Chapitre X
— Si aucun de nous ne peut dormir, dit Tetrok en mettant son bras sur les épaules de Nyota au moment où, ensemble, ils regardaient Saturne se lever à travers les nuages de méthane de Titan, alors nous pouvons tout aussi bien ne pas dormir ensemble.
Nyota ne put s’empêcher de rire.
— Je ne crois pas que vous ayez compris ce que vous venez de dire !
Tetrok recula pour mieux étudier son visage aux pommettes saillantes. Sa peau, couleur de bronze, prenait des reflets roses car il rougissait. Était-il embarrassé ? Il ne perdit pas son sourire pour autant.
— Éclairez ma lanterne, dit-il.
Comment en étaient-ils arrivés là ? se demanda Nyota. La transition avait été facile et graduelle. Ils avaient le sentiment de se connaître depuis longtemps. Elle se sentait mieux avec lui qu’avec n’importe quelle autre personne, terrienne ou fazisienne, mais elle craignait de laisser leur amitié évoluer vers une relation amoureuse qui, d’après son expérience, les conduirait au désastre. Entre-temps, elle se demandait s’il était bon que deux êtres, quels qu’ils soient, et d’autant plus s’ils étaient de race différente, communient ensemble aussi parfaitement et aussi naturellement sans même une différence d’opinion. S’ils devenaient amants, resteraient-ils aussi proches l’un de l’autre ? Elle se rappela les querelles habituelles entre Mark et elle pendant lesquelles ils se criaient leur colère, la passion du début de leur relation s’étant métamorphosée vers la fin en fureur. Leur arriverait-il la même chose s’ils étaient amants ? Nyota pria mentalement pour que cela n’arrivât pas. Une prière qui ne fut pas très silencieuse car Tetrok pu l’intercepter.
— Pourquoi se quereller si nous sommes toujours d’accord ? demanda-t-il à haute voix.
— S’il vous plaît ! dit-elle en touchant ses lèvres de ses doigts, comme pour lui intimer le silence. Ne… gâchez pas ce moment. Laissons les choses ainsi pour l’instant. Je ne comprends pas très bien ce qui nous arrive et j’ai peur d’y regarder de trop près.
— Voilà un point de vue qui n’est pas très scientifique ! Tetrok la taquina en prenant son menton dans sa main. Voulait-il l’embrasser ? Nyota ne lui en donna pas l’occasion.
— Ne gâchez pas ces bons moments, murmura-t-elle puis, reprenant une attitude professionnelle : je dois partir. Nous avons une réunion avec notre équipe dans moins d’une heure.
Tetrok et elle devaient en effet, diriger, un mois plus tard, une expédition vers la Mer d’Ethane.
*
* *
La seule particularité qu’offrait la surface de Titan était la Mer d’Ethane, un bouillon de culture glacé, véritable laboratoire chimique aussi grand que le Lac Supérieur et riche en éléments dans leur forme primaire. Dès lors que les Terriens et les Fazisiens avaient prouvé qu’ils pouvaient travailler ensemble de manière harmonieuse, leur expérience commune sur Titan prenait de l’envergure. Pendant que Tetrok et Nyota prélèveraient, à l’extrémité du satellite, des échantillons dans la Mer, Phaestus et Zeenyl, avec quelques assistants sélectionnés dans les deux équipes, conduiraient des expériences énergétiques dangereuses et complexes non loin de la colonie.
Alors que Nyota se torturait l’esprit avec ses pensées tumultueuses et laissait Tetrok pour retourner à ses appartements, Phaestus et Zeenyl, enlacés, ne pouvaient non plus fermer l’œil.
— Ce ne sera pas long. Phaestus parlait en pensée à sa jeune épouse. Il avait senti, comme chaque jour depuis l’arrivée des Terriens, qu’elle était malheureuse. Les résultats des tests les plus récents de Krécis sont prometteurs. Il trouvera la solution à notre problème, il le faut !
