17
Le pont. La nuit.
En face, quelques lumières clignotent : c’est Edfou, la ville interdite. Sur le quai, là-haut, des sentinelles patrouillent. Il y a eu des troubles la semaine dernière, quelques rafales, des blessés. En tout cas, le port est l’un des plus laids et des plus sales du monde. Quelques péniches pleines à ras bord de choses gluantes et vétustes sont accostées près de nous, contre une fosse à purin géante, tandis qu’une voie ferrée désaffectée rouille en contrebas. Au ras de la coque, un chameau décharné boit à longs traits une eau moirée de gas-oil. La crasse est si épaisse que les étoiles ne parviennent plus à se refléter dans le fleuve.
« Descendre le Nil, dit Claude, c’est prendre une autoroute liquide et s’arrêter de temps en temps pour stationner dans les parkings.
— Ce n’est pas toujours exact, mais c’est vrai que c’est parfois l’impression que ça donne. »
Nous fumons des Néfertiti cette fois.
Une rumeur continuelle monte des cabines et de l’entrepont. C’est la préparation de la fête, une vieille tradition qui doit sans doute plonger ses racines dans la mémoire collective de Viry-Châtillon. Mme Hélène est venue, tout à l’heure, nous avertir du programme : il y aura gâteau avec bougies et déguisements. Nous avons cru comprendre que le déguisement était un phénomène courant et très apprécié par tous les membres du club.
« Ils sont incroyables, constate Claude. Ils ont crapahuté toute la journée dans le sable et la rocaille, et, au lieu d’aller tranquillement se coucher, ils vont faire la nouba toute la nuit. »
Un frôlement derrière nous, c’est Flamier. Une silhouette de conspirateur. Il nous repère au rougeoiement des cigarettes.
« Regardez ce que j’ai acheté. »
Je craque une allumette. Une tête de crocodile me fixe de ses yeux de verre. Claude a contrôlé un léger sursaut. Ce ne devait pas être un très gros crocodile, mais tout de même…
« Trois livres, dit-il, autant dire rien du tout. »
Il cherche à excuser son achat. Il a déjà la cabine pleine de scarabées, de sphinx, de sarcophages, de Ramsès II, d’obélisques, tous les dieux, tous les monstres, le tout en bakélite, plastique et évidemment talc de Hong-Kong. Plus le crocodile.
La voix de ma compagne retentit, sévère :
« Vous l’avez montré à votre femme ?
— Justement pas. Tiens, justement, à ce propos… C’est, d’ailleurs, la raison principale du fait que je vous dérange… »
Il tourne autour du pot, s’emberlificote. Je le devine empêtré dans ses cachotteries.
« Je voulais vous demander si ça ne vous dérangerait pas de le garder avec vous, dans votre cabine ?
— Vous n’avez plus de place ? »
Il se tortille, se pique les doigts à la mâchoire du saurien.
« C’est pas tellement ça, mais je crains un peu que ma femme ne le fasse passer par-dessus bord. Je lui avais promis de ne plus rien acheter, mais une pareille occasion…
— On le garde, dis-je, ne vous en faites pas. »
La solidarité masculine joue à plein.
« Alors vraiment, je peux compter que…
— Vous pouvez compter. »
Il se lève, fait quelques pas, revient.
« Il faut que j’y aille, je dois préparer mon déguisement.
— Vous serez en quoi ?
— En scribe. C’est pratique pour moi, le scribe, suffit que Simone me prête sa jupe en flanelle et le tour est joué. Je suis aussi chauve que la statue, alors ça tombe bien. Et puis j’ai aussi l’estomac un peu fort. »
Il s’éloigne. Je la sens émue.
« Je veux absolument voir ça, dit-elle. Je me demande en quoi va être Marcel. »
Nous restons seuls sur le pont. Il fait très doux. Des rires étouffés montent, de vieux rires étonnamment jeunes. Encore une heure avant de descendre.
