18

        

Fragonard se tut. Ses lèvres tremblaient encore et un filet de salive maculait le coin de sa bouche. Il gardait ses yeux horrifiés fixés dans le vide, comme atterré par son propre récit.

Sénart se redressa enfin. Il était engourdi à force d’avoir écouté sans bouger.

— Vous avez fait de ce garçon attardé un monstre et… vous l’avez remis à dom Gerle.

L’autre approuva silencieusement.

— Vous êtes un scélérat !

Marie-Adélaïde, qui était restée silencieuse, intervint :

— Ce que nous savons maintenant, c’est qu’il s’agit d’une créature de chair et de sang. Nous pouvons la tuer, n’est-ce pas ? Il est très fort mais des chaînes peuvent l’empêcher de nuire, des balles peuvent le transpercer. Ai-je raison ?

Fragonard marmonna :

— Théoriquement vous avez raison, mais je ne sais plus. Tellement de crimes ont été accomplis. Il n’est plus qu’une machine au service de dom Gerle. Il ne connaît pas la peur, et la douleur n’est qu’un lointain souvenir. Si vous voulez le maîtriser, la force de cinq hommes ne vous suffira pas, et pour le tuer votre balle devra lui fracasser le crâne d’un coup ou lui transpercer le cœur.

Le jeune secrétaire rédacteur leva son pistolet.

— J’ai là ce qu’il faut. Où donc se cache dom Gerle ? À la Contrescarpe ? J’irai le chercher là-bas dès cette nuit.

— Ne vous donnez pas cette peine.

Surpris, le jeune homme leva la tête : dom Gerle se tenait devant lui à quelques pas. D’où venait-il ? Sans doute de derrière la vitrine contenant l’homme écorché. Il avait tout entendu.

— J’ai eu un doute, monsieur Sénart, car le soi-disant Saint-Germain qui vous a « tuilé » est un charlatan dont nous nous débarrasserons à la première occasion. Aussi ai-je pensé  – et j’avais raison  – que si vous étiez bien un espion, vous finiriez forcément par venir jusqu’ici. Notre bon ami Fragonard ne peut rien nous refuser. N’est-ce pas, mon cher ?

Le vieux naturaliste se prit la tête entre les mains, comme s’il ne voulait plus rien entendre.

— Quelle pitié ! commenta l’ancien moine. Un si brillant esprit. Le poids de sa conscience ne le sauvera pas ! Quant à vous…

Il s’adressa directement à Gabriel-Jérôme :

— Vous nous avez trahis, vous vous êtes introduit sous une fausse qualité dans notre noble assemblée, vous avez violé le serment pourtant irréfragable que vous aviez prêté.

— Calembredaines ! Vos serments choquent la morale la plus élémentaire. Même les brutes des pires quartiers ne vendraient pas leur âme à vos démons !

Dom Gerle continua :

— La seule punition pour de tels crimes est la mort. Elle est aussi requise pour cette femme, votre complice, que nous connaissons depuis bien longtemps. La sentence est exécutable immédiatement.

Sénart arma le chien de son pistolet.

— Vous oubliez que c’est moi qui suis du bon côté du canon.

L’autre haussa les épaules :

— Voilà un détail bien insignifiant. Abaddon, viens.

Le jeune homme entendit du bruit derrière lui. Suivit presque tout de suite le hurlement étouffé de Marie-Adélaïde. À regret, il se retourna et là, il vit.

 

L’ange exterminateur.

Il l’avait déjà aperçu dans la cathédrale obscure ou dans les sous-sols de la Contrescarpe, mais là, il le voyait en pleine lumière.

Il ressemblait à un des écorchés de Fragonard. Sa peau, arrachée par endroit, pendait en lambeaux, sur ses bras, ses jambes et sa poitrine, dévoilant une musculature nouée comme les cordages d’un navire. Sa chair nue, habituée à un tel traitement, possédait la couleur du vieux cuir. Ses veines charriaient un sang abondant et on pouvait les voir se gonfler et se dégonfler au rythme des battements de son cœur. Même son visage avait subi les colères du monstre contre lui-même. Ses lèvres déchiquetées dévoilaient sa mâchoire ricanante et les paupières rongées laissaient apparaître deux yeux globuleux au regard fixe et brillant.

Mais le pire c’est que cette créature sortie du rêve d’un dément vivait. Sa cage thoracique, à nue, se soulevait à un rythme régulier. Il fit un pas en avant. Il ne pouvait cligner des yeux mais son affreux regard immobile se promena tout autour de la pièce et se fixa sur le jeune homme.

Sénart ne réfléchit pas une seconde : il tira.

