des années auparavant, alors qu'elle mettait au point CAIN. Puis une effraction s'était produite dans les locaux de l'ERF, et Carrie avait veillé à ce que ma nièce en soit tenue pour responsable. En outre, elle avait été la complice d'un psychopathe dans des meurtres effroyables et sadiques.
-Elle est toujours en prison, remarquai-je.
-Oui. Mais son procès est prévu pour le printemps prochain.
-Je le sais, dis-je sans comprendre où elle voulait en venir.
-Vous êtes le principal témoin, et sans vous, le dossier du Commonwealth n'est pas très solide, tout au moins devant un jury.
-Janet, je n'y comprends rien.
Ma migraine était revenue en force. La jeune femme prit une profonde inspiration:
-Vous savez sans doute qu'à une époque, Lucy et Carrie étaient intimes.
Elle hésita, puis ajouta:
-Très intimes.
-Bien sûr, dis-je avec impatience. Lucy était une adolescente, et Carrie l'a séduite. Oui, oui, je sais tout cela.
-Et Percy Ring aussi.
La stupéfaction me cloua sur place, et elle continua:
-Apparemment, hier Ring est allé voir l'attorney du Commonwealth qui s'occupe de l'affaire, un certain Rob Schurmer. Et Ring lui balance comme ça, entre copains, qu'il a un gros problème, puisque la nièce du témoin clé avait une liaison avec l'accusée.
-Seigneur Dieu ! dis-je, incrédule. Salopard de fils de pute.
J'étais avocate, et je savais ce que cela signifiait. Lucy serait obligée de comparaître, et serait interrogée sur sa liaison avec une femme. La seule solution pour éviter cela, c'était que je renonce à témoigner, et Carrie échapperait alors à l'inculpation de meurtre.
-Ce qu'elle a fait n'a aucun rapport avec les crimes de Carrie.
Ma fureur à l'égard de Ring était telle que je me sentis capable de violence physique.
Janet changea son combiné d'oreille, tentant de garder son calme, mais je voyais sa peur.
-Vous savez comment se passent les choses là-bas. Tant que c'est motus et bouche cousue, tout va bien. Quoi qu'ils en disent tous, ce n'est pas toléré, et Lucy et moi sommes extrêmement prudentes. Les gens ont peut-être des soupçons, mais pas de certitudes, et comme on ne se promène pas en cuir avec des chaînes...
-Pas vraiment, non.
Janet déclara d'un ton neutre:
-Je crois que ce serait sa perte. Toute cette publicité. Et puis, je n'ose imaginer ce qui se passerait ensuite au HRT, quand elle y réapparaîtrait après ça, avec tous ces gros-bras. Ring ne fait ça que pour la démolir, et peut-être vous avec, également. Et peut-être moi. On ne peut pas dire que ma carrière s'en trouverait favorisée non plus.
Inutile de continuer, je comprenais.
-Sait-on ce que Schurmer a répondu lorsque Ring lui a dit cela ?
-Il a pété les plombs. Il a contacté Marino pour lui confier qu'il ne savait pas quoi faire, que si la défense l'apprenait, il était cuit. Puis Marino m'a appelée.
-Il ne m'a rien dit.
-Il ne voulait pas ajouter à vos inquiétudes. Et il ne pensait pas que ce soit à lui de vous l'apprendre.
-Je vois. Et Lucy, elle sait ?
-Je lui ai dit.
-Et?
-Elle a défoncé le mur de la chambre à coups de pied, répondit Janet. Puis elle a déclaré que s'il le fallait, elle comparaîtrait.
Elle pressa sa paume contre la vitre en écartant les doigts, et attendit que je fasse de même. C'était le seul geste à notre portée qui se rapprochait le plus d'un contact physique.
Je sentis mes yeux se remplir de larmes, et je m'éclaircis la gorge:
-Je me sens coupable, comme si j'avais commis un crime.
L'infirmière transporta l'équipement informatique dans ma chambre et me le tendit sans un mot avant de ressortir illico. Je contemplai un moment l'ordinateur portable, comme si c'était un objet susceptible de me faire mal. J'étais assise dans mon lit, et je transpirais à grosses gouttes tout en me sentant frigorifiée. J'ignorais si ce que je ressentais était dû à un microbe ou à une sorte de crise émotionnelle consécutive à ce que Janet venait de m'apprendre. Lucy avait toujours voulu être agent du FBI, depuis qu'elle était enfant, et c'était déjà un des meilleurs agents qu'ils aient jamais eus. Tout cela était tellement injuste. Sa seule erreur avait été de se laisser séduire par un être maléfique alors qu'elle n'avait que dix-neuf ans. Je n'avais qu'une envie, sortir de cette pièce et la trouver. Je voulais rentrer chez moi. Je me préparais à appeler l'infirmière lorsqu'une nouvelle entra.
Je lui demandai:
-Pourrais-je avoir un pyjama propre ?
-Je peux vous donner une blouse.
-Non, un pyjama, s'il vous plaît.
Ca sort de l'ordinaire, dit-elle avec un froncement de sourcils.
-Je sais.
Je branchai l'ordinateur sur la prise de téléphone, et l'allumai.
-S'ils ne sortent pas bientôt de cette impasse budgétaire, il n'y aura plus personne pour stériliser les pyjamas, ou quoi que ce soit d'autre.
Elle parlait sans interruption, dans sa combinaison bleue, tout en arrangeant les couvertures sur mes jambes:
-Ce matin aux informations, le Président a dit que les services de restauration des hôpitaux n'avaient plus un sou, que EPA ne nettoyait plus les déchets toxiques, que les tribunaux fédéraux allaient peut-être devoir fermer, et que visiter la Maison-Blanche, il ne fallait même plus y penser. Je vous apporte votre déjeuner ?
-Merci, dis-je tandis qu'elle poursuivait sa litanie de nouvelles.
-Sans parler de la sécurité sociale, de la pollution atmosphérique, de la surveillance de l'épidémie de grippe ou de la détection du parasite Cryptos-phosporidium dans les réserves d'eau. Vous avez de la chance d'être là. On sera peut-être fermés, la semaine prochaine.
Je me refusais à penser au blocage du vote du budget, et au bras de fer entamé entre le Président et le Congrès, et dont le résultat avait été le renvoi de milliers de fonctionnaires chez eux. Je consacrais la majeure partie de mon temps à marchander avec les chefs de département et à bombarder de réclamations les législateurs pendant les assemblées générales. Ce qui m'inquiétait, c'était que lorsque la crise fédérale allait se répercuter au niveau de l'Etat, la construction de mon nouveau bâtiment serait interrompue, et mes maigres crédits actuels encore plus brutalement réduits. Les morts n'avaient pas de groupe de pression pour les défendre. Mes patients n'avaient pas de parti, et ne votaient pas.
-Vous avez le choix, dit-elle.
-Pardon ? demandai-je en lui prêtant de nouveau l'oreille.
-Poulet ou jambon.
Je n'avais pas du tout faim.
-Poulet, avec du thé chaud.
Elle débrancha son tuyau d'air, et me laissa à mon silence. J'installai le portable sur le plateau, et me connectai à America Online. J'accédai directement à ma boîte aux lettres, et y trouvai beaucoup de courrier, mais rien de mordoc que la Brigade 19 n'ait déjà ouvert. Je suivis les menus pour atteindre les forums, consultai une liste des membres, puis vérifiai combien de gens se trouvaient sur celui baptisé M. E.
Il n'y avait personne, aussi entrai-je seule. Puis je m'appuyai contre mes oreillers, et contemplai l'écran vide avec sa rangée d'icônes au sommet. Il n'y avait littéralement personne avec qui discuter, et je songeai combien cela devait paraître ridicule à mordoc, si jamais il avait la possibilité d'observer. N'était-il pas évident que j'étais seule sur ce forum ? Ne donnais-je pas l'impression d'attendre ? Cette pensée m'avait à peine traversé l'esprit qu'une phrase s'afficha sur mon écran, et je me mis à répondre.
QUINCY.-Salut. De quoi parlons-nous aujourd'hui ?
SCARPETTA:L'impasse budgétaire. En quoi cela vous affecte-t-il ?
QUINCY-Je travaille à l'administration de Washington. C'est un cauchemar.
SCARPETTA.-Vous êtes médecin légiste ?
QUINCY.-Oui. Nous nous sommes rencontrés à des réunions. Nous avons des connaissances communes. Il n'y a pas grand-monde, aujourd'hui, mais si nous sommes patients, ça peut s'arranger.
Je compris alors que Quincy était un agent déguisé de la Brigade 19. Nous poursuivîmes notre session jusqu'à l'arrivée du déjeuner, puis la reprîmes pendant près d'une heure. Nous discutâmes à bâtons rompus de nos problèmes, échangeant des questions sur des solutions, tout ce qui pouvait nous venir à l'esprit qui puisse donner l'impression d'une conversation normale entre médecins légistes ou avec des interlocuteurs habituels. Mais mordoc ne mordit pas à l'hameçon.
Je fis une sieste et me réveillai un peu après quatre heures. Je demeurai un moment sans bouger, ayant oublié où je me trouvais, puis tout me revint avec une promptitude déprimante. Je m'assis, ankylosée sous mon plateau, l'ordinateur toujours allumé. Je me connectai de nouveau sur AOL, puis retournai sur le forum. Cette fois-ci, quelqu'un qui s'était baptisé MEDEX me rejoignit, et nous discutâmes du genre de base de données que j'utilisais en Virginie pour collecter des informations sur mes cas, et effectuer des recherches statistiques.
A cinq heures moins cinq, très exactement, une sonnerie résonna à l'intérieur de mon ordinateur, et la fenêtre des Messages Urgents domina soudain mon écran. Je regardai apparaître avec incrédulité un message de mordoc, des mots dont je savais que personne d'autre sur le forum ne pouvait les voir.
MORDOC.-tu te crois si intelligente
SCARPETTA.-Qui êtes-vous ?
MORDOC.-tu sais qui je suis je suis ce que tu fais
SCARPETTA.-Qu’est-ce que je fais ?
MORDOC.-mort docteur mort tu es moi
SCARPETTA.-Je ne suis pas vous.
MORDOC.-tu te crois si intelligente
Il se tut brutalement, et lorsque je cliquai sur la touche Disponible, je vis qu'il s'était déconnecté. Mon cœur battait à se rompre, et j'envoyai un autre message à MEDEX, lui disant que j'avais été retenue avec un visiteur. Je n'obtins pas de réponse, et me retrouvai de nouveau seule sur ce forum.
-Merde ! m'exclamai-je à voix basse.
