— Bien sûr que non ! s’exclama-t-elle. Je connais mon métier, tout de même !
— Si elle l’avait déchiré le premier soir, vous l’aurait-elle donné à réparer ?
— Elle l’aurait plutôt confié à Mary, qui me l’aurait peut-être porté. Elle est compétente, et plutôt habile de ses doigts pour retoucher les vêtements ou les robes de soirée, mais ces lis étaient vraiment très délicats. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela peut faire maintenant ? En tout cas, ajouta-t-elle avec une petite grimace, ce doit être Mary qui l’a reprisé, parce que moi, je n’y ai pas touché. Et le déshabillé était intact quand la police me l’a montré pour que je l’identifie. Les lis et toute la dentelle étaient impeccables.
Au creux de l’estomac, Hester ressentit une vague excitation.
— Vous en êtes sûre ? Absolument certaine ? Vous pourriez le jurer sur la vie de quelqu’un ?
L’expression de Rose se modifia, comme si la jeune fille venait de recevoir un coup : le peu de couleurs qui lui restaient désertèrent son visage.
— Sur qui voulez-vous que je jure ? Percival est mort ! Vous le savez, non ? Qu’est-ce qui vous arrive ? Pourquoi s’intéresser à cette histoire de dentelle maintenant ?
— Répondez-moi, insista Hester d’un ton pressant. Vous en êtes absolument sûre ?
— Oui, absolument.
Rose paraissait mécontente, sans doute parce qu’elle ne comprenait pas où son interlocutrice voulait en venir. Cette insistance devait l’effrayer.
— Je suis sûre qu’il n’était pas déchiré quand la police me l’a montré avec le sang dessus. Cette partie-là n’était pas tachée et elle était intacte.
— Vous ne pourriez pas faire erreur ? Il y avait peut-être plusieurs lis en dentelle sur ce vêtement ?
— Pas comme ceux-là, affirma-t-elle en secouant la tête. Ecoutez, Miss Latterly, quelle que soit l’opinion que vous pouvez avoir de moi, et elle n’est pas difficile à deviner vu les grands airs que vous prenez avec moi, je connais mon métier et je sais distinguer une épaule d’un ourlet sur un déshabillé. La dentelle n’était pas endommagée quand je l’ai remonté de la lingerie, ni quand je l’ai identifié pour la police.
— Merci, répondit Hester. Vous seriez donc prête à le jurer ?
— Mais pourquoi ?
— Oui ou non ? interrogea l’infirmière, au comble de l’impatience, se retenant pour ne pas prendre Rose par les épaules et la secouer comme un prunier.
— Jurer devant qui ? s’obstina la jeune fille. Qu’est-ce que ça peut bien faire maintenant ?
Soudain, son visage s’assombrit et une considérable émotion parut la submerger tout entière.
— Vous voulez dire… reprit-elle d’une voix tremblante. Vous voulez dire que… que ce n’est pas Percival qui l’a tuée ?
— Non, je ne crois pas.
Rose était devenue livide. Ses yeux semblaient s’être cernés plus encore.
— Oh, mon Dieu ! Mais alors… qui est-ce ?
— Je ne sais pas… Mais si vous possédez un tant soit peu de jugeote et avez envie de conserver la vie, sans parler de votre place, je vous conseille de ne rien dire à personne.
— Mais comment le savez-vous ? s’entêta Rose.
— Il vaut mieux pour vous que vous ne compreniez pas… croyez-moi !
— Et qu’est-ce que vous allez faire ?
Elle parlait à voix basse, mais l’anxiété et l’appréhension perçaient dans ses paroles.
— Le prouver… si c’est possible.
Lizzie choisit cet instant pour surgir, en proie à une vive irritation.
— Si vous avez quelque chose à faire laver, Miss Latterly, demandez-le-moi et je veillerai à ce que ce soit fait dans les meilleurs délais. Mais ne restez pas ici à potiner avec Rose. Elle a du travail.
— Excusez-moi, répondit Hester avec un sourire contrit, avant de s’éclipser.
Ce fut seulement une fois dans le grand escalier que ses pensées s’éclaircirent et qu’elle put enfin reprendre le fil de ses réflexions. Si le déshabillé était intact quand Rose l’avait remonté dans la chambre, et intact lorsqu’on l’avait retrouvé dans la commode de Percival, mais déchiré au moment où Octavia était allée dire bonsoir à Beatrice, la jeune femme avait dû faire l’accroc durant la nuit ou la journée qui avaient précédé son décès. À l’évidence, sa mère avait été la seule à le remarquer et elle avait proposé de le raccommoder. Octavia ne le portait donc pas à l’heure de sa mort, puisqu’il se trouvait dans la chambre de Beatrice. Toutefois, entre le moment où Octavia avait quitté sa mère et celui où Evan avait découvert le vêtement, quelqu’un s’en était emparé et était allé prendre à la cuisine un grand couteau, qu’il avait trempé dans le sang et enveloppé dans le vêtement. Puis il avait caché le tout chez Percival.
Qui cela pouvait-il être ?
À quel moment Beatrice avait-elle reprisé la dentelle ? S’était-elle attelée à la tâche dès le départ de sa fille, le soir même ? Cela paraissait logique : pourquoi se serait-elle souciée de ce détail en sachant Octavia morte ?
