20

Il n’y a rien de plus doux que les lèvres d’un vieillard, de vieilles étoffes élimées. Les grand-mères s’éloignent. Tout Ankh Gaston me serre les mains longuement. Il n’est plus que Gaston d’ailleurs, maintenant, son temps de pharaon vient de prendre fin.

Roissy.

La pluie grise derrière les vitres, la ronde des taxis. Il fait froid sur Paris. Le commandant de bord nous a prévenus : six degrés à l’aéroport Charles-de-Gaulle. J’ai, en travers des cuisses, le bateau d’Anubis. Il semble avoir bien supporté le voyage, simplement un morceau de la rame gouvernail bringuebale dangereusement.

« Alors, vous faites bien attention à vous, n’est-ce pas ? »

Certainement, chère madame, le conseil vient peut-être un peu tard, mais nous nous en souviendrons quand même. Agitation soudaine : le car de Viry-Châtillon est là. Ils manœuvrent avec peine les chariots, emmêlent un peu leurs roues, vite, vite… Adieu, les compagnons. On espère se revoir, bien sûr, bien sûr, cela nous fera plaisir aussi, pas de doute là-dessus.

Je sais qu’Andrée ne viendra pas, elle n’est pas stupide. J’ai eu, pourtant, la crainte de la voir surgir tout à l’heure : une fourrure emperlée de pluie et les mêmes cheveux sombres, lisses comme une eau lourde, les bandeaux souples et symétriques… La voyageuse s’est tournée et son profil m’a libéré. Je ne pensais pas autant craindre de la revoir. Il y a là, que je le veuille ou non, un tribunal devant lequel je passerai.

Claude pose sa main sur mon bras.

« Je partirai demain chez ma sœur pour quelques jours. Cela fait longtemps que je lui ai promis. »

Des voix se chevauchent dans le déroulement des noms : le vol pour Miami et Caracas est imminent, celui pour Londres aussi.

« Tu ne m’en avais pas parlé.

— Cela me fera du bien de prendre du recul, de réfléchir un peu.

— Prendre du recul, c’est reculer. »

Nous nous regardons. Peut-être pouvons-nous devenir ennemis.

Je n’ai pas pu arrêter ma phrase à temps. J’avais autrefois plus de contrôle.

« Tu devrais te méfier des formules à l’emporte-pièce. »

Beau retour. Il n’y a pas une demi-heure que nous sommes descendus de l’avion. Elle n’a pas eu ce visage buté durant tout le voyage.

« Ne me demande pas de justification, Pierre, je pense qu’il est bon pour moi de réfléchir. Je le ferai mieux ailleurs qu’à l’Établissement, c’est tout. »

C’est tout, en effet. Il n’y a rien d’autre à dire. Quoi de plus simple ? Et, surtout, qui pourrait t’en vouloir ? Surtout pas moi qui vais retrouver, dans quelques jours, les joies familiales. Je ne m’arroge aucun droit sur toi.

« Et puis je ne peux plus faire semblant de m’intéresser aux joies que nous permet la vie assise, je ne peux plus me…

— Ne pleure pas. »

Ses lèvres ont un goût salé. On nous regarde : deux assis, deux cloués… Ces gens-là devraient être calmes, avoir pris le parti de leur grand malheur. De quoi ont-ils l’air avec leurs baisers et leurs larmes ? Auraient-ils donc, eux aussi, des passions humaines ? Des peines de cœur ? C’est incroyable, on leur construit partout des plans inclinés, des facilités pour traverser aux feux rouges, ils ont des ascenseurs réservés, on tourne des films sur eux, ils ont leurs jeux olympiques, et ce n’est pas suffisant. Il faut aussi qu’ils aient des émotions, qu’ils donnent dans la tragédie. Il ne faut pas exagérer. On est prêts à les pousser, à leur donner un coup de main pour les extraire ou les remettre dans leur gangue, encore faudrait-il qu’ils acceptent de s’éloigner un peu des choses qui ne doivent arriver qu’aux seuls debout.

« Je ne voulais pas dire cela. »

Je n’arrive pas à détacher le Kleenex, le papier se déchire sous mes doigts. Elle se mouche avec violence, fourrage dans ses boucles. La bague de Memphis lance une lueur pauvrette.

