CHAPITRE XXVIII
À BORD DE LA STATION DES FAUCHEURS

Une matière douce et violette sous ses pieds, des vrilles grimpant le long de murs inégaux. Pas de séparation claire entre le couloir et les pièces, de simples espaces se fondant les uns dans les autres selon des configurations bizarres. Des trous à mi-hauteur sur certains murs et pas sur d’autres. Et partout, de petits insectes ou pseudo-insectes volants, qui se posent sur sa peau nue, font du sur place devant son casque et émettent un bourdonnement bas et continu.

Des insectes, ou autre chose ? Si seulement Ann pouvait les voir !

Kaufman n’aperçut aucun Faucheur, mais le trajet fut de courte durée. Ils firent halte dans un grand espace. Dans un coin, une chose énorme, que Kaufman vit se soulever légèrement, puis se poser à nouveau. C’était une masse amorphe de la taille d’un bus, et cela ne ressemblait ni à du cytoplasme, ni à une forme de vie végétale, ni à un matériel quelconque, ni à quoi que ce soit d’imaginable. C’était peut-être un ordinateur. Ou une réserve de vivres. Ou un animal de compagnie. Ou un sac de couchage vivant. Impossible à déterminer, impossible de ne pas éprouver de la stupéfaction.

Deux Faucheurs entrèrent dans la pièce. Ils firent comme si la masse n’était pas là. Elle se soulevait régulièrement en silence et remuait contre le mur rugueux.

Peut-être se grattait-elle.

Kaufman avait déjà vu un Faucheur de près, sur le Alan B. Shepard. Il reconnut ces corps bipèdes et cylindriques, ces queues puissantes servant à les équilibrer comme celle des kangourous, ces tentacules se terminant par des mains et ces faces extraterrestres. Les deux individus portaient des vêtements de couleurs vives (des uniformes ?) et se tenaient à l’extrémité la plus éloignée de ce que Kaufman prit d’abord pour une table. Du côté le plus proche attendait Marbet, toujours nue excepté le casque qu’elle portait.

Ce n’était pas une table, mais un écran horizontal, une surface plate et triangulaire posée sur un socle effilé. Marbet et l’un des extraterrestres tenaient des baguettes incurvées, sans doute des espèces de stylets.

« Tom, ils m’ont montré ces choses mais je ne sais pas ce qu’ils essayent de me dire ou quoi leur dessiner pour leur expliquer que Pierce veut apporter notre artefact dans le système de Q. Je ne pense pas être parvenue à établir la communication avec eux. Es-tu en état de tenir ce truc ? », demanda Marbet d’un ton pressé.

D’une voix plus forte qu’auparavant, remarqua Kaufman, Capelo répondit : « C’est quoi ces foutues bestioles qui nous tournent autour ? »

Marbet sourit derrière le plastique transparent de son casque : « À mon avis, il doit s’agir de symbiotes intelligents, appartenant à la biologie des Faucheurs.

— Intelligents ? Je dessine pour ces bestioles ou pour les autres connards ?

— Aucune importance. Dessine ! » répliqua Kaufman.

Marbet referma les doigts de la main valide du physicien autour du stylet. Ce qui était dessiné à la surface disparut, et Kaufman hala Capelo jusqu’à la table. C’est alors qu’il remarqua quelque chose qu’il avait négligé jusqu’à présent : les deux Faucheurs ne portaient pas de casque car ils respiraient leur atmosphère, mais tous deux avaient des genres de bouchons enfoncés dans les trous qui, d’après Kaufman, leur faisaient sans doute office d’orifices respiratoires.

Pour eux, notre odeur est atroce.

Ou peut-être était-ce autre chose. D’après Marbet, les Faucheurs étaient encore plus sensibles aux phéromones que les Humains. Sans doute bloquaient-ils l’odeur des Humains pour contenir les réactions agressives instinctives et irrépressibles qu’elle provoquait. Et si ces bouchons de narine étaient un signe de bonne volonté ?

Capelo se pencha, chancela et faillit tomber sur la table. Kaufman le stabilisa selon un angle qui lui permettrait de dessiner de sa main valide.

Les « insectes » bourdonnaient, tournoyaient, se posaient et planaient sans discontinuer.

« D’accord », dit Capelo, manifestement à sa seule attention. « Ça, bande de connards, c’est le tunnel #218. Vous voyez ce beignet qui flotte dans l’espace ? Bordel, comment saurais-je ce que vous voyez ? Ici, du côté Artémis du tunnel, cinq planètes. Par là, il y a le tunnel #301 qui mène tout droit à votre système natal. Notez bien le petit Faucheur que j’ai dessiné de votre côté du tunnel. Ah, je vous ai bien eus, regardez-vous en train de vous dévisager tous les deux ! Ce que j’aimerais vous lasériser juste là où vous vous tenez !

