CHAPITRE XXXIV
STATION THÉRA, ORBITE DE MARS
Pendant les semaines que dura le voyage depuis le tunnel spatial #1, Kaufman partagea son temps entre le pont d’observation et les programmes différés contradictoires et confus en provenance de Mars.
Capelo, Marbet et lui voyageaient en première classe à bord d’un luxueux vaisseau paquebot répondant au nom stupide de Diamant d’or. Le vaisseau avait transporté des hommes d’affaires, des diplomates et des touristes à destination du système d’Artémis, mais maintenant que le tunnel vers Artémis n’existait plus, il rebroussait chemin et revenait avec son chargement de passagers perplexes. La plupart des vaisseaux de la flotte du tunnel avaient également été détachés et renvoyés vers Mars. À cette extrémité du système solaire, il ne restait plus rien à défendre, et personne de qui se protéger.
Le gouvernement militaire provisoire du général Lee tomba en une semaine. Kaufman déduisit des informations qui leur parvenaient que Lee, quoique fermement aux commandes de la marine, n’avait jamais bénéficié du soutien de l’armée ni d’une base politique suffisante pour se maintenir au pouvoir. Si Mars avait contrôlé le système solaire, c’était parce qu’elle avait possédé le contrôle des tunnels spatiaux. Sans les tunnels, la population considérablement plus importante de la Terre fit valoir sa force, une force qui restait cependant à deux mois de distance de Mars. Des combats éclatèrent à Lowell City, Tharsis, Arcadia, N’sanga, Pomeroy, Kepler City, Shangsitsu. Un triumvirat fut constitué et se démena pour organiser un suffrage populaire sur deux planètes, deux lunes, des stations spatiales qui se déclaraient elles-mêmes entités politiques indépendantes, et dans la Ceinture. Cette tentative échoua.
Des entreprises firent faillite. D’autres furent soudainement privatisées, parfois dans l’opposition, mais pas toujours. Émergeant de tout ce chaos, les employés des services publics de Mars firent figure de héros populaires. Contre toute attente, et sans en avoir vraiment le choix, ils maintinrent opérationnels les dômes, les exploitations et l’infrastructure des transports. Les dictateurs en herbe se mirent à cultiver des liens avec les fonctionnaires importants qui avaient accompli de véritables miracles excédant de loin leur mandat. De toute façon, personne ne connaissait plus le détail de ces mandats, et le peuple de Mars commença à apporter son soutien aux ingénieurs et aux pontes des transports.
En ces temps troublés, les communications furent mises à mal, puis restaurées, puis de nouveau mises à mal. Les paquets de données que visionnait Kaufman se contredisaient les uns les autres. En cherchant à faire le tri, Kaufman comprit que quelque chose d’autre sous-tendait l’hystérie politique, les magouilles militaires, et même les interviews larmoyantes à n’en plus finir des gens dont les familles avaient été séparées pour toujours par la fermeture des tunnels spatiaux.
« Les Perdus », c’était ainsi que les médias surnommaient les disparus. Mais on avait perdu bien plus que des individus dans cette affaire, se disait Kaufman. Bien plus que des colonies, des vaisseaux de guerre ou des empires commerciaux. L’humanité dans son ensemble avait beaucoup perdu dans l’idée qu’elle se faisait d’elle-même.
L’optimisme démonstratif du système solaire avait découlé des tunnels spatiaux, même en temps de guerre. Nous voyageons vers les étoiles ! Nous sommes en conflit avec des extraterrestres ! Nous avons le contrôle potentiel de l’espace-temps lui-même !
Plus maintenant. Terminé, tout ça, disparu comme un membre sain amputé par erreur, un bras, une jambe. Le système solaire avait beau croire que les Faucheurs étaient responsables de la fermeture des tunnels malgré le combat héroïque de l’amiral Pierce pour arrêter leur progression, il n’en restait pas moins que les tunnels avaient été sectionnés. L’humanité, diminuée, était en état de choc systémique.
Le genre humain avait perdu les étoiles.
