La cage infernale
Samuel Baldwin, détective à Boston, Massachusetts, commence sa journée du 10 septembre 1951, comme tous les jours que Dieu fait, par la lecture des faits divers du Boston News. Samuel Baldwin aime se plonger dans ces drames quotidiens : il en retire une justification de son métier et de son utilité sociale.
Or, en première page du Boston News, s’étale un fait divers particulièrement dramatique, photo sensationnelle à l’appui. La veille au soir, lors de la représentation du Splendid Circus, un cirque ambulant de passage dans la ville, le dompteur, George Ribbon a été dévoré par ses bêtes. Sur le journal, on voit le malheureux emporté sur une civière. Il devait décéder avant son arrivée à l’hôpital.
Samuel Baldwin lit machinalement l’article consacré à la victime. George Ribbon était considéré comme l’un des meilleurs dompteurs des États-Unis. Il était le seul à travailler dans une même cage avec des lions, des tigres, des panthères noires et des ours. Chaque soir, il prenait tous les risques pour son public. Il est mort victime de sa témérité.
La lecture du quotidien terminée, Samuel Baldwin se rend à son bureau. Il est l’un des détectives privés les plus en vue de Boston, ce n’est pas le travail qui lui manque et il a une dizaine de rendez-vous pour cette seule journée.
Il est six heures de l’après-midi quand sa secrétaire vient le trouver.
— Il y a là un certain monsieur Halley. Il veut absolument vous voir.
Samuel Baldwin rétorque assez sèchement :
— Eh bien, dites-lui de prendre rendez-vous.
La secrétaire a l’air gêné.
— C’est que la personne insiste. C’est le directeur du Splendid Circus… C’est au sujet de l’accident d’hier soir.
Du coup, Samuel Baldwin change de ton.
— Le dompteur dévoré par les fauves ? Dites-lui d’entrer.
Quelques instants plus tard, John Halley, directeur du cirque, est dans le bureau. Il doit avoir la cinquantaine. Il a les cheveux gris, une petite moustache. C’est un homme bien bâti : on sent qu’il a dû être un bel athlète dans sa jeunesse. Mais, pour l’instant, il semble accablé, comme courbé sous le poids d’un fardeau.
Le détective lui tend une main cordiale.
— J’ai lu le drame dans les journaux, monsieur Halley. Je vous exprime toute ma sympathie.
Le directeur du cirque remercie d’un hochement de tête.
— Vous devez être surpris de ma visite. Mais je ne tenais pas à ce que la police soit mêlée à tout cela.
Samuel Baldwin fronce les sourcils.
— La police, et pourquoi donc ?
— Parce que c’est un meurtre et que le coupable est forcément parmi nous !
Malgré l’horreur du drame, le détective est piqué au plus haut point dans sa curiosité professionnelle.
— Comment pouvez-vous être certain d’une chose pareille ?
Le directeur a un soupir.
— Il n’y a hélas aucun doute à ce sujet… Il faut que j’entre dans certains détails techniques. Savez-vous en quoi consistait exactement le numéro de George Ribbon ?
Baldwin doit avouer qu’il l’ignore.
— Eh bien, c’était un numéro absolument unique. Ribbon commençait par des exercices traditionnels avec ses lions et ses tigres. Et puis on lâchait deux panthères noires et trois ours. C’était alors que commençait vraiment le numéro.
« George Ribbon s’installait au centre de la cage. Il ne faisait aucun geste mais pas une bête n’osait l’approcher. Il faisait ensuite claquer son fouet et tous les fauves, comme pris de panique, se mettaient à tourner follement autour de lui jusqu’à ce que, sur un nouveau coup de fouet, ils quittent la cage.
Samuel Baldwin a hâte que son visiteur en vienne au fait.
— Cela me semble impressionnant, en effet. Mais ne pensez-vous pas que le numéro était tout simplement trop risqué ?
— Non, il n’y avait aucun risque. Je vous demande, bien sûr, de garder secret, ce que je vais vous dire, mais tout était truqué !
Du coup, l’intérêt, du détective s’éveille de nouveau. Le directeur poursuit.
— C’était un dispositif que j’avais mis au point moi-même avec Ribbon. Mettre ensemble des lions, des tigres, des panthères noires et des ours dans une même cage, ce serait trop dangereux. Mais ils ne pouvaient pas atteindre le dompteur, grâce à une barrière invisible, une barrière électrique…
John Halley marque un temps avant de reprendre le cours de ses explications.
— Le sol de la cage est en métal. Au centre, un cercle de cinq mètres de diamètre est séparé du reste par un mince périmètre de bois. Avant qu’on ne lâche les bêtes, George s’installait au milieu. Moi, j’étais aux manettes et je lançais alors le courant dans le rond central. Il n’était pas assez fort pour mettre en danger la vie des fauves, mais suffisant pour leur donner une violente décharge. Quant au dompteur, il portait des bottes en caoutchouc qui l’isolaient parfaitement.
