11. Les serpents de mer
Le dieu Loki bouillait d’une colère vindicative. Jusque-là, tous ses plans avaient lamentablement échoué ! Une grande frustration l’avait assailli face au lamentable échec de son assassin. En effet, la sorcière Baya Gaya avait fait chou blanc. Comment avait-elle pu se laisser manipuler de la sorte ? Et par deux enfants ! Elle méritait d’être écorchée vive ! D’ailleurs, il l’avait bien punie, cette vieille bique, en la faisant griller !
Les choses avaient mal tourné pour Loki. En brûlant le drakkar des béorites, le dieu avait pensé faire d’une pierre deux coups ! Il se débarrassait de l’incompétente Baya Gaya et condamnait l’équipage à pourrir sur l’île. Un merveilleux plan, gâché par Amos !
Grâce au porteur de masques, l’équipage s’était une fois de plus sorti du pétrin. À son grand déplaisir, Loki avait vu les Kelpies porter secours aux hommanimaux.
Restait encore la Grande Barrière de brouillard à traverser et Loki, convaincu que ce serait la fin de l’expédition des béorites, n’en avait pas cru ses yeux ! Amos avait réussi à passer là où les meilleurs navigateurs avaient échoué. Il avait trompé le plus vigilant des gardiens du monde sans grande difficulté.
C’en était assez ! Pour le dieu du Feu et de la Discorde, les béorites ne devaient, en aucun cas, atteindre l’île de Freyja. Loki profitait beaucoup trop de la mésentente entre Odin, chef des dieux, et la déesse de la Fécondité. Il préparait un coup d’éclat et cette possible réconciliation dans le panthéon du bien venait menacer l’exécution de ses plans.
Loki ne supportait pas l’ennui et il n’y avait rien de plus ennuyeux pour lui que de voir les jours se dérouler sans le moindre accroc. Avant l’entrée en scène d’Amos, le dieu s’amusait à jouer des tours aux autres dieux, à les exposer au danger. La dispute entre Odin et Freyja n’avait fait qu’accroître son pouvoir et, maintenant, il avait des projets grandioses ! Jamais il ne laisserait un petit humain, une vermine de porteur de masques, détruire ses aspirations en réconciliant ses ennemis.
Loki devait agir au plus vite en portant un coup fatal à cette expédition ! Il allait couler le bateau des Kelpies, noyer cet équipage de stupides béorites et se débarrasser d’Amos une bonne fois pour toutes !
Du haut de son trône céleste, le dieu s’arracha trois cheveux. Il les caressa délicatement en prononçant une formule :
— Trois de mes cheveux qui deviendront trois de mes enfants ! Petits serpents deviendront grands. Faites ce que vous avez à faire et ne me décevez pas…
D’un gracieux mouvement, Loki laissa tomber ses trois cheveux. Ceux-ci se posèrent sur l’océan où ils prirent la forme de trois gigantesques serpents de mer. Longs d’une soixantaine de mètres, le corps recouvert de solides écailles, munis d’énormes crocs et les yeux flamboyants, les trois monstres marins foncèrent vers le sud à la rencontre des béorites.
Loki se frotta les mains de contentement et murmura :
— Voyons ce que tu feras contre cela, petit porteur de masques !
Quelques jours s’étaient écoulés et la Grande Barrière était maintenant loin derrière. Sur le pont du navire, l’équipage parlait encore de la ruse d’Amos. Les béorites, qui avaient depuis longtemps repris leur forme humaine, se prélassaient au soleil.
Béorf et Amos s’étaient fabriqué de rudimentaires cannes à pêche. Ils avaient jeté leur ligne à la mer à l’arrière du bateau, mais n’avaient encore rien pris.
— En plus d’être un bon magicien, lança Béorf pour taquiner son ami, tu es un fameux menteur !
— Il faut dire « comédien », Béorf, précisa Amos. En fait, je n’ai pas vraiment menti, j’ai seulement amélioré la vérité.
Tout près d’eux, les béorites s’esclaffèrent.
— Améliorer la vérité ! lança Helmic. Elle est encore meilleure, celle-là !
— TAISEZ-VOUS ! ordonna soudainement Banry. À VOS ARMES ! JE SENS UNE MENACE !