Tard, vers dix heures du soir, je fis une nouvelle tentative, mais personne ne réapparut, si ce n'est QUINCY, qui me dit qu'il valait mieux remettre notre discussion au lendemain. Tous les autres médecins étaient rentrés chez eux, me dit-il. La même infirmière revint me voir. Elle était adorable, et je compatis aux longues heures qu'elle devait effectuer, et au désagrément de devoir porter une combinaison à chaque fois qu'elle me rendait visite.
Elle prit ma température, et je demandai:
-Où est la garde de nuit ?
-C'est moi. Nous faisons tous de notre mieux pour assurer.
J'acquiesçai d'un hochement de tête: elle faisait allusion au renvoi des fonctionnaires chez eux pour cette journée encore.
Elle continua:
-Il n'y a presque pas de techniciens de laboratoire. Vous pourriez bien vous réveiller toute seule dans l'immeuble, demain.
-Eh bien, avec ça, je suis sûre de faire des cauchemars, répondis-je tandis qu'elle me passait le tensiomètre autour du bras.
-Vous vous sentez bien, c'est le principal. Depuis que je viens ici, je passe mon temps à imaginer que j'ai attrapé ci ou ça. A la moindre migraine, le moindre reniflement, je me dis, mon Dieu, ça y est ! Et vous, quelle est votre spécialité ?
Je le lui dis, et elle m'expliqua:
-Je me préparais à devenir pédiatre, et puis, je me suis mariée.
Je lui souris:
-Sans des infirmières dans votre genre, nous serions dans un drôle de pétrin.
-La plupart des médecins ne le remarquent même pas. Ils ont de ces comportements !
-Pour certains, c'est sûr, acquiesçai-je.
Je tentai de m'endormir, mais passai une nuit agitée. La lueur des lampadaires du parking au-delà de ma fenêtre perçait à travers les stores, et j'eus beau me retourner dans tous les sens, je ne parvins pas à me détendre. J'avais du mal à respirer, et mon coeur refusait d'adopter un rythme plus lent. A cinq heures du matin, je finis par me redresser dans mon lit, et allumai la lumière. Quelques minutes plus tard, l'infirmière apparaissait, l'air épuisé.
-Ça va?
... Je ne peux pas dormir.
-Vous voulez quelque chose ?
Je fis un signe de dénégation de la tête, et allumai mon ordinateur. Je me connectai sur AOL, et retournai sur le forum M. E., qui était vide. Je cliquai sur Disponible, vérifiai si mordoc se trouvait en ligne, et si oui, ou il pouvait bien se trouver. Il n'y avait aucune trace de lui, et je commençai à faire défiler les différents forums offerts aux abonnés et à leurs familles.
Il y avait véritablement de tout pour tout le monde, des endroits où draguer, des endroits pour célibataires, gays, lesbiennes, Indiens, Noirs, des endroits pour les esprits attirés par le mal. Ceux qui avaient une prédilection pour le bondage, le sadomasochisme, la sexualité de groupe, la zoophilie, l'inceste, étaient invités à se retrouver, et à échanger leur pornographie. Le FBI n'y pouvait rien, tout cela était légal.
Je me redressai contre mes oreillers, déprimée, et sombrai involontairement dans une sorte de somnolence.
Lorsque je rouvris les yeux une heure plus tard, je me trouvais sur un forum baptisé AMOURDELART. Un message silencieux m'attendait sur l'écran. Mordoc m'avait trouvée.
MORDOC.-une photo vaut mille mots
Je vérifiai en hâte s'il était toujours connecté, et le trouvai tranquillement lové dans le cyberespace. Il m'attendait, et je tapai ma réponse:
CARPETTA.- Qu’est-ce que vous vendez ?
Il ne répondit pas immédiatement. Je fixai l'écran pendant trois ou quatre minutes, puis il revint: MORDOC.-je ne vends rien aux traîtres je donne pour rien que croyez-vous qu’il arrive a ces gens la.
SCARPETTA.-Dites-le-moi ?
Le silence s'installa. Je le vis quitter le forum, puis revenir une minute plus tard. Il savait parfaitement ce que nous étions en train de faire, et brouillait sa piste.
MORDOC.-je crois que vous savez
SCARPETTA.-Non.
MORDOC.-vous saurez
SCARPETTA-J ai vu les photos que vous envoyez. Elles
n'étaient pas très claires. Que vouliez-vous dire ?
Mais il ne répondit pas, et je me sentis empotée et lente. Je l'avais à portée, et n'étais pas parvenue à le provoquer, à le laisser connecté. Je me laissais aller à mon abattement et mon découragement lorsqu'un autre message urgent apparut sur mon écran, provenant de la Brigade, cette fois-ci.
QUINCY.-T.T.K., Scarpetta. J'ai encore besoin de revoir cette affaire d'immolation avec vous.
C'est alors que je compris que Lucy était Quincy. T. T. K. était son nom de code pour moi, " Toujours Tante Kay ". Elle veillait sur moi, comme j'avais veillé sur elle toutes ces années, et m'intimait de contenir mon exaspération. Je tapai une réponse sur le clavier.
SCARPETTA.-D'accord. Votre affaire est très embarrassante. Comment vous en sortez-vous ?
QUINCY.-Rendez-vous à la barre, vous verrez. A plus tard.
Je me déconnectai avec un sourire, puis m'adossai à mes oreillers. Je ne me sentais plus aussi seule, ni aussi folle.
La première infirmière refit son apparition.
-Bonjour.
-Vous de même, répondis-je tandis que mon humeur s'assombrissait.
-La visite de routine. Comment nous sentons-nous aujourd'hui ?
-Nous nous sentons bien.
-Vous avez le choix entre œufs ou céréales.
-Fruit.
-Ça ne faisait pas partie du choix. Mais on doit pouvoir mettre la main sur une banane.
Elle me fourra le thermomètre dans la bouche et le tensiomètre autour du bras, sans cesser un instant de parler.
-Il fait tellement froid dehors, on dirait qu'il va neiger. Deux degrés, vous vous rendez compte ? Il y avait du givre sur mon pare-brise. Les glands de chêne sont gros cette année, ça signifie toujours que l'hiver va être rude. Vous n'atteignez toujours pas les 37 °C. Qu'est-ce qui ne va pas chez vous ?
-Pourquoi ne m'a-t-on pas laissé le téléphone ?
-Je vais me renseigner. Votre tension aussi est basse, commenta-t-elle en ôtant le brassard.
-Demandez au colonel Fujitsubo de passer ce matin, s'il vous plaît.
Elle recula et me dévisagea.
-Vous allez vous plaindre de moi ?
-Seigneur, jamais de la vie ! Je veux simplement partir.
-Désolée, mais ce n'est pas de mon ressort. Il y a des gens qui restent ici jusqu'à deux semaines d'affilée.
Rien qu'à cette idée, je perdais les pédales.
Le colonel ne fit son apparition qu'à l'heure du déjeuner, qui consistait en un blanc de poulet grillé, des carottes et du riz. J'y touchai à peine, tout en m'énervant de plus en plus. La télévision, dont j'avais coupé le son, brillait silencieusement en arrière-plan. L'infirmière revint à deux heures, et m'annonça que j'avais une autre visite. J'enfilai donc de nouveau le masque avec son filtre à particules haute capacité, et la suivis le long du couloir jusqu'au centre de soins. Cette fois-ci, je me retrouvai cabine A, et Wesley m'attendait de l'autre côté de la vitre. Il sourit lorsque nos regards se rencontrèrent, et nous décrochâmes nos combinés tous les deux en même temps. Le soulagement et la surprise de le voir là me firent bafouiller:
-J'espère que tu es venu me délivrer.
-Je n'essaye jamais de lutter contre les médecins. C'est toi qui m'as appris ça.
-Je te croyais en Géorgie.
-C'était le cas, répondit-il. J'ai fait un tour dans un magasin de spiritueux où deux personnes ont été poignardées; j'ai passé les alentours en revue. Et maintenant, je suis là.
-Et?
Il leva un sourcil.
-Et ? C'est une histoire de mafia.
-Je ne parlais pas de la Géorgie.
-De quoi me parlais-tu ? J'ai l'impression de perdre mon don de télépathie. Et puis-je ajouter que tu es particulièrement séduisante, aujourd'hui ? souligna-t-il en s'adressant à mon masque.
-Si je ne sors pas d'ici rapidement, je vais devenir dingue. Je dois me rendre au CCPM.
Son regard perdit sa lueur enjouée.
-Lucy me dit que tu as communiqué avec mordoc ?
-Assez peu, et sans grand résultat, répondis-je avec emportement.
Entrer en liaison directe avec le tueur m'exaspérait, car c'était exactement ce qu'il recherchait, et le but que je m'étais fixé dans la vie consistait justement à n'apporter aucune satisfaction à des gens comme lui.
-Ne renonce pas, me dit Wesley.
-Il fait allusion à des problèmes médicaux, aux germes et aux maladies. Au vu de ce qui se passe, cela ne t'inquiète pas plus que cela ?
Il eut la même réflexion que Janet:
-Il se tient au courant par la presse.
-Et s'il s'agissait de plus que cela ? La femme qu'il a démembrée paraissait souffrir de la même maladie que la victime de Tangier.
-Mais tu ne peux pas encore le confirmer.
Je me sentais de plus en plus mal.
-Ce n'est pas en bâtissant des hypothèses dénuées de fondement et en tirant des conclusions hâtives que je suis arrivée à mon niveau, tu sais. Je vais procéder aux vérifications dès que possible, mais en attendant, je pense que nous devrions nous laisser guider par le bon sens.
-Je ne suis pas certain de te comprendre, dit-il sans me quitter des yeux.
-Je dis que nous avons peut-être affaire à une guerre biologique. A une sorte de maniaque qui utilise une maladie à la place des colis piégés.
-Je prie Dieu que ce ne soit pas le cas.
-Mais la possibilité t'a également effleuré l'esprit. Ne me dis pas que tu crois qu'une maladie mortelle liée à un démembrement puisse résulter d'une coïncidence !
Je le dévisageai. Je devinais qu'il avait la migraine à cette veine qui saillait sur son front comme une corde bleue.
-Et tu es sûre de te sentir bien ? demanda-t-il.
-Oui. Je m'inquiète plus de toi.
-Et cette maladie ? Quels risques y a-t-il pour toi ?
Il commençait à s'énerver contre moi, comme toujours lorsqu'il pensait que j'étais en danger.
-J'ai été revaccinée.
-Tu as été revaccinée contre la variole. Et si ce n'était pas ça ?
-Alors, nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Janet est venue me voir.
-Je sais. Je suis désolé, tu n'avais vraiment pas besoin de ça...
Je l'interrompis:
Non, Benton. Il fallait me le dire. Ce n'est jamais le bon moment, pour annoncer ce genre de nouvelle. Que crois-tu qu'il va se passer ? Il se refusa à répondre.
-Alors, toi aussi, tu penses que ça va la démolir, dis-je, désespérée.