« Je veux cet enfant, je le veux avec toi, et je veux aussi lui donner une mère normale. »

Quelque chose se serre. Il faut que je brise cette boule, cette boule de plomb au centre de ma gorge.

« Va chez ta sœur, c’est une bonne idée, et je suis un con. Il faut du calme après la tempête.

— Je resterai seulement quelques jours.

— Reste tant qu’il le faudra. »

Nous quittons l’aéroport. M. Bernard s’excuse. M. Bernard est l’ambulancier de l’Établissement, il a été retardé par des embouteillages, c’était bouché sur les périphériques.

« Mademoiselle et Monsieur ont fait bon voyage ? Mademoiselle et Monsieur sont tout bronzés, ils ont des mines magnifiques, Mademoiselle et Monsieur ont bien de la chance car, ici, la pluie, la pluie, la pluie et la pluie. On ne peut pas dire qu’on est gâtés cette année, si ça continue comme ça on se demande où on va aller, et, en plus, pour l’agriculture, c’est la catastrophe parce que tout est pourri. On s’étonne après que les légumes soient chers, et c’est quand même un peu facile de tout mettre sur le dos du gouvernement bien que c’est tout de même bien vrai qu’il ne fasse pas grand-chose. Et les pyramides, c’est vraiment aussi grand qu’on le dit ? Parce que moi, l’année dernière, on a été au mont Saint-Michel avec ma femme et c’était tout de même un peu décevant parce qu’on l’avait tellement déjà vu sur des cartes postales que ça ne fait plus vraiment d’effet et simplement on a le relief en plus. Si ça ne vous dérange pas, je vais couper par la place de la Concorde et traverser parce que, si c’est aussi bouché que tout à l’heure, on va rester bloqués une heure vers la porte d’Auteuil… »

La pluie derrière les glaces.

Les couleurs n’ont pas disparu, elles se sont nuancées, des dominantes grises. La Madeleine, coulée dans l’ivoire des colonnes, s’inverse sur l’asphalte de la rue Royale… Un jour, j’ai acheté un bijou pour Andrée dans l’une de ces boutiques, à Noël. J’ai toujours cherché mes cadeaux dans les dernières minutes, je détestais choisir. Je lui ai pris un bracelet d’or fin, n’importe quoi, pourquoi ne pas l’avouer. Je me revois signant le chèque. Nous avions réveillonné avec des amis…

L’Obélisque, les Champs-Élysées sur la droite. La main de Claude serre la mienne. J’aime les parties monumentales des villes, les perspectives longues et ouvertes.

La voiture s’engage boulevard Saint-Germain. Battement des essuie-glaces, nos vies se décident en cet instant : continuer dans la touffeur du foyer, retrouver peut-être l’ancien calme, ou recommencer. Cette fille de rien, et de douceur, un enfant nouveau, il faudra repartir, un appartement, un nouveau décor, de nouvelles gens, et moi au centre, si peu maniable…

Saint-Germain, des visages, des souvenirs, mais qui n’en a pas eu ici ? C’est un quartier fait pour cela, un coin pratique pour les rendez-vous, des tas de bistrots… Il a été construit pour la nostalgie.

« Personnellement, je ne suis pas très fort pour les voyages, et si ce n’était pas ma femme, je ne bougerais pas parce que d’abord j’ai le chat et qu’on dira tout ce qu’on voudra, mais, même si les voisins s’en occupent bien, et je peux vous dire que les nôtres s’en occupent bien, ce n’est quand même pas la même chose que quand c’est soi, ou alors on ne connaît rien aux bêtes, et je peux vous dire que, chaque fois qu’on retourne, ça peut durer trois jours, et, bon, il nous fait la tête, ça alors je peux l’affirmer. Il nous fait la tête. Mais, ma femme, c’est les voyages, elle voudrait toujours voyager. Ça tombe mal évidemment parce qu’on peut dire que, sur ce plan-là, alors, on ne s’est pas bien trouvés, mais… »

La voix s’estompe, il n’arrêtera plus. Tout ce que nous avons vu existera-t-il durant notre absence ? Pourtant je sais que, tout là-bas, les temples continuent de monter une garde immobile sous le soleil impassible, les colosses d’Abou-Simbel fixent le ciel de leurs yeux de pierre.

