8
Sénart dormit dans la salle de consultation de la voyante, rue de Tournon. Il s’étendit sur le sofa après s’être débarrassé de son déguisement et avoir retrouvé avec bonheur son uniforme révolutionnaire. La Sibylle l’avait quitté avec ces mots :
— Je crois que tu aspires au repos, citoyen. Profite de mon hospitalité.
— Mais je dois avertir Vadier, avait-il protesté d’urgence.
Elle s’était penchée vers lui jusqu’à le toucher. Malgré les périls de la nuit, elle était divinement belle dans sa robe de déesse.
— Le citoyen Vadier se repose sans doute à cette heure-ci, ou alors il goûte des plaisirs de la Bande noire, la maison de plaisance que possède son ami Barère à Clichy.
Le jeune homme sursauta :
— Comment es-tu au courant de cela ?
Elle rit.
— Tes patrons jouent double jeu avec les Anglais, c’est bien connu. Dans le cas d’un brusque retournement de situation… Ça commence à se savoir entre Paris et Londres. Mais dors en paix, j’ai d’autres chats à fouetter qu’aller révéler ce genre de secrets.
— Crois-tu que ce Suédois nous recontactera ou bien s’est-il enfui en profitant de notre naïveté ?
— De ta naïveté ! Rassure-toi, il ne nous laissera pas dans l’ignorance. Et sais-tu pourquoi ?
— Il a plus peur du gouvernement révolutionnaire que de cette Loge Noire.
Tout de suite, elle reprit un ton sérieux :
— Détrompe-toi, il a bien plus peur de la Loge que de la Révolution et de tous les Comités réunis. Il reviendra parce qu’il pense obtenir de nous une protection. Peut-être pas celle que tu crois d’ailleurs. Il est persuadé que la loge se rira de tous nos efforts contre elle ; par contre, s’il amène un nouvel adepte, sans doute gagnera-t-il du temps.
Tout en parlant, Marie-Adélaïde l’avait regardé droit dans les yeux, sans ciller. Il secoua la tête.
— Ces gens ne peuvent pas avoir un tel pouvoir. Ce n’est pas possible.
Le visage de la jeune femme s’attendrit :
— Tu es un bon petit soldat au service de la Révolution, Gabriel-Jérôme Sénart. C’est pour cela que tu réussiras peut-être. Il vaut mieux que tu ne saches pas trop à qui nous avons affaire. Maintenant dors, ici rien ne peut t’arriver.
Alors, elle s’était penchée un peu plus et, là, elle l’avait embrassé.
Oh, ce n’était qu’un baiser furtif, léger. Les lèvres de la voyante avaient effleuré ses joues, mais il avait éprouvé un véritable choc électrique à ce contact. Elle ne lui avait pas laissé le temps de répondre car, tout de suite, elle avait fait demi-tour et était sortie de la pièce. Elle s’était retournée avant de fermer la porte et il avait entraperçu son regard brillant et le sourire qu’elle lui adressait. Il eut, malgré sa fatigue, beaucoup de peine à s’endormir.
Le jour pénétrait à travers les persiennes dans la petite pièce tendue de velours rouge. Le regard ensommeillé de Sénart se posa sur une statuette éclairée par un rayon de soleil, et il faillit sauter hors de son lit. L’objet représentait une nymphe des bois et semblait avoir été sculpté à la ressemblance de la jeune fille qui l’avait abordé au cours de cette soirée orgiaque. Il la revit un bref instant, silhouette gracieuse et nue courant dans la nuit d’Ermenonville. Puis l’image de son cadavre mutilé lui revint à l’esprit. Sénart avait un goût amer dans la bouche. Cette mission ne lui plaisait pas du tout. Peut-être moins encore que ses visites d’inspection dans les départements de l’Ouest. Au moins, là-bas, il n’avait qu’à noter tout ce qu’il voyait sans commentaire ni appréciation. On ne lui demandait rien d’autre que de répéter, transmettre, communiquer.
Mais, depuis deux jours, il vivait dans l’angoisse permanente.
Incapable de se lever du sofa où il avait passé la nuit, il tenta de se remémorer tous ses sujets de crainte : d’abord la peur de déplaire à Vadier, ensuite celle de se retrouver dans une cellule comme suspect, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, etc. Il avait vu trop d’exécutions pour se faire la moindre illusion sur la sécurité que pouvait lui donner son poste ou l’amitié du Grand Inquisiteur. Et puis il y avait la peur de laisser la Sibylle s’échapper : elle avait entrepris une première tentative. Qui sait si elle ne préparait pas la seconde ? Il y avait également cette Loge Noire à laquelle se superposait la vision du cadavre déchiqueté de la rue des Ménétriers. Un monstre, une loge vendue au diable, les frères de l’ombre.
Découragé, Sénart s’assit et entreprit de remettre de l’ordre dans ses vêtements afin de retrouver le peu de dignité que lui conférait l’uniforme révolutionnaire. La poudre étalée généreusement par la Sibylle lui recouvrait encore une partie du visage. Il se frotta comme il put devant la glace.
— Allons, paresseux, debout !