— Encore combien de temps, mon amour ? demanda Zeenyl à haute voix. Le fait de travailler avec ces Terriens dont la vie est si courte m’a fait prendre conscience du temps qui passe. Je désire tellement avoir un enfant.
— Nous l’aurons, cet enfant, répondit Phaestus pour la rassurer. Mais nous devons rester sur Titan jusqu’à ce que l’expérience de Krécis réussisse. Après cela, nous demanderons la permission de nous établir sur Outlyer-21. Nébulaesa se fera un plaisir de hâter notre transfert car elle sera heureuse d’avoir sa sœur près d’elle.
— Cela serait si simple si nous n’avions pas toujours besoin de la permission du Fazrul, ne fût-ce que pour nous reproduire ! se lamenta Zeenyl. Une telle intrusion dans notre vie privée me donne l’impression qu’ils nous espionnent sous le lit, en épiant nos moindres gestes.
— Zeenyl…
— Nous avons dompté notre environnement ! se plaignit-elle obstinément. Du moins, dans les limites de cette colonie, et ce milieu n’est pas plus hostile que celui de Fazis I. Ne pouvons-nous pas avoir notre enfant ici ?
Phaestus régla le hublot opaque pour le rendre transparent. Ils purent ainsi voir le brouillard de méthane agité caractéristique au paysage de Titan.
— Crois-tu que ce soit une bonne idée d’élever un enfant ici ? demanda-t-il. Ce serait le seul enfant et il aura besoin d’autres enfants pour grandir… normalement. Je ne voudrais pas l’élever ici. Dans la station, il y a des familles.
— D’accord mais alors combien de temps ? demanda Zeenyl.
Phaestus alluma leur poste d’Holocom privé, et appela à l’écran le programme de l’expérience sur l’énergie. Commencé sous la direction de Krécis, ce projet était presque terminé. La petite centrale d’énergie captait le méthane directement dans l’atmosphère et dans le lit des lacs gelés et le transformait en éthane, en acétylène et en éthylène qu’elle mélangeait avec de l’azote pour obtenir du cyanure d’hydrogène. Une fois qu’elle avait atteint sa capacité maximum, la centrale pouvait fournir de l’énergie non seulement à une flotte entière de transporteurs faisant la navette entre Titan et les stations spatiales mais pouvait, avec la permission des Conseils Terriens, réchauffer la planète entière. Les recherches de Tetrok et de Nyota dans la Mer d’Ethane étaient consacrées, en un premier temps, à éviter les erreurs qui avaient engendré la catastrophe de Fazis IV. Une fois ce danger écarté, il n’y avait pas de raison pour que Titan ne devienne pas une colonie à part entière à l’instar de Fazis, de la Terre ou même une colonie de type intermédiaire.
La manipulation de gaz aussi volatile était dangereuse mais, comme le montrait le modèle informatique, les risques étaient limités, et le projet était une des priorités du gouvernement fazisien. Accroître l’activité de la centrale à son plus haut niveau méritait des récompenses et la seule récompense que Zeenyl et Phaestus désiraient était de pouvoir s’installer à un endroit où ils pourraient élever leur enfant.
— Bientôt ! assura Phaestus à la femme qu’il aimait, en l’embrassant. Une année pour compléter le projet et obtenir ensuite toutes les autorisations. Pendant ce temps l’expérience de Krécis aura porté ses fruits dans tous les sens du terme. Je te jure, mon amour, qu’avant deux ans, tu auras ce que ton cœur désire !
Krécis contemplait Nyota d’un air sombre une fois qu’elle eut fini de parler.
— Est-ce vraiment, dit-il après un long moment, ce que votre cœur désire ?
Nyota n’eut pas besoin de regarder Tetrok pour savoir que c’était aussi ce qu’il désirait.
— Oui, dit-elle, c’est ce que nous voulons tous les deux. C’est l’étape suivante logique et cela servira les intérêts de nos deux mondes.
