14
Les sauterelles
Le réveil fut brutal pour Amos et ses compagnons de voyage. Pas encore de répit : tout le groupe dut fuir le campement à toutes jambes.
En cette septième journée de la colère d’Enki, des millions de sauterelles tombaient maintenant du ciel. Koutoubia et Minho devançaient le groupe en essayant de repérer un refuge, mais les endroits pour se cacher semblaient inexistants.
Les insectes étaient affamés et cherchaient désespérément de la nourriture. La moindre petite plante verte était déchirée, mastiquée et avalée à grande vitesse. Aucun grain de blé, de maïs, d’orge ou de riz ne fut épargné. La grêle de la veille avait abattu les tiges des végétaux, et les sauterelles s’attaquaient aujourd’hui aux semences. Des nuages entiers de ces petites bêtes chutaient du ciel comme une lourde pluie et se répandaient partout dans le pays de Sumer.
— Je suis fatigué de tout cela ! hurla Béorf en se protégeant la figure des insectes. J’aimerais avoir une journée de paix !
— Moi aussi ! Il n’y a rien pour nous abriter autour d’ici ! remarqua Amos en secouant la tête. Les maisons ont toutes été détruites par la grêle et…
— Ici ! l’interrompit Koutoubia en pointant quelque chose. Voici un lieu sûr !
Le guide avait remarqué, derrière la maison en ruine d’un fermier sumérien, les formes distinctives d’un grenier sous-terrain. Creusé dans la terre pour garder la fraîcheur et l’humidité des aliments scellés dans des jarres, l’endroit semblait en assez bon état pour accueillir tout le groupe. La grêle l’avait beaucoup endommagé, mais le lieu était idéal pour se protéger de l’invasion.
Minho se précipita sur la trappe du plancher et l’ouvrit d’un coup. Il fut immédiatement renversé par des milliers de sauterelles qui en jaillirent toutes en même temps.
— Attention, je fais le ménage ! avertit Amos en pointant la main vers la cavité.
En utilisant les pouvoirs du masque du feu qui était maintenant serti de deux pierres de puissance, il fit s’enflammer les insectes présents dans le grenier sous-terrain. Des centaines de petites explosions, s’enchaînant les unes après les autres, vinrent éclairer un minuscule escalier de terre battue. Lorsque le porteur de masques fat certain que toutes les sauterelles avaient bien brûlé, il produisit magiquement un vide d’air dans le trou. En créant cet effet de vacuum, toute la poussière et les cendres d’insectes furent évacuées d’un coup !
Amos saisit alors un bout de bois qu’il transforma en torche.
— Descendons vite ! suggéra Amos en présentant le flambeau à Béorf.
L’hommanimal s’en saisit et descendit le premier. Les autres lui emboîtèrent vite le pas. Lorsqu’ils furent tous entrés, le porteur de masques ferma la trappe derrière eux et, de l’intérieur, ordonna aux grains de sable de sceller les ouvertures. Comme par magie, la terre obéit et recouvrit les brèches dans la seconde. Amos prit alors bien soin de creuser avec sa magie une unique prise d’air.
Devant le petit trou qu’il venait d’excaver, Amos appela les services d’un pelleteur de nuages. Un petit bonhomme tout constitué d’air, rond comme une pomme, les yeux exorbités et portant une large pelle sur son épaule, se matérialisa devant le garçon. Le jeune magicien lui ordonna alors :
— Aucun insecte ne doit entrer par ce trou ! Ta tâche est de faire circuler l’air et de t’assurer que nous respirions bien !
Le petit bonhomme opina du bonnet et commença immédiatement à pelleter l’air vicié à l’extérieur en s’assurant bien qu’il soit remplacé par de bonnes bouffées fraîches. Quelques sauterelles essayèrent de s’infiltrer dans l’ouverture, mais sans succès. Le pelleteur de nuages les assomma à tour de rôle avant de les souffler vers le dehors.
— Voilà ! s’exclama Amos. Nous serons un peu débarrassés de ces maudits insectes !
— WOW ! lança Lolya, impressionnée. Tes pouvoirs ont vraiment décuplé !
— Je ne sais pas ce que Mékus m’a fait, expliqua Amos, mais sa présence a tout harmonisé en moi ; je n’ai jamais senti la magie circuler aussi bien dans mon corps. Je sais d’instinct quel sort je peux lancer, je connais mieux mes limites et mes forces…
— C’est une chance que Mékus soit venu à ton aide ! l’interrompit Médousa.
— Je serais mort sans lui, avoua Amos. Je me rends bien compte que je lui dois la vie. Sans son intervention, les quatre pierres de puissance m’auraient déchiré de l’intérieur. J’ai agi comme un imbécile en voulant les intégrer toutes à la fois… Je n’avais pas conscience de ce que je faisais, j’étais trop paniqué. Sartigan ne serait pas très fier de moi ! Lui qui prêche pour l’intelligence et le jugement dans l’action…
— Oui, mais sans ton réflexe, ajouta Lolya, nous aurions tous été tués par la grêle ! Tu as fait ce que tu croyais le mieux, et ce sont les conséquences de ton erreur qui nous ont sauvé la vie…
— C’est bien vrai que, sans l’arrivée de Mékus, continua Béorf, nous n’aurions pas fait très long feu.