Rien. Le bruit assourdissant les avait tous fait sursauter et l’odeur de poudre se répandit aussitôt, mais la silhouette cauchemardesque était toujours là.

« L’ai-je raté ? »

Mais non, Sénart avait vu distinctement l’impact sur la poitrine d’Abaddon. Il avait à peine tressailli.

La voix de dom Gerle retentit, railleuse :

— Notre ami Fragonard vous avait bien prévenu ! Il faut viser droit au cœur. Qu’avez-vous touché là ? Le côté… voyons mon cher, il en faut bien plus pour abattre notre cher Abaddon. Par contre, le bruit d’un pistolet le met en général très en colère. Abaddon, écoute-moi ! Tue-les !

Les yeux fixes n’avaient pas quitté le jeune homme. Le monstre fit un pas. Sénart réfléchit à toute vitesse. « Il est presque invulnérable, il est agile, il ne connaît ni la peur ni la douleur. Il faut que je l’attire hors d’ici. »

L’autre était presque arrivé au niveau de Marie-Adélaïde. La jeune femme semblait fascinée. Il avança la main comme pour la toucher.

Alors tout alla très vite.

Sénart se retourna, bouscula dom Gerle et Fragonard pour faire écrouler la vitrine contenant l’homme écorché. Le monstre voyant cela recula comme effrayé et poussa un cri strident. Un long hululement suraigu qui ne paraissait pas sorti de la bouche d’un être humain. Le jeune homme se précipita vers Marie-Adélaïde, immobile, comme tétanisée ; il lui prit la main et emprunta une allée de l’amphithéâtre de manière à contourner Abaddon. Un instant plus tard, ils étaient dehors, rejoignant les pièces où s’étendaient les vitrines pleines d’animaux écorchés. Il se hâta de fermer la porte à clef.

— Vite, vite, nous pouvons nous échapper.

Elle se laissait emporter, toujours muette, mais les larmes aux yeux. Au loin, ils entendirent dom Gerle crier :

— Attrape-les, Abaddon, tue-les !

Ils coururent à travers les allées obscures, mais bientôt un fracas retentissant se fit entendre. Le monstre venait de défoncer la porte. La poursuite commençait.

Gabriel-Jérôme et la Sibylle se perdaient dans le labyrinthe des vitrines, mais Abaddon, lui, avançait tout droit, défonçant tout sur son passage. Les vitres et même les étagères de chêne volaient sous ses coups. Les animaux naturalisés tombaient à terre et répandaient leurs os et leurs organes desséchés.

— Où est la porte ? hurla-t-il.

— Je ne vois rien, sanglota-t-elle pour toute réponse. Je crois que c’est par là.

Ils contournèrent une haute étagère remplie de fœtus divers conservés dans des bocaux et, effectivement, une porte à double battant s’ouvrait là. Ils la franchirent le plus vite qu’ils purent, et Gabriel-Jérôme prit bien soin de pousser le verrou derrière eux.

— Peut-être que cela ne l’arrêtera qu’un instant, mais j’aurai essayé !

Ils se retrouvaient dans la première pièce. Celle où était exposé le cavalier de l’Apocalypse. Il ressemblait à s’y méprendre à leur poursuivant. Sauf que ce dernier était bel et bien vivant !

— La sortie est là.

De l’autre côté, ils aperçurent la porte vitrée qui s’ouvrait sur la cour. Un rayon de lune éclairait faiblement la pièce.

Ils coururent jusque là-bas tandis qu’une nouvelle fois un fracas se fit entendre : la double porte volait en éclats sous les assauts du monstre. Sénart se retourna : il vit Abaddon traverser la travée en trois bonds, heurter le cavalier de l’Apocalypse qui s’écroula, fracassant au passage une autre préparation, et s’élancer dans leur direction. La cour s’étendait devant eux mais là, en terrain découvert, ils ne pourraient le distancer. Sénart se remémora le mort de la rue des Ménétriers et ceux de la loge maçonnique et ses yeux tombèrent sur la jeune fille qui courait à ses côtés. Elle tourna la tête et leurs regards se rencontrèrent.

— Non, lui dit-elle simplement.

Il faillit s’arrêter, surpris. Elle lisait ses pensées ! Elle avait su qu’il projetait de la tuer de ses mains pour lui éviter l’étreinte affreuse d’Abaddon qui martyrisait ses victimes avant de les faire mourir. Comme un garnement s’amuse à arracher les ailes des mouches ou les pattes des sauterelles.

— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?

Le concierge accourait à leur rencontre. Il portait un fusil à la main.