Où s’était trouvé le déshabillé une fois l’accroc réparé ? Sans doute dans la corbeille à ouvrage de Beatrice. Après le meurtre, personne n’avait dû songer à le rechercher. À moins qu’il n’ait été rapporté dans la chambre de la victime ? Oui, de toute évidence ; sinon, la personne qui s’en était saisie pour faire accuser Percival aurait pris conscience de son erreur en comprenant qu’Octavia n’avait pu le porter au moment où elle était allée se coucher.
Hester atteignait à présent le palier du premier étage. Dehors, la pluie avait cessé et le pâle soleil d’hiver dardait ses rayons par la fenêtre, formant des motifs mouvants sur le tapis. La jeune femme n’avait croisé personne dans la maison. Les bonnes s’affairaient toutes à leurs diverses tâches, les femmes de chambre s’occupaient de la garde-robe de leurs maîtresses, l’intendante passait en revue le linge de maison, les servantes du premier faisaient les lits, retournant les matelas et traquant la poussière. Dinah et les valets de pied vaquaient à leurs occupations à l’avant de la maison, les membres de la famille savouraient les plaisirs du matin, Romola avec les enfants dans la salle de classe, Araminta dans le boudoir, les hommes à l’extérieur et Beatrice cantonnée dans sa chambre.
Cette dernière était seule à savoir que le déshabillé avait été déchiré. Elle n’aurait pas fait l’erreur de choisir précisément ce vêtement-là pour le maculer de sang… Non qu’Hester eût jamais soupçonné la mère de la victime, en tout cas pas toute seule. Si Beatrice était coupable, elle avait agi de concert avec Basil. Hester, toutefois, avait du mal à y croire : l’effroi qu’inspirait à la maîtresse de maison le fait de ne pas connaître l’identité de l’assassin de sa fille ne pouvait être feint. Et Beatrice avait bel et bien envisagé Myles dans le rôle du meurtrier. Hester se demanda un instant s’il n’était pas possible que Beatrice fût, en fait, une superbe actrice, mais elle repoussa vite cette idée. Pour commencer, pourquoi aurait-elle joué la comédie devant l’infirmière ? Elle ne pouvait s’imaginer que celle-ci irait répéter ses paroles…
Restait donc à se demander qui savait ce que portait Octavia ce soir-là. La jeune femme avait quitté le salon vêtue d’une robe de dîner, comme il est de rigueur dans les grandes maisons. Qui avait-elle croisé après s’être changée pour la nuit, mais avant de se retirer pour de bon dans sa chambre ?
Seulement sa mère… et Araminta.
La fière, la terrible, la froide Araminta. C’était elle, bien sûr, qui avait dissimulé le suicide de sa sœur et qui, lorsqu’il avait fallu trouver un coupable, avait fait en sorte que ce fût Percival.
Elle n’avait pu agir seule cependant. Elle était svelte, voire menue. Jamais elle n’aurait pu porter le corps d’Octavia dans l’escalier et jusqu’à la chambre. Qui l’avait aidée ? Myles ? Cyprian ? Ou Basil ?
Et comment le prouver ?
La seule certitude dont Hester disposait pour le moment était l’épisode des lis déchirés. Beatrice accepterait-elle de révéler ce détail à la police en connaissant toutes les implications de son témoignage ?
Il fallait un allié à Hester. Celle-ci savait Monk à proximité. Elle avait discerné sa silhouette sombre au-dehors chaque fois qu’elle s’était approchée d’une fenêtre. Néanmoins, il ne pouvait l’aider.
Septimus. C’était la seule personne dont elle ne mettait plus l’innocence en doute et qui aurait le courage de se battre. Car il faudrait du courage ! Percival était mort et, pout tous, l’affaire était close. Il semblait si facile de ne plus s’en soucier et de laisser les choses en l’état.
Elle tourna les talons et, au lieu de gagner la chambre de Beatrice, se rendit au fond du couloir, frappa à la porte de Septimus et entra aussitôt. L’ancien militaire lisait, assis sur son lit, tenant le livre le plus loin possible de ses yeux. Il parut surpris de la voir. Il était pratiquement guéri à présent et les attentions de l’infirmière tenaient plus de l’amitié que d’un réel besoin médical. Il dut percevoir tout de suite l’inquiétude de la nouvelle venue.
— Que se passe-t-il, mademoiselle ? interrogea-t-il, alarmé, en reposant le livre sans en marquer la page.
Hester referma la porte derrière elle et vint s’asseoir sur le lit, résolue à ne pas prendre de gants.
— J’ai découvert quelque chose sur la mort d’Octavia… Deux choses, en fait.
— Et ce sont deux choses très graves, répondit-il sans la quitter des yeux. Je vois que vous êtes bouleversée. De quoi s’agit-il ?
Elle prit une profonde inspiration. Si elle faisait fausse route et que Septimus était impliqué dans la dissimulation du suicide, ou s’il se montrait plus loyal envers la famille qu’elle ne l’escomptait, moins courageux qu’elle ne le pensait, elle courait un danger. Cependant, elle n’avait pas l’intention de battre en retraite.
— Elle n’est pas morte dans sa chambre, affirma-t-elle, luttant contre le tremblement qui l’avait saisie. J’ai découvert à quel endroit elle est morte.