Personne ne croyait que la technologie actuelle pouvait permettre de construire des vaisseaux capables de couvrir les distances gigantesques entre les systèmes stellaires. Personne n’avait jamais ressenti le besoin de commencer à développer une telle technologie : les tunnels existaient, accordés aux hommes par des dieux depuis si longtemps disparus qu’ils ne menaçaient aucunement la part divine des Humains. Le tunnel spatial #1 s’était transformé en un invisible mur flottant, et seul restait le système solaire. À une époque immense océan d’espace inexploré, ce n’était plus qu’une simple mare par contraste avec ce que l’humanité venait de perdre.
Sur le pont d’observation, Kaufman suivit des yeux dans le ciel noir le tracé des constellations familières. En direction de Draco se trouvait le système d’Artémis. Le système de Han n’était pas très éloigné du système de Beltégeuse, en Orion. La Vierge « contenait » le système de Gémini. Habités, tous les trois. Visibles mais inatteignables depuis Sol. Leurs colonies ne pouvaient pas non plus rejoindre le monde d’origine. C’était une perte partagée pour des systèmes qui ne partageraient jamais plus rien d’autre.
Kaufman voulut communiquer certaines de ces réflexions à Tom Capelo, mais le physicien se montra indifférent :
« Lyle, la seule alternative, c’était l’effondrement transitionnel de l’espace-temps. Comparé à ça, on ne s’en sort pas trop mal.
— Je le sais, mais ce que nous avons perdu…
— Considère plutôt ce que nous avons gagné, dit impatiemment Capelo. Ces nouvelles équations – je ne cherche pas à me vanter, note-le – ont jeté une lumière considérable sur la physique des effondrements transitionnels à grande échelle. Sans compter la perte de ce foutu va-t’en-guerre de Pierce. Non pas que notre nouvelle brochette de dirigeants me paraisse beaucoup plus valable.
— Ils le sont peut-être.
— Rien ne le prouve pour l’instant », répliqua Capelo, qui s’éloigna avec précaution pour aller encore une fois consulter ses messages. Les soins médicaux dispensés à bord du Diamant d’or étaient excellents, et Tom se remettait rapidement. Mais il se déplaçait toujours avec prudence, et le souci qu’il continuait à se faire pour sa famille n’aidait pas à son rétablissement. Carol et Sudie étaient en sécurité sur Terre ; Capelo avait éprouvé une joie immense en apprenant qu’Amanda se trouvait avec sa sœur Kristen et son mari. Mais depuis qu’il avait reçu ce message d’un troisième parti par un canal officiel (autre mystère inexpliqué), Capelo avait perdu leur trace. Les informations faisaient état de combats à Tharsis.
À la grande surprise de Kaufman, Marbet ne partageait pas plus que Capelo sa sensation de perte à propos des tunnels spatiaux. « D’abord, on n’aurait jamais dû nous faire confiance pour ces tunnels, dit-elle.
— “Dû” ? “faire confiance” ? Ce sont des jugements moraux, Marbet. Il ne faut pas confondre histoire et morale.
— Je le sais bien », répliqua-t-elle en le regardant, la mâchoire contractée. Rien n’avait été facile entre eux depuis le mensonge public élaboré par Marbet sur l’héroïsme de Pierce et sur leur rôle passif d’observateurs. Comme l’avait aigrement fait remarquer Capelo, ce mensonge leur avait sauvé la vie, mais il les avait aussi condamnés, y compris Kaufman, à vivre avec ce poids pour le restant de leurs jours. Kaufman n’arrivait pas à l’accepter.
« L’histoire et la morale ne sont peut-être pas la même chose mais les êtres qui ont fabriqué les tunnels et les artefacts, quels qu’ils fussent, étaient excessivement moraux, reprit Marbet. Ils se sont arrangés pour que toute espèce ne respectant pas les contraintes des artefacts et des tunnels ne puisse plus les utiliser.
— Pour toi, nous sommes des sales mômes qu’on a renvoyés dans leur chambre.