« Tu peux pas serrer, Ducon ? »

Le taxi passe en rafale, les passants s’écartent sous le geyser d’eau sale jaillie du caniveau. C’est donc cela que nous sommes devenus ? Andrée viendra demain.

« Tu ne m’as pas dit si tu avais aimé ce voyage. »

Derrière elle, l’eau ruisselle, noie la tour Montparnasse, masse ondulante et noirâtre sillonnée de larmes en rigoles. Porte d’Orléans bientôt, nous quittons la capitale.

« J’ai détesté. »

Elle renverse la tête contre l’accoudoir. Allons, je ne me passerai plus de ton sourire.

« Je le savais. »

Un enfant, Claude et moi… Des camions nous doublent dans un hurlement de drap déchiré, arrachant des gerbes d’eau. C’est un de ceux-là que j’ai heurté un jour, presque le même, une citerne interminable. Dix secondes, cinq secondes, et je pouvais l’éviter. Pour la première fois de ma vie, je me demande si cela aurait été une bonne chose. J’aurais continué à courir : Genève, Londres, Riad, les diamants de la rue Royale à l’ultime moment, les déjeuners, les cravates choisies… Peut-être mes jambes sont-elles le prix qu’il fallait payer pour que l’autre homme naisse. A moi de faire le reste, de l’amener tout à fait au jour.

Une chance est là, terrible, trop grande pour moi peut-être, tel est le vrai débat.

L’averse redouble, voile les panneaux, nous roulons dans du coton mouillé. Ma vie ne sera rien d’autre qu’un regret si je te manque.

Je ne veux pas te manquer.

 

 

 

La mâchoire s’ouvre, s’étire, dévoilant les crocs jaunes et les gluances d’une langue chargée. La crinière ondule et, avec lenteur, le lion repose sa tête contre ses pattes serrées : une attitude de minet sur un coussin.

Sur la banquette arrière, Henriette regarde, visage serré. Pas de peur, pas de joie. Une concentration totale. J’ai, durant longtemps, beaucoup souffert – non, d’ailleurs, je n’en ai pas souffert, je ne vois pas pourquoi je raconterais des histoires -disons que j’ai ressenti un énervement de ce que ma fille ne corresponde pas au mythe de l’enfant rieur et expansif. Je cherche, en elle, le ressort qui déclenche la vie et je ne le trouve pas. Pauvre Henriette, pourquoi l’avons-nous amenée là ? Elle ne nous l’a pas demandé, elle ne nous a même pas demandé de ne pas y aller. C’est nous qui la trainons dans les endroits où vont les gosses.

« Les girafes. »

Au-dessus des arbres dépouillés, deux têtes oscillantes, surmontées de cornes d’escargot duveteuses. Dans la voiture devant nous, deux garçons braillent, leurs cris parviennent étouffés à travers les vitres fermées. Ils étaient au restaurant, tout à l’heure, une table près de la nôtre. Ils mouraient d’envie de pousser mon fauteuil, de me lancer comme une fusée, une longue glissade sur un caddie de supermarché dans une allée vide. Dans le brouhaha, je ne pouvais pas entendre leurs questions. Ils avaient l’air, en tout cas, de m’envier d’être sur ce grand jouet à roulettes. Peut-être vont-ils commander le même au Père Noël ?

Nous roulons doucement dans les allées du parc, sous un soleil qui porte déjà les meurtrissures de l’hiver, un disque de fer étamé et lointain, un dos de casserole, suspendu à un mur géant.

« Tu n’as pas froid ? »

Elle fait signe que non. J’ai peur qu’elle ait froid. Il y a des gens qui donnent toujours cette impression, ils semblent s’engoncer en eux-mêmes à la recherche d’une chaleur qui ne vient pas. Henriette ne sait pas qu’elle est un rempart entre Andrée et moi, petite muraille de chairs tristes qui sera peut-être, un jour, un enjeu terrible. Il est encore plus abominable de faire souffrir ceux qui ont l’air d’avoir été créés pour cela.

