9
Les grenouilles
En ce nouveau matin, c’est Koutoubia Ben Guéliz qui, le premier, ouvrit les yeux. Le guide se redressa et regarda nerveusement autour de lui pour s’assurer que tout était normal. Ses rêves avaient été baignés de rivières ensanglantées, de noyés difformes et d’assoiffés cadavériques. Il avait été choqué par la macabre surprise de la veille !
Rien ne paraissait étrange ou anormal autour du camp, sinon que Minho, bien assis sur une grosse pierre, s’était endormi pendant son tour de garde. Le soleil était à peine levé qu’un chaud rayon parvint jusqu’à Koutoubia et le réconforta comme une douce caresse. Le guide s’apaisa et, rassuré, se recoucha.
Koutoubia Ben Guéliz replaça l’oreiller de fortune sous sa tête et se plaça sur le côté droit, en position fœtale. La dureté du sol avait endolori le bas de son dos et cette nouvelle posture le fit sourire de contentement. Une image s’imprégna alors dans son esprit : celle d’une grenouille.
Koutoubia, presque déjà rendormi, se demanda pourtant s’il avait bien vu ce qu’il croyait avoir vu ! Son regard s’était-il réellement posé sur une grenouille ? Et de surcroît, une grenouille qui le dévisageait avec insistance ?
Comme il essayait de chasser de son esprit cette stupide illusion, il entendit un coassement. Toujours dans un demi-sommeil, il ouvrit un œil et vit, à quelques centimètres de son nez, une grenouille verte avec deux immenses yeux globuleux qui le fixaient.
— Mais qu’est-ce que tu fais là, toi ? maugréa le guide, maintenant un peu plus réveillé. Fous le camp et laisse-moi dormir…
— Crooooooak ! fit pour la seconde fois le batracien entêté.
Agacé, le guide se tourna sur le côté gauche dans une position confortable. Tournant ainsi le dos à l’effrontée, il put fermer les yeux et espéra glisser dans le sommeil rapidement.
Après seulement quelques instants, sentant toujours qu’on l’observait, il ouvrit une paupière et… vit la grenouille encore devant lui ! Le petit animal avait aussi changé de côté !
— Mais vas-tu me laisser dormir, sale bête ? fulmina Koutoubia en reprenant sa position initiale. J’ai besoin de sommeil et tu me déranges…
En se promettant d’écrabouiller la grenouille si elle s’obstinait à rester collée à lui, le guide essaya encore de se rendormir. Néanmoins, il se hasarda à rouvrir un œil afin de s’assurer que le batracien avait déguerpi. Koutoubia vit alors deux grenouilles qui l’observaient !
— Décidément, j’ai la berlue ! s’exclama-t-il à voix haute tout en se frottant les yeux.
Sa vision devenait encore plus trouble puisqu’elle lui révéla non plus deux, mais quatre grenouilles.
— Mais d’où sortent-elles, celles-là ? se demanda le guide, exaspéré et maintenant complètement réveillé.
C’est à ce moment précis qu’un formidable rayon de soleil envahit le campement entier et réveilla, comme un signal divin, tous les batraciens qui s’y trouvaient. Ils étaient des milliers dans le camp !
Les grenouilles commencèrent alors à coasser toutes en même temps, et ce boucan, comme la vibration d’un volcan en furie, tira en sursaut de son sommeil toute la bande d’Amos.
Minho, à demi conscient, sauta sur ses deux pieds et, certain de faire face à un raid de cavalerie, s’attaqua à un palmier comme s’il s’agissait d’un ennemi.
Béorf hurla sa peur, mais se transforma illico en ours. Empêtré dans sa couverture, le gros garçon roula de sa couche en écrasant Lolya de tout son poids au passage. Les cris de frayeur de la jeune nécromancienne alertèrent les réflexes trop rapides de Médousa qui se jeta immédiatement sur Béorf en croyant qu’il s’agissait d’un monstre. Amos, les cheveux en broussaille, la panique au cœur et complètement ahuri, se leva d’un bond. Son pied glissa sur une grenouille et il se retrouva face contre terre. Dans sa chute, son poing avait heurté violemment Koutoubia en pleine figure, ce qui expédia ce dernier directement dans les bras de Morphée. Le guide voulait dormir, eh bien, il dormait maintenant !