Elle observa Septimus : son visage ne reflétait qu’un vif intérêt ; la culpabilité en était absente. Hester se sentie soulagée.
— Dans le bureau de Sir Basil, acheva-t-elle.
Septimus afficha une totale perplexité.
— Dans le bureau de Basil ? Mais, ma chère, cela n’a aucun sens ! Pourquoi Percival se serait-il trouvé dans cette pièce en sa compagnie ? Et qu’aurait-elle été y faire au beau milieu de la nuit ?
Puis, lentement, son expression prit une certaine gravité.
— Oh, reprit-il plus bas. Vous voulez dire qu’elle avait bel et bien appris quelque chose ce jour-là, et que vous avez découvert ce que c’était ? Cela concernait Basil ?
Hester se lança alors dans le récit de ses découvertes, ajoutant qu’Octavia s’était elle aussi rendue au ministère de la Guerre le jour de sa mort et qu’elle y avait appris la même chose.
— Dieu du ciel ! souffla-t-il lorsqu’elle se tut. Pauvre petite fille ! Pauvre petite fille…
Durant quelques longues secondes, il demeura silencieux, les yeux rivés sur la courtepointe de son lit. Enfin, il releva la tête vers Hester, le visage tendu, chargé d’appréhension.
— Vous voulez dire que c’est Basil qui l’a tuée ? interrogea-t-il à mi-voix.
— Non. Je crois qu’elle s’est suicidée… avec le coupe-papier qui se trouve sur le bureau.
— Mais comment se fait-il qu’on l’ait retrouvée dans sa chambre ?
— Quelqu’un l’a découverte après son suicide, a essuyé et remis le couteau à sa place, puis a porté le corps dans l’escalier. Cette personne a ensuite endommagé le lierre sur la façade de la maison, devant la fenêtre d’Octavia, et pris quelques bijoux et le vase d’argent pour faire croire à un cambriolage. Puis elle a laissé Octavia dans la chambre pour qu’Annie la découvre ainsi au matin.
— Afin que sa mort n’apparaisse pas comme un suicide, avec tout ce que cela impliquerait de scandale et de honte…
Il prit une profonde inspiration et ses yeux s’élargirent tout à coup comme sous l’effet d’une idée soudaine.
— Dieu du ciel ! s’exclama-t-il effaré. On a laissé pendre Percival pour cela !
— Je sais.
— Mais c’est monstrueux ! C’est un meurtre !
— Je suis d’accord avec vous.
— Oh… juste ciel ! souffla-t-il, effondré. Jusqu’où avons-nous sombré ? Et savez-vous qui a fait cela ?
Hester évoqua le déshabillé déchiré.
— Araminta, murmura-t-il avec calme. Mais elle n’a pas agi seule. Qui a bien pu l’aider ? Qui a transporté la pauvre Octavia dans l’escalier ?
— Je n’en sais rien. Ce devait être un homme, mais j’ignore lequel.
— Qu’allez-vous faire ?
— La seule personne qui peut prouver ce que j’avance est Lady Moidore. À mon avis, elle serait prête à le faire. Elle sait que Percival n’a pas tué sa fille, et je pense qu’elle trouverait n’importe quelle solution préférable à l’incertitude et à la crainte qui la dévorent en ce moment, et qui menacent de saboter ses relations avec son entourage jusqu’à la fin de ses jours…
— Vous croyez ?
Il demeura pensif. Sa main se serrait et se desserrait sur la courtepointe en un geste inconscient. Hester ne dit rien.
— Il se peut que vous ayez raison, reprit-il enfin. Mais que vous vous trompiez ou non, nous ne pouvons pas laisser passer cela sans rien faire… quel que soit le prix que nous aurons ensuite à payer !
— Accepterez-vous de venir avec moi parler à Lady Moidore et lui demander si elle est prête à déclarer sous serment que le déshabillé était déchiré le soir de la mort d’Octavia et qu’elle l’a conservé dans sa propre chambre toute la nuit ?
— Oui.
Il esquissa un mouvement pour se lever et la jeune femme lui tendit les mains pour lui venir en aide.
— Oui, répéta-t-il. C’est la moindre des choses pour moi d’être présent en un tel moment… Pauvre Beatrice !
Hester considéra le vieil homme. Elle n’était pas certaine qu’il eût compris toutes les implications.
— Mais êtes-vous prêt à témoigner de ce qu’elle va nous dire, si besoin est, devant un juge ? La renforcerez-vous dans son désir de justice une fois qu’elle aura compris tout ce que ses déclarations vont entraîner ?
Septimus se redressa, la tête haute.
— Oui, répondit-il. Je le ferai.
Beatrice manifesta sa surprise de voir son frère pénétrer à la suite d’Hester dans sa chambre. Elle était assise à sa coiffeuse et se brossait pensivement les cheveux, tâche qu’accomplissait d’ordinaire sa femme de chambre. Toutefois, comme elle ne sortait pas et pouvait donc laisser libre sa chevelure, elle avait choisi de le faire elle-même.
— Qu’y a-t-il ? interrogea-t-elle à mi-voix, inquiète. Que se passe-t-il ? Tu ne vas pas bien, Septimus ?