Krécis considéra ce dernier argument. Que savait Nyota des agitations politiques que Valton provoquait à Fazis en ce moment ?
— Assez pour savoir que les dissensions créent des factions qui peuvent être une menace sérieuse au règne de Xeniok si elles ne sont pas éliminées, dit-elle à haute voix.
Krécis qui n’avait pas l’intention de faire connaître ses pensées avait été surpris par la requête de Nyota et s’était un instant relâché.
— Ce que nous proposons…. Nyota avait pris la main de Tetrok dans la sienne. Il gardait le silence mais elle parlait pour lui… est de fournir la preuve finale que nos deux espèces ne sont pas si étrangères l’une envers l’autre et que si, par l’existence d’un enfant qui hériterait du meilleur des deux mondes…
— Nyota, l’interrompit Krécis, nous avons passé de nombreuses heures ensemble à discuter de notre foi dans le Tout-Puissant, ou Dieu tout-puissant, comme vous l’appelez. Votre proposition est-elle en accord avec cette croyance ?
N’ayant pas prévu cette question de la part de Krécis, elle fut un instant prise au dépourvu. Tetrok arriva à la rescousse.
— Bien sûr, nous avons discuté de ce problème important. Nous avons conclu que nous n’enfreindrons aucune loi sacrée.
— Je vois, répondit Krécis d’un ton sceptique. Nyota, remise de sa surprise, regarda Krécis dans les yeux.
— Vous posez une question très judicieuse, Vénérable. Nous en avons en effet discuté et pensons que Dieu, source d’amour, n’interdirait pas la création de cet enfant né dans l’amour, même dans de telles circonstances.
— Bien dit, mon enfant, répondit Krécis en serrant la main de Nyota, et je ne l’interdirai pas non plus.
Ils joignirent tous trois leurs mains et leurs esprits dans un élan de solidarité et d’amour.
*
* *
— C’est hors de question ! Bydun Wong frappa son bureau avec force. Sont-ils donc devenus fous ? Jamais !
— Monsieur le Conseiller, vous saviez qu’on y arriverait tôt ou tard, dit Beth Listrom d’un ton calme.
— Le commandant a raison, ajouta le Procureur royal Gulibol. Nous savions tous que cela arriverait un jour.
Grâce aux merveilles de la technologie moderne, l’Holocom leur permettait de se réunir tous trois autour de la même table de conférence bien qu’ils fussent séparés par des millions de kilomètres. Les Terriens qui avaient désormais recours à l’Holocom pour leurs communications quotidiennes avaient surmonté leur phobie initiale et s’étaient débarrassés des récepteurs séparés qu’ils installaient jusque là parfois dans des pièces réservées à cet effet pour se parler entre eux. Grâce à l’Holocom, il était à présent possible de poser les récepteurs à n’importe quel endroit et d’engager partout une conférence par hologramme.
— Et pourquoi pas ? argumenta Beth. Le Dr. Domonique est un microbiologiste émérite. C’est son domaine et d’après ce que j’ai pu comprendre, la personnalité de Tetrok…
— Tetrok est un des savants fazisiens les plus qualifiés et il ne s’embarquerait pas dans cette aventure à la légère, déclara fermement Gulibol en changeant légèrement de couleur.
— Exactement ! continua Beth qui, consciente de son attitude froide et strictement professionnelle, était déterminée à ne pas perdre l’allié qu’elle avait trouvé en Gulibol. Et Nyota est un de nos fleurons. D’ailleurs, ajouta-t-elle, espérant décrisper l’atmosphère de la réunion, elle est d’une beauté à se faire damner !
La dernière remarque de Beth ne réussit qu’à provoquer un froncement de sourcil confus de la part de Gulibol. Dans un aparté ironique, Beth ajouta :
— C’est une de mes plaisanteries, je vous expliquerai plus tard.