— Mais quel est ce bruit ? demanda Amos à travers cette cacophonie. C’est trop infernal !
— Tu m’écrases, Béorf ! hurla Lolya coincée sous le poids de l’hommanimal.
— C’est toi, Béorf ? demanda Médousa qui, pourtant, continuait à rouer de coups son faux ennemi.
— ARRÊTE ! MAIS ARRÊTE DE ME FRAPPER, MÉDOUSA ! s’écria le gros garçon en reprenant sa forme humaine. JE NE SUIS PAS UN MONSTRE, C’EST MOI, BÉORF ! Je me suis seulement empêtré dans ma couverture…
— AHHH ! IL Y A DES GRENOUILLES PARTOUT ! cria Amos, dégoûté à la vue de ce grouillement poisseux. ELLES SONT DES MILLIERS ! DES MILLIERS DE GRENOUILLES ! C’est leur coassement qui cause tout ce vacarme ! Partons vite d’ici ! Elles doivent provenir de la rivière un peu plus loin ! Prenons nos affaires et courons sur cette colline là-bas ! De là, nous aurons un meilleur aperçu de l’invasion !
Personne ne se fit prier et chacun prit ses jambes à son cou. Seul Koutoubia demeura immobile, encore assommé par le coup accidentel que lui avait asséné Amos. Dès qu’il s’en aperçut, Béorf rebroussa chemin pour aller le réveiller. Le guide retrouva difficilement ses esprits et c’est en chancelant qu’il suivit son camarade.
Le petit groupe fut bientôt en sécurité sur la colline. Cependant, ils demeurèrent tous bouche bée devant cet afflux massif de batraciens qui se déployait plus loin.
— Mais que se passe-t-il encore ? murmura Béorf en se grattant la tête. Hier, c’était du sang et, aujourd’hui, ce sont des grenouilles ! Nous sommes dans des contrées bien étranges…
— Regarde ! lança Amos en pointant l’horizon. Elles émergent par milliers de la rivière de sang. À ce rythme-là, il y en aura bientôt partout dans le pays !
— Tout cela n’est pas normal ! renchérit l’hommanimal. Que se passe-t-il ici ?
— Et si c’était la fin du monde ? suggéra du bout des lèvres Koutoubia. L’aveugle que nous avons rencontré hier avait peut-être vu juste. Prions et espérons que les dieux nous épargneront.
— Eh bien, bonne chance ! lui souhaita cyniquement Amos. Et je t’assure, Koutoubia, qu’il est inutile de prier. Je sais par expérience que les dieux n’ont rien à faire de notre sort. Qu’ils soient du côté du bien ou de celui du mal, ils se préoccupent davantage de l’importance de leur puissance ainsi que de leurs petites querelles. Il n’y a que cela qui les intéresse vraiment ! Par contre, il arrive que les dieux se servent de la foi des croyants pour accentuer leur emprise sur le monde, et si jamais ils accordent une grâce à un humain, c’est seulement parce qu’ils savent qu’ils pourront en bénéficier grandement.
Tout le monde garda le silence. Amos n’avait pas l’habitude d’être aussi catégorique dans ses propos, et tout le monde en fut surpris.
— Je devais effectuer ce voyage pour secourir ma mère, continua le porteur de masques après un moment de réflexion, mais en réalité, Frilla est un prétexte à cette expédition. Je suis convaincu que la tour est liée à tout ce désordre et que je suis là pour régler le cas d’Enki. C’est ma mission de porteur de masques d’aller contre les volontés divines ! Il est de plus en plus clair pour moi qu’El-Bab doit tomber.
— Faire tomber la tour ? Tu n’es pas sérieux, Amos ? Et comment la ferions-nous tomber, cette tour ? demanda Béorf, sceptique.