— Y a-t-il une chance que ces deux-là comprennent l’anglais ? demanda Kaufman à Marbet.

— Non. J’ai essayé.

— Et voici votre artefact, juste là dans l’espace de Q, la grande avant-cour des Faucheurs », continua Capelo. Il avait dessiné une sphère dotée des sept protubérances familières.

L’un des extraterrestres émit un grincement aigu. Marbet sursauta et Kaufman se tendit soudain, mais Capelo continuait à s’agiter comme si de rien n’était, homme maigre et nu précairement suspendu au-dessus d’une table et affublé d’un casque bulbeux transparent, un bras grossièrement éclissé ballant le long de son corps et l’autre dessinant frénétiquement pour sauver plusieurs mondes. C’était une vision incroyable.

« Votre artefact est réglé sur le nombre premier deux, hein, les deux branleurs ? » Il gribouilla vigoureusement le réglage : deux petits points à côté de l’objet. « Tout prêt à détecter notre artefact si nous étions assez cons pour l’amener dans l’espace de Q. Ce qui est le cas de Pierce, mais vous l’ignorez encore. Quoi qu’il en soit, vous êtes prêts. Et maintenant… regardez ! »

Capelo se mit à dessiner encore plus vite. D’où tirait-il cette énergie ? Pure adrénaline, supposa Kaufman, libérée par la tension, la peur, la haine. Le système endocrinien de Capelo pompait sans doute suffisamment d’endorphine pour émousser la douleur. Mais cela ne pouvait durer ; Capelo ne tiendrait pas ce rythme très longtemps. Les exaspérants insectes bourdonnaient et tournoyaient toujours.

« Regardez, ça c’est notre artefact qui arrive par le tunnel, depuis système d’Artémis… Alors, vous m’écoutez maintenant, hein ? Nous l’avons réglé sur le nombre premier treize…» gribouillage, gribouillage «… et regardez… Observez ! »

Capelo fit aller et venir le stylet sur la table avec brutalité, encore et encore, laissant d’épaisses couches de noir sur tout l’espace de Q, excepté sur les artefacts eux-mêmes. « Kaboum !

— Ne fais pas de grand bruit, Tom. Cela déclenche leur agressivité, intervint Marbet.

— C’est trop bête. Bon maintenant, regardez : vous autres trous du cul, vous arrivez depuis votre système…» – il fit délicatement traîner le stylet dans le tunnel qui menait du monde des Faucheurs à l’espace de Q – « et vous ramassez les deux artefacts. Vous voyez ? Maintenant, Marbet, efface l’écran.

— Je ne sais pas comment faire, dit-elle d’une voix faible.

— Alors on est cuits », dit Capelo. Doucement, très doucement – ne pas provoquer d’agression – Kaufman passa sa main sur le dessus de la table, en regardant celui qui, avait-il décidé, était le Faucheur le plus gradé. L’extraterrestre fit quelque chose et la table redevint nue.

« Beau spectacle, Lyle », dit Capelo. Il redessina rapidement les deux tunnels spatiaux, mais cette fois-ci plaça l’artefact des extraterrestres dans le système natal des Faucheurs, en le noircissant sur le réglage au nombre premier onze. Sa main tremblait. Il fatiguait.

« Tiens bon, Tom », dit Marbet, d’un ton encourageant. Capelo ne sembla pas le remarquer.

« Scénario numéro deux. Vous écoutez, bande de culs visqueux ? Votre artefact est en train de faire son job peinard, il protège votre “home sweet home”. Nous, on arrive avec le nôtre… Vous voyez ? On vous passe droit sous le nez dans l’espace de Q, parce que nous sommes réglés sur deux, un bouclier génial… Maintenant, nous voici dans votre territoire, et nous réglons notre artefact sur treize… Et rien ne se passe. Vous voyez ? C’est l’impasse, et nous rentrons à la maison. » Le stylet refit le chemin inverse, à travers deux tunnels, jusqu’au système d’Artémis. « Marbet, comment bordel puis-je être certain que ce que je raconte parvient jusqu’aux cervelles de ces têtes de nœud ?

— Ça y parvient, répliqua-t-elle.

— Tant mieux, parce que je déteste gâcher un bon cours… Je déteste…

— Je te tiens, Tom. Tu ne vas pas tomber. Continue, dit Kaufman.

— Encore une chose. Voici les deux… les deux…» Capelo glissa de biais contre Kaufman. Le stylet tomba par terre.