La moitié déjà. La moitié du voyage est achevée. Non, je ne penserai pas à ça, le temps ne doit plus compter.
« Besoin de rien ?
— Scotch, dit-elle.
— Deux. »
La tête du steward disparaît. Claude s’étire.
« Sur le pont d’un bateau amarré au rivage, les deux amants goûtent la douceur de la nuit orientale. Qu’est-ce que tu dis de ce début de chapitre ?
— On sent déjà poindre le best-seller. J’aime bien les deux amants.
— Les deux moitiés d’amants, dit-elle.
— J’aime moins. »
Là-haut, sur la digue, un bruit métallique : la sentinelle heurte le parapet de son arme.
« Et puis ce n’est pas juste : tu es la seule personne au monde avec laquelle je me sens être un bonhomme tout entier. »
Elle tire sur sa cigarette. Je peux sentir à sa façon de fumer si les choses vont ou ne vont pas.
« J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? »
La lune dessine les contours. Une femme de carton découpé.
« Ne nous renfermons pas trop l’un sur l’autre. Ce serait une erreur de n’être bien qu’ensemble. »
Qu’est-ce qu’ils attendent pour apporter le scotch ! J’en ai besoin.
« Explique-toi mieux. »
Son mégot grésille dans le cendrier. Nous fumons trop, l’un comme l’autre.
« Nous sommes bien ensemble, dis-je, qu’est-ce que tu cherches d’autre ?
— Je ne veux pas être bien qu’avec toi. »
Rarement on peut voir une lune aussi précise. La ville monte au-dessous de nous, blanche et morte. La corde tressée qui retient le chameau entravé crisse contre les pattes sèches.
Je sais… Ne pas s’enfermer avec ses seuls semblables… Les autres aussi existent, ne pas se couper d’eux surtout… Et puis tu marcheras un jour, tu renoueras avec le monde : je comprends ta crainte. Il te faut un peu de patience. Dans quelques mois, si tu veux, tu pourras reprendre tes avions, marcher dans les rues, retrouver l’homme de Londres, et moi, je continuerai à vivre avec mes cuisses mortes. C’est vrai que, depuis le départ, nous n’avons été que deux, les autres nous agacent ou nous amusent, mais ils ne comptent pas. Il en serait peut-être de même, d’ailleurs, si nous étions sur nos deux jambes. Mais, si nous étions sur nos deux jambes, serions-nous tous deux dans cette nuit, sur ce pont ?
Les glaçons tintent, des whiskies d’argent, phosphorescents dans la lumière blanche.
« Tu gâches ce moment, dis-je. C’est ce que tu cherches ? »
Tout est là pourtant : le clapotement, les lumières ténues, l’odeur fanée d’un monde ancien, cet alcool dans nos verres, la fête à venir, et puis l’amour, après, dans la cabine trop étroite… Les balcons de la nuit nue. Où ai-je lu ce vers ? Pourquoi me vient-il juste en ce moment à la mémoire ? C’est vrai, d’ailleurs, que cette nuit est nue. Elle a la limpidité, l’impudeur d’une femme naïve ou perverse.
Elle se rapproche de moi, je l’ai senti à son parfum.
« Ne m’en veux pas, cela m’arrive. Je dois avoir quelque chose de destructeur en moi. C’est vrai que nous aurions pu faire de cette soirée l’un des plus beaux moments du voyage.
— Tout y était trop, dis-je. Il faut se méfier des trop beaux décors, rien de pire que les instants de grâce. Nous allions sombrer dans le sentiment, tu as bien fait de redresser la barre. »
Ses mains remontent sur mes tempes. Je ne vois plus ses traits dans l’ombre.
« Je suis vraiment une emmerdeuse. La prochaine fois, balance-moi dans le Nil. »
Je l’embrasse. Elle a des lèvres de nuit, tièdes encore, comme si elles avaient gardé, elles aussi, la saveur d’un long jour de soleil.