— Exactement. Nous n’avons jamais été prêts pour les tunnels spatiaux. Rappelle-toi Essa. »
Kaufman ne pensait jamais à elle. « Pour toi, elle est un peu un symbole, pas vrai ? dit-il.
— Oui. Téméraire, audacieuse, complètement indisciplinée. Comme l’humanité. Elle n’était peut-être pas humaine, mais elle était issue de la même graine d’ADN. Et où est Essa à présent ? Avec un peu de chance, elle est de nouveau confinée sur Monde. Si elle a joué de malchance, elle est morte. Nous avons eu de la chance, Lyle : nous sommes rentrés. Ann et Dieter ont eu de la chance, eux aussi : les voici forcés de rester à l’endroit où ils voulaient être. Les malchanceux sont piégés dans des systèmes qui ne peuvent assurer leur survie sans approvisionnement en provenance de Sol. Nous sommes responsables – nous au sens général du terme, l’humanité – avec notre témérité et notre indiscipline. Tant que nous ne nous améliorerons pas, nous devrions rester dans notre propre système stellaire. »
Il lui lança un regard vide d’expression. Si belle, si réceptive, si sensible. Jusqu’alors, il ne s’était jamais rendu compte à quel point leurs deux modes de pensée étaient éloignés.
Évidemment, elle lut très clairement en lui : « Tu n’es pas d’accord, je le sais. Tu penses que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, c’est ça ?
— Je n’en sais rien. »
Elle détourna le regard et contempla les étoiles, dehors. « À toi de décider.
— À toi aussi.
— Non. Il faut être deux pour créer un lien, mais pour le briser, un seul suffit », dit-elle.
Rien à répliquer à cela. Il s’éloigna, mais Marbet l’attrapa par le bras : « Lyle… non…» Il fallut un moment à la jeune femme pour parvenir à exprimer ce qu’elle avait sur le cœur.
Finalement, elle reprit : « Écoute-moi, mon amour. Cette vérité est dure à entendre, mais c’est pourtant la vérité. Laisse-moi emprunter cette image à Tom. À la physique.
« Dans l’univers quantique de Tom tel que je le comprends, tout est probabilité. Tout, même l’existence de la matière. Des choses comme la masse et l’énergie peuvent changer de forme, mais jamais disparaître. Le temps peut s’écouler dans les deux sens : rien n’est complètement irréversible. Mais cela n’est tout simplement pas vrai dans l’univers humain que nous occupons. Certaines actions – certains choix ! – sont irréversibles. Les tunnels se sont fermés. Ann et Dieter ont choisi Monde. La première femme de Tom est morte. À l’échelle humaine, beaucoup de choses se produisent une fois pour toutes, et nous ne pouvons que vivre avec leurs conséquences.
— Je ne saisis pas le sens de ta plate petite homélie, dit-il avec raideur.
— Si, tu comprends, répliqua-t-elle en lui lâchant le bras. J’ai raconté un mensonge que tu désapprouves. Je ne peux pas défaire ce que j’ai fait. Je ne veux pas le défaire, même si ce n’est pas ce que tu aurais choisi, toi. Soit tu acceptes ce qui s’est passé et nous restons ensemble, soit nous ne restons pas ensemble. Mais je ne veux pas de ton indécision polie, de ton attitude “on est ensemble mais pas vraiment”. Je ne l’admets pas. Alors choisis, Lyle, et acceptes-en les conséquences irréversibles. »
Il ne répondit rien. « Je ne vais pas attendre toute ma vie », rajouta-t-elle. Kaufman ne répondait toujours pas. À l’autre bout du pont d’observation, une vague parcourut la foule des passagers, et il se retourna pour voir ce qui se passait. C’était Tom Capelo, fonçant inconsidérément vers eux, jouant des coudes pour écarter les gens. « Lyle ! Marbet !
— Tom, tu vas encore casser ton plâtre ! » s’exclama Marbet.
Trop tard. Capelo grimaça de douleur. Une femme d’un certain âge se frotta le bras en lui lançant un regard furibond, mais il ne parut pas s’en apercevoir. « J’ai eu des nouvelles de Kristen !