— Ça suffit ! s’exclama Wong furieux. Vous ergotez tous les deux sur la qualité des gènes intergalactiques et passez à côté du véritable problème !
Beth et Gulibol furent surpris de cet accès de colère. Wong se croisa les mains sur son bureau et essaya de reprendre contenance avant de poursuivre.
— J’ai quelques notions scientifiques et je comprends que le croisement entre espèces différentes présente des dangers : des aberrations, des monstres, quel que soit le terme utilisé. Sans parler que cette absurdité conduira aussi à une bâtardisation… Le mot avait fusé et était venu frapper les oreilles de Beth comme une gifle.
Mon dieu, se dit-elle, qu’est-il est en train de dire ?
— Bâtardisation ? s’enquit Gulibol.
— C’est sans importance, répondit rapidement Wong. La réponse est non, un non sans équivoque.
— En effet, c’est trop risqué, s’accorda à dire Gulibol. Beth, résignée, reconnut que la réunion touchait à sa fin et ne
put que concéder :
— Qu’il en soit donc ainsi.
*
* *
Dès lors qu’ils nourrissaient les mêmes pensées, Tetrok et Nyota avaient décidé de traquer Krécis pendant des jours entiers.
— Je suis d’accord avec vous, avait dit le Vieux Sage. C’est une étape logique de notre coexistence. Néanmoins, il s’agit, en l’occurrence d’un débat moral dans la mesure où il touche à la création d’une forme de vie nouvelle dans cet univers et qui provient de deux espèces différentes. Cette création ne manquera pas d’être utilisée comme un argument politique par les adversaires de nos gouvernements respectifs.
— Seulement si ceux-ci découvrent la vérité sur les origines de cet enfant, suggéra Tetrok.
Krécis, surpris, ne comprit pas exactement la pensée de Tetrok.
— Nos recherches indiquent qu’un enfant conçu de cette manière ressemblera exclusivement au parent fazisien, du moins en apparence. Suggères-tu que nous dissimulions la vérité au sujet des origines de cet enfant ? Je n’y consentirais pas !
— Vous avez donc effectué des recherches à ce sujet, dit prudemment Nyota, soudain inquiète de la réaction du vieil homme.
Krécis sembla lui-même surpris de son étonnement.
— Bien sûr, c’est…
— L’étape suivante logique, dit-elle pour finir sa phrase. Vous êtes donc d’accord avec nous.
Krécis choisit ses mots avec prudence :
— Je crois en effet que le temps viendra où l’univers sera prêt à accueillir des enfants issus de croisements entre deux races dont il héritera du meilleur. Mais j’ignore si ce moment est déjà arrivé. Et même si j’appuie votre requête auprès du Conseil Spatial Terrien et du Fazrul…
Nyota serra la main de Tetrok et le regarda.
— Je devrai présenter tous les aspects du problème.
*
* *
— Bâtardisation ! Beth cracha la mot à Bydun Wong. Je n’arrive pas à croire que vous ayez utilisé ce mot dans le contexte de notre discussion avec Gulibol !
— Qu’est-ce que vous avez à râler, Listrom ? demanda Wong. Beth était furieuse. Sachant qu’elle frisait déjà des sanctions
pour insubordination, elle ne risquait plus grand-chose à dire au patron le fond de sa pensée. Aucun des supérieurs de Beth Listrom n’avait jamais pu l’empêcher de dépasser les limites imposées.
— Allons, Bydun, vous devriez le savoir !
— Continuez votre sermon, commandant mais venez-en au fait ! dit Wong d’un ton irrité.
— Vous savez certainement que le terme « bâtardisation » a une connotation péjorative et peut impliquer qu’un gène supérieur a été métissé par un gène inférieur. À l’heure qu’il est, Gulibol doit probablement être occupé à se renseigner à ce sujet. Et, selon vous, quel gène pensera-t-il que vous avez mentionné lorsque vous faisiez allusion au gène supérieur ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… répondit Wong pour sa défense.