-Oh, elle ne sera pas révoquée. Ce qui se produit généralement dans ce cas, c'est qu'on cesse d'être promu, on vous confie des missions dégueulasses, on vous met en poste dans des bureaux perdus au milieu de nulle part. Et Janet et elle se retrouveront à cinq mille kilomètres de distance. L'une des deux ou les deux, finiront par donner leur démission.
Je réagis d'un ton outré et peiné:
-En quoi est-ce mieux que d'être viré ?
-Chaque chose en son temps, Kay.
Il me regarda et ajouta:
-Je démets Ring de ses fonctions à la CASKU.
-Attention aux décisions que tu prends à cause de moi.
-Trop tard, c'est fait.
Fujitsubo ne repassa me voir que le lendemain matin, de bonne heure. Tout souriant, il ouvrit les stores pour laisser pénétrer un soleil si éblouissant que je dus fermer les yeux.
-Bonjour ! Pour l'instant, tout va bien. Je suis ravi que vous n'ayez pas l'air de vouloir tomber malade chez nous, Kay.
-Alors, je peux m'en aller, dis-je prête à sauter du lit.
-Pas si vite, rétorqua-t-il en examinant mes relevés médicaux. Je sais que la situation est difficile à supporter pour vous, mais vous laisser partir aussi vite ne me rassure pas complètement. Restez encore un peu, et vous nous quitterez après-demain, si tout va bien.
Lorsqu'il m'abandonna, je me sentis prête à éclater en sanglots. Je ne voyais pas comment j'allais supporter encore une heure de quarantaine. Malheureuse comme les pierres, je me redressai dans mon lit et contemplai le temps à travers la fenêtre. Sous l'ombre pâle d'une lune matinale, le ciel était bleu vif, semé de nuages en minces volutes, et une douce brise agitait les arbres dénudés. Je songeai à ma maison de Richmond, aux plantes qui attendaient d'être mises en pots, et au travail qui s'accumulait sur mon bureau. Je voulais me promener dans le froid, me cuisiner des brocolis et de la soupe d'orge. J'avais envie de spaghetti avec de la ricotta ou de frittata farcie, de vin et de musique.
Je passai la moitié de la journée à gémir sur mon sort, sans rien faire d'autre que fixer la télévision et somnoler. Puis la nouvelle infirmière de garde entra avec un téléphone, et m'annonça qu'il y avait une communication pour moi. J'attendis que celle-ci soit transférée, puis me saisis du combiné comme s'il s'agissait de l'événement le plus excitant qui me soit Jamais arrivé.
-C'est moi, dit Lucy.
-Dieu merci ! m'exclamai-je, transportée de joie.
-Grand-Mère te dit bonjour. La rumeur raconte que tu remportes l'oscar de la malade la plus insupportable.
-La rumeur est exacte. Avec tout le travail qu'il y a au bureau, si au moins je pouvais avoir mes dossiers ici...
-Tu as besoin de repos, pour entretenir tes défenses immunitaires.
Je pensai à Wingo, ce qui fit renaître mon inquiétude.
Elle en vint alors au but de son appel:
-Comment se fait-il que tu ne te sois pas reconnectée ?
Je demeurai muette.
-Tante Kay, ce n'est pas à nous qu'il va parler, mais uniquement à toi.
-Alors, l'un d'entre vous n'a qu'à se faire passer pour moi, répliquai-je.
-Pas question. S'il se doute de ce qui se trame, nous le perdons définitivement. Ce type est tellement malin, ça fiche la frousse.
Je n'eus que mon silence pour commentaire, et Lucy s'engouffra dans la brèche:
-Quoi ? dit-elle avec conviction. Je suis censée faire croire que je suis un médecin légiste avec un diplôme d'avocat qui a déjà travaillé sur au moins une des victimes de ce type ? C'est impossible.
-Je ne veux pas avoir de rapports avec lui, Lucy. C'est exactement ce qui excite les gens comme lui, ils n'attendent que ça, que l'on s'intéresse à eux. Plus je rentre dans son jeu, plus c'est susceptible de l'encourager. Tu y as pensé ?
-Oui. Mais toi, pense à ça: qu'il ait démembré une ou vingt personnes, il va de nouveau agir. Les gens comme lui ne s'arrêtent pas comme ça brusquement. Et bon Dieu, nous n'avons pas le moindre indice, pas la moindre idée de l'endroit où il peut se trouver !
-Ce n'est pas que je craigne pour moi, expliquai-je.
-Mais ta crainte serait fondée.
Simplement, je ne veux pas aggraver la situation, insistai-je.
C'était bien entendu le risque que l'on courait lorsqu'on se montrait imaginatif ou agressif dans le cours d'une enquête, car le comportement du coupable n'était jamais totalement prévisible. Il ne s'agissait peut-être que d'une impression de ma part, d'une intuition nichée au plus profond de moi-même, mais je sentais que ce tueur-là était différent, et que ses motivations se situaient au-delà de nos compétences. Je craignais qu'il ne sache exactement ce que nous faisions, et ne s'amuse tout simplement avec nous.
-Maintenant, parle-moi de toi. Janet est venue me voir.
-Je ne veux pas en discuter, asséna-t-elle avec une fureur glaciale. J'ai bien mieux à faire que de penser à ça.
-Lucy, quelle que soit ta décision, je suis avec toi.
-Ça, c'est au moins une chose dont j'ai toujours été certaine. Et en voici une autre dont tout le monde peut être certain: quoi que cela puisse me coûter, Carrie Grethen ira pourrir d'abord en prison, et ensuite en enfer !
L'infirmière était revenue dans ma chambre pour m'embarquer de nouveau le téléphone.
Je me plaignis en raccrochant:
-Je ne comprends pas. J'ai une carte de téléphone, si c'est ça qui vous inquiète.
-Ordre du colonel, dit-elle avec un sourire. Il veut que vous vous reposiez, et il sait que ce ne sera pas le cas si vous passez la journée au téléphone.
-Je me repose, protestai-je, mais elle était déjà partie.
Je me demandai pourquoi il m'avait autorisée à garder le portable, et soupçonnai que Lucy ou quelqu'un d'autre lui avait parlé. Je me connectai de nouveau sur America Online avec le sentiment d'être l'objet d'un complot. A peine étais-je entrée sur le forum M. E. que mordoc apparut, non pas sous forme de message invisible instantané, mais en tant que membre, c'est-à-dire que quiconque décidait de pénétrer sur le site pouvait également le voir et l'entendre.
MORDOC.-ou étiez vous
SCARPETTA.-Qui êtes-vous ?
MORDOC.-je vous l ai deja dit
SCARPETTA.-Vous n êtes pas moi.
MORDOC.-il leur donna autorité contre les esprits impurs avec pouvoir de les expulser et de guérir n importe quelle maladie ou langueur manifestations physiopathologiques virus comme le s i d a notre lutte darwinienne contre ceux la ils sont le mal ou bien le sommes nous.
SCARPETTA.-Expliquez-vous.
MORDOC.-il y en a douze.
Mais il n'avait aucune intention de s'expliquer, tout au moins pas maintenant. Le système m'informa qu'il avait quitté le forum. Je patientai encore un peu, pour voir s'il n'allait pas revenir, et me demandai ce qu'il voulait dire par douze. Puis j'actionnai un bouton à la tête de mon lit pour appeler l'infirmière, tout en commençant à me sentir coupable. J'ignorais si elle attendait à l'extérieur de la chambre, ou bien si elle enfilait puis ôtait sa combinaison bleue à chaque fois qu'elle apparaissait puis disparaissait. En tout cas, rien de tout cela ne pouvait être très plaisant, y compris ma mauvaise humeur. Dites-moi, y aurait-il une bible quelque part dans les parages ? lui demandai-je lorsqu'elle entra.
Elle hésita, comme si elle ignorait de quoi il pouvait bien s'agir.
-Mince, ça je n'en sais rien.
-Vous pouvez chercher ?
-Vous vous sentez bien ? demanda-t-elle d'un air soupçonneux.
-Tout à fait.
-Ils ont une bibliothèque. Il y en a peut-être une quelque part. Je suis désolée, mais je ne suis pas très pratiquante, continua-t-elle en ressortant.
Environ une demi-heure plus tard, elle revint avec une bible reliée de cuir noir, une édition Cambridge Red Letter, qu'elle m'annonça avoir dénichée dans un bureau. En l'ouvrant, j'y trouvai un nom calligraphié sur la page de garde, ainsi qu'une date, qui indiquait que la bible avait été offerte à son propriétaire pour une occasion particulière environ dix ans auparavant. Tout en la feuilletant, je réalisai que je n'avais pas mis les pieds à la messe depuis des mois, et enviai les gens dont la foi est si solide qu'ils ont régulièrement recours à leur bible.
Hésitant près de la porte, l'infirmière me demanda une nouvelle fois:
-Vous êtes sûre que vous vous sentez bien ?
-Vous ne m'avez jamais dit comment vous vous appeliez.
-Sally.
-Je vous remercie beaucoup pour votre aide. Je sais que ce n'est pas drôle de travailler le jour de Thanksgiving.
Elle parut enchantée de mes paroles, qui lui donnèrent suffisamment d'assurance pour continuer:
-Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'entendre ce dont parlent les gens. Cette île de Virginie d'où vient votre victime, ils ne font que de la pêche au crabe, là-bas, non ?
-Pratiquement, oui.
-Du crabe bleu.
-Et à carapace molle.
-Et personne ne s'inquiète de ça ?
Je savais où elle voulait en venir. Si, je m'inquiétais. J'avais en plus une raison toute personnelle de me faire du souci pour Wesley et moi.
Elle poursuivit:
-Ils exportent ces trucs partout dans le pays, hein ?
Je hochai la tête.
-Et si la maladie de cette femme avait été transmise par l'eau ou la nourriture ? dit-elle, les yeux brillants derrière son capuchon. Je n'ai pas vu son corps, mais j'en ai entendu parler, c'est effrayant.
-Je sais. J'espère que nous aurons bientôt une réponse à tout cela.
-A propos, il y a de la dinde pour le déjeuner, ne vous attendez pas à quelque chose de très folichon.
Elle débrancha son arrivée d'air et cessa de parler, puis ouvrit la porte, me fit un petit signe et disparut. Je me replongeai dans la Concordance, et dus chercher un moment sous plusieurs entrées avant de trouver le passage que m'avait cité mor-doc. Il s'agissait de l'Evangile selon saint Matthieu, 10, verset 1, dont le texte intégral était: Ayant appelé ses douze disciples, il leur donna autorité sur les esprits impurs, avec pouvoir de les expulser et de guérir n'importe quelle maladie ou langueur. Le verset suivant identifiait tous les apôtres par leur nom, puis Jésus les envoyait en mission à la recherche des brebis perdues, pour leur proclamer que le Royaume des Cieux était proche. Il leur enjoignait de guérir les malades, ressusciter les morts, purifier les lépreux, expulser les démons. A cette lecture, je demeurai incapable de déterminer si ce tueur qui se baptisait mordoc se sentait investi d'un message, si douze faisait référence aux apôtres, ou s'il s'amusait simplement.