— Si, si, ma chérie, répondit-il en s’approchant d’elle. Je me sens beaucoup mieux. Mais il s’est passé quelque chose qui va exiger de toi une décision, et je suis là pour t’aider à la prendre.
— Une décision ? Que veux-tu dire ? s’étonna-t-elle, alarmée.
Son regard passa du vieil homme à Hester.
— Hester ? Qu’y a-t-il ? Vous avez appris quelque chose, n’est-ce pas ?
Elle prit une inspiration comme si elle s’apprêtait à poser une question, mais aucun son ne franchit sa gorge. Lentement, elle reposa la brosse.
— Lady Moidore, commença Hester avec douceur, renonçant à repousser plus longtemps le moment des explications, le soir de sa mort, vous m’avez dit qu’Octavia était venue vous dire bonsoir dans votre chambre…
— Oui…
Ce n’était même pas un murmure.
— Et que son déshabillé avait un accroc, au niveau des lis en dentelle de l’épaule ?
— Oui.
— En êtes-vous tout à fait certaine ?
Beatrice afficha une certaine perplexité. Une petite partie de son appréhension parut s’estomper.
— Oui, bien entendu ! Je lui ai proposé de le raccommoder.
À ces mots, les larmes perlèrent, puis coulèrent le long de ses joues sans qu’elle fît rien pour les retenir.
— Je l’ai… Je l’ai fait le soir même, avant de me coucher. Je l’ai raccommodé de façon parfaite.
Hester fut tentée de venir la réconforter, de lui prendre la main pour la retenir entre les siennes, mais elle allait lui assener un autre coup, terrible, et un tel geste lui parut proche de l’hypocrisie. Un baiser de Judas.
— Seriez-vous prête à le jurer ? Sur l’honneur ?
— Bien sûr… Mais qui s’en soucie aujourd’hui ?
— En es-tu certaine, Beatrice ? intervint Septimus en s’agenouillant maladroitement près d’elle et en lui prenant les bras avec une gaucherie pleine de tendresse. Tu ne reviendras pas en arrière, même si la signification de tout cela est trop pénible ?
Sa sœur le considéra sans rien dire.
— Mais c’est la vérité… Pourquoi ? Quelle est cette… signification, Septimus ?
— Octavia s’est suicidée, ma tendre sœur, et Araminta et une autre personne ont conspiré pour dissimuler cet acte, afin de préserver l’honneur de la famille.
Il n’avait fallu qu’une phrase au vieil homme pour résumer toute l’affaire avec une aisance déconcertante.
— Suicidée ? Mais pour quelle raison ? Harry est mort depuis… depuis deux ans…
— Parce qu’elle a appris ce jour-là comment et pourquoi il était mort. C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter.
Il lui épargna les autres détails, la partie la plus terrible du drame. Elle n’avait pas besoin d’en savoir plus, du moins pour le moment.
— Mais, Septimus… commença-t-elle d’une voix faible, comme si elle avait toutes les peines du monde à parler. Percival a été pendu pour l’avoir tuée…
— Je sais, petite sœur. Et c’est pour cela que nous ne pouvons nous taire…
— Quelqu’un de ma maison… de ma famille… a assassiné Percival ! souffla-t-elle, anéantie.
— Oui.
— Septimus… Je ne sais pas comment je vais pouvoir supporter cette idée !
— Nous n’avons pas le choix, Beatrice ! répondit-il d’une voix tendre, mais intransigeante. Il faut regarder la réalité en face. Nous ne pouvons la fuir. En fermant les yeux, nous ne ferions qu’aggraver infiniment les choses.
Elle agrippa la main de son frère et, hésitante, se tourna vers l’infirmière.
— Qui est-ce ?
Elle avait posé la question d’une voix tremblante, mais son regard était déterminé.
— Araminta, répondit Hester dans un souffle.
— Mais pas seule…
— Non. J’ignore qui l’a aidée.
Lentement, Beatrice se couvrit le visage de ses mains. Elle savait… Hester en eut la certitude en découvrant la crispation de ses doigts, en la voyant chercher sa respiration comme si l’air lui manquait tout à coup. Pourtant, la jeune femme ne posa aucune question. Elle considéra un moment Septimus, puis tourna les talons et sortit de la chambre. Elle descendit le grand escalier, puis poussa la porte d’entrée pour aller rejoindre Monk dans la rue.
Alors, d’un ton grave, sans prendre garde à la pluie battante qui trempait ses cheveux et sa robe, elle lui raconta tout ce qu’elle avait découvert.
Monk alla directement trouver Evan, qui rapporta lui-même l’affaire à Runcorn.
— Balivernes ! explosa ce dernier. Ce ne sont que des balivernes ! Qu’est-ce que c’est que ce méli-mélo insensé que vous êtes allez vous fourrer dans la tête ? L’affaire de Queen Anne Street est réglée, que diable ! Concentrez-vous sur votre affaire en cours. Et si je vous entends prononcer encore un mot sur tout ça, vous aurez affaire à moi, je vous préviens ! Est-ce que je me suis fait clairement comprendre, sergent ?