Quatre heures déjà, la visite se termine. Deux singes ont, tout à l’heure, sauté sur le capot et ont effectué quelques gambades comme s’ils avaient été payés pour le faire, deux clowns de service qui accomplissent leur numéro en vitesse, sans plaisir, en vieux professionnels. C’est un après-midi raté mais cela n’a guère d’importance, nous n’en attendions rien.

Hier soir, je leur ai donné leur cadeau, à l’une et à l’autre. Elles n’ont pas reçu les cartes postales que j’avais fini par écrire, sans doute se sont-elles perdues. Pour la petite, j’ai raconté un peu le voyage, mais elle n’a pas posé de questions. Je crois que cela ne l’intéressait pas vraiment. Lorsque Andrée et moi sommes restés seuls, nous avons décidé de renvoyer les discussions à plus tard. Elle revenait d’Amsterdam en voiture, il y a une grève des aiguilleurs du ciel et elle a dû prendre la route. Elle a eu des ennuis à la douane pour le passage de deux gravures hollandaises et elle mourait de sommeil. J’ai eu aussi l’impression qu’elle retardait le moment de l’affrontement. Cela m’a arrangé, je ne suis certainement pas aussi courageux qu’autrefois, si tant est que je l’aie un jour été.

« Ça t’a plu ?

— Oui. »

Nous roulons entre des terres brunes. Je hais ces régions plates. Circulation fluide, comme l’annonce la radio. Me voici revenu dans le monde de la normalité : père de famille roulant, en compagnie de sa fille et de son épouse, vers sa maison de campagne, un dimanche soir après la visite de Thoiry. Ils prendront un repas froid, regarderont le film de vingt heures trente sur la première chaîne tandis que le feu s’éteindra dans l’âtre. Ils reprendront la route lundi matin, de bonne heure, déposeront leur enfant à l’école, et tout recommencera la semaine prochaine.

Je crève. Je sens que je vais crever.

Claude est rentrée depuis quatre jours. J’ai eu un coup de téléphone. À la fois serein et passionné.

Elle a prévenu Fogerol et les autres de sa décision. Une date précise n’a pas encore été fixée, mais, dans un mois environ, tout sera fait. Avec l’appareillage et la rééducation, il semble que l’été prochain elle sera debout. Des cannes seront nécessaires, et puis elle les quittera. Une nouvelle naissance.

« Tu es fatigué ? »

J’ouvre les yeux.

« Excuse-moi, je m’endormais. »

J’ai pris cette habitude de mentir, de me préserver de ma condition de malade. Si je lui dis que je réfléchissais, elle saura à qui et pourquoi. Encore une peine inutile.

Les dernières frondaisons se reflètent dans le pare-brise, un rideau mouvant d’ombre et de lumière s’écrase au centre et glisse à toute allure sur les côtés pour disparaître le long des flancs de la Peugeot. Nous glissons dans un théâtre d’ombres végétales.

Andrée clignote. Nous ne sommes plus très loin maintenant. Je déteste ces retours dans le soir qui tombe, je ne veux plus vivre cela, il faut que je casse ces crépuscules, que je fasse éclater toute cette monotonie, cette lourdeur. Il me faut ton rire, tes larmes, ta voix, tout, merde. Je ne peux plus continuer dans cette peur latente, dans tout ce déjà vu, déjà fait.

Voici le portail.

Andrée descend. Les grilles résistent. J’ai passé deux week-ends à les remettre en état. J’ai même dû m’y intéresser. Il a fallu gratter les barreaux un par un, passer l’antirouille, limer… Il faudrait recommencer aujourd’hui. Et puis les herbes ont poussé.

Nous mangeons. Henriette a récité sa leçon tout à l’heure. Le film est sans intérêt, c’est une reprise, nous l’avons déjà vu il y a quelques années au cours d’un week-end tout semblable. Ce sera mieux, d’ailleurs, qu’elle se couche de bonne heure. Elle m’embrasse, Andrée monte avec elle. Lorsqu’elle redescendra, nous parlerons. Je cherche mes cigarettes, ma fumée-bouclier.