Je me levai pour faire les cent pas dans ma chambre et regardai la faible lumière du jour. La nuit tombait vite, maintenant, et j'avais pris l'habitude de regarder les gens sortir du bâtiment pour regagner leurs voitures. Leur haleine se concrétisait en buée, mais aujourd'hui, le parking était presque vide en raison du congé forcé. Deux femmes, dont l'une maintenait la portière d'une Honda ouverte, bavardèrent un moment, avec des haussements d'épaules et de grands gestes pleins de conviction. On aurait cru qu'elles s'essayaient à résoudre les grandes questions métaphysiques de la vie. Je les observai derrière les stores, jusqu'à ce qu'elles s'en aillent.
Je tentai de m'endormir très tôt, afin de m'évader, mais j'étais de nouveau agitée. Je me retournais dans mon lit et remontais les couvertures, toutes les deux heures. Des images flottaient sous mes paupières comme si on m'avait projeté de vieilles bobines de film sans montage, dans le désordre. Je vis deux femmes discuter à côté d'une boîte aux lettres. L'une d'elles avait un grain de beauté sur la joue. Il se transforma en éruption de boutons qui se propagea sur tout le visage, et elle se cacha les yeux de la main. Puis, des palmiers se tordaient dans un vent violent alors qu'un ouragan arrivait de la mer en grondant, et les feuilles arrachées s'envolaient. Un torse nu une table ensanglantée jonchée de pieds et de mains tranchés.
Je me redressai en sueur, et attendis que mes muscles crispés se relâchent. J'avais l'impression d'un dérèglement électrique dans tout mon organisme, et le sentiment que j'allais avoir une crise cardiaque. Je me forçai à inspirer longuement et profondément, vidai mon esprit, puis demeurai immobile. La vision une fois évanouie, j'appelai l'infirmière.
A la vue de mon expression, elle ne discuta pas à propos du téléphone. Elle l'apporta immédiatement, et je contactai Marino, qui demanda:
-Vous êtes toujours en taule ?
-Je crois qu'il a tué son cobaye.
-Ouaouh ! Vous pouvez répéter ça, s'il vous plaît ?
-Mordoc. La femme qu'il a tuée et démembrée pouvait être son cobaye. Quelqu'un qu'il connaissait, et qu'il avait sous la main.
-Doc, je dois avouer que je comprends que dalle à ce que vous me racontez.
Je sentais à son ton qu'il s'inquiétait de ma santé mentale.
-Le fait qu'il ait été incapable de la regarder devient logique. Le M. O. se tient.
-Là, je suis complètement paumé.
J'expliquai:
-Si votre but était de supprimer des gens à l'aide d'un virus, il faudrait d'abord que vous mettiez au point un moyen pour ça. La voie de transmission, par exemple: ce peut être un aliment, une boisson, la poussière. La propagation de la variole s'effectue par l'atmosphère, elle peut se répandre par l'intermédiaire de gouttelettes, ou de fluides provenant des lésions. Une personne ou ses vêtements peuvent servir de vecteur.
-Première question: où cette personne a-t-elle dégotté ce virus, pour commencer ? Ce n'est pas vraiment un truc qu'on commande par correspondance.
-Je l'ignore. A ma connaissance, seuls deux endroits au monde conservent la variole en archives le CCPM et un laboratoire à Moscou.
-Alors, tout ça c'est peut-être encore un coup des Russes, ricana-t-il.
-Laissez-moi bâtir un scénario. Le tueur entretient une rancune contre quelqu'un ou quelque chose, ou bien sa psychose lui dit qu'il est investi d'une mission divine, et qu'il doit faire renaître une des pires maladies que cette terre ait jamais connues Il doit mettre au point un moyen d'infecter les gens au hasard, et il doit être sûr que ça puisse marcher.
-Il a donc besoin d'un cobaye.
-Exactement. Supposons qu'il ait pour voisin, ou pour parent, une personne âgée et malade. Peut-être même s'agit-il de quelqu'un dont il s'occupe. Quel meilleur moyen d'expérimenter le virus, si ce n'est sur elle ? Et si ça marche, il la tue, puis met en scène sa mort, pour la faire passer pour autre chose. Il ne peut bien entendu pas la laisser mourir de la variole, pas s'il existe un lien quelconque entre eux. Nous pourrions remonter sa piste. Alors, il lui tire une balle dans la tête, et la démembre, pour que nous soyons persuadés qu'il s'agit encore de ces meurtres en série.
-Et comment faites-vous le lien avec la femme de Tangier Island ?
-Elle a été exposée au virus.
-Comment ? On lui a livré quelque chose ? Elle a reçu un truc par la poste ? Ça s'est transmis par l'air ? Elle a été piquée dans son sommeil ?
-Je ne sais pas comment.
Marino me demanda alors:
-Vous croyez que mordoc vit à Tangier Island ?
-Non, je ne pense pas. Je crois qu'il l'a choisie parce que c'est un endroit idéal pour démarrer une épidémie: c'est petit, on y vit en circuit fermé. Il est également facile à placer en quarantaine, ce qui signifie que le tueur n'a pas l'intention d'annihiler toute la société d'un seul coup. Il fait ça petit à petit, en nous découpant en petits morceaux.
-Ouais, comme il a fait à la vieille femme, si vous ne vous trompez pas.
-Il veut quelque chose, et Tangier Island est destiné à attirer l'attention sur lui.
-Sans vous offenser, Doc, j'espère que vous vous trompez.
-Demain matin, je me rends à Atlanta. Ce serait une bonne idée que vous alliez demander à Vander s'il a tiré quelque chose de cette empreinte de pouce ?
-Pas pour l'instant. On dirait bien que la victime n'était fichée nulle part. Si jamais j'apprends quoi que ce soit, j'appelle votre Pager.
-Merde, marmonnai-je, car l'infirmière me l'avait également confisqué.
Le reste de la journée s'étira de façon interminable, et ce n'est qu'après le dîner que Fujitsubo apparut pour me dire au revoir. Le fait de me laisser partir impliquait que je n'étais ni infectée ni infectieuse, mais il portait néanmoins une combinaison bleue, qu'il connecta sur l'arrivée d'air.
Mon cœur se remplit d'appréhension lorsqu'il attaqua tout de suite:
-Je devrais vous garder plus longtemps. La durée d'incubation est en moyenne de douze ou treize jours, mais elle peut s'étendre jusqu'à vingt et un. Je veux dire que vous pouvez encore tomber malade.
-Je comprends, dis-je en attrapant un verre d'eau.
-La revaccination peut aider, ou pas. Tout dépend de l'étape à laquelle vous vous trouviez lorsque je l'ai pratiquée.
J'acquiesçai et rétorquai :
-Je ne serais pas si pressée de partir si vous aviez pris toute cette affaire en charge, au lieu de m'envoyer au CCPM.
-Je ne peux pas, Kay, dit-il d'une voix étouffée par le masque de plastique. Vous savez que cela n'a rien à voir avec ce que je voudrais faire. Je ne peux pas retirer un dossier des mains du CCPM, pas plus que vous ne pouvez vous emparer d'une affaire qui n'est pas sous votre juridiction. Je leur ai parlé. Ils sont très inquiets. Ils redoutent une éventuelle épidémie, et commenceront à procéder aux examens dès que vous arriverez avec les échantillons.
Je refusai de lâcher prise:
-Je crains qu'il s'agisse d'un acte de terrorisme.
-Tant que nous ne disposons pas d'indices en la matière-et j'espère bien que nous n'en aurons pas-nous ne pouvons rien faire de plus pour vous ici, déclara-t-il avec un regret sincère. Allez à Atlanta, et voyez ce qu'ils peuvent vous dire. Eux aussi travaillent avec une équipe réduite au minimum. Cela ne pouvait pas plus mal tomber.
-Ou peut-être n'en est-ce que plus délibéré. Si vous étiez un malfaiteur qui projette de commettre des meurtres en série à l'aide d'un virus, quel meilleur moment choisir que lorsque toutes les agences sanitaires fédérales sont réduites à leur plus simple expression ? Ces congés forcés durent depuis un moment, et il n'est pas prévu que la situation s'améliore à court terme.
Il demeura muet.
-John, vous avez assisté à l'autopsie, continuai-je. Avez-vous jamais vu une telle maladie ? -Uniquement dans les manuels, dit-il d'un ton morne.
Comment la variole peut-elle réapparaître comme cela toute seule ?
-S'il s'agit bien de la variole.
Je tentai de discuter:
-Quoi que ce soit, c'est virulent, et ça tue.
Mais il ne pouvait rien faire de plus, et je passai le reste de la nuit à errer de forum en forum sur AOL. Toutes les heures, je vérifiais ma messagerie électronique. Mordoc demeura silencieux jusqu'au lendemain matin six heures, où il pénétra sur M. E. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine lorsque son nom apparut sur l'écran, et j'eus une poussée d'adrénaline, comme à chaque fois qu'il s'adressait à moi. Il était connecté, c'était à moi de jouer. Je pouvais le coincer, si seulement j'arrivais à lui faire commettre un faux pas.
MORDOC.-dimanche j étais à l’église pas vous je parie
SCARPETTA.-Quel était le sujet de l'homélie ?
MORDOC.-le sermon
SCARPETTA.-Vous n êtes pas catholique.
MORDOC.-prends garde aux hommes
SCARPETTA.-Matthieu, 10. Que voulez-vous dire ?
MORDOC.-dire qu'il se repent
SCARPETTA.-Qui est-il ? Et qu a-t-il fait ?
MORDOC.-la coupe que je dois boire vous la boirez
Avant que j'aie pu répondre, il s'était évanoui, et je me mis à feuilleter la bible. Cette fois-ci, le verset cité provenait de l'Evangile selon saint Marc, et c'était de nouveau Jésus qui parlait, ce qui pouvait laisser penser, à défaut d'autre chose, que mordoc n'était pas juif. Il n'était pas non plus catholique, à en juger par ses réflexions sur l'église. Je n'étais guère experte en théologie, mais la coupe à boire semblait évoquer la crucifixion à venir du Christ. Mordoc avait-il donc été crucifié, et je le serais également ?
Ce furent les dernières heures que je passai là, et Sally, l'infirmière, se montra plus généreuse avec le téléphone. J'expédiai un message sur le Pager de Lucy, qui me rappela presque instantanément.
-Je suis en liaison avec lui, dis-je. Vous êtes là, vous ?