« Voilà pourquoi, malgré les apparences, George ne risquait absolument rien. Maintenant, la suite du numéro était un peu plus compliquée…
Le détective Samuel Baldwin reste songeur. Il n’y a pas que les escrocs, les faussaires et les assassins qui maquillent la vérité. L’illusion est partout…
Le directeur du Splendid Circus continue.
— Le reste de la plaque de métal, à partir du rond central, est divisé par des lames de bois en rayons. À un moment donné, je mettais en marche une sorte de balai qui faisait le tour du dispositif en transmettant le courant électrique. Ainsi, chaque plaque de métal était tour à tour électrifiée. C’est pourquoi les bêtes se mettaient à courir en rond pour fuir le courant. Elles ne pouvaient pas rentrer au centre, qui était électrifié en permanence ; elles ne pouvaient que fuir devant elles, poursuivies par l’électricité.
Samuel Baldwin réprime une grimace. Décidément, le sort de ces malheureuses bêtes, martyrisées chaque soir pour le contentement du public et le plus grand profit du Splendid Circus, lui semble assez répugnant. Mais John Halley n’a pas l’air de partager ce sentiment. Il semble satisfait de son invention.
Le détective en revient aux faits.
— Alors, dans ce cas, monsieur Halley, expliquez-moi ce qui s’est passé hier soir. Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
Le directeur du cirque redevient sombre.
— Justement, c’est inexplicable. Tout s’est d’abord bien passé. George s’est installé au milieu de la cage et j’ai envoyé le courant dans le rond central. Le garçon de piste a libéré les bêtes. George a commencé son numéro. Il a claqué son fouet et j’ai mis en marche le balai électrifié.
John Halley ferme à demi les yeux. Il revit le drame de la veille.
— Les fauves ont commencé à courir en rond comme prévu. Et puis ils ont ralenti… Or, normalement, ce n’était pas possible. Dans ce cas, ils auraient marché sur la plaque électrifiée qui les poursuivait. J’ai compris brusquement qu’ils s’étaient mis en mouvement au coup de fouet par habitude, mais qu’aucun courant ne passait sous la cage. Les fauves s’en sont rendu compte au même instant que moi. C’est un tigre qui a sauté le premier. Les autres ont suivi.
John Halley s’interrompt un instant.
— C’était horrible ! Le garçon de piste est entré dans la cage avec une fourche. Il a pu arriver jusqu’aux bêtes, ce qui prouve que le courant ne passait pas, car il n’avait pas de bottes en caoutchouc. Il a dégagé George, mais il était trop tard. Plus personne ne pouvait le sauver.
Samuel Baldwin retrouve ses réflexes professionnels.
— Je comprends ce qui vous fait dire que c’est quelqu’un du cirque qui a fait le coup, monsieur Halley : personne d’étranger ne pouvait connaître ce dispositif électrique. De quelle manière a-t-il été saboté ?
Le directeur du Splendid Circus pousse un énorme soupir.
— Justement, je ne comprends pas ! Vous pensez bien que j’inspecte l’installation avant chaque représentation. Une panne est toujours possible. Or je peux vous le dire : tous les circuits étaient en parfait état de fonctionnement. J’ai refait la même vérification après le drame. Il n’y avait pas une anomalie, rien. Pour moi, c’est de la magie.
Le détective Baldwin en sait désormais assez et ce qu’il vient d’apprendre fait pressentir qu’il va se trouver devant l’une des enquêtes les plus extraordinaires de sa carrière. Il se lève de son fauteuil.
— Je pense que le mieux est d’aller voir sur place. J’aimerais jeter un coup d’œil sur cette installation…
Les deux hommes sont sur place peu après. La cage aux fauves est restée sur la piste. De loin, elle fait une tache brillante au milieu des gradins déserts. La sciure a été retirée et les plaques de métal apparaissent à nu. Samuel Baldwin voit parfaitement le disque central délimité par un cercle de bois et le reste de la surface métallique divisé également par des lames de bois, un peu comme la roue d’une loterie.
Samuel Baldwin sort de sa contemplation. Sa voix a un accent étrange sous le grand chapiteau.
— Combien avez-vous d’employés ?
— Entre la troupe et le personnel de service, environ une centaine.
Le directeur ajoute, après un temps :
— Mais, je vous le demande, quoi que vous trouviez, ne le dites pas à la police. Nous tenons à régler cette affaire entre nous. La solidarité des gens du voyage, vous comprenez ?
Le détective répond sans se compromettre :
— Nous verrons…
Et il enchaîne :
— Pour l’instant, c’est la sciure qui m’intéresse. Qui la dépose dans la cage ?
John Halley semble surpris par la question.
— C’est le garçon de piste, Antoine Delarue, un Canadien français, un brave garçon. Il a risqué sa vie quand les fauves ont attaqué George.
Antoine Delarue se trouve quelques minutes plus tard devant le détective. C’est un garçon dégingandé d’une vingtaine d’années, aux cheveux blonds frisés et au visage couvert de taches de rousseur. Il a l’air très choqué par le drame de la veille. Samuel lui parle d’un ton doux et persuasif.