Je la tiens dans mes bras tandis qu’en contre-lune passent des chameaux chargés de canne à sucre et de blocs d’albâtre. La caravane. Les bâtons lancés à la volée claquent sur les échines décharnées. Ils s’enfoncent dans la ruelle centrale, celle qui donne sur le souk. Tout devient minéral, le fleuve même n’est plus qu’un gel immobile pris par le temps. Plus un souffle d’air. Le soldat, là-haut, s’est pétrifié comme les guerriers de granit en creux dans les hauts murs des temples. Toi seule es vivante contre moi, toi seule comptes, et c’est peut-être ce qu’il ne faut pas.
« Les lumières, éteignez les lumières ! »
Les bougies vacillent. J’ai peur qu’elle n’y arrive pas. Elle gonfle ses joues.
Noir total, vivats, hurlements. Il n’y a rien de pire qu’un club du troisième âge pour faire du tapage.
Gaston s’enveloppe dans son drap et rajuste ses lunettes noires. Il est en émir. Son copain, à côté de lui, rajoute du bouchon brûlé sur sa lèvre supérieure pour épaissir sa moustache. Il est également en émir. Je suis à côté du scribe et Claude trône au bout de la table, entre Renonçot et Mme Hélène. Renonçot a sur la tête une serviette-éponge qu’il a serrée autour de son front avec un collier appartenant à Mme Renonçot. Il est donc également en émir, lui aussi. Mme Hélène n’est pas déguisée, car elle est la monitrice.
« Il faut couper le gâteau », dit Mme Flamier.
Mme Flamier a un curieux costume : une sorte de blouse blanche qu’elle semble avoir mise à l’envers, et elle s’est fait, avec un Paris-Match volé dans le salon de l’entrepont, une étrange coiffure qui tient du chapeau de gendarme, du bonnet de révolutionnaire, de la chéchia et de la maquette d’un Boeing 747. Je me demande en quoi elle peut bien s’être déguisée…
« Et votre mari ? »
Mme Godreau sourit. C’est vrai que Marcel n’est pas encore là. Son épouse a revêtu une tenue de soirée bleu pastel parsemée de fleurettes mauves et striée d’exubérances rougeâtres cernées de formes jaunâtres, couleur pus : des furoncles dans la prairie.
« On peut pas commencer sans Marcel, dit Tout Ankh Gaston. Et puis faut faire des photos. »
Des pas dans la coursive, la porte s’ouvre, des exclamations.
« Bravo, Marcel ! »
Il apparaît dans l’encadrement de la porte. Enveloppé dans la chemise de nuit de sa femme recouverte de papier chocolat, il tient dans sa main droite une écumoire empruntée à la cuisine. Sur sa tête : l’abat-jour renversé de la lampe prise sur la table de nuit de sa cabine. L’abat-jour est lui aussi scotché de papier argent.
Applaudissements nourris.
Marcel traverse la salle et va s’asseoir à côté de son épouse qu’il ne quitte pas de l’œil.
Silence à la tablée.
Marcel soupire, va pour poser son écumoire à côté de sa serviette, se ravise et reste immobile.
Toussotements.
Beulart sera le plus courageux de tous.
« T’es en quoi, Marcel ? »
Il promène un regard navré sur l’assemblée, contemple son écumoire et se laisse aller doucement contre le dossier de la chaise.
« En Ramsès II, dit-il, ça ne se voit pas ?
— Mais si, dit Gaston, tu parles que ça se voit ! »
Brouhaha général d’acquiescement. Et comment qu’on l’avait tous reconnu ! Dès la première seconde.
« Et l’écumoire, qu’est-ce que c’est ? »
Il se tourne vers Claude avec précaution pour ne pas faire choir la couronne instable.
« Le spectre », dit-il.