-Nous sommes là. Il faut qu'il reste plus longtemps en ligne, dit ma nièce. Il y a tellement de centraux téléphoniques, et nous devons lister toutes les compagnies téléphoniques dont il faut retrouver la trace. Ton dernier appel provenait de Dallas.
-Tu plaisantes ? dis-je, effondrée.
-Ce n'est pas l'origine de l'appel, juste un aiguillage sur lequel il a été transmis. Nous n'avons pas pu remonter plus loin parce qu'il s'est déconnecté. Mais continue, on dirait que ce type est une espèce de cinglé de la religion.
Je partis en taxi plus tard dans la matinée, alors que le soleil était déjà haut dans les nuages. Je n'avais que les vêtements que je portais sur le dos, qui avaient été stérilisés à l'autoclave ou décontaminés au gaz. J'étais pressée, et veillais sur une grande boîte en carton blanc, sur laquelle étaient imprimées diverses mentions en gros caractères bleus, dont PERISSABLE, URGENT ! IMPORTANT, NE PAS RENVERSER.
Mon paquet était une sorte de poupée russe, des boîtes enfermées dans d'autres boîtes, contenant des Biopacks. A l'intérieur de ceux-ci se trouvaient des éprouvettes avec des prélèvements du foie, de la rate et du liquide rachidien de Lila Pruitt, protégées par des écrans d'aggloméré et des emballages plastiques gaufrés. Tout ceci était entouré de neige carbonique, et des étiquettes marquées DANGER et SUBSTANCES INFECTIEUSES mettant en garde quiconque dépassait la première couche. Je ne pouvais de toute évidence quitter des yeux ma cargaison, car non seulement elle présentait un danger qui n'était plus à démontrer, mais elle pouvait également se transformer en pièce à conviction, s'il s'avérait que la mort de Lila Pruitt était un homicide. A l'aéroport international de Baltimore-Washington, je trouvai une cabine téléphonique et appelai Rose.
Je ne perdis pas de temps en précautions oratoires:-L'USAMRIID a ma sacoche et mon microscope. Voyez si vous pouvez vous débrouiller pour les expédier ce soir. Je suis à l'aéroport de Baltimore, et je me rends au CCPM.
-J'ai essayé de vous contacter par Pager.
-Ils peuvent peut-être aussi me rendre ça, dis-je en essayant de me souvenir de ce qui pouvait encore manquer. Et mon téléphone, ajoutai-je.
-Il est arrivé un rapport que vous allez peut-être trouver intéressant, à propos des poils retrouvés sur le torse: il s'agit de poils de lapin et de singe.
-Bizarre.
Ce fut tout ce que je trouvai à dire.
-Maintenant, j'ai des nouvelles désagréables. Les médias ont appelé à propos de l'affaire Carrie Grethen. Apparemment, il y a eu des fuites.
-Nom de Dieu ! m'exclamai-je en pensant à Ring.
-Que voulez-vous que je fasse ?
-Appelez donc Benton. Je ne sais pas quoi ajouter, je suis un peu dépassée.
-Vous en avez l'air.
Je consultai ma montre.
-Rose, il faut que je déniche une place sur un vol. Ils ne voulaient pas me laisser franchir le contrôle des rayons X, et je sais ce qui va se passer quand je vais essayer de monter avec ce truc. Tout se déroula exactement comme je m'y attendais. Lorsque je pénétrai dans la cabine, une hôtesse me lança un coup d'œil et me sourit, puis tendit les mains:
-Tenez, donnez-moi ça, je vais le mettre avec les
bagages.
-Cette boîte ne doit pas me quitter.
Elle ne rentrera pas dans le compartiment au-dessus de votre tête, ni sous votre siège, dit-elle tandis que son sourire se faisait plus nerveux, et que la queue derrière moi s'allongeait.
Je m'écartai dans la cuisine, en demandant:
-Nous pouvons en discuter sans gêner la circulation ?
-Madame, dit-elle en me serrant de près, ce vol est surchargé, nous n'avons tout simplement pas de place.
-Tenez, lui dis-je en lui montrant tous les formulaires.
Son regard parcourut la Déclaration de transport de denrées dangereuses, bordée de rouge, et se figea sur un paragraphe qui indiquait que je transportais des " Substances infectieuses pouvant affecter des êtres humains ".
Elle parcourut la cuisine d'un oeil affolé, et m'entraîna plus près des toilettes.
J'expliquai d'un ton raisonnable:
-La réglementation stipule que seule une personne habilitée peut manipuler ce genre de substances dangereuses. Le paquet doit donc rester avec moi.
-Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle, les yeux écarquillés.
-Des spécimens d'autopsie.
-Sainte Mère de Dieu !
Elle s'empara immédiatement de son plan de cabine, et m'escorta peu après jusqu'à une rangée vide en première classe, près de l'arrière.
-Placez-le sur le siège à côté de vous. Ça ne risque pas de fuir, ou quelque chose de ce genre ?
Je lui promis:
-Je veillerai dessus comme sur la prunelle de mes yeux.
-A moins qu'il n'y ait beaucoup de gens surclassés, il devrait y avoir pas mal de places libres ici. Mais ne vous inquiétez pas, de toute façon, je guiderai tout le monde à l'écart, dit-elle en esquissant un mouvement comme si elle était au volant d'une voiture.
Personne ne s'approcha de moi ni de ma boîte. Je dégustai du café durant un vol paisible jusqu'à Atlanta, ravie de me retrouver seule, même si je me sentais nue sans mon téléphone et mon Pager. A l'aéroport d'Atlanta, je dus parcourir des tapis roulants et des escalators pendant ce qui me parut être des kilomètres, avant de gagner l'intérieur du bâtiment, puis de trouver un taxi.
Nous remontâmes l'autoroute 85 Nord jusqu'à Duid Hills Road, où nous dépassâmes des magasins de location de voitures et des bureaux de prêteurs sur gage, puis d'immenses jungles de sumacs vénéneux et de ku-dzus, et des centres commerciaux. Le Centre de contrôle et de prévention des maladies se trouvait au milieu de l'entrelacs de parkings de l'Emory University. C'était un bâtiment de brique ocre orné de moulures grises, situé en face de l'American Cancer Society. Je me présentai à la réception, gardée par des plantons et un système de surveillance vidéo interne.
-Ceci va au niveau 4, où j'ai rendez-vous avec le docteur Bret Martin dans l'atrium, expliquai-je.
-Vous allez avoir besoin d'une escorte, madame, dit l'un des gardes.
-Tant mieux, répliquai-je tandis qu'il s'emparait d'un téléphone. Je me perds toujours.
Je le suivis à l'arrière du bâtiment, où les installations toutes neuves étaient placées sous une protection très stricte. Il y avait des caméras partout, les vitres étaient blindées, et il fallait emprunter des passerelles métalliques grillagées pour se déplacer. Nous passâmes devant les labos d'études des bactéries et de la grippe, puis la zone de béton et de brique rouge consacrée à la rage et au Sida.
Je n'étais pas venue depuis plusieurs années, et je remarquai à voix haute combien c'était impressionnant.
-Oh oui, ils ont tous les systèmes de sécurité possibles et imaginables. Caméras, détecteurs de mouvement à toutes les entrées et sorties. Toutes les ordures sont bouillies et brûlées, et ils utilisent des filtres à air spéciaux pour que tout ce qui rentre soit éliminé. Sauf les chercheurs, dit-il en riant.
Il utilisa une carte magnétique pour ouvrir une porte, et demanda:
-Alors, quelles mauvaises nouvelles apportez-vous ?
-Je suis là pour les découvrir.
Nous nous trouvions maintenant dans l'atrium.
La zone de niveau 4 n'était rien de plus qu'une gigantesque hotte à flux laminaire avec de gros murs de béton et d'acier. C'était un bâtiment à l'intérieur d'un autre bâtiment, aux fenêtres fermées de stores. Les labos se trouvaient derrière d'épaisses parois de verre, et les seuls chercheurs en combinaison bleue qui s'affairaient en ce jour de congé étaient ceux qui prenaient leur travail suffisamment à cœur pour venir quand même.
Le garde secoua la tête en remarquant:
-Qu'est-ce qu'ils croient, au gouvernement ? Que des maladies comme le virus Ebola vont attendre qu'ils aient réglé leurs problèmes de budget ?
Il m'escorta le long de chambres de confinement plongées dans l'obscurité et de labos vides, puis des cages à lapins dans un couloir, vides elles aussi, et des animaleries réservées aux grands primates. Un singe me fixa à travers des barreaux et une vitre, et son regard si semblable à celui d'un être humain me démonta. Je repensai à ce que m'avait appris Rose. Mordoc avait transféré sur une victime, dont je savais qu'il l'avait touchée, des poils de lapin et de singe. Peut-être travaillait-il dans un endroit comme celui-ci ?
Tandis que nous continuions notre marche, le garde remarqua:
-Ils vous jettent des ordures, exactement comme leurs commandos de défense des animaux. Qui se ressemble s'assemble, non, vous croyez pas ?
Mon inquiétude allait en grandissant.
-Où nous rendons-nous ?
-Là où le bon docteur m'a dit de vous amener m'dame.
Nous nous trouvions maintenant sur un autre niveau de passerelles, et nous dirigions vers une autre partie du bâtiment.
Nous franchîmes une porte, derrière laquelle se trouvaient des congélateurs à ultra basse température qui avaient l'air d'ordinateurs de la taille de grandes photocopieuses. Fermés à clé, ils paraissaient incongrus dans ce couloir où un homme corpulent en blouse de labo, aux cheveux blonds et fins comme ceux d'un bébé, m'attendait en transpirant. Il se présenta en me tendant la main:
-Bret Martin. Merci, ajouta-t-il à l'adresse du garde, lui signifiant que nous n'avions plus besoin de lui.
Je lui confiai ensuite ma boîte en carton. Il eut un signe de tête en direction des congélateurs, tout en posant le paquet sur l'un d'eux:
-C'est là que nous conservons notre stock de variole, à moins soixante-dix degrés centigrades.
Il haussa les épaules et expliqua:
-Ces congélateurs sont dans le couloir parce que nous n'avons pas de place ailleurs, en confinement maximal. C'est une coïncidence curieuse, que vous me donniez ça. Encore que je ne m'attende pas que votre maladie soit identique.
-Tout cela, c'est de la variole ? demandai-je, stupéfaite.
-Non, pas tout, et plus pour très longtemps, puisque pour la première fois sur cette terre, nous avons pris en pleine connaissance de cause la décision d'éliminer une espèce.
-L'ironie veut que l'espèce dont vous parlez ait éliminé des millions de gens, remarquai-je.
-Vous pensez donc que nous devrions tout simplement prendre la source de cette maladie et la balancer à l'autoclave ? dit-il avec une expression à laquelle j'étais habituée.