Son visage avait viré au rouge. Il considéra Evan, guettant sans doute une réponse qui ne vint pas, avant de reprendre :
— Si vous voulez mon avis, vous ressemblez beaucoup trop à Monk pour réussir ! Plus vite vous oublierez cet énergumène et son arrogance déplacée, plus vous aurez de chances de faire une belle carrière dans la police, croyez-moi !
— Alors vous ne voulez pas aller interroger Lady Moidore ? insista le jeune homme.
— Bon Dieu, Evan ! Qu’est-ce qui vous prend ? Non, je ne veux pas ! Maintenant sortez d’ici et au travail, et plus vite que ça !
Evan ne bougea pas. Les mots qui exprimaient son dégoût se bousculaient dans sa tête, prêts à se déverser en un flot ininterrompu. Pourtant, le jeune homme ne dit rien. Il fit volte-face et quitta la pièce. Au lieu de rejoindre son nouveau supérieur, toutefois, il sortit et héla un cab. Au cocher, il donna l’adresse d’Oliver Rathbone.
L’avocat le reçut dès qu’il parvint à se débarrasser du volubile client avec lequel il s’entretenait.
— Oui ? lança-t-il, curieux. Qu’y a-t-il ?
Evan lui résuma avec précision ce qu’Hester avait accompli. Tandis qu’il parlait, il vit se succéder sur le visage de l’avocat, outre un vif intérêt pour le récit, toute une série d’émotions : la peur et l’amusement, la colère et une soudaine douceur. Malgré son jeune âge, Evan comprit que l’implication de Rathbone dans cette affaire ne se limitait pas à un simple intérêt intellectuel ni à des préoccupations morales.
Puis il conclut en rapportant les paroles de Monk et raconta l’orageux entretien qu’il avait eu lui-même avec Runcorn.
— Bon, répondit Rathbone, pensif. Bon. C’est plutôt mince, mais on n’a pas besoin d’une corde très épaisse pour pendre un homme. Il suffit qu’elle soit solide ! Et je pense que ce que nous détenons là est assez solide…
— Qu’allez-vous faire ? interrogea Evan. Runcorn ne rouvrira pas le dossier.
Rathbone eut un large sourire.
— Vous pensiez vraiment qu’il vous écouterait ?
— Non, mais…
Evan haussa les épaules. L’avocat croisa les jambes et joignit les mains par l’extrémité des doigts.
— Je vais aller raconter tout ça au ministère de l’Intérieur. J’aimerais que vous me répétiez votre récit, avec tous les détails, pour être sûr…
Obéissant, Evan réitéra son compte rendu depuis le commencement.
— Merci, fit Rathbone en se levant lorsqu’il eut terminé. À présent, si vous voulez bien venir avec moi, je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir… Si nous réussissons, vous prendrez un agent et nous procéderons ensemble à l’arrestation. Je crois que nous avons tout intérêt à agir vite. D’après ce que vous m’avez dit, Lady Moidore est déjà consciente de la tragédie qui va dévaster son foyer.
Hester avait raconté à Monk tout ce qu’elle savait. Contre son avis, elle avait regagné la maison, trempée jusqu’aux os. Elle croisa Araminta dans l’escalier.
— Seigneur ! s’exclama celle-ci en dévisageant l’infirmière avec une incrédulité mêlée d’un net amusement. On dirait que vous venez de prendre un bain tout habillée ! Quel démon s’est emparé de vous pour vous entraîner dehors sous la pluie sans manteau ni chapeau ?
Hester chercha en vain une explication.
— C’est… c’est tout à fait stupide de ma part, répondit-elle, désespérée, en baissant les yeux.
— Vous voulez dire que c’est crétin, oui ! renchérit Araminta. Où aviez-vous la tête ?
— Je… Euh…
Araminta étudia son interlocutrice de plus près. Un sourire s’ébaucha alors sur ses lèvres.
— Auriez-vous un soupirant, par hasard, Miss Latterly ?
L’excuse ! L’excuse parfaite, hautement crédible ! En son for intérieur, Hester adressa au ciel une prière de gratitude et releva la tête, rougissant non d’avoir été prise en flagrant délit d’insoumission au règlement, mais de s’être montrée si imprudente.
— Oui, madame…
— Dans ce cas, vous avez beaucoup de chance, rétorqua Araminta sans aménité. Vous n’êtes pas gâtée par la nature et n’aurez pas toujours vingt-cinq ans. Je vous conseille de prendre ce que vous offre ce garçon.
Sur ces mots, elle se remit à descendre les marches sans un regard pour l’infirmière et gagna le hall d’entrée.
Hester jura dans un souffle et monta l’escalier en toute hâte, croisant sur son passage un Cyprian éberlué. Une fois dans sa chambre, elle ôta tous ses vêtements, qu’elle mit à sécher tant bien que mal partout où elle trouvait de la place.
Ses pensées se bousculaient dans son esprit. Qu’allait faire Monk ? Tout rapporter au sergent Evan, sans doute, qui irait lui-même exposer les nouveaux éléments de l’affaire à Runcorn. La jeune femme imaginait la fureur de ce dernier, qu’elle connaissait à travers les récits de Monk. Cependant, le policier n’aurait pas le choix : il serait contraint de rouvrir le dossier.
