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Ma chère Alice,
Après plusieurs essais infructueux, j’ai décidé de rédiger ces notes sous forme de lettre. J’en envoie tellement, ces temps-ci, que je ne me sens à l’aise que quand je m’adresse directement à mon interlocuteur. Naturellement, vous pourrez y répondre de vive voix, mais il y a d’abord quelques petites choses que j’aimerais vous dire, à ma façon, tant que je suis seule chez moi.
Avant tout, il me faut sans doute évoquer votre intention d’écrire un livre sur moi. (Du moins je présume qu’il s’agit de tout ou partie d’un livre. Vous ne m’en avez pas tant dit.) Naturellement, si vous persévériez dans cette voie contre ma volonté, je n’aurais pas les moyens de vous en empêcher ; je tiens donc à vous assurer que vous avez ma bénédiction. J’ai beaucoup réfléchi, car l’intérêt que vous me portez a fait naître en moi bien des sentiments contradictoires. Je suis flattée, cela va sans dire, mais d’un autre côté je crains que vous ne trouviez rien de bien intéressant dans ma vie. Il y a des années, quand mes livres étaient encore disponibles, un jeune Américain sympathique mais redoutablement intelligent est venu me soumettre la même requête. À l’époque, cela avait suscité en moi le même conflit, mais sur le moment je lui ai répondu non. J’ai craint qu’il n’écrive tout de même ce qu’il voulait, mais à ma connaissance il n’en a jamais rien fait. Par la suite, je me suis sérieusement demandé ce que devrait être ma réaction au cas où quelqu’un d’autre manifesterait un jour de l’intérêt pour moi. J’ai alors décidé que je ne l’encouragerais pas, mais que je ne ferais pas non plus obstruction ; cette décision reste valable.
Pour moi, vous êtes un bon écrivain, Alice. Le manuscrit que vous m’avez prêté m’a beaucoup plu. Vous êtes quelqu’un de très ouvert, et je crois que vous faites un réel effort pour comprendre les gens que vous décrivez dans vos livres. À cet égard, l’intérêt que vous me portez ne me dérange aucunement ; mais je me dois de vous préciser sans ambiguïté que ces notes ne vous révéleront rien de ce que, à mon avis, vous cherchez à savoir. Elles vous indiqueront plutôt quelques pistes à suivre pour entreprendre vos propres recherches.
Par exemple, vous m’avez interrogée plus d’une fois sur mes livres, et la dernière fois j’ai trouvé que vous vous y preniez bien sournoisement ! Je vous en prie, pas de ça avec moi ! Si j’avais voulu vous en parler, je l’aurais fait sans détour. Non que je sois cachottière, mais ces livres ont été écrits à une époque difficile de ma vie, pendant une période précise qui est maintenant bien loin derrière moi et qui, à proprement parler, ne signifie plus grand-chose pour moi.
Néanmoins, le Dictionnaire de la littérature enfantine me consacre un court article (ainsi d’ailleurs que d’autres ouvrages de référence moins pesants, portant sur les livres pour enfants), et un long essai a paru dans un périodique américain intitulé Maryland Literary Quarterly. Ce dernier était une critique négative de mes livres, mais contenait à mon sens quelques remarques très justes.
Les ouvrages eux-mêmes sont difficiles à trouver, mais la tâche n’est pas impossible. La plupart des livres pour enfants ne survivent pas à leur passage entre les mains des petits ; les rares exceptions finissent généralement dans les ventes de charité, et après cela, Dieu seul sait ce qu’il advient d’eux. Mais si vous y mettez du vôtre, vous devriez en dénicher un ou deux. (La dernière fois que je suis allée à la librairie d’occasion de Marlborough, j’ai vu qu’ils en avaient un à vendre. Soixante-quinze livres sterling !!!) Ils ne sont plus réimprimés dans aucune édition, l’éditeur ayant été absorbé il y a des années, et, selon moi, vous ne trouverez les séries complètes qu’au dépôt légal. Mais si vous êtes vraiment décidée à mettre la main dessus, comme je vous l’ai dit, vous ne devriez pas avoir trop de mal.
Vous m’avez également posé plusieurs questions sur mes origines, et là encore, j’aimerais mieux vous mettre sur la piste que vous fournir des réponses directes.
Je suis née en 1915. Mon nom de baptême était Eleanor Seraphina, mais pendant toute mon enfance ma mère m’a appelée « Nell » ou « Nellie », et mes frères aînés « Seri ». J’ai toujours détesté mon deuxième prénom, et je ne l’emploie jamais, bien que je me sois fait appeler Seri à cause de mes frères durant les quelques années qui ont suivi mon départ de la maison. Il me semblait que les jeunes gens trouveraient ce prénom séduisant.