— C’est bien vrai, approuva Rutha la Valkyrie, l’air est plus lourd… Une odeur de mort entoure le bateau.
— LA, DERRIÈRE NOUS ! cria Piotr le Géant. FONCE DROIT DEVANT, GOY ! À FOND DE TRAIN !
Goy fit claquer ses brides et les hippocampes mirent les turbos. Trois ombres se profilaient dans l’eau et approchaient à grande vitesse du navire.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda anxieusement Béorf.
— Ce sont des serpents de mer ! répondit Helmic en serrant les dents. J’en ai déjà affronté quelques-uns, mais jamais trois à la fois ! Je sens que ce ne sera pas facile…
— Tu veux dire : impossible ! s’écria Hulot.
— Rappelez-vous, fit Banry en empoignant solidement le manche de sa hache, qu’il faut leur crever les yeux ! C’est la seule façon de les vaincre. Alors, qui fait le premier plongeon ?
— MOI ! cria Piotr le Géant en grimpant sur le mât. Occupez-vous de les distraire, je me charge d’un premier.
Kasso saisit son arc et s’installa près de son frère aux commandes du navire. Il était clair que les hippocampes n’arriveraient pas à semer les poursuivants. Après avoir plongé profondément, les serpents de mer remontèrent d’un coup vers la surface, sous le navire, et frappèrent fortement la coque. Le trois-mâts vacilla et tout le monde perdit l’équilibre !
Une tête émergea alors à bâbord. Le serpent était en train de dévorer un des hippocampes. Le cheval de mer se débattait en poussant des hennissements de panique. Le spectacle fit frémir Amos et glaça le sang de Béorf.
Une deuxième tête surgit à l’arrière du bateau. Comme le serpent ouvrait la bouche pour s’attaquer à la coque, Kasso décocha une flèche qui se ficha directement dans le palais de la bête. Cela eut pour effet de lui faire perdre un peu de terrain.
Juste devant le navire, le troisième serpent jaillit brutalement, lui coupant ainsi la route. Mais Goy manœuvra habilement et le bateau frôla le monstre.
À ce moment, un terrible cri de guerre retentit ! Piotr le Géant, mi-homme mi-grizzly, bondit du haut du mât et atterrit sur la tête du gigantesque serpent. Le béorite, un grand couteau entre les dents, enfonça profondément ses griffes dans la peau de l’animal afin de se stabiliser. Le monstre plongea en entraînant avec lui l’hommanimal dans les profondeurs de l’océan.
Un autre hippocampe se fit avaler tout rond sous les yeux d’Amos pendant que, derrière le navire, le monstre au palais troué revenait à la charge.
Helmic, prêt à l’action, avait eu le temps de fabriquer un grappin rudimentaire qu’il avait attaché au bout d’une longue corde. Il fit tourner l’instrument au-dessus de sa tête, le lança vers le serpent et réussit à l’enrouler autour du cou de la bête. Ses compagnons empoignèrent la corde et, tous ensemble, ils tirèrent un bon coup. La tête du serpent vint fracasser le pont du navire en détruisant au passage une partie du bastingage.
Banry bondit sur la créature. Sa hache fendit l’air et frappa le monstre entre les yeux. Un sang noir et visqueux éclaboussa le pont. Rutha la Valkyrie creva l’œil droit de la bête d’un habile coup de lance. La douleur décupla les forces du serpent et, d’un coup de tête, il arracha le mât arrière en propulsant Alré la Hache à l’eau. Avec sa gueule, il s’empara ensuite d’Helmic et le lança une bonne vingtaine de mètres derrière lui. Banry cria alors d’une voix forte :
— Deux ours à la mer ! Deux ours à la mer ! Pour Amos, il était temps d’agir. Le porteur de masques saisit une lance, se concentra quelques secondes et fit appel à ses pouvoirs sur l’air. Il lança son arme vers le monstre devenu borgne. Le vent porta la lance à une vitesse extraordinaire et celle-ci se planta profondément dans la gorge du serpent. Béorf cria :
— Joli coup, Amos ! C’est maintenant mon tour… En voici un qui ne mangera plus nos hippocampes !