La réalité était bien plus compliquée que je ne la présentais, et seuls des gens comme lui en connaissaient les nuances subtiles. Je répliquai:
-Je ne dis pas qu'il faille détruire quoi que ce soit, pas du tout. Au contraire, même, et à cause de cela, dis-je en regardant la boîte que je lui avais donnée. Ce n'est pas parce que nous passerons la variole à l'autoclave qu'elle aura disparu. On peut en dire autant de n'importe quelle autre arme.
-Nous sommes bien d'accord. Je donnerais cher pour savoir où les Russes cachent leur stock de variole en ce moment, et s'ils en ont vendu au Moyen-Orient ou à la Corée du Nord.
-Vous allez passer ça à la PCR ?
-Oui.
-Tout de suite ?
-Aussi vite que possible.
-Je vous en prie. Il s'agit d'une urgence.
-C'est pour ça que je suis là avec vous. Le gouvernement considère que je ne suis pas indispensable, je devrais être chez moi.
-J'ai des photos que l'USAMRIID a été assez aimable pour développer tandis que je me trouvais au Mitard, l'informai-je avec une pointe d'ironie.
-Je veux les voir.
Nous reprîmes l'ascenseur pour monter au quatrième étage. Il me conduisit dans une salle de conférence où le personnel se réunissait pour mettre au point des stratégies contre d'épouvantables fléaux qu'il n'était pas toujours capable d'identifier. D'habitude, les bactériologistes, les épidémiologistes, les gens responsables des quarantaines, des voies de transmission, des pathogènes et des PCR se retrouvaient ici, mais aujourd'hui, il n'y avait que nous deux, et tout était silencieux.
-Pour l'instant, vous n'avez personne d'autre que moi pour vous aider, déclara Martin.
Je sortis de mon sac une enveloppe épaisse et il entreprit d'examiner les photos. Il fixa les épreuves couleur du torse et celles de Lila Pruitt, pétrifié. -Bon Dieu ! Nous devrions vérifier tout de suite les voies de transpiration. Tous les gens susceptibles d'avoir été en contact. Et vite !
-Nous pouvons faire ça à Tangier Island. Peut-être.
-Il est certain qu'il ne s'agit pas de varicelle ou de rougeole. Jamais de la vie. Et il est tout aussi certain que c'est apparenté à la variole. Les yeux écarquillés, il fixa sans ciller les photos des pieds et des mains tranchés, la lumière se reflétant sur ses lunettes.
-Ouaouh ! Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
-Il s'est baptisé mordoc. Il m'a envoyé des fichiers graphiques par AOL, de façon anonyme, bien sûr, et le FBI tente de remonter sa piste.
-Et cette victime, là, il l'a démembrée ?
Je hochai la tête. Il scruta les vésicules sur le torse:
-Elle présente des manifestations similaires à la victime de Tangier Island ? demanda-t-il.
-Jusqu'à présent, oui.
-Vous savez, dit-il, la variole du singe me préoccupe depuis des années. Nous surveillons de près l'Afrique occidentale, du Zaïre à la Sierra Leone, où des cas se sont produits, ainsi que des varioles blanches. Mais pour l'instant, aucun virus de la variole. Pourtant, je redoute qu'un de ces jours, un virus animal apparenté à la variole ne trouve le moyen de se transmettre à l'homme.
Je repensai encore une fois à ma conversation téléphonique avec Rose à propos des poils d'animaux.
-Pour cela, il suffit simplement, disons, qu'un micro-organisme passe dans l'air, et trouve ensuite un hôte receveur.
Il revint à Lila Pruitt à son corps déformé et torturé sur son lit de douleur.
-Elle a de toute évidence été suffisamment exposée pour développer la maladie de façon spectaculaire, remarqua-t-il, tellement absorbé qu'il avait l'air de se parler à lui-même.
-Docteur Martin, la maladie se déclare-t-elle chez les singes ou n'en sont-ils que des vecteurs ?
-Elle se déclare et ils la transmettent lorsqu'il y a contact entre les animaux, dans les forêts tropicales africaines. Il existe neuf virus virulents de la variole connus sur la planète, et seuls deux d'entre eux sont transmissibles à l'homme. Le virus variola, ou variole, que Dieu merci nous ne voyons plus, et le molluscum contagiosum.
-Des indices retrouvés sur le torse ont été identifiés comme des poils de singe.
Il se retourna vers moi en fronçant les sourcils:
-Quoi ?
-Ainsi que des poils de lapin. Je me demande s'il n'y a pas quelqu'un dans la nature qui procède à ses propres expériences de laboratoire.
Il se leva.
-Nous allons nous y mettre tout de suite. Où puis-je vous joindre ?
-A Richmond.
Je lui tendis ma carte tandis que nous quittions la salle de réunion.
-Quelqu'un peut-il m'appeler un taxi ?
-Bien sûr, l'un des gardes à la réception. J'ai bien peur qu'il n'y ait pas d'autres employés. C'est un cauchemar, continua-t-il en appuyant sur le bouton de l'ascenseur avec son coude, la boîte à la main. Nous avons une salmonellose à Orlando, à cause d'un jus d'orange non pasteurisé, une autre intoxication potentielle à Escherischia Coli entéro-toxinogène sur un bateau de croisière, probablement encore due à du steak haché insuffisamment cuit. Nous avons du botulisme à Rhode Island, et une maladie respiratoire dans une maison de retraite. Mais le Congrès ne veut pas nous subventionner.
-Ne m'en parlez pas.
Nous fîmes halte à chaque étage, où d'autres gens montèrent, et Martin continua de parler.
-Imaginez-vous une résidence dans l'Iowa, où on soupçonne une shigellose parce que les chutes de pluie ont fait déborder les puisards. Essayez donc de faire intervenir l'EPA.
-C'est ce qu'on appelle une mission impossible, remarqua quelqu'un d'un ton sardonique alors que les portes s'ouvraient de nouveau.
-Si même l'EPA existe encore, renchérit Martin. Nous recevons quatorze mille appels par an, et nous ne disposons que de deux standardistes. D'ailleurs, à cet instant, nous n'en avons aucune. Celui qui est dans le coin décroche, moi y compris.
Nous atteignîmes l'entrée, et je le suppliai:
-Je vous en prie, ne laissez pas ça en attente.
-Ne vous inquiétez pas, j'ai trois types que je vais appeler chez eux pour les faire revenir tout de suite.
Je passai une demi-heure à téléphoner puis à patienter dans l'entrée, et mon taxi arriva enfin. Je voyageai en silence, contemplant les immenses places de marbre et de granit poli, les complexes sportifs qui me rappelèrent les jeux Olympiques, et les immeubles de verre et d'acier. Atlanta était une ville où tout aspirait au grandiose, et les luxueuses fontaines paraissaient un symbole de libéralité sans frein. Je me sentais la tête légère, glacée, et anormalement fatiguée pour quelqu'un qui venait de passer presque une semaine au lit. A l'approche de la porte d'embarquement, je commençais à avoir mal au dos sans parvenir à me réchauffer, j'avais le cerveau embrumé, et je savais que j'avais de la fièvre.
Lorsque j'atteignis Richmond, j'étais malade. Marino m'attendait, et à ma vue, la peur se peignit sur son visage.
-Bon Dieu, Doc, vous avez une tête de déterrée.
-Je me sens comme une déterrée.
-Vous avez des bagages ?
-Non. Et vous, vous avez des nouvelles ?
Ouais. Dont une croustillante, qui va vous mettre en rogne. Ring a arrêté Keith Pleasants hier soir.
-Sur quel motif ? m'exclamai-je en toussant.
-Tentative de fuite. Ring prétend qu'il l'a suivi après que Pleasants avait quitté son travail à la décharge et qu'il a essayé de l'arrêter pour excès de vitesse. Il prétend que Pleasants a refusé d'obtempérer. Il est en prison, et vous le croirez jamais, mais sa caution est fixée à cinq mille dollars. Il risque pas de sortir de sitôt.
Je me mouchai.
-C'est du harcèlement. Ring le harcèle, il harcèle Lucy, moi.
-Non, sans blague ? Vous auriez peut-être dû rester au lit dans le Maryland, remarqua-t-il tandis que nous prenions l'escalator. C'est pas pour vous offenser, mais je vais pas l'attraper, ce truc, hein ?
Qu'il s'agisse de radiations ou de virus, tout ce qui était invisible terrifiait Marino.
-Je ne sais pas ce que j'ai, dis-je. La grippe, peut-être.
-La dernière fois que je l'aie eue, je suis resté hors circuit pendant deux semaines.
Il ralentit le pas, et se tint à distance derrière moi.
-En plus, ajouta-t-il, vous avez été en contact avec d'autres trucs.
Je tranchai d'un ton sec:
-Alors, ne m'approchez pas, ne me touchez pas et ne m'embrassez pas.
-Hé, arrêtez de vous en faire comme ça !
Nous sortîmes dans l'air froid de l'après-midi.
-Ecoutez, je vais prendre un taxi pour rentrer, décrétai-je, au bord des larmes tellement j'étais en colère contre lui.
-Mais non, je ne veux pas, protesta-t-il, l'air effrayé et nerveux.
Je déglutis avec force et détournai le visage, tout en hélant un taxi Blue Bird, qui se dirigea vers moi.
-Ce n'est pas le moment que vous attrapiez la grippe, non ? Ce n'est pas le moment que Rose attrape la grippe, ni personne, d'ailleurs, dis-je d'un ton furieux. Et puis, je n'ai presque plus un sou sur moi. C'est l'horreur. Regardez mon tailleur. Vous croyez qu'un autoclave, ça repasse en laissant une bonne odeur ? Mes collants sont fichus, je n'ai pas de manteau pas de gants, je suis là, et il fait combien ? 1, 2 °C ? continuai-je en ouvrant à toute volée la portière d'un taxi peint du bleu de la Caroline.
Marino me regarda monter sans piper mot, puis me tendit un billet de vingt dollars, en prenant bien garde de ne pas m'effleurer les doigts.
-Vous avez besoin de courses ? cria-t-il tandis que la voiture s'éloignait.
Mes yeux et ma gorge se gonflèrent de larmes. Je repêchai des mouchoirs en papier au fond de mon sac, me mouchai et pleurai silencieusement.
-C'est pas pour vous embêter, ma p'tite dame, mais où est-ce qu'on va ? me demanda le chauffeur, un vieil homme corpulent.
-Windsor Farms. Je vous indiquerai quand on y sera, dis-je avec un hoquet.
Il secoua la tête.
-Ah, les disputes, c'est l'enfer, hein ? Je me souviens d'une fois, ma femme et moi, on a commencé à s'engueuler dans une de ces gargotes où vous pouvez manger tout le poisson que vous voulez. Elle a pris la voiture, et moi, j'ai dû rentrer à pinces. Sept kilomètres à travers des quartiers pourris.