Elle s’habilla et s’affaira à quelques menues tâches, repoussant le moment où il faudrait retourner auprès de Beatrice. L’idée de revoir celle-ci la mettait au supplice, mais elle ne pouvait faire autrement : elle avait été engagée comme infirmière pour veiller sur la maîtresse de maison et sa présence ailleurs ne se justifiait pas, sans parler des soupçons qu’elle risquait d’éveiller. En outre, elle se sentait une dette envers Beatrice : par sa faute, cette dernière allait connaître de nouvelles souffrances et assister à un effondrement dont Hester était d’une certaine façon, à l’origine.
Le cœur battant et les mains moites, elle alla donc frapper à la porte de Beatrice.
Les deux femmes se comportèrent cependant comme si la conversation du matin n’avait pas eu lieu. Beatrice parla d’un ton léger de son passé, raconta sa première rencontre avec Basil et la façon dont le jeune homme l’avait séduite et intimidée à la fois. Elle évoqua son enfance passée avec ses sœurs dans le comté du Buckinghamshire, les récits que lui faisait son oncle, qui lui décrivait Waterloo et le grand bal qui s’était tenu à Bruxelles la veille de la bataille, la victoire, la défaite de Napoléon, qui avait permis la libération de toute l’Europe, les réceptions, les feux d’artifice, les éclats de rire, les toilettes élégantes, la musique et les chevaux pur-sang. Enfant, Beatrice avait un jour été présentée au duc de fer en personne. Elle se souvenait de ce grand moment avec un sourire mélancolique. Son regard, lointain, semblait tourné vers tous ces petits plaisirs presque oubliés.
Puis elles se remémorèrent ensemble la mort du roi Guillaume IV et l’arrivée au pouvoir de la jeune Victoria. La cérémonie du couronnement avait dépassé, par sa splendeur, tout ce que l’on pouvait imaginer. Beatrice resplendissait de beauté alors. Sans orgueil, elle raconta les célébrations auxquelles elle avait assisté en cette occasion aux côtés de Basil et évoqua l’admiration qu’elle avait suscitée parmi les invités.
L’heure du déjeuner arriva, puis celle du thé. Beatrice continuait à rejeter la réalité avec un acharnement croissant, dans un état d’excitation qui faisait rosir ses joues et briller ses yeux.
Il était quatre heures et demie et la nuit finissait de tomber lorsqu’un coup frappé à la porte interrompit leur tête-à-tête.
Beatrice pâlit aussitôt. Elle jeta un coup d’œil à Hester, accomplissant un effort évident sur elle-même, lança d’une voix neutre :
— Entrez !
Cyprian fit son apparition. Il était décomposé, en proie à l’anxiété et à l’incompréhension, mais pas encore à la peur.
— Mère, la police est là de nouveau. Ce n’est pas cet inspecteur Monk, mais le sergent Evan, avec un agent. Il y a aussi ce misérable avocat qui a défendu Percival.
Beatrice se leva ; elle ne chancela qu’un bref instant.
— Je vais descendre.
— Je crains qu’ils ne veuillent parler à toute la famille réunie, mais ils refusent de dire pourquoi. Je pense qu’il vaut mieux les obliger, quoique je ne comprenne pas du tout ce qu’ils peuvent bien venir faire ici.
— J’ai peur, mon chéri, que ce qui nous attend ne soit extrêmement déplaisant.
— Pourquoi ? Que peut-il rester qui n’ait pas déjà été dit ?
— Beaucoup de choses, répondit-elle en lui prenant le bras.
Cyprian soutint sa mère sur le trajet qui menait au salon, où le reste de la famille se trouvait déjà assemblé, y compris Septimus et Fenella. Debout devant la porte se tenaient Evan et un policier en uniforme, et au centre de la pièce Oliver Rathbone.
— Bonsoir, Mrs. Moidore, lança gravement ce dernier.
— Bossoir, Mr. Rathbone, répondit Beatrice d’une voix un peu tremblante. Je suppose que vous venez m’interroger au sujet du déshabillé ?
— Oui. Je regrette de devoir le faire, mais nous n’avons guère le choix. Votre valet de pied, Harold, m’a autorisé à examiner le tapis du bureau…
Il s’interrompit et promena le regard sur l’assistance. Chacun semblait retenir son souffle.
— J’ai découvert des taches de sang sur le tapis, poursuivit-il, et sur la poignée du coupe-papier.
En un geste élégant, il sortit l’objet de sa poche et le tint bien en évidence, orientant la lame vers la lumière.
Myles Kellard, interloqué, fronça les sourcils, visiblement en proie à une totale incompréhension. Cyprian, pour sa part, paraissait très malheureux.
Basil regardait droit devant lui. Il ne cillait pas. Araminta, quant à elle, serrait les poings si fort que l’on distinguait les jointures de ses doigts à travers sa peau fine. Elle était blême.
— J’imagine que vous avez de bonnes raisons de nous jouer cette mascarade ? intervint Romola d’un ton irrité. J’ai horreur des mélodrames, voyez-vous ! Je vous prierai donc de vous expliquer clairement et de cesser vos simagrées !
— Oh, vous, taisez-vous ! répartit Fenella. Vous détestez toujours tout ce qui sort du train-train quotidien ! Si vous ne trouvez rien d’utile à dire, avalez votre langue !