À la manière de Piotr le Géant, le gros garçon se lança à bâbord sur la tête de l’autre serpent. D’un mouvement brusque, le gigantesque reptile le réexpédia sur le pont du navire. Le jeune béorite fit dans les airs un voyage aussi long que le hurlement qu’il poussa. Il atterrit violemment dans l’ouverture du pont qui menait à la cale. Béorf déboula l’escalier et termina sa course la tête première dans un baril de morues salées. Il avait son compte !
Goy était toujours aux commandes du bateau et, avec trois hippocampes en moins à bâbord, le vaisseau se dirigeait assez mal.
À la poupe, Banry, Kasso et Rutha contrôlaient la situation ; « leur » serpent, gravement blessé par la lance d’Amos, était sur le point de rendre l’âme. Kasso décochait des flèches à une vitesse folle, visant l’œil encore ouvert du serpent borgne. Avec Helmic et Alré à l’eau, la bataille devait vite se terminer !
Piotr, agrippé à « son » serpent, avait disparu du décor, tout comme Hulot…
Le jeune porteur de masques se retrouva face à face avec le monstre marin qui venait, à l’instant, d’envoyer Béorf à la cale. La bête s’élança sur le garçon et ses terribles mâchoires s’emparèrent de lui ! Amos comprit qu’il devait faire rapidement quelque chose pour éviter d’être broyé…
Il saisit un des crocs du serpent. Connaissant la douleur que peut causer une bonne rage de dents, le porteur de masques déchargea, d’un coup, toute sa puissance de feu d’entre ses mains. Le nerf de la dent du monstre grilla instantanément en lui arrachant une plainte douloureuse.
Libéré, Amos retomba abruptement sur le pont du navire. Excepté quelques éraflures aux bras et aux jambes, il n’était pas blessé. Ce bref instant passé dans la bouche du serpent de mer lui avait rappelé que, malgré ses pouvoirs, la prudence en toutes circonstances était de mise. Les porteurs de masques n’étaient pas des êtres invincibles. Amos savait qu’il avait eu de la chance. Il s’en tirait à bon compte.
La créature enragée replongea sur lui. Le garçon évita un premier coup de gueule, puis un deuxième. Au troisième assaut, il ouvrit la bouche et, tel un dragon, cracha un jet de flammes sur son adversaire. La bête, surprise par ce nouveau moyen de défense, recula un peu.
Amos se rappela alors les enseignements de Sartigan. Le vieil homme disait qu’il ne sert à rien, face à un ennemi plus grand et plus fort que soi, de le combattre avec ses muscles. Il faut toujours, d’abord et avant tout, combattre avec sa tête. Le maître lui avait fait remarquer que, malgré le poids et la pression de l’océan, une petite bulle fragile et inoffensive réussit toujours à percer les eaux.
« Une bulle ! pensa Amos. Il me faut une bulle ! »
Alors que le serpent revenait à la charge, gueule ouverte, prêt à mordre, le porteur de masques saisit par terre un poignard perdu pendant la bagarre. Il réussit à lui faire une égratignure, juste sur la lèvre inférieure. Le monstre recula pour préparer une nouvelle attaque puis, tout à coup, commença à secouer étrangement la tête.
Grâce à sa magie, Amos venait de faire entrer une toute petite bulle d’air dans le système sanguin du serpent. Une bulle qu’il contrôlait et qu’il faisait grossir ! Chacun sait qu’il ne faut jamais faire entrer d’air dans le système sanguin d’un humain, d’un mammifère ou encore d’un reptile. Les conséquences peuvent être désastreuses. Amos le savait !
Le porteur de masques fit prendre du volume à sa bulle et attendit quelques secondes. Celle-ci circula dans tout le corps du monstre et finit par atteindre son cerveau. Le serpent de mer eut un tressaillement, se figea et tomba raide mort sur le pont avant du bateau. Son corps glissa ensuite du navire et s’enfonça lentement dans l’océan.
À l’arrière du navire, les béorites, eux aussi, avaient eu raison de « leur » serpent. Banry et Rutha, ensanglantés, balancèrent les restes du monstre à l’eau. Kasso cria :
— Demi-tour, Goy ! Nous avons perdu Alré, Helmic et Piotr en chemin. Nous devons les récupérer !