Sénart prit juste la peine de lui lancer :

— Derrière, prenez garde ! Tirez ! À la tête ou au cœur !

Et ils continuèrent leur course folle. Derrière eux, le bonhomme émit un cri étouffé, il y eut un coup de feu mais bientôt le concierge poussa un hurlement qui se finit en affreux gargouillement. On entendit un bruit. Sans doute la créature jetait-elle le cadavre au loin.

Enfin, ils étaient à la grille. Elle n’était pas fermée. Ils la franchirent et la tirèrent derrière eux, espérant que la chose ne connaissait rien aux serrures.

La place pavée s’ouvrait devant eux et, un peu plus loin, ils aperçurent la haute silhouette du pont de Charenton qui se découpait dans la nuit.

Marie-Adélaïde commençait à faiblir : elle n’était pas habituée à courir ainsi et se tenait la poitrine.

— Encore un effort, lui souffla-t-il.

— Tu veux franchir le pont ?

Il lui renvoya un bref sourire.

— Non, j’espère que tu sais nager.

— J’ai appris en prévision de ce jour !

Il la prit par le bras et l’aida. Il ne restait que quelques dizaines de pas. Un coup d’œil par-dessus son épaule lui apprit que le monstre passait par-dessus la grille et retombait lourdement sur le pavé. Il se rétablit très vite et continua à les poursuivre.

— Viens !

La berge était juste devant eux. À leurs pieds s’étendait l’eau noire de la Marne.

— Accroche-toi à moi !

Et, une seconde plus tard, elle poussait un cri en plongeant brusquement dans l’eau glacée. Elle crut qu’elle ne pourrait jamais respirer. Comment l’eau pouvait-elle être aussi froide ?

— Marie-Adélaïde ! Je suis là…

Il l’aidait à garder la tête à la surface alors que sa robe, gorgée d’eau, l’entraînait vers les profondeurs.

— Où… où est-il ?

— Là, regarde !

Le monstre se tenait sur la berge et les examinait de ses gigantesques yeux globuleux. Il trépignait sur place, comme si l’eau lui faisait peur. Il poussa un long hurlement aussi terrifiant que celui de l’amphithéâtre.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Sénart se débarrassa comme il put de sa veste. Il soutenait la jeune femme.

— Viens, nous allons traverser.

— Mais, je sais à peine nager !

— Je vais t’aider. De toute façon, nous ne pouvons pas sortir.

Elle s’accrocha désespérément à lui et c’est avec les plus grandes difficultés qu’ils commencèrent la traversée.

— Nous nous accrocherons aux piles du pont et il y a des îles, regarde.

— Que fait-il ?

— Je ne sais pas !

Pendant qu’ils nageaient, le monstre resta un long moment à les regarder. Dans l’obscurité, seuls ses yeux immenses brillaient. Brusquement, il poussa un nouveau cri et courut vers le pont. À la faveur d’un rayon de lune à travers les nuages, il venait de voir le couple aborder un des îlots rocheux sur lequel avait été construit une des piles du pont. Il s’engagea sur l’ouvrage.

Sans se soucier des barrières, il se précipita à une vitesse fulgurante vers le premier poste de garde.

Les trois hommes étaient revenus. Plusieurs lanternes avaient été accrochées et, incrédules, ils virent la silhouette cauchemardesque d’Abaddon courir vers eux.

— Qu’est-ce que c’est que cette diablerie ?

— Hé, arrêtez !

Mais le monstre continua sa course, inéluctablement. Son maître lui avait donné un ordre et rien ne comptait plus maintenant que de lui obéir.

Ils prirent leurs armes à peu près en même temps et, au moment où il arrivait à l’entrée du poste de garde, firent feu. La triple détonation roula comme un coup de tonnerre sur les rives de la Marne. Sénart, qui soutenait comme il le pouvait la pauvre Marie-Adélaïde, leva la tête : on se battait au-dessus d’eux. Les gardes du pont baissèrent leurs armes. La fumée empêchait d’y voir. Soudain, alors qu’une âcre odeur de poudre noire rendait la respiration difficile, la créature jaillit des brumes. Le premier eut à peine le temps de crier : un bras d’une force insensée le frappa en plein visage. Les deux autres entendirent un craquement sinistre, déjà l’homme s’écroulait sans un cri, la nuque brisée, les yeux encore grands ouverts de surprise. Le deuxième prit le sabre qu’il portait au côté et tenta un coup maladroit. La lame effleura la cage thoracique de leur assaillant. Celui-ci sauta sur lui, le jeta à terre et, comme pris d’une fureur démente, entreprit de lui arracher la tête.