— Merveilleux ! Où sont…
— Sur la Station Thera, en orbite autour de Mars ! J’ignore ce qu’ils font là-bas, le message était trop court, mais Amanda est avec eux et ils sont tous trois sains et saufs ! » Le visage étroit et basané de Capelo rayonnait. Ses cheveux avaient besoin d’une bonne coupe ; ils lui donnaient l’allure fantasque d’un joyeux pochetron.
« Je suis tellement heureuse pour toi, dit chaleureusement Marbet.
— Viens avec moi. Tu vas m’aider à convaincre notre capitaine paranoïaque que le vaisseau peut s’arrimer un moment à Théra sans être vaporisé à l’état de particules quantiques. »
Marbet et Capelo s’éloignèrent. Kaufman saisit des données sur son portable pour se connecter à la bibliothèque du vaisseau. La Station Thera appartenait aux Entreprises Ouranis, énorme conglomérat d’affaires incluant contrats militaires importants et présence étendue dans tout le système solaire, avec la réputation de magouiller un peu en marge des lois interstellaires. Une grosse installation Ouranis représentait un acteur majeur au cœur du chaos politique considérable qui régnait sur Mars ; la station opposait sûrement une forte résistance aux conséquences belliqueuses qui en résultaient. Mais Kaufman n’arrivait pas à comprendre comment la sœur de Capelo avait pu se retrouver sur la Station Théra.
Le Diamant d’or approchait de Mars ; la vue déstabilisante des étoiles perdues fut partiellement obstruée par la courbe obscure du côté nocturne de la planète. Kaufman l’observa qui grandissait toujours plus. Elle avait l’air solide, éternelle.
Un nouveau nom était apparu sur le devant de la scène dans les informations traitant des luttes politiques qui se déroulaient à la surface : celui du général Tolliver Gordon, du CDAS. Gordon n’était autre que l’officier qui avait patronné le premier voyage de Kaufman sur Monde, l’expédition destinée à déterrer l’Artefact Protecteur. Sans ses manœuvres adroites, visionnaires et concrètes, cette expédition n’aurait jamais eu lieu, ni rien de tout ce qui avait suivi. Gordon essayait de forger une alliance valide entre les différentes factions militaires et transnationales commerciales qui luttaient pour prendre le contrôle de Mars.
« Tom ne tient pas en place », dit Marbet à Kaufman ; c’étaient quasiment les premiers mots qu’elle lui adressait depuis des jours. Ils se trouvaient en compagnie de Capelo dans l’aire d’accueil protégée de la soute à véhicules du Diamant d’Or. Le capitaine du vaisseau avait refusé de s’arrimer à la Station Théra ; trop de passagers réclamaient leur retour de toute urgence. Mais il avait accepté qu’une navette de la station vienne chercher le célèbre professeur Thomas Capelo. La femme de Capelo et sa plus jeune fille étaient toujours sur Terre, où se rendrait Capelo pour reprendre sa chaire à Harvard, mais dans les minutes qui allaient suivre, Kristen, Martin et Amanda seraient à bord du Diamant d’Or.
Capelo n’arrivait pas à se calmer. L’aire d’accueil, pont d’observation miniature en plastique transparent et robuste, ne se dépressurisait pas quand la soute à véhicules le faisait. Elle ne mesurait pas plus de dix mètres de long sur trois de large, et Capelo l’arpentait d’un pas rapide. Il se cognait aux autres et chacun de ses gestes était saccadé comme le recul d’une arme. Chaque action entraîne une réaction opposée et équivalente, pensa amèrement Kaufman. Capelo n’avait pas vu sa fille bien-aimée depuis des mois, et sa joyeuse impatience gagnait tout le monde. Même le mécanicien du vaisseau souriait.
Le capitaine du Diamant d’Or, un homme aux yeux bleus d’une beauté génémod, observait attentivement le physicien. Kaufman reconnut son expression. À une époque, lui aussi avait regardé Capelo de cette manière : comme un extraterrestre dont il faut suivre soigneusement chaque mouvement avant qu’il n’agisse de façon trop bizarre pour qu’on puisse le contenir.
La porte de la soute à véhicules s’ouvrit en coulissant. La navette arborant le logo des Ouranis avança doucement à l’intérieur, et Kaufman vit l’écran de l’accueil signaler la repressurisation. À la seconde où la porte en plastique se débloqua, Capelo se précipita.
« Amanda ! »
Le sas de la navette s’ouvrit, et Amanda Capelo se jeta dans les bras de son père.
Kaufman cilla : il n’avait pas vu la fille de Tom Capelo depuis – quoi ? Deux ans ? Trois ? Il s’en souvenait comme d’une gamine polie, grande et maigre, aux cheveux blonds et raides. La personne qui serrait Capelo dans ses bras était une jeune femme au visage remarquable ; ses cheveux courts coupés à la mode étaient ramenés en arrière pour laisser voir des boucles d’oreilles terriblement dispendieuses. « Quel âge a-t-elle ? demanda Kaufman à Marbet.
— Elle est plus vieille que Tom ne le pense. »
Ils suivirent le capitaine du Diamant d’or dans la zone des véhicules. Trois autres personnes émergèrent du sas de la navette : la femme petite et mince qui ressemblait à Tom était indubitablement sa sœur, et son mari se tenait un peu en arrière. Il souriait tranquillement, formant un contraste saisissant avec le beau jeune homme qui fourra sa main dans celle de Capelo dès que ce dernier eut relâché Amanda.
« Professeur Capelo. Je tellement heureux rencontrer vous ! Splendide ! Grand honneur pour moi ! »
Capelo le regarda d’un air interrogateur. « Papa, voici Konstantin Ouranis, mon… mon ami », dit Amanda, dont le teint vira au bordeaux marbré.
« Tiens tiens », murmura Marbet à l’oreille de Kaufman.
Capelo serra la main du garçon sans vraiment le voir, puis se retourna pour enlacer sa sœur. Amanda attendit quelques minutes qu’ils aient fini de bavarder et de s’étreindre, puis rajouta d’un ton ferme : « Papa, Konstantin m’a sauvé la vie. Et si nous sommes sur la Station Théra, c’est grâce à lui. Il nous accompagne sur Terre. »
Capelo pivota lentement sur lui-même pour faire face à sa fille.
« J’ai beaucoup de choses à te raconter, dont certaines vraiment incroyables ! reprit-elle.
— Tom, nous sommes en fait les invités de Konstantin, et c’est un des vaisseaux de son père qui va nous ramener sur Terre, rajouta rapidement Martin Blumberg. Dès aujourd’hui, si tu le souhaites. Kristen et moi nous vous accompagnons, au moins pour le moment. Tharsis n’est pas un endroit très tranquille actuellement. »
Cet homme était doué pour les euphémismes.
Impossible de dire si Capelo l’avait entendu. Son expression, affreux mélange de surprise, de suspicion et de joie, était presque comique. Il balaya sa fille du regard, de la tête aux pieds. Elle était vêtue d’un short bleu et d’une tunique ajustée, et Kaufman avait remarqué depuis un moment ses jambes longues et belles. Sous l’intensité du regard de son père, Amanda chercha à tâtons la main de Konstantin, et le visage de Capelo se tordit tellement plus encore que Kaufman dut réprimer un sourire.
« J’ai eu des nouvelles de Carol ce matin, Tom, dit hâtivement Kristen. Sudie et elle sont mortes d’impatience ! Notre vaisseau est l’un de ces nouveaux G-quatre ; nous pouvons rejoindre l’orbite terrestre en moins de trois mois, nous a dit Konstantin…» Elle hésita.
« Salut, Amanda, s’exclama bien fort Marbet.