— Je voudrais bien, répondit Goy, mais il me manque trois hippocampes à bâbord ! Il faudrait équilibrer l’attelage.
— Nous n’avons pas le temps ! hurla Banry. Fais de ton mieux et ramène-nous en arrière !
— Je fais tout mon possible ! grogna Goy, à bout de souffle et les bras ankylosés.
Le navire fit péniblement demi-tour.
— Hulot ! Il manque Hulot Hulson également ! cria Rutha la Valkyrie.
— Non, je suis ici ! répondit le béorite en remontant de la cale. Quand j’ai vu que les serpents de mer attaquaient la coque du navire, j’ai pensé qu’il serait peut-être plus prudent de descendre vérifier les dégâts. C’est ce que j’ai fait ! Tout va bien, je vous confirme que la coque est en parfait état !
— QUEL PEUREUX ! grogna Rutha.
— MOI, peureux ? lança Hulot sur un ton de défi. PRUDENT ! Je ne suis pas peureux, je suis prudent !
Béorf, étourdi et couvert de morues salées, remonta lui aussi de la cale.
— Avons-nous gagné ? demanda-t-il en chancelant.
— Oui, répondit Amos. Malheureusement, nous avons perdu Alré, Helmic et Piotr.
— Mais non ! s’exclama Béorf. La dernière fois que j’ai vu Piotr le Géant, il était bien agrippé à la tête d’un de ces monstres !
— Désolé, fit Banry. Alré et Helmic sont tombés à l’eau. Nous tentons de les retrouver…
Pendant de longues heures, l’équipage chercha sans succès les béorites manquants. La mer était calme et le navire vogua lentement en décrivant un tracé sinueux.
Les hippocampes étaient à bout de forces. Brisés par leurs efforts durant l’affrontement avec les serpents de mer, ils s’arrêtèrent d’eux-mêmes dans une vaste étendue d’algues marines. Il n’y avait plus rien à faire, le bateau ne bougerait pas de là avant le lever du soleil.
— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Goy.
— Nous allons scruter l’horizon jusqu’à la tombée de la nuit, répondit Banry, découragé. Ensuite, nous allumerons un feu dans un brasero sur le pont du navire afin que nos compagnons puissent nous voir et nager vers nous… en espérant, bien sûr, qu’ils en aient encore la force !
Selon les indications de Banry, Kasso alluma un feu, et les béorites, rompus de fatigue mais rongés d’inquiétude, essayèrent tant bien que mal de fermer l’œil. Amos et Béorf furent chargés du premier tour de garde. Les deux garçons, assis côte à côte, regardaient les étoiles.
— Tu sais, commença Béorf, lorsque mes parents sont morts, j’ai ressenti cette même douleur. Tu comprends ce que je veux dire ? C’est une espèce de vide à l’intérieur de moi, un trou impossible à combler par lequel mon âme voudrait fuir pour aller les rejoindre.
— Oui, répondit Amos, je comprends très bien. Je l’ai aussi ressenti très fortement à la mort de mon père. Aussi lorsque Médousa s’est regardée dans le miroir et qu’elle s’est pulvérisée. Quel choc !
— Je pense souvent à elle. Je ne peux pas me la sortir de la tête. C’est comme si le fait de l’avoir regardée dans les yeux avait imprégné son image en moi. Je rêve parfois d’elle et tout ce que je vois, c’est son visage ! Tu te souviens ?
— Oui, très bien ! Elle était très gentille, douce et avait un joli sourire.
— Bonne description ! C’est quand même étrange d’avoir des serpents en guise de cheveux, non ?
— Si tu veux connaître le fond de ma pensée, un garçon qui se transforme en ours, ce n’est pas non plus quelque chose de très commun !
— Ouais ! lança Béorf en bâillant Je suppose que tous les êtres ont en eux un petit quelque chose de spécial qui les distingue des autres… Oh ! regarde, Amos, une étoile filante !
— Fais un vœu, mon ami !
— Je souhaite revoir Médousa…, dit spontanément le jeune béorite.
Dans la lumière de la lune, le silence prit place entre les deux garçons.