Il me regardait dans le rétroviseur tout en continuant de hocher la tête, apparemment persuadé que Marino et moi venions d'avoir une querelle d'amoureux.
-Comme ça, vous êtes mariée à un flic ? Je l'ai vu quand il est arrivé. Y a pas une voiture banalisée qui m'échappe, affirma-t-il en se frappant la poitrine.
J'avais une migraine effroyable, et le visage brûlant. Je m'appuyai contre la banquette et fermai un moment les yeux tandis qu'il continuait son bavardage, à propos d'une vie antérieure à Philadelphie, et du fait qu'il espérait qu'il ne neigerait pas trop cet hiver. Je sombrai dans un sommeil fiévreux, puis me réveillai sans savoir où j'étais. Le chauffeur disait d'une voix forte:
-M'dame ? M'dame ? On y est ! Où je vais, maintenant ?
Il avait tourné dans Canterbury et s'était immobilisé à un stop.
-Par là, et prenez à droite sur Dover.
Je le guidai dans mon quartier. Au fur et à mesure que nous dépassions des demeures géorgiennes ou de style Tudor entourées de hauts murs dans l'une des parties les plus riches de la ville, je voyais à son expression qu'il était de plus en plus dérouté. Lorsqu'il s'arrêta devant ma porte, il contempla la maison de pierre, le terrain boisé tout autour, et me scruta de près tandis que je descendais.
Je lui tendis un billet de vingt dollars et lui dis de garder la monnaie.
-Vous inquiétez pas, m'dame, j'ai tout vu, moi, dans ma vie, et j'suis toujours resté bouche cousue dit-il avec un clin d'oeil en joignant le geste à la parole.
Pour lui, j'étais de toute évidence la femme d'un homme riche qui avait une liaison tumultueuse avec un policier.
-Voilà un excellent principe, rétorquai-je en toussant.
Je fus accueillie par le bip de l'alarme. Je ne m'étais sentie aussi soulagée de ma vie de me retrouver chez moi. Je ne perdis pas de temps à me débarrasser de mes vêtements stérilisés, et fonçai droit sous une douche brûlante, où j'inhalai la vapeur, tentant de faire disparaître le râle de mes poumons. Le téléphone sonna alors que j'enfilais un peignoir de bain moelleux. Il était exactement quatre heures.
Il s'agissait de Fielding.
-Docteur Scarpetta ?
-Je viens de rentrer.
-Vous ne m'avez pas l'air en forme.
-Je ne le suis pas.
-Eh bien, ce ne sont pas les nouvelles que je vous apporte qui vont vous arranger. Ils ont peut-être deux autres cas à Tangier Island.
-Oh, non.
-Une mère et sa fille. 40,5 °C de fièvre, et une éruption. Le CCPM a déployé une équipe sur un périmètre de neuf mètres, avec des lits en isolateurs.
Je demandai:
-Comment va Wingo ?
Il s'interrompit, comme surpris:
-Bien. Pourquoi ?
-Il m'a aidée avec le torse, lui rappelai-je.
-Ah oui. Eh bien, il est comme d'habitude.
Je m'assis et fermai les yeux, soulagée.
-Que se passe-t-il, avec les échantillons que vous avez emmenés à Atlanta ?
-J'espère qu'ils procèdent à des tests, avec le peu de personnel qu'ils ont réussi à réunir.
-Nous ne savons donc pas encore de quoi il s'agit.
-Jack, tout indique la variole. Pour l'instant, c'est à cela que ça ressemble.
-Je ne l'ai jamais vue. Et vous ?
-Pas avant aujourd'hui. Il n'y a que la lèpre qui me paraisse pire. Une maladie qui en plus d'être mortelle, vous défigure au cours de son développement, c'est affreux.
J'avais très soif, et fus prise d'une nouvelle quinte de toux.
-Je vous verrai demain matin, et nous déciderons de ce que nous allons faire.
-A vous entendre, je n'ai pas le sentiment qu'il soit très judicieux que vous sortiez.
-Vous avez parfaitement raison. Mais je n'ai pas le choix.
Je raccrochai et tentai de contacter Bret Martin, au CCPM, mais tombai sur sa messagerie vocale, et il ne me rappela pas. Je laissai également un message à Fujitsubo, mais lui non plus ne me rappela pas, et j'en conclus qu'il se trouvait chez lui, comme la plupart de ses collègues. La guerre du budget faisait rage.
Je mis de l'eau à bouillir sur la cuisinière, cherchai du thé dans un placard, et jurai toute seule:
-Merde, merde, merde, et merde !
Vers cinq heures, j'appelai Wesley. A Quantico, au moins, les gens travaillaient encore.
Dieu merci, il y a encore quelqu'un pour répondre au téléphone quelque part ! m'exclamai-je en tombant sur sa secrétaire.
-Ils n'ont pas encore compris à quel point je n'étais pas indispensable.
Je demandai:
-Il est là ?
Wesley décrocha, l'air tellement énergique et joyeux que cela m'énerva instantanément.
-Tu n'as pas le droit d'être aussi en forme.
-Tu as la grippe.
-Je ne sais pas ce que j'ai.
-C'est bien ça, non ? insista-t-il d'un ton inquiet et d'une humeur changée.
-Je ne sais pas. On ne peut que le présumer.
-Je ne veux pas me montrer alarmiste...
Je le coupai:
-Alors, abstiens-toi.
Kay, dit-il d'un ton ferme. Tu dois regarder les choses en face. Si ce n'était pas la grippe ?
Je ne répondis rien, incapable d'affronter de telles pensées.
Il continua:
-Je t'en prie, n'évacue pas le problème. N'agis pas comme si de rien n'était, comme tu as l'habitude de le faire.
-Vous me mettez hors de moi ! éclatai-je d'un ton brusque. J'arrive dans ce putain d'aéroport, Marino ne veut pas de moi dans sa voiture. Je prends un taxi, le chauffeur pense que nous avons une liaison et que mon riche mari ne le sait pas, et moi, pendant ce temps-là, j'ai de la fièvre, mal partout, et tout ce que je veux, c'est rentrer chez moi !
-Le chauffeur de taxi croit que tu as une liaison ?
-Laisse tomber.
-Comment sais-tu que tu as la grippe ? Qu'il ne s'agit pas de quelque chose d'autre ?
-Je n'ai pas d'éruption. C'est ça que tu veux entendre ?
Il y eut un long silence, puis:
-Et si tu en as une ?
-Alors, je vais probablement mourir, Benton, dis-je dans une nouvelle quinte de toux. Tu ne me toucheras probablement plus jamais. Et je ne veux plus que tu me revoies, si la maladie suit son cours. Il est plus facile de s'occuper des meurtriers, des serial killers, des gens qu'on peut éliminer avec une arme. Mais ce sont les tueurs invisibles que j'ai toujours redoutés. Ceux-là s'attaquent à toi par une belle journée ensoleillée dans un endroit public, et se glissent dans ta limonade. J'ai été vaccinée contre l'hépatite B, mais ce n'est qu'un des tueurs, au milieu d'une énorme population. Et la tuberculose, le sida et Hanta, et Ebola ? Qu'est-ce qu'on fait de ceux-là Seigneur ! dis-je en prenant une profonde inspiration. Cela a commencé avec un torse, et je ne le savais pas.
-J'ai appris pour les deux nouveaux cas, dit-il d'une voix devenue douce et pleine de bonté. Je peux être là dans deux heures. Tu veux me voir ?
-A cet instant précis, je ne veux voir personne.
-Aucune importance. Je viens.
-Benton, ne fais pas ça.
Mais il avait pris sa décision, et il était presque minuit lorsqu'il s'engagea dans mon allée, dans sa BMW au moteur ronronnant. Je le reçus sur le pas de la porte, et nous ne nous touchâmes pas.
-Installons-nous devant le feu, proposa-t-il.
Il me fit gentiment une nouvelle tasse de café décaféiné. Je m'assis sur le canapé, lui dans un fauteuil, et des flammes entretenues au gaz enveloppèrent une bûche artificielle. J'avais baissé les lumières.
-Je ne mets pas en doute ta théorie, dit-il en savourant son cognac.
-Peut-être en saurons-nous plus demain.
Je transpirais tout en frissonnant, et fixais le feu.
-Pour l'instant, je me fous de tout ça comme de ma première chemise, déclara-t-il en me regardant d'un air farouche.
-Mais tu ne dois pas t'en foutre.
Je m'épongeai le front de ma manche.
-si.
Je restai muette.
-La seule chose qui m'importe, c'est toi.
Je ne répondis toujours rien, et il m'agrippa le bras
Kay !
Ne me touche pas, Benton, dis-je en fermant les yeux. Ne me touche pas. Je ne veux pas que tu tombes malade, toi aussi.
-Tu vois, voilà qui tombe encore à pic pour toi ! Tu es malade, et je ne peux pas te toucher. Et toi, tu es le noble docteur qui prend ma santé plus à cœur que la tienne.
Je demeurai silencieuse, décidée à ne pas pleurer.
-Comme c'est pratique. Tu veux tomber malade maintenant, que personne ne puisse t'approcher. Marino ne peut pas te raccompagner chez toi, je ne peux pas poser la main sur toi. Et Lucy ne peut pas te voir, et Janet est obligée de te parler derrière une vitre.
Je le regardai.
-Où veux-tu en venir ?
-C'est une maladie fonctionnelle.
-Oh ! Je suppose que tu as étudié ça à l'université. Ça faisait partie de ta maîtrise de psychologie, non ?
-Ne te moque pas de moi.
-Je ne me suis jamais moquée de toi.
Je détournai le visage en direction du feu et serrai les paupières. Je sentais à quel point il était blessé.
-Kay, tu n'as pas intérêt à me laisser tomber en mourant !
Je ne dis rien.
-Ne t'avise pas de faire une chose pareille ! ditil d'une voix tremblante. Ne me fais pas ça !
-Oh, tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement, déclarai-je en me levant. Allons nous coucher.
Il dormit dans la chambre de Lucy, et je restai éveillée une bonne partie de la nuit à tousser, tentant en vain de trouver une position confortable. Il était debout à six heures et demie, et le café passait lorsque je pénétrai dans la cuisine. La lumière du jour filtrait à travers les arbres, et aux feuilles de rhododendron repliées sur elles-mêmes je sus qu'il faisait un froid mordant.
-C'est moi qui prépare le petit déjeuner, annonça Wesley. Qu'est-ce que tu veux ?
-Rien, je crois.
Je me sentais faible, et j'avais l'impression que mes poumons se déchiraient lorsque je toussais.
-De toute évidence, ça empire, dit-il.
L'inquiétude se lisait dans ses yeux.
-Tu devrais aller voir un médecin.
-Je suis médecin, et il est trop tôt pour en consulter un.