— Je sais ce que tu ressens, mon garçon. J’ai besoin simplement de savoir ce qui s’est passé hier soir. C’est bien toi qui as mis la sciure dans la cage ?
Le garçon de piste hoche la tête.
— Oui, monsieur.
Samuel Baldwin garde le silence quelques instants. Seuls avec lui dans le chapiteau désert, le directeur et le garçon de piste attendent, l’air plutôt intrigué, sa prochaine question. Le détective pose la main sur l’épaule du jeune homme.
— Dis-moi, mon garçon, quel métier veux-tu faire plus tard ?
La figure d’Antoine Delarue s’illumine brusquement.
— Dompteur, m’sieu ! Je veux être dompteur.
Samuel Baldwin parle avec une grande douceur.
— Mais tu veux être un vrai dompteur, n’est-ce pas ? Sans trucage électrique.
Le garçon de piste a un moment d’hésitation. Il regarde le directeur comme s’il lui demandait l’autorisation de parler. Celui-ci l’encourage d’un geste. Il répond alors sans oser regarder le détective.
— Oui, moi, je ne veux pas faire ça. J’aime les bêtes. Je le disais à monsieur Ribbon, mais…
Samuel Baldwin a toujours sa voix douce.
— Mais quand tu lui disais cela, monsieur Ribbon t’envoyait promener. Peut-être même qu’il te donnait des coups.
Antoine Delarue a un sursaut.
— Non, pas des coups, ce n’est pas vrai !
— D’accord, pas des coups, ça n’empêche qu’il ne te traitait pas comme il aurait dû le faire.
Le garçon de piste garde le silence, la bouche pincée, la tête baissée. Le détective continue…
— Alors hier, tu as voulu lui donner une leçon. Je dis une leçon, rien de plus. Tu en avais assez de ce faux dompteur qui ne risquait rien parce qu’il était protégé par un courant électrique…
Dans les allées du chapiteau, plusieurs des membres de la troupe viennent d’arriver. Ils forment un petit groupe qui commence à grossir. À côté de la cage, Samuel Baldwin continue.
— Non, tu n’as pas voulu tuer le dompteur ; la preuve, c’est que, quand il a été attaqué, tu es entré dans la cage au risque de ta propre vie. Tu n’es pas un assassin, Antoine, tu es seulement un gamin qui a fait une mauvaise farce.
Antoine Delarue redresse la tête d’un air arrogant.
— Vous dites n’importe quoi ! Vous n’avez pas de preuve.
Samuel Baldwin prononce à mi-voix :
— Mais si, il y a une preuve : la sciure…
Et comme le garçon se tait, il continue.
— La sciure, tu l’as enlevée après la représentation. Mais je suppose que nous pouvons encore la retrouver dans une des poubelles. Et tu sais ce qu’elle a de particulier, cette sciure ? Elle est brune et grise. Grise parce que tu y as versé de l’ébonite en poudre qui empêche le courant électrique de passer et brune à cause du sang séché !
Le jeune homme pousse un cri… Sous le chapiteau, maintenant, presque toute la troupe est au complet et assiste, en bord de piste, à cette représentation hors du commun. Samuel Baldwin est satisfait de lui. Il ne s’était pas trompé. Puisque l’installation électrique fonctionnait, la seule possibilité d’empêcher le courant d’arriver était la sciure qui recouvrait les plaques de métal.
Le détective continue.
— Voyons, mon garçon, je suis sûr qu’en allant fouiller les poubelles nous trouverons une quantité importante d’ébonite en poudre dans la sciure. Et cette ébonite, il a bien fallu que tu l’achètes quelque part… Tu n’as pas beaucoup d’imagination, Antoine. En venant au cirque, j’ai vu un drugstore de l’autre côté de la plage. Je parie que c’est là que tu l’as achetée. Il en fallait quelques dizaines de kilos. Ce n’est pas un achat qu’on fait tous les jours. Je suis sûr que le personnel te reconnaîtrait sans difficulté.
Antoine Delarue se met soudain à sangloter.
— Je ne voulais pas… Je voulais seulement faire une blague…, lui donner une leçon. Je vous jure, rien d’autre.
John Halley s’approche du détective. Il sort de sa poche une liasse de billets.
— Voici vos honoraires, monsieur Baldwin. Maintenant, s’il vous plaît, laissez-nous. Nous réglerons cette affaire entre nous.
Samuel Baldwin regarde son interlocuteur. Le visage de ce dernier exprime la tristesse, mais pas la colère.
— Normalement, je devrais avertir la police. Il y a eu meurtre.
Il regarde cette fois Antoine Delarue. Le jeune homme, les yeux rouges, les pommettes brillantes, renifle bruyamment. La troupe du Splendid Circus l’entoure en silence.
À quoi bon créer un drame supplémentaire ? Ces gens-là sont suffisamment éprouvés. Et ce n’est pas une enquête de police, un procès et une condamnation qui rendront la vie au malheureux dompteur. Samuel Baldwin fait un salut à la cantonade et prononce, comme pour lui-même, en s’en allant :
— Que le spectacle continue !