— C’est ce que vous avez dit pourtant, l’interrompit Beth. Et cela ressemblait fort à une insulte à cet homme et à toute sa race !
Wong n’était pas prêt à admettre une telle erreur.
— J’éclaircirai ce point avec Gulibol la prochaine fois que je le verrai, dit-il à contrecœur. Y a-t-il autre chose, commandant ? ajouta-t-il avec une politesse exagérée.
— Oui, répliqua Beth, ignorant le sarcasme. Une seule chose, sur laquelle je ne peux mettre le doigt, monsieur, mais… Elle souhaita que sa pensée fût plus claire afin de pouvoir l’exprimer plus facilement.
— Si vous me le demandiez, et je sais que vous ne le ferez pas, je vous dirais qu’il y a quelque chose dans la requête de Nyota qui peut nous profiter. La combinaison de leurs capacités télépathiques avec les nôtres peut nous procurer un avantage… militaire, même… je ne sais pas. Je pense qu’il serait bon que nous entendions au moins leurs arguments.
— C’est ce que nous ferons, commandant. Je prends note de votre opinion. Même si j’ai l’intention de la rejeter totalement ! pensa Wong. Fin de transmission.
Beth regarda d’un œil noir le fauteuil vide où Wong était assis quelques instants plus tôt, dans son bureau, sur Jupiter. Pauvre imbécile ! pensa-t-elle, tu ne connais pas Nyota comme je la connais. Ne sois pas surpris d’apprendre un jour qu’elle a transgressé tes interdictions !
*
* *
Les jours suivants, Krécis disparut pour s’immerger dans l’étude de la philosophie ainsi que dans la jurisprudence des deux mondes. Il prit connaissance des lois terrienne et fazisienne afin de préparer sa plaidoirie.
— Au moins, il mange, rapporta Fariya en surveillant l’activité de son distributeur de nourriture à partir de son unité centrale. Mais il refuse de sortir de sa… tanière. Est-ce que quelqu’un sait ce qu’il y fait ?
— Est-ce que quelqu’un y est déjà descendu, à part Krécis ? se demanda Vaax. En tant que membre de l’expédition d’origine, Fariya et lui éprouvaient pour le Vénérable un sentiment presque filial.
— Je pense que nous devrions le laisser tranquille, suggéra Nyota. Elle aussi avait subrepticement surveillé l’ordinateur pour voir si Krécis mangeait normalement. C’était la seule façon de suivre son activité, dès lors qu’il se retirait totalement dans son sanctuaire souterrain.
— Il s’implique totalement dans notre problème et il est très courageux de vouloir plaider notre cause.
— Es-tu sûre que c’est ce qu’il fait ? demanda Tetrok qui n’avait jamais, depuis son arrivée sur Titan, osé remettre en question l’autorité de Krécis. Il a dit qu’il avait l’intention d’exposer des arguments pour défendre la position des deux parties. Bref, il ne veut pas se mouiller. Je ne peux croire…
— Tu ne peux pas le croire ? demanda Nyota. Alors, peut-être ne le connais-tu pas autant que tu semblés le croire. (Pas autant que moi qui ne le connais pourtant que depuis peu de temps, pensa-t-elle.)
Le Vieux Sage émergea finalement de sa tanière, moins d’une période de sommeil avant l’échéance que le Fazrul et le Conseil Spatial Terrien leur avaient imposée. Il avait l’air hagard et semblait ne pas tenir sur ses pieds, mais il avait une étincelle dans les yeux.
— Je crois que je vais me reposer, annonça-t-il d’une voix rauque, tenant dans ses longs doigts les notes qu’il voulait apprendre par cœur avant l’émission par hologramme. Mais je tenais à ce que vous sachiez que, le moment venu, mes pensées seront complètes.
— Nous n’en avons jamais douté, commença Tetrok, mais il était déjà parti.