— Grâce à lui, poursuivit Médousa en croquant une sauterelle grillée, nous sommes tous réunis et en sécurité ! Quelqu’un en veut ? J’en ai ramassé quelques-unes comme collation avant d’entrer…
— Sans façon, refusa Béorf, dégoûté.
Koutoubia s’approcha d’Amos et lui demanda :
— Vous semblez très bien vous porter depuis ce matin. Notre réveil fut plutôt brutal et je m’inquiétais…
— Je me suis réveillé dans une forme exceptionnelle ! répondit Amos. J’ai l’impression d’avoir dormi une journée entière.
— Très bien, se réjouit le guide. Que comptez-vous faire ? Affronter les sauterelles et poursuivre notre chemin ou rester ici et peut-être voyager cette nuit ?
— Sommes-nous près de la tour ?
— Deux bonnes journées de marche, estima le guide. Deux pénibles journées pendant lesquelles nous n’aurons rien à boire ni à manger, car nos réserves sont à sec. À moins, bien sûr, d’engloutir des sauterelles comme Médousa ! Cependant, même affaiblis, nous ne risquons pas de nous perdre. J’ai clairement vu El-Bab avant d’entrer ici. Il nous suffira de marcher directement vers la tour !
— Bonne nouvelle ! s’écria Béorf. Nous arrivons enfin à cette satanée tour ! J’en ai assez de ce voyage et des surprises que nous devons affronter chaque matin. Nous sommes parvenus jusque-là à nous sortir des pires pétrins, mais ce petit jeu commence à me taper sur les nerfs ! Puis… puis j’ai faim !
— Et moi, continua Lolya, j’ai terriblement soif… ma gourde est presque vide.
— Si vous voulez mon avis, enchaîna Médousa, j’opte pour le voyage de nuit. Nous économiserons l’eau à marcher dans la fraîcheur du soir et, bien personnellement, je préfère les étoiles au soleil !
— Je suis d’accord, acquiesça Amos. Restons ici pour la journée. De toute façon, nous ne pouvons rien faire contre cette épidémie de sauterelles.
— Alors voici ce que je propose pour passer le temps, dit Lolya en sortant un petit sac d’osselets. Je vais lire votre avenir…
La jeune nécromancienne connaissait plusieurs façons d’interroger l’avenir, mais sa préférée demeurait l’utilisation des osselets. Cet art, appelé la géomancie, consistait à deviner l’avenir en jetant par terre des cailloux, des dés ou tout autre petit objet arborant une forme ou une figure distinctive. Dans sa tribu d’origine, les chamans Dogons utilisaient souvent des cauris. Ces petits coquillages avaient constitué anciennement la première monnaie de son peuple et ils servaient maintenant d’objets sacrés pour l’art divinatoire. Lolya appelait ce rituel magique « frapper le sable ». En lançant ces huit bouts d’ossements, chacun marqué d’une figure différente, elle invoquait la déesse primaire, créatrice de la terre, et demandait qu’elle ouvre un court instant les voiles de l’avenir. L’art de la jeune Noire consistait ensuite à décoder l’agencement des signes et à interpréter leur position les uns par rapport aux autres.
— Mon peuple accorde une très grande valeur religieuse au fait d’utiliser les osselets, expliqua Lolya. Dans nos rites, les grands chamans ont même des costumes complets faits de petits bouts d’ossements. Ils s’en servent dans les rituels magiques de guérison ou de possession. Sur le plan symbolique, les osselets représentent aussi la féminité, et les prêtres les utilisent dans les rites de fécondité.
— Et comment cela fonctionne-t-il ? demanda Médousa, intriguée.
— Il faut poser une question aux osselets en les manipulant doucement entre tes mains, énonça la jeune nécromancienne. Ensuite, tu les lances au sol. Sans connaître ta question, j’interprète leur position et je te donne une réponse. C’est simple et très amusant et… cela nous fera passer le temps.
— D’accord, s’excita la gorgone, c’est moi qui commence.
— Prends les osselets dans ta main et pose ta question, continua Lolya.
Médousa ferma les yeux, amena les osselets près de sa bouche et demanda si, malgré son apparence menaçante et la mauvaise réputation de son espèce, elle allait un jour être acceptée des humains. Elle lança ensuite les petits bouts d’ossements par terre.