— Octavia Haslett est morte dans le bureau, déclara Rathbone d’une voix claire, couvrant les chuchotements et murmures qui commençaient à s’élever.
— Dieu du ciel ! s’exclama Fenella, à la fois incrédule et presque amusée. Ne nous dites pas qu’Octavia avait rendez-vous avec le valet sur le tapis du bureau. C’est totalement absurde… et inconfortable, d’autant qu’elle disposait d’un excellent lit !
À ces mots, Beatrice se retourna vers sa belle-sœur et la gifla avec une telle violence que Fenella tomba, atterrissant dans l’un des fauteuils.
— Cela fait des années que j’en avais envie, murmura Beatrice sans masquer sa satisfaction. C’est probablement la seule chose qui me procurera du plaisir aujourd’hui. Non, idiote ! reprit-elle à l’adresse de Fenella. Il n’y avait pas de rendez-vous. Octavia a découvert comment Basil s’est arrangé pour placer Harry en première ligne de la charge de Balaklava, où tant d’hommes ont péri, et cette nouvelle l’a laissée anéantie et impuissante, comme nous tous. Elle s’est donné la mort.
Un silence consterné suivit ces paroles. Puis Basil avança d’un pas. Son visage avait pris une couleur grisâtre et ses mains tremblaient. Il semblait déployer des efforts démesurés pour se contenir.
— Cela est faux. Le chagrin vous égare. Je vous en prie, remontez dans votre chambre et je vous ferai envoyer un médecin. Et pour l’amour du ciel, Miss Latterly, ne restez pas là, les bras ballants ! Faites quelque chose !
— Cela est vrai, Sir Basil, rétorqua Hester en fixant l’homme droit dans les yeux.
Pour la première fois, elle se comportait non plus en infirmière docile s’adressant à son employeur, mais en égale.
— Je suis allée au ministère de la Guerre, poursuivit-elle, et j’ai appris ce qui est arrivé à Harry Haslett, et comment vous avez manigancé sa mort. J’ai également découvert qu’Octavia s’était rendue au même ministère l’après-midi qui a précédé son décès et qu’elle y avait appris la même chose que moi.
Incrédule, Cyprian dévisagea son père avant de se tourner vers Evan, puis Rathbone.
— Mais alors, que venaient faire ce couteau et ce vêtement dans la chambre de Percival ? interrogea-t-il. Père a raison. Même si Octavia a appris quelque chose ce jour-là, cela n’a aucun rapport avec sa mort. Les preuves sont toujours là : c’était le déshabillé d’Octavia, taché de son sang, enroulé autour du couteau…
— C’était le déshabillé d’Octavia taché de sang, oui, acquiesça Rathbone, et enroulé autour d’un couteau de cuisine. Seulement ce n’était pas le sang d’Octavia. Octavia a été tuée avec le coupe-papier du bureau. Quelqu’un l’a trouvée, transportée au premier étage et ramenée dans sa chambre pour faire croire à un meurtre. L’objectif était sans aucun doute de soustraire la famille à la honte et à la disgrâce que représente un suicide, d’épargner aux Moidore le coût politique et social d’un tel scandale. Alors, on a nettoyé le coupe-papier et on l’a remis à sa place.
— Mais… Le couteau de cuisine ? insista Cyprian. Et le déshabillé ? C’était le sien. Rose l’a reconnu, et Mary aussi. Et surtout, Minta a vu Octavia le porter quand elle l’a croisée sur le palier cette nuit-là. Et puis, il y a ce sang retrouvé dessus…
— Le couteau de cuisine a pu disparaître à n’importe quel moment, expliqua patiemment Rathbone. Et le sang peut provenir d’un morceau de viande quelconque : un lièvre, une épaule d’agneau ou un rôti de bœuf…
— Mais le déshabillé !
— C’est le nœud de toute l’affaire. Voyez-vous, ce vêtement avait été remonté de la lingerie la veille en parfait état, propre et sans la moindre trace ou tache…
— Bien entendu, répliqua Cyprian, s’emportant tout à coup. On ne l’aurait pas remonté autrement ! Qu’est-ce que vous chantez là ?
— Le soir de sa mort, reprit Rathbone en ignorant l’interruption, mais en forçant la courtoisie dans sa voix, Mrs. Haslett s’est retirée dans sa chambre et s’est changée pour la nuit. Malheureusement, le déshabillé portait un accroc : nous ne saurons sans doute jamais comment il avait été occasionné. Mrs. Haslett a croisé sa sœur, Mrs. Kellard, sur le palier et lui a souhaité bonne nuit, comme vous l’avez souligné tout à l’heure, et comme nous l’a dit Mrs. Kellard elle-même…
Il jeta un coup d’œil à Araminta, qui acquiesça de façon si imperceptible que seul le reflet de la lumière dans sa glorieuse chevelure révéla le hochement de tête.
— Ensuite, elle est allée dire bonne nuit à sa mère. Mais Lady Moidore a remarqué l’accroc et s’est proposé de le repriser. C’est bien cela, n’est-ce pas, madame ?
— Oui. Oui, tout à fait.
La voix de Beatrice ressemblait à un murmure rauque, douloureux.