Le troisième reculait en tremblant. Son fusil déchargé était inutile, aussi le jeta-t-il à terre et prit son pistolet. Lorsqu’il visa, le spectacle qu’il aperçut à la lueur des chandelles lui glaça le sang. Le monstre hurlant au visage de cadavre écorché et aux immenses yeux sans paupières venait de briser le cou de son compagnon. Mais sa mort ne sembla pas lui suffire. Il tourna la tête de sa victime en un angle impossible et la secoua dans tous les sens. Du sang se mit à jaillir. Avec horreur, le garde vit la tête se désolidariser du reste du corps. Finalement, le monstre la brandit comme un trophée, toujours hurlant. Il fixa le regard de son compagnon, horrifié et déjà vitreux. Une partie de la colonne vertébrale dégoulinait de sang. Il poussa lui-même un cri et visa.

Un nouveau coup de feu retentit. Un instant, il ne vit plus rien mais presque immédiatement, un choc d’une brutalité inouïe le projeta en arrière.

— Au secours !

Mais il était trop tard. Au-dessus, un regard de fauve, une mâchoire apparente comme celle d’un squelette, se penchait sur lui. La bête beugla encore et ses cris assourdirent ses propres appels. Il se rendit compte que la chose était en train de lui arracher un bras. D’abord les tendons cédèrent alors qu’une douleur insensée lui traversait l’épaule. Puis ce fut l’os qui craqua avec un bruit sourd.

Rendu fou par la douleur, alors que lentement le monstre continuait à tirer, tirer, il ne put que supplier : « Pitié, pitié ! »

Mais Abaddon, la cinquième trompette, l’ange de l’abîme, celui qu’on nommait l’Exterminateur ne connaissait pas la pitié.

L’homme appela la mort de tous ses vœux mais elle fut longue à venir.

Les deux jeunes gens avaient entendu les coups de feu, les hurlements. Lorsque, enfin, ils mirent pied sur l’autre berge, la Sibylle claquait des dents et tremblait de manière convulsive.

— Tu… tu crois qu’ils l’ont arrêté ?

— Je ne crois pas, répondit-il en essayant de la réchauffer. Vite, nous ne sommes pas à l’abri ici !

— Mais… où alors ?

— À Paris !

Et ils reprirent leur course. Ils empruntèrent le même chemin qu’à l’aller. Les jardins de Bercy, les chemins de halage. Marie-Adélaïde courait bien mal, alourdie par sa robe trempée et Sénart la soutenait autant qu’il le pouvait.

— Laisse-moi, murmura-t-elle. Je ne mourrai pas aujourd’hui, je le sais, mais toi…

— Pas question que je te laisse entre les mains de cette chose.

Et ils continuèrent. Abaddon était là, derrière. Il suivait leur trace comme un chien flaire une piste. « Nous ne tiendrons pas longtemps notre avance, se dit-il. Elle est fatiguée, et moi je vais bientôt avoir un point de côté. Le chemin de ronde, où est le chemin de ronde ? »

Dans la nuit, l’eau de la Seine brillait faiblement sur leur gauche. À droite, c’était le parc de Bercy.

« S’il nous rattrape, nous nous jetterons à l’eau, mieux vaut encore périr noyé que de tomber entre ses mains. »

Les jardins devenaient plus luxueux, ils commencèrent à voir des maisons construites par de riches aristocrates avant la Révolution. Le chemin de ronde n’était plus loin.

Soudain, les battements de son cœur s’emballèrent. Il avait entendu un bruit.

— Plus vite, plus vite !

— Je n’en peux plus…

Puis, un nouveau cri résonna. Un cri de bête fauve assoiffée de sang. Suraigu, comme une longue plainte à la lune. À seulement une cinquantaine de pas derrière eux. Sénart n’avait plus d’arme hormis le poignard avec lequel il avait tué Prunelle de Lierre. Il se battrait jusqu’à la mort mais, avant, il le planterait délicatement dans le cœur de la Sibylle. Elle ne souffrirait pas et tant pis si elle s’était trompée pour une fois dans ses prédictions.

Elle trébucha et, alors qu’il se penchait pour l’aider, elle lui jeta un regard implorant.

— Je t’en prie, ne fais pas cela.

Une fois encore, elle avait lu dans son esprit.

Un nouveau cri, Abaddon était à moins de quarante pas, trente, vingt. Il pouvait presque entendre le souffle du monstre sur leurs talons.

Dix pas. En un seul bond il serait sur eux…

Il allait se retourner pour faire face lorsque enfin ils furent à la Râpée. Là-bas se dressait le mur des fermiers généraux.

À cent cinquante pieds, l’ouvrage allait jusqu’à la Seine et s’étendait à l’est jusqu’à perte de vue vers les faubourgs de Rambouillet. Pourtant, Gabriel savait que rien ne pourrait les sauver. La distance était trop grande. Il était trop tard. Il se retourna.

— Attends, regarde !

Marie-Adélaïde lui avait pris le bras en lui désignant le chemin de ronde. Une quarantaine de soldats, éclairés par de nombreuses lanternes, étaient disposés là et les tenaient en joue avec leurs longs fusils. Il aperçut fugitivement une haute silhouette à côté du peloton. Vadier !

— Feu !

L’ordre venait du maître du Comité de sûreté générale ; il reconnut sa voix. Il ferma les yeux mais les balles ne lui étaient pas destinées. Abaddon, qui se précipitait sur eux, reçut au moins une vingtaine de projectiles qui l’arrêtèrent net, arrachant de nouveaux fragments de muscle, déchirant ses vaisseaux sanguins à vif, brisant l’os de son bras gauche. Et pourtant, le monstre avançait encore en poussant un cri qui déchira la nuit.

Sénart recula. Il serait trop stupide de mourir ainsi, juste devant la porte qui les menait au salut.

— La tête ! hurla-t-il. Visez la tête !

Une deuxième salve retentit. Les soldats avaient suivi son conseil. Le cerveau du monstre éclata littéralement, un de ses yeux protubérants fut arraché, sa mâchoire brisée s’affaissa. Il tomba à genoux. Il bougeait encore. Le jeune homme s’approcha avec prudence.

« Aucune créature sur terre ne peut vivre avec son cerveau aussi proprement répandu. » Pourtant, l’œil unique de la chose le contemplait encore, son bras valide levé dans un geste menaçant.

— S’il n’est pas mort, je renie tous les fondements de la Révolution !

Vadier était là, à côté d’eux, un sourire aux lèvres.

— Citoyen Sénart, ravi de te revoir. Toi aussi, ma chère Sibylle. Nous sommes arrivés juste à temps.

La jeune femme, encore essoufflée, s’était agenouillée et tremblait de tous ses membres. Sénart, frigorifié lui aussi, tenta de la réchauffer. Pendant ce temps, le Grand Inquisiteur s’approchait de la créature pour l’examiner :

— Hum… voilà bien de quoi effrayer l’esprit le moins superstitieux. Ce vieux fou de Fragonard n’est donc pas bon qu’à empailler les chauves-souris ou à faire danser les fœtus, il sait faire de la vraie médecine. Quel dommage que je ne puisse conserver un si beau spécimen ! Je possède un très intéressant cabinet de curiosités, savez-vous ? J’y ai même en exposition quelques écorchés de notre ami… Mais cette chose-là ne fera que pourrir si on ne la traite pas très vite, et j’ai peur que le cher maître ne soit plus disponible avant quelque temps.

Il se retourna vers Duglas et Lepoulet, qui arrivaient tous les deux.

— Citoyens, jetez cette charogne à la Seine. Si on la trouve, la milice des sections accusera les oiseaux ou les rats.

Avec une mauvaise volonté évidente, les deux porteurs d’ordres abandonnèrent leurs piques et s’en furent vers la Seine balancer le cadavre du monstre.

Vadier s’approcha de Marie-Adélaïde et recouvrit de sa veste les épaules tremblantes de la jeune femme.

— Viens ma chère, je vais te raccompagner.

Elle obéit sans dire un mot, les yeux fermés.

— Mais où donc la ramènes-tu ? éclata Gabriel-Jérôme.

— Mais en prison, bien sûr ! N’oublie pas, citoyen, qu’elle n’a bénéficié que d’une mesure provisoire dans l’intérêt de la République. Mais ne t’inquiète pas pour elle, je te promets qu’elle bénéficiera du même régime de faveur qu’avant.

Il n’en croyait pas ses yeux : tout était allé si vite. Il se retrouvait seul, au pied des remparts de Paris, trempé, sans bottes ni armes.

— Mais qu’est-ce que je vais faire, moi ?

Le Grand Inquisiteur se retourna une dernière fois en agitant son chapeau.

— Ce que tu fais de mieux, citoyen. Un rapport. Et soigne-le bien car celui-là sera lu devant la représentation nationale, je te le garantis.

Un rapport. Le couple disparut, le laissant seul. Les soldats s’éloignaient, emportant leurs lanternes. L’obscurité envahissait tout et des bancs de brume commençaient à monter du fleuve.

« Ce n’est pas possible, je suis en train de vivre un cauchemar. »

 

La Sibylle De La Révolution
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