Mme Godreau frémit et rectifie :
« Le sceptre. »
Il se tourne vers elle avec lenteur et toute la tristesse de l’univers passe dans le regard du pharaon déchu. Il y a trois mille ans, il l’aurait fait jeter aux crocodiles pour une telle offense. Mémé Godreau a de la chance, le vent de l’Histoire a travaillé pour elle.
Je goûte le gâteau. À la première bouchée, on pourrait croire qu’on vient d’avaler la bougie, mais non, c’est la fabrication maison : saindoux, farine et chocolat. Je vois Claude faire glisser sa part à grands coups de bière blonde.
« J’ai des pastilles digestives », propose Mme Flamier.
Son mari-scribe pioche avec enthousiasme dans la pâte spongieuse et hypersucrée.
« Elle a toujours ce qu’il faut, dit-il, d’ailleurs c’est normal pour une infirmière. »
Une infirmière, c’est ça ! Comment n’ai-je pas deviné plus tôt ! La blouse blanche aurait, tout de même, dû me mettre sur la voie, mais la coiffure m’a orienté sur une fausse piste.
Conversations par groupes. Je les regarde. Ils ont l’air parfaitement heureux, c’est la pleine fête.
« Ça nous arrive souvent, dit Flamier, on fait des repas comme ça. »
Mme Hélène sourit. Elle les connaît bien, rien ne peut la surprendre.
« Et vous, ça va, vous êtes content du voyage ? »
Je lui souris. Gentil, le petit scribe. J’ai sa tête de crocodile dans ma valise.
« Et votre petite dame, elle est contente ?
— Ce n’est pas ma petite dame, mais je crois qu’elle est contente.
— Ah ! »
Il voudrait bien savoir, avoir plus de détails. Ça doit les intriguer, évidemment. Ils pensent peut-être que c’est un voyage de noces, que les gens en petite voiture s’accouplent facilement, ou alors qu’on était déjà mariés et que le hasard faisait bien les choses : on a eu le même accident. Un modèle de fidélité en quelque sorte, je l’ai suivie même dans la paralysie. Pourquoi est-ce que je m’énerve ainsi ? Ce n’est qu’un petit vieux qui veut savoir un peu les choses, un peu par sympathie, un peu par curiosité. Pourquoi pas ? C’est pas si fréquent de côtoyer un infirme, ça intéresse.
« C’est un accident que vous avez eu ?
— Oui, c’est un accident.
— Et Madame aussi ?
— Madame aussi. »
Ça a l’air de le rassurer. Il mastique sa pâte graisseuse avec un enthousiasme renouvelé. Il n’aurait, sans doute, pas aimé que ce soit de naissance. Ça fait louche, de naissance, et puis on n’est jamais sûr d’éviter la contagion.
« Une chanson, une chanson ! »
L’infirmière se penche.
« Écoutez Beulart, il a une belle voix. »
L’émir se lève sous les vivats. Claude applaudit à tout rompre. J’aime chez elle ce don de participation. Elle s’amuse, en ce moment, autant que les vieilles dames qui l’entourent, elle a le même âge que ces femmes qui ont vingt ans ce soir.
La belle de Cadix a des yeux de velours…
Un timbre de ténor qu’il fait nasiller à la Luis Mariano.
« Il fait Mariano, m’explique Flamier. Il est bon, hein ? »
Ne veut pas d’un amant
Tchica Tchica Tchic Aïe Aïe Aïe
Tchica Tchica Tchic Aïe Aïe Aie…
Gaston bat la mesure.
On approche de la note finale. Beulart se cramponne à la table, prend son élan. Tous se raidissent.
Je sens qu’ils ont tous leurs orteils rétractés dans leurs chaussures. Beulart tourne de l’abricot au rouge brique.
Aie Aïe Aïïïïïïïïïïïïiie ! ! !
Applaudissements. Les tympans m’en sifflent encore. Sur le quai, un âne invisible lance un braiment asthmatique d’un accent confraternel. J’ai cru que les hublots éclataient. Une corne de brume dans un naufrage.
Tout Ankh Gaston frappe dans le dos de son ami.