— Octavia a donc ôté le déshabillé et l’a laissé à sa mère, poursuivit doucement Rathbone, dont chaque syllabe était aussi distincte qu’un galet tombant dans une eau glacée. Elle est allée se coucher sans son déshabillé… et elle ne le portait pas non plus lorsqu’elle est descendue dans le bureau de son père, au milieu de la nuit. Lady Moidore l’a raccommodé, puis il a été replacé dans la chambre d’Octavia dans les jours qui ont suivi. C’est la que quelqu’un est venu le chercher, sachant qu’Octavia le portait le soir de sa mort, mais ignorant qu’il était resté ensuite dans la chambre de sa mère…
L’un après l’autre, les visages se tournèrent vers Araminta. Celle-ci semblait pétrifiée, hagarde.
— Dieu tout puissant ! s’exclama enfin Cyprian dans un souffle. Tu as laissé pendre Percival pour cela !
Araminta était d’une pâleur mortelle.
— Comment as-tu remonté le corps d’Octavia jusqu’à sa chambre ? s’enquit encore son frère d’une voix plus forte désormais, comme si, par la colère, il cherchait à évacuer une fraction de sa douleur.
Araminta esquissa un lent et hideux sourire, fait de haine mêlée d’une intense souffrance.
— Ça, ce n’est pas moi qui l’ai fait, c’est Père. Bien souvent, j’ai pensé que si l’on découvrait la vérité, je dirais que c’était Myles, à cause de ce qu’il m’a fait et a continué à me faire durant toutes nos années de vie commune. Seulement personne ne m’aurait crue, ajouta-t-elle avec un mépris impuissant. Myles n’aurait jamais eu le cran de faire cela. Et il n’aurait jamais menti non plus pour protéger les Moidore. Père et moi, en revanche, nous en étions capables… et nous ne devions pas compter sur Myles pour nous protéger au cas où les choses tourneraient mal.
Elle se leva et marcha vers Sir Basil. Un mince filet de sang coulait de sa paume droite, à l’endroit où ses ongles lui avaient entaillé la peau à force de crispation.
— Je vous ai aimé toute ma vie, Père… et vous m’avez fait épouser un homme qui me prenait de force et usait de moi comme d’une prostituée, ajouta-t-elle avec une amertume et un chagrin qui la submergeaient à présent. Vous ne m’auriez pas autorisée à le quitter, parce que les Moidore ne font pas ce genre de choses. Cela aurait terni le nom de la famille, et c’est la seule chose qui vous intéresse : le pouvoir ! Le pouvoir de l’argent, le pouvoir de la réputation, le pouvoir du rang !
Immobile, consterné, Basil encaissait sans broncher. On eût dit qu’il venait de recevoir un coup qui lui avait fait perdre ses esprits.
— Eh bien, voilà, Père, continua Araminta en le fixant droit dans les yeux comme s’il était le seul à pouvoir la comprendre, j’ai dissimulé le suicide d’Octavia pour protéger les Moidore. Et je vous ai aidé à faire pendre Percival pour cela. Eh bien, maintenant que tout est terminé… le scandale… les moqueries…
Elle s’interrompit, au bord d’un terrible éclat de rire, puis reprit :
— Ah, ah ! Voilà que nous allons nous faire connaître de tous grâce au meurtre et à la corruption… Vous marcherez avec moi vers la potence pour Percival. Vous êtes un Moidore, vous vous balancerez au bout d’une corde comme un Moidore… avec moi !
— Je doute que l’affaire se conclue ainsi, Mrs. Kellard, déclara Rathbone, qui semblait à mi-chemin entre la pitié et le dégoût. Avec un bon avocat, vous passerez probablement le restant de vos jours en prison… pour homicide commis sous l’empire d’une folle détresse…
— Je préfère le gibet ! cracha-t-elle.
— C’est bien possible, acquiesça-t-il. Seulement personne ne vous demandera votre avis.
Il se retourna vers Basil.
— Ni à vous non plus, Sir Basil. Sergent Evan, je vous prie, faites votre devoir.
Obéissant, Evan s’avança et enserra les fins poignets d’Araminta dans les menottes de fer. L’agent agit de même avec Basil.
Alors Romola se mit à pleurer, éclatant en longs et profonds sanglots. C’était sur son propre sort qu’elle s’apitoyait, et sur la confusion qui régnait encore dans son esprit.
Sans se préoccuper de son épouse, Cyprian s’approcha de Beatrice et l’enlaça doucement, immobile, comme un père tenant son enfant entre les bras.
— Ne crains rien, ma chérie ; nous prendrons soin de toi, lança Septimus de sa voix claire. Je pense qu’il serait peut-être bon que nous dînions ici ce soir. Un peu de soupe chaude fera l’affaire. Nous aurons sans doute envie de nous retirer tôt, mais je crois qu’il est préférable de passer la soirée ensemble, auprès du feu. Nous avons besoin de nous tenir mutuellement compagnie. Dans un moment comme celui-ci, il n’est pas bon d’être seul.
Hester lui adressa un sourire, puis se dirigea vers la fenêtre et tira le rideau pour se glisser dans l’alcôve illuminée. Monk était là, sous la neige. Elle lui fit un signe de la main. Il comprendrait.
Déjà la grande porte s’ouvrait sur le perron. Escortés d’Evan et de l’agent, Basil Moidore et sa fille la franchirent pour la dernière fois.
FIN