Ma mère s’appelait Lilian Mary, née Bartholomew. Je n’ai jamais connu mon père. Il a été tué en France deux mois avant ma naissance. Il était lieutenant dans les fusiliers gallois, et portait le nom de David Michael Fulten. (Nous n’avons pas d’origines galloises. Son affectation à ce régiment est intervenue, je crois, à la suite d’une rencontre professionnelle.) Avant d’entrer dans l’armée, il était architecte et membre actif du Parti libéral. Il est mort à vingt-cinq ans. Naturellement, tout ce que je sais de mon père ou presque, je le tiens de ma mère et de ce qu’elle me racontait lorsque j’étais enfant. La seule et unique photographie qui reste de lui est en ma possession. Le fait qu’il soit mort dans la fleur de l’âge a affecté toute ma vie. J’ai toujours haï la guerre et ceux qui la font. Ce qui n’est d’ailleurs pas rare chez les gens de ma génération, étant donné que nous avons vu le jour au cours d’une guerre épouvantable et que nous en avons connu une autre pendant les premières années de notre vie d’adultes.
Ma mère s’est remariée longtemps après la guerre. Son deuxième époux, médecin, avait quelques années de plus qu’elle, mais je crois qu’ils ont été heureux ensemble. À cette époque, mes frères avaient déjà quitté la maison, mais moi, je fréquentais encore l’école. Mon beau-père est décédé un an avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale. Ma mère est morte en 1943.
Lorsque la Grande-Bretagne a déclaré la guerre à l’Allemagne, je travaillais en Grèce, où j’étais partie pendant l’été 1939 parce que la guerre semblait inévitable et parce que, naïvement, je pensais y être bien à l’abri. J’avais aussi un autre mobile : un jeune homme du nom de Hugh me faisait perdre la tête, et lui aussi était parti pour la Grèce. Une fois cette histoire-là terminée, j’ai décidé de rester là-bas et de gagner ma vie selon mes moyens. Lorsque la guerre a éclaté, je travaillais pour un armateur d’Athènes et soupirais déjà après l’Angleterre. Hugh s’est couvert de honte par la suite. Vous trouverez un certain nombre d’allusions à lui dans l’ouvrage de Rebecca West[4] intitulé An Understanding of Treachery ; voilà, vous possédez suffisamment d’indications pour deviner ce qu’il était allé faire en Grèce, et en quoi je me suis tellement trompée sur lui. D’autres livres abordent son cas, et quelques-uns me mentionnent au passage.
J’ai été évacuée vers la Grande-Bretagne en janvier 1940. Entre-temps, j’avais rencontré un jeune Anglais, Peter, qui se relevait d’une grave maladie et passait sa convalescence en Grèce. Il s’était attaché à moi, et durant la longue traversée de retour, nous sommes devenus amants. Mais notre histoire était vouée à l’échec. Peter n’était pas complètement remis de sa maladie, et la vie compliquée qui l’attendait en Angleterre lui causait du souci. Nous sommes arrivés à bon port, et la dure réalité de la guerre, avec tous les inconvénients qui l’accompagnaient, nous ont séparés.
J’ai fini par retrouver une ancienne camarade d’école, Joyce, et nous avons loué ensemble un petit appartement à Londres. Il n’était pas difficile de se loger, à l’époque. Joyce s’était engagée comme infirmière dans la marine et travaillait à l'Amirauté, mais personnellement je me tenais aussi loin que possible de tout ce qui touchait à l’armée. J’ai trouvé un emploi de bureau dans un hôpital, et pendant la guerre éclair je me suis fait embaucher comme dactylo à la B.B.C.
Je passe sur beaucoup de choses, et peut-être ai-je tendance à escamoter des faits que vous jugeriez plus intéressants. Je n’ai pas parlé de mes études (j’étais plutôt du genre bûcheuse, presque tout le monde me détestait), ni de mes années folles : les soirées dansantes, les jeunes gens que je fréquentais, les nuits blanches ! (En réalité j’étais plutôt timide, et les folles soirées des années trente paraîtraient sans doute bien sages aux jeunes d’aujourd’hui. Tout de même, à l’époque de mon départ pour la Grèce, je n’étais déjà plus innocente.) Je n’ai rien dit non plus de mes frères (l’aîné, Philip, ferait un bien meilleur sujet de livre que moi).
Je vous donne peut-être l’impression de me jouer de vous, Alice, de vous appâter avec des bribes d’informations en gardant pour moi l’essentiel. Je m’en rends compte tout en écrivant. J’ai la tentation constante de vous raconter tout ce qui me passe par la tête. J’ai aussi envie de déchirer cette lettre avant que vous ne la voyiez. J’ai lu suffisamment de biographies de personnes encore en vie pour savoir qu’il est pratiquement impossible au biographe de demeurer objectif. Peut-être devriez-vous attendre que je ne sois plus là. Quoi qu’il en soit, c’est vous qui décidez. Tant que je suis de ce monde et que j’ai mon mot à dire, je veux vous aider sans pour autant vous influencer.
Mais je ne sais pas encore très bien comment m’y prendre, sans compter que je commence à me fatiguer ; je vais donc prendre quelques jours de plus pour y réfléchir. À ce moment-là, j’ajouterai peut-être quelques détails. Il faut que je vous parle de Peter, qui a réapparu plus tard dans ma vie ; et puis vous voudrez sans doute en savoir un peu plus sur ce qui m’a amenée à écrire mes livres.
Remettons donc cela à plus tard.