*
* *
— Nous transmettrons sur une bande radio de sécurité, assura Gulibol à Bydun Wong quelques heures seulement avant la transmission. Soyez assuré que cette transmission par émission dirigée sera absolument sûre.
Wong ne cacha pas son soulagement.
— Dieu Merci ! Cependant, procureur, je ne pense pas qu’il y aura un débat ! Je crois que vous et moi partageons les mêmes opinions à ce sujet.
— Absolument, confirma Gulibol. Néanmoins, Krécis a des dons de persuasion formidables dont il faut que je vous prévienne, mais nous devrons rejeter leur requête catégoriquement. Peut-être ai-je mal compris ? Votre conférence privée avec le commandant Listrom…
— N’a en rien altéré ma position. Je suis dans votre camp, procureur. Requête rejetée : je suis catégorique.
*
* *
Jamais ce coin de la galaxie n’avait fait l’objet d’autant d’écoute. Tous les citoyens concernés de la Terre à Mars, en passant par Sélénopolis et Jupiter-1, ainsi que toutes les colonies fazisiennes et les 21 stations spatiales regardaient, médusés, le visage digne et maigre de Krécis apparaître sur leurs émetteurs-récepteurs bi — ou tri-dimensionnels.
Fin psychologue et habile orateur, Krécis avait bien évalué son audience. Il avait remplacé ses vêtements ordinaires, c’est-à-dire son uniforme de laboratoire quelconque coupé dans une étoffe fazisienne riche mais simple, par l’uniforme de sa fonction, qui montrait son rang. Il arborait sur la poitrine toutes les décorations et récompenses honorifiques reçues ainsi que la médaille du mérite de l’Ordre des Télépathes qui brillait, pendue à son cou. Il avait un port souverain et seul un sillon d’inquiétude parcourait son visage taillé à la hache et donnait une indication sur son âge. La profondeur de sa voix mélodieuse attira bien vite l’attention des deux mondes alors qu’il se concentrait sur le sujet qui préoccupait chacun sur Titan.
— Mes amis et collègues, commença simplement Krécis. Vous êtes tous conscients du travail que nous avons accompli ici. Nous vous avons informés de nos recherches et des succès obtenus et vous savez que, dans le domaine de la science, comme dans la vie, la seule certitude que nous ayons est que rien n’est sûr…
— Ce gars-là… sort d’un cirque ! remarqua Beth.
— Silence, répondit d’un ton brusque Mark McCord, qui écoutait attentivement. Sur Outlyer-21, Nébulaesa, dans la même pose, tendait l’oreille aussi, avec à son côté l’hologramme de Valton.
— Il plaide pour Tetrok, il est bien obligé ! lança Valton entre les dents. Le vieil ami de Xeniok peut-il faire autrement ?
— Tu es si certain de ce que tu avances, dit Nébulaesa, qui l’était moins.
Valton étendit ses mains dans un geste conciliant.
— Laissons-le faire ! L’expérience échouera, le fœtus hybride sera monstrueux et devra être supprimé et les remous que cette histoire va créer entre notre race et cette race bâtarde sera une merveille à contempler !
— Silence ! pensa Nébulaesa, n’osant pas dire tout haut sa pensée, comme elle essayait d’entendre Krécis.
En fait, le Vénérable surprit tout le monde.
— Il y a tant à dire en faveur de tout progrès scientifique mais, a priori, le progrès qui nous concerne semble profiter, à long terme, à tout le monde, bien que l’absence de répercussion néfaste est un fait rare en soi…
H parlait lentement, mesurait ses mots avec assurance, et ne laissait rien paraître des pensées tourmentées et incertaines qui l’assaillaient cependant. Il avait, moins d’une heure auparavant, reçu un message personnel de Xeniok. Une dernière supplication de son vieil ami, transmise, ironie du sort, sur une bande d’onde subsidiaire à celle utilisée par Gulibol :
— Ils me harcelaient de tous côtés, mon vieil ami. Jamais une controverse n’a créé autant de remous depuis la Grande Sécession. Je désire maintenir le contrôle de la situation moins par vanité personnelle que par terreur de ce qui pourrait survenir si les forces de coalition de l’opposition s’emparent du pouvoir, et permettent à Valton de précipiter leur destruction dans des querelles intestines.
— Je comprends tout à fait, répondit Krécis. Le souverain avait évoqué le spectre de la Grande Sécession, mille ans auparavant, et le Vieux Sage y pensait également.
— Lorsque tu t’adresseras au Fazrul et au Conseil Spatial Terrien, dit Xeniok, semblant plus vieux que son âge, tu devras parler en mon nom ainsi qu’au nom de tous les jeunes.
— Mon cher ami, j’espère parler au nom de nous tous, avait répondu Krécis qui se demandait au moment où il parlait, comment il allait s’y prendre.
— Quoi qu’il en soit, disait-il maintenant en s’adressant aux deux peuples, il n’est pas nécessaire de rappeler à l’homme de science que chacune de ses actions provoque une réaction égale et une réaction opposée. En conséquence, il y a autant de raisons pour ne pas créer la vie à partir de nos deux races qu’il y en a de le faire…
— Oh, épargne-nous le scénario de l’avocat du diable ! grommela Beth.
Mark ne faisait plus attention à elle.
— Nous savons dans quel camp tu te trouves !
— Les paramètres biologiques indiquent qu’il y a moins de vingt pourcent de chances pour qu’un embryon in vitro résultant de la fertilisation d’un ovule humain par un spermatozoïde fazisien ne survive pas, expliqua Krécis. Comme ce risque est à peu près le même pour un embryon humain ou fazisien, nous pensons que le taux de succès est acceptable.
— Je te l’avais bien dit, siffla Valton à l’oreille de Nébulaesa.
— Cependant, poursuivit Krécis, des recherches préliminaires indiquent que tout embryon qui survit à la phase initiale de sa conception a une chance sur trois de produire une aberration qui ne pourra être menée à terme. Sommes-nous, en tant que créateurs de la vie, préparés à mettre fin à une telle vie ?
— Tu disais ? demanda calmement Nébulaesa à Valton.
— Certes, on peut alléguer le fait que la plupart des expériences in vitro sont menées à partir de quatre embryons au moins dont un seul permettra une gestation complète. Ce risque peut être aussi considéré comme acceptable.
Nébulaesa n’avait pas besoin de jeter un coup d’œil à Valton pour savoir qu’il affichait un petit sourire narquois. À des parsecs de distance, Beth Listrom avait le même sourire.
À quelques pas de Krécis, Nyota tendit la main vers celle de Tetrok.
— Ayant donc, je crois, présenté une vue correcte des problèmes scientifiques que cette conception soulève, dit Krécis, je vais à présent tenter de m’adresser à l’univers entier dans lequel cet événement microcosmique prendra place…
— Pitié ! pensa Bydun Wong, pourtant tenu malgré lui en haleine par les paroles de Krécis, tu te fatigues pour rien, Vénérable, nous ne bougerons pas !
— Un enfant né de deux espèces différentes qui se sont découvertes comme nous l’avons fait, et qui sont probablement seules dans cet immense univers, réunira le meilleur de nos deux mondes. D’aucuns dirons peut-être qu’un tel enfant constituera une équation plus grande que la somme de ses parties constituantes. Il est certain que l’existence de cet enfant contribuera à renforcer les liens entre nos deux espèces. Cependant, comme aucun enfant ne demande à naître, et qu’il a encore moins voix au chapitre quant au choix du monde dans lequel il va naître, le poids de cette décision incombe chez ceux qui donnent la vie à cet enfant. Quant à cet enfant qui aura cette double hérédité, il devra peut-être porter un poids deux fois plus lourd…
Resté seul volontairement dans ses appartements privés, le souverain Xeniok écoutait avec admiration le discours éloquent de son vieil ami. Fortement en faveur de l’expérience, il était seul contre la multitude de voix que représentait le Fazrul. Xeniok fut surpris de sentir les larmes couler le long de son visage. Était-ce seulement parce qu’il savait que cet enfant hypothétique serait son petit-fils ?