« Occupe-toi de lui, Marbet », dit Kaufman en ramassant le stylet. Allaient-ils le laisser continuer à la place de Capelo ? Si Marbet voyait juste, leur réaction aux agressions, tellement violente qu’elle en devenait difficilement contrôlable, était éveillée par des hommes tels que Kaufman, forts et habitués au commandement. Les Faucheurs étaient capables de discerner ces caractéristiques, lui avait-elle expliqué. Kaufman attendit qu’une arme inconnue le frappe.

Cela n’arriva pas, mais nul besoin d’être un Sensitif pour remarquer les changements qui affectaient les muscles des Faucheurs, les collerettes qui se redressaient. Plus déroutant encore, les nuages d’insectes, devant son visage, se mirent soudain à enfler et à bourdonner plus vigoureusement.

« Accroupis, Lyle ! » s’exclama Marbet. « Ne regarde personne, et commence à dessiner, vite !

Kaufman se courba et baissa les yeux vers la table ; il détesta y être contraint, réaction humaine instinctive… Il tenta d’imiter le style de Capelo : il dessina les deux artefacts dans l’espace de Q, noircissant leurs deux réglages sur treize. Comment illustrer la déchirure de l’espace-temps ? Il opta pour de simples traits ondulés qui oblitéraient tout, et cette fois-ci prolongea les traits des deux côtés de chaque tunnel, annihilant non seulement l’espace de Q mais aussi le système d’Artémis et le monde natal des Faucheurs. Tout.

« Ne lève pas les yeux », reprit Marbet. « Je vais leur demander d’effacer l’ardoise. » Prudemment, elle fit passer son bras au-dessus de la table. Un des Faucheurs fit de nouveau un geste, et Kaufman fixa un écran vide.

On en arrivait au point décisif.

Capelo et lui avaient proposé trois scénarios aux Faucheurs : deux d’entre eux étaient gagnants pour les extraterrestres et l’autre menait à une impasse. L’ennemi avait semblé approuver. Ou tout du moins n’avait rien fait que Kaufman puisse interpréter comme un désaccord, par exemple lui tirer dessus. Il allait à présent leur exposer un quatrième scénario, et il faudrait se montrer le plus convaincant possible car ce scénario n’était qu’un ramassis de mensonges.

Il redessina les tunnels spatiaux #218 et #301, avec l’espace de Q entre les deux et l’artefact des Faucheurs flottant dans l’espace de Q. Il disposa les cinq planètes du système d’Artémis de l’autre côté du tunnel #218 et la minuscule figure du Faucheur de l’autre côté du tunnel #301. Il dessina alors un autre tunnel flottant dans le système des Faucheurs ; un vaisseau humain contenant l’artefact le traversait pour se rendre dans le système des Faucheurs. Il en noircit le réglage sur treize.

Nous connaissons une autre route. Nous pouvons détruire votre système natal pendant que vous avez le dos tourné, en train de protéger votre périmètre.

Nouveau crissement, aigu et puissant. Kaufman résolut de ne pas lever les yeux, mais quelque chose d’extraordinaire était en train de se produire et il fut contraint de le faire. Tous les insectes présents plongeaient droit dans la masse qui se soulevait dans un coin. Elle se mit à son tour à vrombir à une fréquence tellement élevée que le soldat ressentit une douleur atroce dans les oreilles et en laissa tomber le stylet. Puis tout disparut.

 

« Lyle. Réveille-toi. Lyle ! »

Marbet. Kaufman voulut ouvrir les yeux, sans succès.

« Allez, Lyle. Tu es le seul à savoir faire voler ce truc ! »

Faire voler ? Ces mots étaient si inattendus, si incongrus que Kaufman crut qu’il rêvait. Puis il comprit que ce n’était pas le cas, et avec un effort herculéen, parvint à ouvrir les yeux. Toujours nue mais sans son casque, Marbet se penchait au-dessus de lui. Et il était couché…

Impossible.

« Debout, Lyle ! » s’écria-t-elle, et il se leva lentement.

Tout autour de lui, il y avait les cloisons rapprochées, le pont, les instruments, les sièges, le terminal – tout ! – d’un appareil militaire humain de classe XXPell3. Une simulation ? Holo ou décor de scène ? Non. C’était bien réel.

Marbet l’entraîna vers le siège de pilotage. Sur l’écran de vision, un mur incurvé était en train de disparaître en glissant vers le haut, découvrant les étoiles. Une soute d’arrimage.

« Coccinelle, coccinelle », dit Capelo depuis le siège où il était sanglé, plusieurs patchs parsemant sa poitrine et son cou dénudés. Des patchs bleus, de type militaire standard. Marbet avait mis la main sur la trousse de soin de cet aviso de combat.

« Où sommes-nous ? » demanda Kaufman. « Que…

— L’aviso était stocké là-bas, répondit Marbet, qui le poussait toujours vers le siège de pilotage. Dieu seul sait où ils l’ont trouvé. Ils veulent que nous retournions dans le système d’Artémis pour prévenir les Humains que l’artefact des Faucheurs retourne dans leur système natal. Mais tu ne pouvais pas le savoir, Lyle. Je pense qu’ils s’y sont mal pris avec nous : ils t’ont frappé trop durement, bien plus que Tom et moi, parce que tu es plus grand ou que tu dégages davantage d’autorité, je suppose. Quoi qu’il en soit, nous sommes incapables de piloter ce truc, il va falloir que tu t’en charges !

— Mets ta ceinture, Marbet », ordonna Kaufman. Il chercha le terminal à tâtons. Il n’était pas codé pour lui, mais le soldat connaissait les moyens de le prendre en main en le reconfigurant. La dernière fois qu’il avait piloté un XXPell3 remontait à dix ans, mais l’appareil avait au moins dix ans lui aussi. Kaufman préféra ne pas penser à ce qui avait pu arriver aux trois membres d’équipage.

Il connecta les écrans d’affichage, qui enregistrèrent la présence de deux tunnels spatiaux, et absolument rien d’autre. L’espace de Q avait dû être passé au peigne fin, et le moindre rocher errant assez grand pour obstruer un écran de vision avait sans doute été éliminé.

Kaufman extirpa l’appareil de la soute. Les instruments détectèrent alors deux éléments : le XXPell3 et la station des Faucheurs. Non, trois : un autre appareil quittait la station et se dirigeait vers le tunnel spatial #301. Les Faucheurs ramenaient leur artefact à la maison.

« Ils nous ont crus », dit-il tout haut. « Ces fils de pute nous ont crus.

— Et ils nous ont laissé partir ; mais pourquoi ont-ils pris cette peine ? À l’instant même où nous émergerons du tunnel #218 dans le système d’Artémis, notre propre armée va nous vaporiser, fit remarquer Capelo.

— Non, pas dans cet appareil », dit Kaufman. « Ils nous écouteront au moins pendant quelques instants, et nous pourrons dire qui nous sommes. » Il espérait avoir raison. C’était une possibilité, en tout cas.

« Bon, soit. Ils vont attendre de savoir ce que nous avons révélé aux Faucheurs avant de nous tuer. Pierce va adorer quand il apprendra que nous avons ruiné son joli coup militaire.

— Ferme-la, Tom ! Laisse Kaufman piloter ! » s’exclama Marbet.

Lyle dirigea l’appareil vers le tunnel spatial #218. Quelque chose clochait. Les Faucheurs voulaient que Capelo, Marbet et lui expliquent à leurs semblables que l’artefact des Faucheurs était de retour dans le système natal de ces derniers et qu’il le protégeait. C’était ce qu’ils avaient fait savoir à Marbet. Mais pourquoi voulaient-ils transmettre ce message ? Pourquoi ne pas laisser les troupes de Pierce conduire l’artefact des Humains dans le système des Faucheurs, tenter de le frire, et découvrir que c’était impossible, tout simplement ? S’il devait en résulter une impasse… Bénie soit cette impasse. Les trois compagnons y auraient au moins apporté leur concours. Les artefacts ne seraient pas réglés dans le même système sur le nombre premier treize. L’espace-temps ne se déchirerait pas, ne se réparerait pas dans un effondrement transitionnel à l’échelle de l’univers, détruisant l’espace-temps qui hébergeait la vie telle qu’on la connaissait. Mais s’il devait y avoir impasse, pourquoi envoyer Kaufman, Capelo et Marbet l’annoncer à l’avance ?

Pour que plus aucun Humain ne pénètre dans l’espace de Q. La xénophobie des Faucheurs allait aussi loin que cela même pour leur avant-cour.

Un troisième spot apparut sur l’écran d’affichage.

Kaufman le regarda fixement. Non, c’était bien ce qu’il croyait. Il le voyait vraiment, ne se méprenait pas, et ne pouvait l’obliger à disparaître. Un troisième spot s’était engagé dans l’espace de Q, par le tunnel #218 qui menait à Artémis. Un quatrième spot, un cinquième, un sixième. Les troupes de Pierce étaient arrivées.

Le vaisseau des Faucheurs transportant leur artefact chez eux était trop loin du tunnel #301 pour y parvenir à temps. Les deux artefacts, dont l’un contrôlé par un dément, se trouvaient à présent dans l’espace de Q.

Kaufman arrivait trop tard. Tout était terminé.