— Je ne sais pas encore, répondit-il gravement. Et c’est ce qui me rend anxieux…
Tout à coup, une forte secousse sismique interrompit le porteur de masques.
— Regardez ! s’écria Médousa. Maintenant, il y a des milliers et des milliers d’insectes, aussi !… Et ils ont l’air de fuir !
— Wow ! C’est vrai ! remarqua aussi Béorf. Regardez ! On aperçoit des fourmis, des coléoptères de toutes les sortes, et il y a même des vers ! Ils filent tous dans la même direction…
— C’est extraordinaire ! ajouta la gorgone affamée. Ça semble évident que ces insectes sont poursuivis…
À la lumière de cette dernière remarque, le groupe se retourna d’un même mouvement et…
— FUYONS ! VITE ! SAUVONS-NOUS ! hurla Amos, tout en restant pourtant figé sur place.
Des millions de grenouilles au moins, sautillant les unes par-dessus les autres, créaient un raz-de-marée qui déferlait sur terre en détruisant tout sur son passage. La horde sauvage et visqueuse était composée entre autres de rainettes aux longues pattes et aux grands yeux injectés de sang, de gros crapauds rouges et pustuleux, et de voraces grenouilles à cornes enragées et certainement venimeuses. Dans un immense nuage de poussière, les batraciens probablement affamés faisaient trembler la terre. À les voir s’affoler à l’approche des insectes, c’était clair qu’ils n’avaient qu’une idée en tête : les manger !
— FUIR ? interrogea Koutoubia, aussi paralysé et paniqué que les autres. MAIS FUIR OÙ ?
— Là d’où nous venons ! Là où nous avons passé la nuit. Nous grimperons aux palmiers ! répondit Amos qui, subitement, détala comme un lièvre.
Sans plus attendre, Béorf se retransforma en ours et, à l’exemple d’Amos, dévala la colline à grande vitesse. Grâce à son agilité et à l’aide de ses griffes, il fut, en un temps record, tout en haut d’un gigantesque palmier. Amos fit passer Lolya, Médousa et Koutoubia devant lui. Seul Minho demeura sur le plancher des vaches, incapable de monter aux arbres à cause de ses sabots. Le gros minotaure s’appuya donc sur le palmier et espéra que la vague géante de grenouilles passe sans lui faire trop de mal.
Tel un tsunami, les batraciens frappèrent tout, et le palmier sur lequel s’étaient réfugiés Koutoubia et les adolescents ne fut pas épargné. Mais juste avant qu’il ne s’effondre, Béorf jeta un coup d’œil à Amos. Le porteur de masques comprit que ce regard était l’ultime salut d’un ami inquiet de ne pas survivre au péril. Puis l’arbre se brisa d’un coup sec et s’abattit violemment sur la nuée de grenouilles visqueuses.
Pour sa part, Minho ne put retenir l’arbre. Entraîné par le courant de grenouilles, il se retrouva à quelques dizaines de mètres de là.
Comme le palmier tombait sur le sol, Médousa déploya ses ailes pour y faire engouffrer le plus de vent possible, puis elle agrippa Lolya et s’élança avec elle dans les airs. Le porteur de masques avait tout juste eu le temps de lui fournir une bonne bourrasque de vent afin qu’elle s’envole vers les nuages. Il avait deviné que sa situation était sans issue, mais heureusement, ses deux amies avaient une chance de s’échapper.
En s’élevant dans les airs, la jeune nécromancienne regarda, horrifiée, Amos, Béorf et Koutoubia disparaître dans les flots de batraciens sans même pouvoir les secourir.
***
— Amos ! Réveille-toi, Amos ! insista Lolya en le secouant doucement. Médousa, regarde ! On dirait qu’il revient lentement à lui ! Ouvre les yeux, Amos !
Le garçon ouvrit les yeux et aperçut avec joie son amie la nécromancienne.
— Sommes-nous sauvés ? demanda Amos d’une voix à peine audible. Que s’est-il passé ? Où suis-je ? Ah ! oui, les grenouilles…
— Tu as perdu conscience juste après ta crise, lui expliqua Lolya. J’ai tout vu du haut des airs ! Quel spectacle !
— Ah bon ? dit Amos en s’efforçant de se rappeler les événements. Qu’est-ce que j’ai donc fait ? Je ne me rappelle plus…
— Une superbe perte de contrôle ! précisa Médousa.
— Comme dans le bon vieux temps ! rigola Béorf, tout couvert de cendres et de suie. Tu te rappelles Berrion, non ? Eh bien, disons que cette fois encore, tu as mis le paquet ! C’est bizarre, souffla Amos. Je n’ai aucun souvenir d’une crise récente… mais je suis tellement fatigué, je me sens si las…
— Maître Daragon nous a sauvés la vie ! lança tout à coup Koutoubia.
— Mais qu’ai-je donc fait ?
— Si vous permettez, commença Lolya, je vais lui raconter. Lorsque tu es tombé dans la marée de grenouilles, je te croyais mort. Du haut des airs, Médousa et moi ne donnions pas cher de ta peau. Puis, de l’endroit où tu es tombé, nous avons vu s’élever une petite tornade. Le tourbillon a commencé à projeter des grenouilles un peu partout. Koutoubia était à tes pieds, en sécurité au centre du tourbillon. Ensuite, j’ai vu Béorf se battre avec les batraciens pour aller te rejoindre et, finalement, Minho est venu se réfugier de peine et de misère près de toi. Lorsqu’ils furent tous au centre de ta tornade… tu… tu… WOW ! Comment décrire cela ?
— Tu as perdu la tête ! continua Béorf à son tour. Tu as commencé à parler tout seul et à invoquer le peuple du feu puis, d’un seul coup, le tourbillon s’est enflammé. Tu as grillé des milliers de grenouilles en les projetant dans toute la plaine. On aurait dit des météorites en feu !
— Grâce à toute cette chaleur et à ce vent, expliqua Médousa, j’ai pu me maintenir dans les airs en me servant des courants chauds ascendants.
— Tu as maintenu le sort très longtemps, enchaîna Lolya. Jusqu’à ce que tu perdes conscience. Heureusement, le plus gros de la vague de grenouilles était passé, et Béorf et Minho se sont chargés d’éliminer les derniers batraciens vivants. Je suis alors descendue du ciel avec Médousa et nous avons tenté de te réveiller.
— Vous avez essayé longtemps avant de réussir à me faire reprendre conscience ? demanda Amos. Et… Yeark ! Qu’est-ce que cette désagréable odeur ?
— Cela doit bien faire une heure que nous essayons, répondit Lolya.
— Et pour l’odeur, expliqua Béorf, c’est de la grenouille carbonisée ! Tu as transformé les environs en véritable four. Regarde par toi-même !
Amos leva la tête et comprit ce que son ami voulait dire. La vallée était maintenant un désert de cendres d’où s’élevaient des filets de fumée. La rivière de sang était croûtée et calcinée sur le dessus. Tous les arbres avaient brûlé, et les poussières de milliers de batraciens chargeaient l’air d’une odeur désagréable.
— Partons d’ici, décida Amos en se levant avec difficulté. La route vers El-Bab est encore longue, et je sens que nous ne sommes pas au bout de nos peines.
— Mais toi, s’inquiéta Lolya, comment te sens-tu ?
— J’ai mal à tous les os de mon corps, confia le porteur de masques. Je suis étourdi, et une forte migraine me compresse le crâne. Aussi, j’ai la très désagréable impression qu’un troupeau complet de chevaux m’a piétiné pendant des heures. À part ces quelques détails, je suis en très grande forme !
— Je suis content de voir que tu vas bien ! rigola Béorf. Pour la suite des bonnes nouvelles, il faut que tu saches que nous n’avons plus rien à manger, plus rien à boire, et probablement encore beaucoup de surprises à affronter.
— Ouf… soupira Amos. J’aurais dû rester couché ce matin.