Utilisant la console de l’Holocom pour parcourir la salle de conférence depuis laquelle Krécis s’adressait à eux, il trouva Tetrok avec, à ses côtés, la belle et sombre Terrienne. Rempli autant de chagrin que d’émerveillement, Xeniok savait que la décision, à Fazis, appartenait au peuple. Il fallait aussi compter avec la décision terrienne, quelle qu’elle fût, et il ne nourrissait aucune illusion à cet égard. Il savait que la réponse serait négative.
— Qui peut dire ici comment se passera la cohabitation de nos deux mondes pendant l’existence de cet enfant ? Les longues mains de Krécis agrippaient les bords de la barre qui lui servait d’appui au moment où il parlait. Qu’arrivera-t-il si nos deux espèces se disputent ? Que se passera-t-il si nos travaux sur Titan échouent et que nous devons rentrer chez nous ? Où ira donc cet enfant ?
— Bon argument ! dit Bydun Wong à haute voix. Gulibol, à ses côtés mais très éloigné cependant, lui envoya un curieux regard.
— Légalement parlant, l’enfant devra attendre sa vingtième année pour être accepté en tant que citoyen de Fazis… commença Gulibol qui ne finit pas sa phrase, l’argument étant sans importance. Mais où Krécis voulait-il donc en venir ?
— Pourtant, continua Krécis, sa respiration se faisant plus difficile, il faut souligner le fait que des enfants sont nés en périodes de guerre, de troubles économiques, de catastrophes naturelles, de famine et dans d’autres temps incertains, parce que l’espèce doit survivre. Comment mieux assurer la continuation harmonieuse et prospère de nos deux espèces autrement que par la création de cet enfant ? Ce que nous demandons ici aujourd’hui n’est pas seulement la permission de procéder à une autre expérience scientifique, mais une chance de joindre nos deux mondes dans un seul être vivant dont nous espérons qu’il sera le premier d’une génération d’êtres uniques, d’une troisième et nouvelle espèce qui sera la civilisation de l’avenir. Messieurs les conseillers, nous sommes prêts à assumer cette tâche mais il vous incombe de prendre la décision !
Avec son goût habituel pour le spectacle, Krécis disparut soudain. Au même moment toutes les transmissions par Holocom depuis Titan furent suspendues, laissant les spectateurs, dans leurs systèmes solaires respectifs, avec leurs pensées.
— Qu’est-ce… demanda Bydun Wong en pressant impatiemment les touches de son récepteur. Centre de communication, rétablissez la communication ! Qu’est-ce qu’il lui prend de couper de la sorte ?
— Procédons à l’appel, Conseiller, dit la voix anonyme du Centre de Communication, Veuillez patienter…
La transmission par hologramme renvoya l’image d’une pièce vide : Krécis avait disparu.
— Central de Titan. Qu’est-ce que vous foutez, bon dieu ? demanda Wong. Il se calma quelque peu lorsque Tetrok prit la parole avec Nyota Domonique à ses côtés.
— Mes excuses, messieurs les Conseillers. Krécis a dit tout ce qu’il voulait dire. Il suggère que le Dr. Domonique et moi poursuivions la discussion dans les détails avec le procureur Gulibol et vous.
— D’accord ! répondirent Wong et Gulibol à l’unisson.
Le débat se poursuivit pendant des heures entières et les postes d’Holocom s’éteignirent enfin, laissant les deux gouvernements arriver à leurs conclusions. Seul Krécis resta absent des débats. Comme Xeniok, il connaissait la réponse.