Je pris de l'aspirine, des décongestionnants et mille milligrammes de vitamine C. Puis je mangeai un bagel, et commençais presque à me sentir revivre lorsque Rose appela et mit tout par terre.
Docteur Scarpetta ? La femme de Tangier Island est morte tôt ce matin.
-Oh, Seigneur, non !
Assise à la table de la cuisine, je me passai la main dans les cheveux.
Et la fille ?
-Etat grave. En tout cas, il l'était il y a quelques heures.
-Le corps ?
Wesley, debout derrière moi, massait mon cou et mes épaules douloureuses.
-On ne l'a pas encore bougé. Personne ne sait très bien comment procéder, et le Bureau du médecin légiste de Baltimore a essayé de vous contacter, ainsi que le CCPM.
-Qui, au CCPM ?
-Un certain docteur Martin.
-C'est lui que je dois joindre en premier, Rose. Entre-temps, appelez Baltimore, et dites-leur qu'ils ne doivent expédier ce corps à leur morgue sous aucun prétexte avant d'avoir eu de mes nouvelles. Quel est le numéro du docteur Martin ?
Elle me le donna, et je l'appelai immédiatement.
Il répondit à la première sonnerie, l'air soucieux.
-Nous avons effectué des PCR sur les échantillons que vous avez apportés. Trois amorces, dont deux qui correspondent à la variole, et un témoin.
-Alors, il s'agit de la variole ou pas ?
-Nous avons passé en revue la séquence de génom. es. Elle ne correspond à aucun virus de la variole référencé dans aucun laboratoire. Docteur Scarpetta, je crois que vous avez là un virus qui a muté.
-Ce qui signifie que la vaccination ne va pas marcher.
J'éprouvai la sensation que mon cœur venait de tomber dans ma poitrine.
-Tout ce que nous pouvons faire, c'est procéder à des examens sur animaux. Il nous faudra au moins une semaine avant de savoir, et avant de pouvoir même commencer à penser à un nouveau vaccin. Nous appelons cette chose variole pour des raisons pratiques, mais en réalité, nous ne savons foutrement pas de quoi il s'agit. Je vous rappelle également que nous travaillons sur un vaccin contre le sida depuis 1986, et que nous ne sommes guère plus avancés qu'alors.
-Tangier Island doit immédiatement être placé en quarantaine. Nous devons contenir cette épidémie, m'exclamai-je dans un état proche de la panique.
-Nous en sommes conscients, croyez-moi. Nous réunissons une équipe, et nous allons mobiliser la Garde côtière.
Je raccrochai dans tous mes états, et annonçai à Wesley:
-Je dois partir. Nous avons une épidémie de quelque chose dont personne n'a jamais entendu parler, qui a déjà tué au moins deux personnes. Peut-être trois, et peut-être même quatre.
Il me suivit dans le couloir pendant que je continuais de parler:
-C'est la variole, mais ce n'est pas exactement la variole non plus. Nous devons découvrir comment elle se transmet. Lila Pruitt connaissait-elle la femme qui vient de mourir ? Etaient-elles en contact ou bien était-ce la fille ? Vivaient-elles même près l une de l'autre ? Et qu'en est-il de l'approvisionnement en eau ? Un château d'eau. Bleu. Je me souviens que j'en ai vu un.
J'étais en train de m'habiller. Wesley était debout sur le seuil, le visage presque gris, les traits figés.
-Tu vas retourner là-bas.
-Je dois d'abord me rendre en ville, dis-je en le regardant.
-Je prends le volant.
Wesley me déposa, en m'annonçant qu'il se rendait au Bureau local de Richmond pour un moment, et qu'il m'appellerait plus tard. Je descendis le couloir, mes pas résonnant bruyamment, en souhaitant le bonjour à des membres de mon personnel. Lorsque j'atteignis les bureaux, Rose se trouvait au téléphone, et ce que j'entrevis de ma table à travers la porte de communication était accablant. Des centaines de rapports et de certificats de décès attendaient mon paraphe, et le courrier et les messages téléphoniques débordaient de ma corbeille d'arrivée.
Elle raccrocha et je déclarai:
-Ce n'est pas possible, on dirait que je suis partie depuis un an !
-Mais c'est exactement ça que nous ressentons.
Elle se frottait les mains avec de la lotion, et je remarquai une petite boîte de spray facial Vita sur le bord de mon bureau, un produit d'aromathérapie, avec son emballage postal ouvert à côté. Il y en avait également un sur le bureau de Rose, à proximité de sa crème de soins intensifs. Mon regard alla d'un flacon à l'autre, et mon subconscient décrypta ce que je voyais avant même que mon cerveau ne se mette à raisonner. Le monde parut s'écrouler, et je me retins au chambranle de la porte. Rose bondit, envoyant promener son fauteuil sur ses roulettes, et contourna son bureau pour venir me soutenir. -Docteur Scarpetta !
-Où avez-vous eu ça ? demandai-je en fixant le spray.
-C'est juste un échantillon, dit-elle, abasourdie. On nous en a envoyé quelques-uns par la poste.
-Vous l'avez utilisé ?
Elle me regarda, l'air sérieusement inquiet:
-Il vient d'arriver, je ne l'ai pas encore essayé.
-N'y touchez pas ! dis-je d'un ton impératif. Qui d'autre en a reçu ?
Mon Dieu, je n'en ai pas la moindre idée. Qu'est-ce qu'il y a ? Que se passe-t-il ? demanda-t-elle d'une voix aiguë.
Je pris des gants dans mon bureau, m'emparai du spray facial et le plaçai dans un emballage triple épaisseur.
-Tout le monde dans la salle de réunion, et tout de suite !
Je courus à la réception, où je fis la même déclaration. En quelques minutes, tout mon personnel, y compris les médecins en pyjamas de travail, se trouvait réuni. Hors d'haleine, pour certains, ils me fixaient tous d'un air éreinté et désemparé.
Je brandis le sac à pièces à conviction transparent qui contenait l'échantillon de spray Vita, et demandai à la ronde:
-Qui a reçu un flacon de ça ?
Quatre personnes levèrent la main.
-Qui l'a utilisé ? J'ai besoin de savoir si qui que ce soit s'en est servi.
Cleta, une employée de la réception, eut l'air effrayé:
-Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
-Vous êtes-vous pulvérisé le visage avec ?
-Non, j'en ai mis sur mes plantes.
-Les plantes doivent être mises en sac et brûlées, décrétai-je. Où est Wingo ?
-Au Médical collège of Virginia.
Je m'adressai à tout le monde:
-Je n'en suis pas certaine à cent pour cent, et je prie pour que ce ne soit pas le cas, mais il est possible que nous ayons affaire à la contamination criminelle d'un produit. Ne paniquez surtout pas, mais personne ne doit toucher à ce spray, sous aucun prétexte. Savons-nous exactement comment ils ont été expédiés ?
Cleta intervint.
-Je suis arrivée avant tout le monde ce matin. Comme d'habitude, il y avait des rapports de police glissés dans la fente de la boîte aux lettres, et il y avait ça aussi, dans des petits tubes à expédition. Il y en avait onze, je les ai comptés pour voir si on pouvait en donner à tout le monde.
-Ce n'est donc pas le postier qui les a distribués, ils ont simplement été fourrés dans la boîte de l'entrée.
-Je ne sais pas qui les a apportés, mais ils avaient l'air d'avoir été postés.
-Vous pouvez me donner tous les tubes qui vous restent ?
Personne ne les avait ouverts, et ils furent tous réunis puis déposés dans mon bureau. J'enfilai des gants de coton et des lunettes, puis étudiai le tube d'expédition qui m'était destiné. C'était de toute évidence un échantillon de fabricant, affranchi au tarif forfaitaire, et je trouvai tout à fait inhabituel qu'un objet de cette sorte soit adressé à un individu spécifique. J'examinai l'intérieur du tube, et y trouvai un coupon d'achat pour le spray. En l'inspectant à contrejour, je remarquai que les bords en étaient imperceptiblement inégaux, comme si le papier avait été découpé avec des ciseaux, et non par une machine.
J'appelai:
-Rose ?
Elle pénétra dans la pièce.
-Le tube que vous avez. A qui était-il adressé ?
-Ils étaient anonymes, je crois, dit-elle, l'air tendu.
-Alors, le seul à porter un nom est le mien.
-Je crois, oui. Tout ça est terrible.
-Oui. Regardez, dis-je en prenant le tube d'expédition. Les lettres ont toutes la même dimension, et le cachet de la poste est sur la même étiquette que l'adresse. Je n'ai jamais vu ça.
-Comme si cela provenait d'un ordinateur, remarqua-t-elle avec un étonnement grandissant.
-Je vais au labo d'ADN de l'autre côté de la rue, déclarai-je en me levant. Appelez tout de suite l'USAMRIID, et dites au colonel Fujitsubo que nous devons organiser immédiatement une réunion avec lui, le CCPM et Quantico.
-Où voulez-vous qu'on la fasse ? demanda-t-elle tandis que je sortais d'un pas pressé.
-Pas ici. Voyez ce qu'en dit Benton.
Une fois dehors, je parcourus le trottoir au pas de course, dépassai mon parking, et traversai la 14e Rue. Je pénétrai dans le bâtiment où divers labos d'expertise, notamment celui de l'ADN, avaient été déménagés plusieurs années auparavant. A la réception, j'appelai le chef de département, le docteur Douglas Wheat, qui, malgré son sexe, avait été affublée d'un prénom masculin.
Je lui expliquai:
-J'ai besoin d'une hotte et d'une pièce avec un système d'aération en circuit fermé.
-Venez derrière.
Un long couloir en pente, toujours luisant de propreté, menait à une série de laboratoires qui ressemblaient à des cages de verre, où des chercheurs armés de pipettes, de gels et de sondes radioactives veillaient sur des séquences de codes génétiques pour leur faire révéler leur identité. Douglas Wheat, qui se débattait presque autant que moi avec la paperasserie, était installée à son bureau, et tapait à son ordinateur. C'était une femme amicale d'une quarantaine d'années, pleine d'une sorte de charme solide.
Alors, dans quels ennuis vous êtes-vous fourrée, cette fois-ci ? demanda-t-elle avec un sourire.
Puis elle regarda mon sac, et ajouta:
-J'ai peur de poser la question.
-Possible contamination criminelle d'un produit manufacturé. Il faut que j'en pulvérise un peu sur une lame, mais il ne doit à aucun prix se répandre dans l'air, sur moi ou sur qui que ce soit.
Son sourire l'avait abandonnée, et elle se leva, l'air sombre.
-Qu'est-ce que c'est ?
-Peut-être un virus.
-Comme celui de Tangier Island ?
-Je le crains.
-Vous ne croyez pas qu'il serait plus sage d'expédier ça au CCPM, et de les laisser...
Je fus reprise d'une quinte de toux, et expliquai patiemment: