CHAPITRE XIII
COSMOCANT
Orozv,
Tu n’as pas vieilli trop souvent,
Tu n’as pas pleuré trop longtemps,
Yeux rouges, peau blême, cheveux blancs,
Tu erres sur les plaines du grand continent,
Tu es un enfant de la neige et du vent,
Un être de glace et de sang,
Orow.
Chant des plaines de
l’Orow,
continent rouge, Agellon.
«... l’histoire de Jewon et des grandes archanées des bords du Sudre. Moi, Marmat Tchalé, du cercle des griots, j’ai traversé l’espace et le temps pour vous chanter leurs hauts faits. Souvenez-vous que les damnés de la Dispersion descendirent de la grande arche et ordonnèrent aux maîtres des deux continents de leur remettre leurs réserves de grain ainsi qu’un millier de jeunes filles, leurs futures épouses et esclaves. Les maîtres des deux continents refusèrent : quel père aimant consentirait à sacrifier la chair de sa chair ? Quel chef digne de ce nom accepterait de réduire son peuple à la famine ? Les damnés firent alors pleuvoir un déluge de feu et de cendres sur les villes des deux bords du grand océan. Il y eut un grand nombre de morts, ô dieux, des milliers et des milliers de cadavres sur la terre fumante. Les damnés réclamèrent encore leur butin, les maîtres des deux continents leur opposèrent un nouveau refus, et moi, Marmat Tchalé, je viens par ce chant rendre hommage au courage de vos ancêtres, oh, ce qu’il faut de courage pour rester droit et fier dans l’adversité. Cependant, au cinquième déluge de feu et de cendres, les mères se rassemblèrent au cirque de Faliz et, la mort dans l’âme, résolurent de livrer mille de leurs filles aux damnés de la Dispersion : plutôt couper mille fleurs que transformer Agellon en désert ! Plutôt amadouer le dragon que d’être anéanti par ses flammes ! Ma voix saura-t-elle célébrer la générosité des mères ? Le cœur d’un homme sera-t-il un jour assez grand pour contenir l’amour d’une femme ? Parmi ces mille vierges, il y avait Ahulla, la sœur adorée de Jewon... »
Amplifiée par les notes de la kharba, la voix puissante de Marmat Tchalé transperçait le brouhaha qui emplissait le grand auditorium du Cosmocant. Malgré le gigantisme du dôme, les spectateurs n’avaient pas besoin de s’approcher pour l’entendre. Son chant résonnait avec la même force dans les coins les plus reculés. Il valait mieux d’ailleurs : il était presque impossible de se frayer un passage jusqu’à la scène centrale. Les invités continuaient de s’entasser dans la salle déjà bondée. Le flot s’était tari un moment – ce qui avait incité Marmat à entamer son récital –, puis il s’était remis à couler lentement au travers des barrages filtrants des sondeurs et des gardes.
Seke n’était pas encore rétabli de la renaissance, contraste douloureux entre la fluidité du voyage chaldrien et la gravité d’Agellon, membres engourdis, coordination déficiente entre le cerveau et les muscles, pensées confuses, perceptions altérées des chants des formes. La lumière éclatante du dôme jaillissait de sources enfouies dans le plafond et lui agressait les yeux.
Marmat et lui avaient repris connaissance dans une pièce aux murs et au sol noirs appelée la cryptaldre. Une trentaine de personnes les y avaient accueillis, membres du gouvernement et notables d’Agellon, mais aussi créatures à la tête énorme recouverte d’une cagoule brillante. Seke avait trouvé pénibles, presque blessantes, les manières obséquieuses et la grandiloquence de leurs hôtes. Leur prévenance excessive, si elle s’expliquait par la rareté des visites des griots célestes – plus de cent quarante années locales s’étaient écoulées depuis leur dernier passage, cent quarante-quatre exactement selon Marmat –, était insupportable au sortir d’un transfert sur les flots de la Chaldria. Seke aurait préféré un peu moins de servilité et un peu plus de tranquillité, un peu moins d’admiration et un peu plus de respect.
Une question le tracassait, qu’il avait posée à Marmat dès qu’il avait recouvré l’usage de la parole :
« Comment ont-ils été prévenus de notre arrivée ?
— Ils se basent sur la régularité des visites. Certains d’entre eux y consacrent toute leur existence. La peur de manquer une visite impromptue. On les appelle les gardiens célestes. Ils se répartissent dans les villes majeures et mineures des deux continents et utilisent des systèmes complexes de détection vibratoire. Ils te débusqueraient n’importe où sur Agellon, Seke. Et c’est la même chose sur la plupart des mondes. Plus jamais tu ne pourras te balader incognito.
— Est-ce que... est-ce que la souffrance de la Chaldria s’apaise un peu avec le temps ? »
Marmat avait secoué la tête d’un air las.
« Elle ne te quittera pas. Au dernier voyage comme au premier. Elle fait partie de la condition de griot, elle te dévorera sans répit comme elle me dévore depuis plus de cinquante ans de Log. »
Cependant, sur la scène du Cosmocant de Faliz, Marmat Tchalé n’était plus l’ombre tourmentée qui avait hanté pendant cinq ans la masure de Logon : le chant le transfigurait, estompait ses rides, lui redressait les épaules, lui enflammait le regard, lui donnait une énergie et une noblesse qu’il n’avait jamais déployées sur le continent Nube.
«... se révolta, car il éprouvait pour Ahulla les tendres sentiments d’un frère. Aussi, pendant que les mille vierges se lamentaient dans le cirque de Faliz, il courut dans le pays des grandes archanées des bords du Sudre. Il avait joué, enfant, dans leurs enchevêtrements de toiles. D’autres auraient été effrayés par leurs immenses corps velus, leurs dards gigantesques, leurs pattes démesurées et griffues, mais Jewon entrevoyait leur beauté intérieure sous leur laideur apparente. Elles avaient subi la violence des hommes à leur arrivée sur Agellon. Elles, les premières habitantes de la planète, aussi vieilles que les roches et les eaux, elles avaient dû se réfugier sur les bords du Sudre, l’océan du Septentrion emprisonné dans les glaces. Elles accueillirent Jewon comme un fils, elles qui ne procréaient pas, elles dont les cycles de temps sont plus longs que le cycle tout entier de l’humanité. Elles l’écoutèrent et s’émurent de ses larmes, bienheureuses les âmes attendries par les pleurs d’un frère, d’un fils, d’un ami ou d’un étranger. Elles décidèrent de secourir ces hommes qui les avaient tant haïes, s’envolèrent par centaines des glaces du Sudre et gagnèrent le cirque de Faliz. Elles tissèrent au-dessus des mille vierges une toile si solide et serrée que les damnés de la Dispersion ne purent poser leur navire, repartirent vers la grande arche et firent pleuvoir sur Agellon un nouveau déluge de feu et de cendres, oh, la cruauté des dragons cracheurs de flammes ! Le cœur des mères et des mille vierges déborda de reconnaissance pour les archanées, mais les autres, les maîtres des deux continents et leurs sujets, tournèrent leur colère contre Jewon et ses alliées. Ils les chassèrent de Faliz, brûlèrent les toiles protectrices, reçurent une délégation des déchus de la Dispersion avec le faste réservé aux hôtes de marque et leur livrèrent les mille vierges promises ainsi qu’une grande partie de leurs réserves de nourriture et d’eau. Ce jour-là, dans toutes les cités d’Agellon, on versa des larmes de chagrin et de honte qui auraient pu remplir le cirque de Faliz. Et si fort retentirent les sanglots des mères qu’ils parvinrent aux oreilles de Jewon réfugié sur les bords du Sudre... »
Un frémissement parcourut Seke lorsque Marmat évoqua les dragons cracheurs de flammes des mythes premiers d’Agellon. Les brumes qui lui emprisonnaient l’esprit s’étaient dissipées, une vibration sourde s’était dégagée de l’enchevêtrement des rumeurs. Il captait maintenant la forme d’une créature à deux têtes et huit membres qui traçait un sillon tortueux dans la foule massée autour de la scène.
«... une deuxième fois Jewon réclama leur aide aux archanées du Sudre, une deuxième fois elles oublièrent leurs griefs contre les hommes. Elles volèrent par centaines dans le ciel d’Agellon et fondirent sur le navire des damnés qui s’élevait vers la grande arche, lourd de ses tributs. Elles l’obligèrent à redescendre en l’enveloppant d’une toile serrée, mais, tandis qu’il perdait de l’altitude, une tempête subite le précipita dans le grand océan qui sépare les terres. On dit que les mille vierges périrent dans le naufrage, mais moi, Marmat Tchalé, j’affirme que beaucoup d’entre elles survécurent, qu’elles fondèrent une cité avec les damnés survivants et que leurs descendants se métamorphosèrent en virgnes, ces créatures légendaires qui peuplent les eaux profondes... »
Le chant de la créature abritait une menace sinueuse et rampante. Seke s’appliqua à l’isoler du chœur des formes, mais il avait encore un peu de mal à se concentrer. Cette renaissance se révélait nettement plus pénible que les autres.
« C’est un grand saut qui nous attend cette fois-ci, avait annoncé Marmat. Le plaisir sera plus long et l’atterrissage plus délicat. »
Entre Logon et Agellon, ils avaient effectué un court séjour sur Shlaam, unique planète tellurique du système d’Ios, un monde minéral, pelé, qui n’abritait que des formes primitives de vie. Des vagues humaines avaient tenté de s’y établir, mais elles s’étaient rapidement retirées, abandonnant derrière elles des structures métalliques, des pistes et des bâtiments ensevelis peu à peu sous une épaisse couche de poussière jaune. Les deux griots n’y étaient restés que le temps de se reposer, se nourrissant exclusivement de gros insectes patauds aux carapaces noires dont la chair, une fois grillée sur les pierres brûlantes, s’avérait savoureuse. En veine de confidences, Marmat racontait qu’il avait connu ce monde habité, qu’un jour il était arrivé au beau milieu d’une bataille et que son apparition avait frappé de terreur les belligérants.
Il avait désigné les rochers voisins torturés, que les rayons obliques d’Ios éclaboussaient de lumière bleutée.
« Ça s’est passé ici. Là où nous venons de renaître. À l’emplacement du nœud chaldrien.
— Les nœuds chaldriens peuvent changer de place ?
— Ça arrive. Lorsque les grands équilibres sont bouleversés. Et le voyageur passe parfois une grande partie de son existence à essayer de retrouver la porte. Des confrères sont restés prisonniers d’une planète jusqu’à leur mort.
— Comment le sais-tu puisqu’ils sont morts ?
— La Chaldria n’est pas seulement un moyen de transport, elle est également une mémoire.
— Que sont devenus Zaul Samari et Eyland Volgen ?
— Ils ont quitté Logon pendant ton séjour sur Jezomine.
— Ils ont appris pour... Yorgäl et Jaïfe ? »
Accroupi devant une pierre brûlante, Marmat avait posé un regard pénétrant sur Seke et hoché lentement la tête.
« Leurs disciples étant morts, ils n’avaient plus rien à faire sur Logon.
— Ils... ils savent comment Yorgäl et Jaïfe sont morts ?
— Ils ne me l’ont pas dit. Mais tu pourras leur poser la question à la prochaine assemblée du Cercle des griots. » Marmat avait ajouté, devant l’air interrogateur de Seke : « Elle a lieu tous les quinze ans, au début de l’alignement chaldrien. Quelle que soit la planète de départ, quelle que soit la porte franchie, tous les voyageurs célestes se retrouvent au Cercle. C’est un retour aux sources et un échange. Et l’occasion, pour les nouveaux griots, de recevoir leur kharba. Mon horloge biologique m’indique que l’alignement ne devrait plus tarder maintenant. »
Ils avaient parlé de choses et d’autres, autant pour dissiper la solitude, oppressante dans le silence désolé de cette planète, que pour apprendre à se connaître, mais Marmat était toujours resté à la surface des choses, se rétractant dès que s’amorçaient des sujets plus intimes. Seke n’avait pas trouvé l’ombre d’une explication à la tristesse persistante de celui qu’il considérait toujours comme son maître. Ils avaient décidé de repartir au bout d’une quinzaine de jours. Un départ brusqué par leur impatience de revivre l’expérience du voyage sur les flots cosmiques et de gagner un monde un peu plus accueillant. Cette précipitation expliquait sans doute en partie les difficultés de la renaissance de Seke.
La voix du griot glissait sur Zeline comme un songe. Elle consacrait toute son énergie à s’ouvrir un chemin au milieu de l’assemblée, craignant à chaque instant qu’on les saisisse par les épaules, Irko et elle, et qu’on les éloigne de la scène centrale. Plus elle approchait du but, plus elle s’avançait vers la dissolution sublime dans le néant, et plus elle redoutait l’échec. Des rubans de sueur glacée s’étiraient le long de sa colonne vertébrale. Ébranlée par les battements de son cœur, fermement agrippée à la main d’Irko, elle s’efforçait de garder le contrôle de sa respiration. Ses dix ans de formation au temple de Chimie l’avaient préparée à cet instant où elle devrait chasser les pensées parasites et suspendre ses pulsations cardiaques, mais elle doutait maintenant de ses capacités.
En elle s’imposa la réponse à la question qu’elle s’était posée quatre jours plus tôt – et qu’Irko avait posée à Odom à leur arrivée à Faliz : de tous les enfants recueillis par le temple, Irko et elle s’étaient montrés les plus efficaces, les plus réguliers dans l’exercice de l’arrêt du cœur. Leurs aptitudes avaient vraisemblablement quelque chose à voir avec leurs origines orows. Malgré leur jeune âge, malgré leur physique peu banal, les qualts n’avaient pas trouvé de soldats plus qualifiés pour l’élimination du griot – des griots – et la destruction du Cosmocant, l’événement qui donnerait le signal aux légions tapies dans l’ombre et inaugurerait l’ère du Quetzalt.
Zeline s’appuya sur l’avant-bras d’Irko pour rester campée sur ses jambes flageolantes. Si la plupart des invités ne leur prêtaient pas attention, les deux Orows s’attiraient parfois des regards chargés de réprobation. Il leur fallait franchir de véritables barrières de tissu dressées par les robes, les manteaux ou les bords tombants des chapeaux. Leur petite taille et leur souplesse leur permettaient de passer là où un adulte n’aurait pas glissé le bras.
Quelques instants plus tôt, ils avaient exploité la confusion pour s’introduire dans le dôme. Accaparés par les cris et les bruits, les gardes et les sondeurs s’étaient désintéressés d’eux. Il s’agissait sans doute de l’une de ces diversions dont avait parlé Odom. Le Quetzalt, qui ne laissait rien au hasard, s’était arrangé pour dégager la route à ses deux légionnaires. D’autres adorateurs du serpent aux plumes de sang se tenaient sans doute au milieu de l’assemblée, prêts à intervenir en cas de nécessité.
En franchissant l’entrée du Cosmocant, Zeline avait pénétré dans un autre monde. Elle n’avait pas pris le temps d’admirer les mosaïques qui étalaient leurs motifs complexes sur le sol et les murs, ni les fresques picturales de la mythologie du continent jaune, ni les bas-reliefs de bois précieux, elle avait seulement eu la sensation de basculer dans un univers irréel, dans un rêve. Des flots de lumière tombaient du plafond et éclaboussaient le griot sur la scène centrale.
Ou plutôt les griots. Les qualts n’avaient parlé que de l’homme à la peau brûlée, à la barbe blanche et au verbe maléfique.
L’ennemi suprême du Quetzalt.
Les notes aigrelettes qui montaient de l’instrument posé contre sa poitrine donnaient à sa mélopée une résonance poignante. Des larmes roulaient sur les joues de spectateurs pétrifiés ; d’autres s’agitaient et bruissaient pour masquer leur émotion. Zeline restait imperméable à l’envoûtement maléfique du visiteur céleste en gardant ses pensées focalisées sur le Quetzalt du temple de Chimie : elle allait bientôt s’étendre sous l’aile pourpre du grand serpent, refermer la parenthèse douloureuse de sa vie, goûter l’apaisement éternel.
Les ongles d’Irko lui griffèrent brusquement le dos de la main. Elle étouffa un cri avant de se rendre compte qu’ils étaient arrivés à quelques mètres de la scène. Les rangs des spectateurs, de plus en plus serrés, leur interdisaient désormais d’avancer. Des gouttes de transpiration criblaient le visage d’Irko, si pâle qu’on distinguait le réseau de ses veines sous sa peau. Des mèches de sa chevelure blanche se collaient à ses tempes, à ses joues et aux commissures de ses lèvres, le rouge profond de ses yeux avait viré au brun sale.
La terreur d’Irko frappa Zeline comme un coup au plexus solaire. Battue elle-même par une vague d’épouvante, elle crut que le contenu de ses intestins et de sa vessie allait se répandre dans ses vêtements. Elle se ressaisit et, d’un clignement de paupières, indiqua à Irko qu’ils devaient maintenant déclencher les dispositifs détoniques, l’explosion, la réaction en chaîne. Il la fixa d’un regard fuyant, implorant. Il se laissait reprendre par la peur au seuil de la mort. Peur de la dissolution, peur du vide, peur de perdre cette parcelle misérable de l’espace et du temps qu’occupait l’individu, le moi.
L’idiot ! Comment pouvait-il trouver de l’attrait à une existence aussi futile, aussi absurde ? N’était-il pas impatient de connaître la révélation éternelle du Quetzalt ?
D’une grimace autoritaire, Zeline tenta de raffermir la résolution de son compagnon. Il se détourna et leva ses yeux larmoyants sur le griot, non pas le chanteur à la peau noire, mais l’autre, le jeune homme à la peau claire et aux cheveux bouclés qui se tenait légèrement en retrait sur un côté de la scène. Zeline saisit Irko par le poignet pour lui rappeler les raisons de leur présence dans l’enceinte du Cosmocant. Une violente crise de sanglots le secoua, à laquelle les autres spectateurs, eux-mêmes en larmes, ne portèrent aucun intérêt.
Zeline décida d’accorder un sursis à son compagnon. Rongeant son frein, elle s’appliqua à descendre sa respiration dans le bas-ventre et à diriger ses pensées vers la statue géante du Quetzalt, mais la voix du griot sapait sa concentration telle une vague inlassable, et ses mots s’insinuaient en elle comme des poissons au travers des mailles déchirées d’un filet.
«... responsable de la mort des mille vierges, Jewon fut jugé par les maîtres de deux continents et condamné à mort. Oui, il fut renié par les siens parce que, pour l’amour d’une sœur, il préféra la guerre au déshonneur. Auraient-ils fait preuve de clémence, les maîtres des deux continents, s’ils avaient su que leurs filles avaient survécu et engendré une nouvelle forme de vie ? Moi, Marmat Tchalé, je n’en suis pas certain : on pardonne difficilement à ceux qui vous tendent le miroir cruel de la faiblesse. Les ingrats d’Agellon occultèrent de leur mémoire que Jewon et les archanées avaient volé jusqu’à la grande arche et chassé définitivement de leur ciel les damnés de la Dispersion... »
La vigilance de Zeline se relâcha, se changea en une curiosité dévorante. Gênée par les rangs hauts et serrés des spectateurs, elle se haussa sur la pointe des pieds pour contempler à son tour les griots. Elle observa d’abord le chanteur, l’homme à la peau noire et à la barbe blanche. Elle découvrit en lui une grandeur qu’elle n’avait jamais vue chez les autres hommes, pas même chez les qualts : la lumière qui l’auréolait ne provenait pas des sources ruisselantes du dôme, mais de sa bouche, de ses yeux, de ses mains, de la conque de son instrument. Sa voix grave se propageait dans le corps de la petite Orow comme un rayonnement suave et réveillait des émotions oubliées. Les mises en garde des qualts contre la fascination sensorielle revinrent crever la surface de sa mémoire. Elle tenta encore de se défaire de l’emprise du verbe, mais la statue du temple de Chimie demeura floue, insaisissable. Le Quetzalt n’était plus qu’une tache pourpre et figée, une blessure qui cessait de saigner.
«... lié à un rocher du cirque de Faliz. Les maîtres des deux continents invitèrent les pères des mille vierges à le flageller avec les fils restants des toiles archanéennes jusqu’à ce qu’il rende son dernier souffle. Ils affluèrent des villes des deux continents afin d’exécuter la sentence, le cœur débordant de haine. Et les mères, se rendant compte qu’ils perpétraient une injustice, crièrent et versèrent des larmes qui gonflèrent en rivières et se jetèrent dans le grand océan qui sépare les terres. Les eaux grossies par leur chagrin changèrent de couleur et devinrent acides, telle est la puissance de la désolation des mères. C’est à cet instant, en vérité, que le grand océan prit le nom de Fumereux. Ern, le père de Jewon, se présenta au cirque de Faliz, oh ! la détresse d’un père qui a déjà perdu sa fille et que la loi humaine contraint à exécuter son fils. Moi, Marmat Tchalé, je viens d’un monde lointain pour vous raconter l’histoire d’Ern, l’homme écartelé entre son amour paternel et son devoir... »
Zeline ne se sentait plus isolée dans sa minuscule parcelle d’espace et de temps. Une fresque immense se déployait en elle, une ronde de visages, de scènes et de paysages l’entourait, inconnus et familiers, étranges et proches. La voix du griot avait le pouvoir de ressusciter des mondes où elle trouvait une place, sa place. De ce tourbillon d’images et de sensations se détachaient des souvenirs de courses échevelées dans les plaines enneigées...
Odeurs de bois brûlé, de viande grillée, douceur d’une paume sur son front, chaleur des peaux qui se frottent, caresses glacées des bourrasques, grondement des troupeaux lancés au galop, craquements du fleuve en débâcle, hommes, femmes et enfants aux cheveux aussi blancs que la neige, aux yeux aussi rouges que les fleurs des prairies...
Orow...
Elle pleurait.
Elle avait déjà versé des larmes de colère, de dépit, de douleur, mais c’était la première fois qu’elle baignait ainsi dans un flot d’émotion pure. Le serpent aux plumes de sang, en maître exigeant, ne tolérait pas la moindre faiblesse, le moindre apitoiement sur soi-même. Les commandements des qualts avaient fait d’elle une parfaite servante du néant, une enveloppe déjà vide.
Le chant du griot proclamait qu’elle appartenait à un tout, pas seulement au peuple nomade des plaines de l’Orow, mais à la grande famille humaine, et cela, cela la réchauffait, la bouleversait, la remplissait. Une mère et un père l’avaient arrosée de tendresse avant l’irruption des pillards du couloir temporel.
«... cependant, les archanées du Sudre perçurent les lamentations de Jewon et s’abattirent par nuées sur les pères, qu’elles piquèrent de leurs dards et déchiquetèrent de leurs griffes. Ainsi mourut Ern, père de Jewon, ainsi se perpétua la malédiction d’une famille abandonnée des hommes et des dieux. Les cadavres jonchèrent par centaines le fond du cirque de Faliz, se muèrent en une poussière noire que le vent projeta sur les roches... »
Zeline revit les visages des pillards enduits de cette poudre noire qui flottait dans les couloirs temporels et se fixait sur les fuselages des transcontinentaux. Ils empruntaient des passages connus d’eux seuls. Ils n’utilisaient aucun appareil ni aucune combinaison protectrice, une témérité qui les rendait imprévisibles. Ils s’abattaient régulièrement sur les plaines du continent rouge, massacraient les adultes des clans et emportaient les enfants. Les Orows avaient tenu des conseils mais n’avaient pas trouvé de parade efficace à leurs incursions.
Les pillards avaient surgi à l’intérieur de la wekka éclairée par les braises du foyer central et enlevé Zeline dans les ténèbres glaciales. Elle ne savait pas ce qu’il était advenu de ses parents et de ses deux frères. Le silence de la nuit avait étouffé ses sanglots, puis elle s’était débattue, elle était tombée, elle avait heurté quelque chose de dur sous le tapis neigeux et perdu connaissance. Elle s’était réveillée avec un atroce mal de tête dans une pièce sombre. Un homme était entré, vêtu d’une robe noire ornée sur le devant d’un drôle d’animal écarlate. Il l’avait observée un long moment avec une expression indéchiffrable, puis il s’était penché sur elle et avait promené sur sa peau des mains sèches et froides. Elle n’était plus protégée par ses vêtements, par ses parents, par son clan.
« Bienvenue dans les rangs du Quetzalt, avait murmuré l’homme. Ton nom sera désormais Zeline, « la porte » ou « le gouffre » dans un vieux dialecte du continent jaune. »
Il lui avait écarté les jambes, s’était allongé sur elle et l’avait blessée profondément au ventre. Il l’avait martyrisée un long moment avant de l’abandonner en sang et en larmes sur le matelas, aux prises avec une douleur intolérable. Elle comprenait aujourd’hui que le viol faisait partie de la formation du légionnaire du Quetzalt, parce qu’il poussait le corps à rejeter les émotions, à devenir aussi insensible que la pierre, aussi froid et sec que les mains du qualt.
«... ce bâtiment s’élève à l’endroit même où Jewon fut supplicié. Les archanées l’emportèrent sur les glaces du Sudre et, lorsqu’il fut rétabli, tissèrent un fil qui s’éleva très haut, si haut qu’il finit par se perdre dans l’immensité cosmique. Les astres m’ont confié, à moi, Marmat Tchalé, du Cercle céleste des griots, que le fil des archanées conduisit Jewon sur un monde où lui fut révélé le secret de l’immortalité... »
La haine des hommes inoculée par le qualt déferla en Zeline comme une vague acide du Fumereux. La porte, le gouffre...
Le qualt n’avait pas choisi son nom au hasard. Elle ne pouvait plus se rendre à l’invitation du griot, s’insérer dans cette humanité qu’on avait arrachée de son corps. Elle n’avait pas d’autre choix que de suivre la voie tracée pour elle depuis son réveil dans cette pièce lugubre du temple de Chimie. L’oubli, le néant valaient infiniment mieux qu’une foule de souvenirs nauséeux, que le dégoût de soi-même. Le serpent aux plumes de sang s’était engouffré dans la blessure infligée par le qualt et avait déposé en son sein une bombe à fission d’une puissance phénoménale. Trop tard pour envisager une autre route, pour reculer, pour remuer les regrets.
Elle agrippa à nouveau le bras d’Irko et le contraignit à la fixer dans les yeux. Son expression résignée disait qu’il avait suivi le même cheminement qu’elle, qu’il renonçait lui aussi à changer le cours du destin. Il s’essuya les joues d’un revers de manche avant de cligner des paupières à deux reprises en signe d’acquiescement. Seule la mort avait le pouvoir de réparer cette erreur tragique qu’était leur existence.
Face à face, main dans la main, ils fermèrent les yeux et amorcèrent le processus respiratoire et mental de l’arrêt cardiaque.
Le dragon montait de deux formes humaines réunies près de la scène. Seke le distinguait désormais avec netteté : tête ronde, gueule étirée en bec, corps allongé et couvert de plumes, pattes repliées et griffues, queue recourbée et équipée d’un dard. Il vivait avec une telle intensité à l’intérieur des deux corps humains qu’il en devenait palpable. Sa forme s’associait à une couleur rouge intense, un flot de sang qui grossissait sans cesse et paraissait sur le point de submerger le dôme.
Plongé dans la transe, Marmat Tchalé ne remarqua pas le regard alarmé que lui lança son disciple. La confrérie d’Hernaculum affirmait que la Chaldria volait au secours des griots fourvoyés dans des situations inextricables. Seke supposait qu’elle percevait les réactions de ses serviteurs de la même manière que les enfants du Tout captaient les sons des formes, mais comment pouvait-elle intervenir si un griot n’était pas conscient de la menace ? Marmat disait qu’un grand nombre de ses confrères avaient disparu ces dernières années. Leurs ennemis avaient compris que leurs meilleures chances de succès reposaient sur l’effet de surprise. Sans son apprentissage pourtant sommaire de la perception des formes, Seke lui-même n’aurait pas décelé le danger.
Les lumières coulaient du plafond comme des ruisseaux de sang. Seke dirigea son attention vers les deux formes humaines qui avaient introduit le dragon. Une gueule immense était sur le point d’engloutir l’assistance et les murs du Cosmocant.
«... que le dragon cracheur de flammes, avant de quitter l’espace, souffla des myriades d’étincelles qui allèrent se loger dans le cœur de chaque être humain. Ainsi continua-t-il d’influencer les hommes, ainsi réussit-il à les diviser et à étendre son règne. Car il suffit d’une simple brise pour souffler sur les braises, embraser les cœurs, les jeter les uns contre les autres. Oh, frères d’Agellon, quand comprendrez-vous que l’étincelle semée par le dragon couve encore dans votre chair, dans votre âme ? Oh, mes frères, quand suivrez-vous l’antique fil tissé par les grandes archanées des bords du Sudre ? Quand rejoindrez-vous Jewon sur son monde de pureté et d’harmonie ?... »
Les porteurs du dragon se cachaient derrière les haies figées de chapeaux extravagants, de coiffures sophistiquées, de visages en larmes. Seke capta un désespoir absolu dans leurs chants extraordinairement purs, dépouillés de toute note superflue. Le dragon avait besoin de cette désolation pour grandir et englober le Cosmocant. Seke consulta à nouveau Marmat du regard, mais n’obtint aucune réaction. Le contraste entre l’immobilité de l’assistance et sa panique galopante lui coupa le souffle. Il contint comme il le put une violente envie de hurler et resta pendant quelques instants paralysé par l’indécision. Il n’osait pas interrompre le chant de son maître par crainte de lui infliger un surcroît de souffrance et de soulever la colère de l’auditoire. Pourtant, s’il n’intervenait pas dans les plus brefs délais, ils seraient tous emportés par la pluie de ténèbres et de sang qui s’apprêtait à engloutir le dôme.
Marmat marqua un temps de pause à la fin de l’histoire de Jewon tout en continuant de gratter les cordes de sa kharba. Seke exploita aussitôt ce répit. Il s’approcha à grandes foulées du bord de la scène, sauta au milieu des spectateurs pétrifiés, fendit la multitude dans la direction des deux formes humaines qui nourrissaient le dragon. L’assistance s’écarta devant lui comme une eau frémissante sous l’étrave d’un navire. Les froissements des vêtements et les murmures extasiés estompaient les notes de l’heptacorde. La plupart étaient plus grands que Seke, y compris les femmes, élancées, parées de leurs bijoux qui tintaient discrètement à chaque mouvement.
La foule s’ouvrit sur deux silhouettes minuscules que Seke prit d’abord pour des vieillards. Immobiles, les yeux clos, elles se tenaient par les mains. La blancheur de leurs cheveux, la pâleur et la fixité de leur visage leur donnaient l’allure de statues taillées dans cette roche blanche qu’on trouvait en abondance dans certains cirques du Mitwan. Des enfants, Seke s’en rendit compte à la rondeur de leurs traits et aux proportions de leur corps, vêtus tous les deux de vestes droites fermées par des attaches latérales et de pantalons légèrement bouffants, des tenues sobres en comparaison de celles des autres spectateurs.
« Des Orows, chuchota une femme.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquent ici ? demanda un homme.
— Comment ces petits serpents ont-ils obtenu leurs pierres de reconnaissance ? » s’étonna un autre.
Seke n’entendait plus les chants des enfants. Il en déduisit que leur effacement était volontaire, indispensable à l’envol du dragon. Il s’approcha du garçon, posa le pouce et le majeur sur ses jugulaires. Le contact ne déclencha aucun réflexe de surprise ou de défense chez le petit Orow. Son cœur ne battait pas, ou si faiblement que Seke ne discerna aucune pulsation.
Il prit le pouls de la fille, sentit des palpitations affolées sous la pulpe de ses doigts, se rendit compte au bout d’un moment qu’il percevait son propre rythme cardiaque. Sa nervosité était telle que ses battements se propageaient jusqu’aux extrémités de ses membres.
Il dut se rendre à l’évidence : les deux enfants étaient... morts.