— Marbet ! » Et Amanda étreignit vigoureusement la Sensitive, qu’elle dépassait largement. Kaufman échangea des poignées de mains avec Kristen, Martin et Konstantin. Le capitaine leur fut présenté et se lança dans un discours fleuri. Capelo regardait Amanda comme si des ailes lui avaient poussées dans le dos. Ou des cornes. Il attrapa la main libre de sa fille, et son visage se recomposa en une expression de rage perplexe.
« Colonel Kaufman, mademoiselle Grant, il y a place pour vous deux dans vaisseau à moi. Pour aller vers Terre. Très bienvenus ! dit Konstantin.
— Merci, répondit Kaufman.
— Suivez-moi, tout le monde ! Il y a une petite fête donnée en votre honneur sur la station ! s’exclama le capitaine.
— Amanda, je veux te parler seul à seule, dit Capelo.
— Bien sûr. Mais nous avons tout le temps. Oh Seigneur, j’avais tellement peur que tu sois mort, Papa ! Et j’ai tant de choses à te raconter ! » Elle tenait toujours la main de Konstantin Ouranis.
« Tout de suite. Je veux te parler tout de suite.
— Plus tard, Papa », dit-elle de sa voix haute et claire, et elle entraîna son père et les autres à sa suite.
Kaufman resta un peu en arrière. « Une action irréversible s’il en fut. Elle a grandi. Et Tom va devoir s’adapter, c’est bien ça ? » fit-il remarquer à Marbet.
Elle s’arrêta net. Il se retourna vers elle ; il savait qu’elle avait perçu bien davantage dans sa voix que dans les mots prononcés, qu’elle déchiffrait bien mieux son langage corporel que le sens de ses paroles – les siennes, en tout cas.
« Lyle ?
— Je ne rentre pas sur Terre avec eux, Marbet. Rien ne m’attend là-bas. Mais Mars va avoir besoin de tous les négociateurs impartiaux disponibles, et le général Tolliver Gordon est dans une position favorable. Je le connais. C’est un homme bien. »
Elle attendit.
« J’ai besoin de me rendre utile. Je crois que c’est ça. Et autre chose : Magdalena m’a parlé, avant de mourir… Je vais faire fabriquer une pierre tombale pour elle, sur Mars. Elle m’a parlé d’une femme nommée Sualeen Harris… mais tout cela peut attendre. Marbet, viendras-tu avec moi sur Mars ? »
Elle attendit encore.
« Il y a aussi du travail pour toi, ici. Seigneur, oui. En tant que Sensitive, en tant que symbole ; je suppose que nous sommes tous les deux des symboles, après les annonces de la presse à propos du tunnel. En tant que… en tant que personne dont j’ai besoin à mes côtés.
— Oui, Lyle. Je reste. »
Il lui prit la main. Capelo avait déjà commencé à se disputer avec sa fille. Ils essayaient de parler à voix basse, mais Kaufman les entendait. Amanda agrippait d’une main celle de son père et de l’autre les doigts de Konstantin Ouranis, qui souriait toujours, silhouette jeune et forte aussi inéluctable que la gravité régnant sur la planète en conflit sous leurs pieds.
Kaufman et Marbet sortirent de la soute d’arrimage, et suivirent leurs compagnons au cœur de la Station Théra.
[1] An Essay on Man, 1re Épître, vers 77 et 78. Traduit par Michèle Pinson, Ed. Ressouvenances, 1995. (N.d.T.)
[2] Chutes and Ladders, sorte de jeu de l’oie anglo-saxon connu aussi sous le nom de Snakes and Ladders (Serpents et Échelles). (N.d.T)
[3] Télomère : extrémité des bras long et court d’un chromosome dont l’absence est généralement léthale. (N.d.T.)
[4] Durant la persécution de l’église catholique par Olivier Cromwell. (N.d.T.)
[5] En français dans le texte. (N.d.T.)
[6] PLT : potentialisation à long terme, augmentation réversible de l’efficacité d’une connexion synaptique, obtenue dans des conditions particulières. (N.d.T.)
[7] Le Jardin de Proserpine, poème de Algernon Charles Swinburne, 1837-1909. Traduction Pascal Aquien, éd. José Corti. (N.d.T.)