La voici. Pantalon étroit de velours, un chandail, un bracelet d’argent tout simple. Il n’existe pas de femme plus désirable. Si je le veux, tout à l’heure, nous ferons l’amour. Nous le faisions un peu, nos corps se connaissaient, et le désir ne meurt pas aussi facilement. Il suffit d’une parole, d’un mot tout simple, et adieu les amants du Caire, nous renverrons les nuits pâles de Louxor dans les tombes profondes de la vallée des Rois.

Le feu cerne son visage d’une lueur rouge. Elle a préparé ses phrases, ses arguments, tout est au point, je le sens dès les premiers mots. Je vais avoir contre moi une machine lancée, organisée, je ne ferai pas le poids.

« Ma situation est insensée, Pierre. Tu pars dix jours avec une femme, et si je te quitte, ce qui me paraît la seule solution après ce que tu viens de me faire, c’est moi qui aurai l’air d’un monstre et je ne peux l’accepter, ni pour Henriette, ni pour moi. Peux-tu m’expliquer quelles sont tes intentions ?

— Peux-tu m’expliquer d’abord en quoi tu aurais l’air d’un monstre ? »

Elle tisonne une bûche, écarte les cendres grises.

« Pour les gens, on ne quitte pas un handicapé. Si nous divorçons, il est évident que j’aurai tous les torts. Je n’ai pas d’amant et tu as une maîtresse, mais cela ne compte pas. On ne quitte pas un homme dans ta situation sans être considérée comme une salope. On pensera, de plus, que, si tu as une maîtresse, j’y suis évidemment pour quelque chose.

— Il me semble que tu t’occupes un peu trop de ce que les autres pensent ou penseront. Il serait peut-être plus important de savoir ce que nous pensons nous, et…

— Tu veux savoir ce qu’ont été pour moi ces dix jours ? »

Je la savais nette et franche, mais j’ignorais qu’elle pouvait aller si loin dans la brutalité.

« J’ai fermé la galerie et j’ai passé les trois premiers jours à pleurer. Mais, n’aie aucune crainte, cela ne se produira pas ce soir, tu n’as pas à redouter ce spectacle, je n’ai plus de larmes. »

Toutes les cartes sont de son côté, elle les abattra.

« Tu m’as trompée et je ne peux plus lutter contre toi comme j’aurais pu le faire avant l’accident. En fait, tu exerces sur moi un véritable terrorisme, celui des handicapés, et je veux croire que… »

Une fissure : le masque se défait. Ce n’est jamais vrai que l’on n’a plus de larmes, il en reste toujours.

Elle a toutes les cartes, donc elle est la perdante. Moi, sur ma chaise, on me pardonnera tout, y compris de refaire ma vie avec une femme qui est ma semblable. Quoi de plus compréhensible ? Il ne te restera rien, Andrée. Le camion en travers de l’autoroute t’aura brisée plus que moi.

Les larmes coulent maintenant, mais la voix s’est calmée.

« Je ne mettrai pas Henriette en avant. Je suppose que tu y as pensé, mais il y a une chose qu’il faut que tu saches : j’ai souffert terriblement cette dernière année non pas de te voir ainsi – cela a été dur, mais je crois que je l’avais admis – non, j’ai souffert parce que tu t’es éloigné de moi, de plus en plus à chacune de mes visites. J’ai cru, au début, que tu m’en voulais d’être debout, mais ton détachement était plus profond, il venait de très loin, et je ne le comprenais pas. Je ne le comprends encore pas car je t’aime toujours. »

Il fait bon dans la pièce tandis que les ténèbres se referment autour de moi. Comme il serait aisé de choisir entre le mal et le bien, entre le bonheur et le malheur, mais tu es si lisse, Andrée, que je ne peux accrocher à toi aucun reproche, aucune acrimonie. Pourquoi le ferais-je ? Tu m’aimes toujours, moi, l’amour m’a quitté et un autre est venu. Qui a tort de nous deux ? Personne, sans doute. L’un de nous va souffrir injustement et il va falloir que nous décidions lequel. Il y a Claude quelque part dans cette nuit d’automne, elle ne dort pas encore, elle me dit lire beaucoup, écouter de la musique, et réfléchir toutes lampes éteintes. Elle sait que pour moi le temps est venu des explications décisives. J’imagine sa silhouette assise, les grands yeux ouverts dans le noir, les boucles courtes qu’elle enroule autour de son index, tout ce visage pathétique parce qu’il est fait pour la joie et que c’est la tristesse qui l’emplit en cet instant.