— Tu vois, interpréta Lolya, j’ai ici le symbole de l’œil et de la pierre. Cela veut dire qu’il te faudra toujours être plus belle que les autres et plus diplomate que la majorité des gens si tu veux que ton désir se réalise. Il te faudra aussi prendre conscience que les personnes que tu rencontreras te jugeront d’abord sur ton apparence et non sur tes qualités. Il te faudra toujours faire plus que les autres, donner sans cesse davantage de toi-même et chercher constamment à mieux te faire connaître. Pour réaliser ce que tu as demandé, il te faudra une vie entière sans aucune garantie de succès. Moi, je te conseille d’abandonner cette voie et de rester celle que tu es, envers et contre tous. Tu seras plus heureuse de cette façon !
— WOW ! s’exclama Médousa. Tu es vraiment géniale ! C’est exactement ce que j’avais besoin d’entendre ! Et ton analyse des signes répond parfaitement à ma question.
— À moi maintenant ! s’interposa Béorf en saisissant les osselets.
Le gros garçon demanda s’il allait devenir un chef digne de son père et de son oncle pour le village d’Upsgran. Lolya interpréta ensuite son jet :
— Intéressant ! s’exclama la nécromancienne. Je vois ici deux symboles, soit la plume et le couteau. Il faudra que tu fasses ressortir en toi des talents qui dorment encore et hésitent à se dévoiler au grand jour. Tu as hérité des dons d’orateur et d’écrivain. Si tu veux que ton désir se réalise, il faudra que tu travailles davantage sur ces deux pôles. Dans l’avenir, il te faudra convaincre et expliquer, prendre position et argumenter avec force et vigueur. Tu as en toi l’épée du vent qui tranche par le verbe. Ça répond à ta question ?
— Oui, répondit Béorf, troublé. Mon père était comme ça, un homme de lettres qui ne sortait son épée qu’en tout dernier recours. Sa force résidait dans la connaissance et dans le pouvoir de convaincre. Ce que tu viens de me dire est très cohérent par rapport à ma question…
— Amos maintenant ? demanda Lolya en présentant les osselets au garçon.
— Je ne veux pas savoir, refusa poliment le porteur de masques. Pour l’instant, j’ai trop de questions et trop d’incertitudes… Peut-être que Minho voudrait jouer ?
Amos plaça ses oreilles de cristal et expliqua le jeu au minotaure. L’homme-taureau accepta très solennellement de participer. Le porteur de masques prêta alors ses oreilles à Lolya, et Minho s’exécuta. Le colosse demanda aux osselets, suivant le code d’honneur de sa culture, s’il allait mourir en héros ou en lâche.
Lolya lui expliqua qu’elle voyait deux symboles dans son jet : la plume et l’animal. Sans savoir ce que Minho souhaitait, elle pouvait affirmer qu’il obtiendrait à l’avenir beaucoup plus que ce à quoi il s’attendait. Il portait en lui l’esprit de l’animal, ce qui supposait une montée fulgurante dans la hiérarchie de son peuple et une domination des structures sociales. Le minotaure sourit et conclut qu’il ne mourrait pas en poltron, mais en chef. Pour lui, rien n’avait autant d’importance que de vivre la tête haute en sachant que son honneur ne fléchirait jamais et que la fierté le suivrait jusqu’à son dernier souffle. Content, Minho se retira pour laisser la place à Koutoubia.
Le guide, très excité, demanda aux osselets s’il vivrait encore de grandes aventures et s’il verrait de nombreux pays. Plein d’entrain, il lança les os avec ferveur. Lolya prit quelques instants pour remettre les oreilles de cristal à Amos et se pencha sur le résultat.
La nécromancienne toussota puis, mal à l’aise, regarda Koutoubia avec un sourire forcé. Elle tapota ensuite un peu l’osselet représentant une maison, puis celui marqué d’une plume. S’éclaircissant la voix, elle dit :
— Je pense que je commence à perdre ma concentration… euh… Je ne sais pas trop quoi dire, sinon que le voyage a commencé pour toi et que tu verras bientôt des lieux merveilleux. Tu traverseras des contrées nouvelles et expérimenteras des sensations neuves… euh… Quelque chose de nouveau commence pour toi et j’espère que tu seras heureux… Disons que tout sera désormais plus facile dans ta nouvelle existence.
— Merci ! lança Koutoubia en débordant de joie. Je savais bien que j’avais pris la bonne décision en vous accompagnant. J’ai pensé à retourner à Arnakech pour y vivre en paix, mais l’aventure m’appelle et, malgré les difficultés, je veux vous accompagner partout où vous irez ! Cela répond merveilleusement bien à ma question !
— Je suis contente, répondit Lolya avec émotion. Si vous le voulez bien, nous arrêterons le jeu maintenant…
— Mais, se récria Médousa, j’avais d’autres questions ! On ne fait que commencer, non ?
— Je suis trop fatiguée pour poursuivre, répliqua Lolya. Peut-être plus tard…
Amos se pencha alors sur son amie pour l’aider à ramasser ses osselets et lui murmura à l’oreille :
— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu as vu dans l’avenir de Koutoubia que tu ne peux pas lui dire ?
Lolya regarda Amos dans les yeux et, en versant une larme, lui répondit :
— Il sera mort dans deux jours…