« Il l’a encore mieux lancé que d’habitude, constate admirativement Mme Flamier. Pour l’anniversaire de Mme Hélène, il a fallu qu’il s’y reprenne à trois fois. »
Le scribe Flamier opine du chef.
« Il s’avoue jamais vaincu, c’est un combatif, Beulart. »
M. et Mme Ramsès II s’endorment doucement : ce sont les plus jeunes.
« On fait un rami ? » propose Paulette Chatilleau.
Joie dans l’assistance. On déplace les tables, les cartes sortent. Ils sont organisés et increvables.
Je retrouve Claude dans le remue-ménage.
« On rentre ? »
Elle me regarde avec surprise.
« Je ne peux pas, je joue. Je fais équipe avec les Renonçot. »
Je baisse la voix.
« Bravo, tu préfères taper le carton avec des vieillards séniles plutôt que de vivre avec moi des minutes enfiévrées.
— Des minutes comment ?
— Enfiévrées.
— Ah ! ah ! » dit-elle.
Elle semble réfléchir, se gratte le crâne, actionne les roues et me suit pneus contre pneus.
« Je ne t’empêche pas, dis-je. Le rami possède de grandes voluptés. Tu es libre de faire ta vie. »
Nous sommes dans la cabine. Ses doigts ont déjà défait trois boutons de ma chemise.
« Enfiévrées, hein ? »
L’odeur de l’eau par la fenêtre ouverte. Quatrième bouton. Cinquième.
« Enfiévrées », dis-je.
La balle rebondit entre les orteils du crépu qui feinte à gauche, vire à droite et réussit le petit pont. Il sprinte dans la lumière jaune, shoote. Plongeon à côté.
« Ce garçon est un génie, dis-je. Il a le foot dans le sang. »
Claude soupire et me tapote l’avant-bras de son guide ouvert.
« Je ne voudrais pas t’arracher à ta contemplation, mais sais-tu que le temple qui, initialement, devait être le but de cette promenade a été achevé, pour sa partie intérieure tout au moins, en 212 avant Jésus-Christ, sous Ptolémée IV Philopatôr, que l’on ne doit en aucun cas confondre avec Ptolémée VI Philomêtôr qui, lui, s’occupe de la décoration, toujours en 142 avant Jésus-Christ. »
Le crépu a de nouveau la balle, il centre en retrait, se rabat, récupère, shoote à nouveau et manque la lucarne d’un cheveu.
« Mais tu as vu ce gosse ? Franchement, tu as vu ce sens de l’attaque ? C’est incroyable. »
Elle poursuit sa lecture, imperturbable.
« De plus, l’image du dieu contenue dans le sanctuaire devait dater du règne de Nectanebo II.
— Je m’en fous.
— Bravo, on sent que les choses de la culture t’enthousiasment. »
Le jeu se déploie, le ballon monte jusqu’aux premiers toits en terrasses du village et retombe.
« Regarde ce match, dis-je, c’est l’Égypte vivante. »
Elle soupire, referme son livre et s’adosse confortablement.
« Allons-y. J’espérais passer un après-midi enrichissant dans un des hauts lieux de l’art de la Haute Égypte, et nous allons regarder dix loubards taper dans un ballon en faisant voler le sable. Très bien, je suis ravie. »
L’arrière, au maillot bleu délavé, dégage en chandelle jusqu’aux dix-huit mètres adverses. Crépu s’élance, frappe de la tête. But ! Oui ! Non, merde, hors-jeu !
Ils se disputent à s’arracher les cordes vocales.
« Tu devrais faire l’arbitre, dit Claude. Je suis sûre qu’ils t’écouteraient. »
C’est Edfou autour de nous. La ville, sur la colline, descend jusqu’au fleuve. Des maisons sont enfouies dans la verdure, d’autres s’enfoncent dans le désert qui nous encercle. Le long de la haute muraille qui isole le cimetière du temple se trouve ce terrain vague qui s’étend jusqu’à la vieille mosquée. Les joueurs ont délimité l’emplacement en traçant de leur talon des lignes dans la poussière, des lignes que chaque galopade efface et qui auront disparu avant la fin du match. Ils se sont répartis là-bas, à l’autre bout. La sueur ruisselle sur leurs jambes.