Je ne supporte plus le silence qui règne à présent. À la ville, j’aurais au moins une rumeur et ce serait un refuge. Le feu brûle sans craquements, sans ronflements. Claude là-bas, et Andrée si proche. Comment pourrais-je vous quitter ? Et pourtant, l’une doit sortir de ma vie. C’est cela aussi l’infirmité : nous ne vivons plus que des choses entières, nous ne pouvons plus donner dans l’éparpillement des demi-mesures que permet la disponibilité. Je ne suis plus l’homme des rendez-vous clandestins, toutes ces facilités médiocres m’écœurent. La réalité m’impose un choix absolu et, sans avoir à faire un bilan de mon passé, je sais que je n’en ai jamais eu à effectuer d’aussi difficile.

Non, je ne fumerai plus. Non, je ne m’accorderai pas la nuit de réflexion, la nuit qui porte conseil, ce sommeil transformé en répit qui est encore la marque de l’hésitation. Il faut que ce soit à présent, tout de suite que j’écarte pour toujours cette fille que j’aime et qui, demain, marchera, avec qui je sais pouvoir vivre des choses folles et totales, ou bien cette femme qui est la mienne, belle et misérable, qui attend au coin de ce feu que je dise les mots qui la condamneront ou lui redonneront l’espoir.

Je ne sais même plus si je suis coupable. Cela n’a pas d’importance, je m’arrangerai plus tard avec moi-même. Je sais seulement qu’il faut que les choses soient dites, qu’elles se fassent, que tout atermoiement est malhonnête, et que je n’ai pas le droit de traîner. Il n’est plus temps d’être diplomate et intelligent, il n’est plus temps de ménager. Je tiens entre mes mains la foudre pour l’une d’elles. Aucune des deux ne me pardonnerait de ne pas la lancer. Jupiter dérisoire, si plein d’amour et de crainte, d’amour pour toi aussi, Andrée, même si tu es la victime, et pour toi, Claude, je n’ai même plus de mots.

Allons, il faut parler, moi qui hais les sentences… J’ouvrirai la bouche lorsque la bûche craquera. Le bois est sec et flambe, cela ne tardera pas. Au centre, là où les flammes se rejoignent, le rouge du feu est plus ardent. C’est là que l’effondrement se produira, c’est de ce cœur embrasé que tout va naître.

Il reste peu de temps.

 

 

 

Le 17.

Cette fois, c’est décidé : opération le 17. Excellent chiffre parce que 1 plus 7 font 8, et 8 c’est 2 fois 4 qui est lui-même 2 fois 2, et 2 c’est 2 jambes, 2 bras, 2 oreilles, bref, je dis n’importe quoi. Survoltée, la nénette. Tous tests positifs, j’appareille pour le grand large. Ne t’inquiète en rien, les risques ont été pesés, calculés au milligramme et au millimètre près. Le résultat de tout ça c’est que le coefficient de réussite apparaît plus fort que celui d’échec. Mon charcutier bourguignon ne me l’a pas envoyé dire, mais j’ai ma carte à jouer.

Je suis à la fois malheureuse et heureuse que tu ne sois pas là en ce moment. Malheureuse parce que j’aimerais tant te voir et t’entendre, et heureuse parce qu’il faut que j’affronte ce qui va suivre toute seule et que je n’ai que faire d’un gros balourd comme toi qui serait toujours dans mes jambes.

Trop excitée pour continuer. Tu recevras les deux lettres en même temps, mais je ne pouvais pas attendre pour t’annoncer la nouvelle.

Je t’embrasse donc, comme la première fois, comme la deuxième, la troisième, toutes les suivantes jusqu’à la dernière.

Dans 4 jours !