« Nous n’avons vu de ce pays que son passé : des vestiges, et ceux qui utilisent ces vestiges : des chauffeurs de taxi, des vendeurs de scarabées et des guides. Je voudrais aussi voir vivre les habitants, ceux qui sont au chômage, ceux qui…
— Ne cherche pas d’excuses, tu aimes le football.
— J’aime le football », dis-je.
J’attends qu’elle réplique, mais elle suit la course en zigzag d’un des mioches qui tient à deux mains sa gandoura relevée sur son short vert, dribble un adversaire, deux adversaires, trois… Dix mètres encore, huit, six… Le goal sort.
« Oh ! »
Nos deux cris d’indignation se mélangent.
Un grand balèze, à pantalon tuyau de poêle 1950 et chemise à rayures, vient de le balancer dans les décors.
« Il y a penalty, dis-je.
— Absolument, dit-elle, sans contestation possible. »
Elle me désigne le jeune joueur qui se relève en se massant la cheville.
« C’est le meilleur, dit-elle, et de très loin. »
Elle ne va tout de même pas m’apprendre ce que c’est que le football.
« Non, le meilleur c’est le frisé avec le tee-shirt rouge. »
Le penalty est tiré : 1 à 0. Justice est faite.
« Alors, dis-je, en route vers les Ptolémée. »
Elle n’a pas desserré le frein de son siège.
« Attends un peu, juste pour savoir qui va gagner. »
Je la regarde. Elle a bronzé, cela lui va bien.
« Si tu insistes, dis-je. C’est vraiment pour te faire plaisir. »
La partie a repris. Il est quatre heures, l’heure où le déclin du jour s’amorce. Les ombres se sont allongées déjà. C’est l’heure des parfums. Celui des eucalyptus domine. Nous partirons ce soir pour Assouan. La Nubie, les terres arides jusqu’au Soudan, les grands lacs d’acier bleu. Nous verrons encore les incendies du soleil, les crépuscules en cape d’assassins…
La partie continue.
C’est vrai que je repense souvent au voyage, aux petits vieux rigolos. Curieusement, je les revois bien, tous, avec précision, alors que parfois j’oublie ton visage. Je me jette alors sur ta photo comme une mourante sur un verre d’eau. Nous sommes drôlement faits : ce sont les visages de ceux que nous aimons qui disparaissent en premier comme si l’amour était le contraire de la mémoire. Je t’écris des pages et des pages pleines de sottises et il me vient, le soir, comme un remords : je te dis rarement combien tu m’es cher et combien ce moment est difficile parce que tu n’es pas là et que je ne peux pas t’embrasser. Excusez la platitude de ce qui précède, mon cher maître, mais je n’ai ni l’envie ni la force de chercher des tournures de phrases et des complications qui me permettraient de te dire la même chose d’une façon plus tendre, plus détournée, plus savante… J’ai envie de tes bras autour de moi, de tes yeux, et de tout ce qu’une éducation rigide et pudibonde m’empêche d’écrire avec précision. Je ferai un effort dans ce sens si tu le désires et ma prochaine lettre sera érotique. Tu seras tout rouge dès la première page. Embrasse-moi, Pierre, comme en Égypte. Et puis, zut ! J’ai envie de faire l’amour et que ce soit toi qui me le fasses, longtemps, si calmement, si violemment, comme à Louxor, comme à Assouan, comme au Caire le dernier soir… Tu vas croire que c’est une nymphomane qui t’écrit, eh bien, tu auras parfaitement raison. Je donne à fond dans la luxure et je n’ai même pas honte de moi. Viens…