Marie-Adélaïde l’interpella joyeusement. Elle venait avec un broc rempli d’eau et une bassine.
— Lave-toi un peu, citoyen, car tu as piteuse allure ce matin. Enfin, ce matin, je devrais plutôt dire cet après-midi. Il est presque une heure !
Il sursauta :
— Une heure, mais j’ai donc dormi tout ce temps !
Elle s’assit près de lui après avoir posé ses accessoires sur la table.
— Tu avais l’air tellement bien que je n’ai pas osé te réveiller. Ah oui, et j’ai aussi pensé que tu avais faim.
Une bonne odeur commençait à se répandre dans la pièce.
— La cuisine est à côté, tu y trouveras de quoi manger.
— Où vas-tu ?
— Une petite course, même les Sibylles doivent pourvoir aux choses ordinaires de la vie. Au fait, ne t’inquiète pas, je reviendrai. J’aurais pu m’enfuir toute la matinée tellement tu ronflais de bon cœur. Ah, tu fais un drôle de petit geôlier, tu sais ?
Elle se leva et sortit de la pièce avec un signe de la main. Il se sentit rempli de mélancolie. Elle avait revêtu une robe plus ordinaire mais qui ne parvenait pas à l’enlaidir. Pourquoi restait-elle si mystérieuse ? Parfois, elle lui jetait des regards d’une tendresse qui le faisait rougir. Une minute plus tard, elle paraissait au bord des larmes et l’instant d’après elle riait aux éclats comme pour se moquer de lui. Il la sentait vulnérable et invincible à la fois. Comme si rien ne pouvait l’atteindre malgré sa fragilité. Si seulement il n’était pas secrétaire rédacteur, si seulement elle n’était pas prisonnière, si elle n’était pas compromise dans cette affaire, si Vadier n’était pas après eux…
« Alors, je ne l’aurais sans doute jamais connue », se dit-il finalement avec regret. Il décida donc de faire honneur à son hôtesse. D’abord la toilette, voilà au moins deux jours qu’il n’avait pas eu le temps de se laver. Un peu d’eau sur le corps ne lui ferait pas de mal. Et puis la nourriture. La pièce mitoyenne du cabinet de la voyante renfermait une minuscule cuisine. Il eut la surprise d’y trouver au moins deux livres de pain, du beurre. Des légumes cuisaient dans une marmite. Elle avait rajouté du bois il y avait peu. Comment pouvait-elle se procurer tant de nourriture alors que tout était rationné à Paris : le pain, la viande. Il fallait des cartes chichement distribuées par les Comités pour se nourrir. Seul le vin ne manquait pas. Il mangea de bon appétit et c’est revigoré qu’il remit son bicorne de secrétaire rédacteur.
— Bon, tu as retrouvé figure humaine !
Elle était là, de nouveau. Curieusement, son humeur avait changé. Une nouvelle préoccupation se lisait sur son visage.
— Qu’y a-t-il ? Il y a un problème ?
Elle secoua la tête :
— Rien, enfin pour l’instant. Tiens, ton Svendenborg ne s’est pas fait attendre. Vois comme il s’est montré plein de promptitude, il t’a déjà écrit.
Elle lui jeta la missive qu’elle tenait contre elle. Elle semblait contrariée, presque en colère. Il haussa les épaules devant cette nouvelle preuve de sa bizarrerie et ouvrit l’enveloppe fermée par un sceau aux armes fantaisistes.
Cher Commissaire,
Vous noterez j’espère avec avantage le zèle que j’ai déployé pour vous servir et servir par vous la Révolution ! Si vous ambitionnez toujours d’entrer dans cet ordre dont nous avons évoqué l’existence hier au soir, je vous suggère de vous rendre à la tombée de la nuit sur le parvis de Notre-Dame. Là, un homme vous contactera. Au fait, je vous conseille très vivement de ne pas arborer d’uniforme ni aucun signe, arme ou document par lequel une personne mal intentionnée pourrait identifier l’envoyé du Comité de sûreté générale. Sachez par ailleurs que je considère avoir par là rempli ma mission et que, même si je le souhaitais ardemment, il ne me serait pas possible de vous venir en aide si quelque malheur devait vous arriver. Dernière chose, demandez à votre compagne, qui est une personne de ressource, de vous tuiler dûment avant cette rencontre, sinon, je ne donne pas cher de votre vie. Signé Eugène Svendenhorg, comte de Saint-Germain.
Il reposa la missive, perplexe.
— Que signifient ces lettres à la fin ?
Elle jeta un coup d’œil distrait par-dessus son épaule :
— À la gloire et sous les auspices du Grand Architecte de l’Univers.
— Hum… et que signifie « tuiler » [1] ?
— Ton interlocuteur te mettra à l’épreuve.
— Et en quoi consistent ces épreuves ?
Il commençait à s’impatienter : il fallait lui arracher la moindre réponse, comme si elle boudait. Il en ignorait la raison.
— Rien, il te faudra dire les mots suivants : « Blasphème, puissance, bête, combattre, guerre, ciel, nation, immolé, entende, saint dragon, guérie, homme, vivante, bête, front, nom, six cent soixante-six… »
Rien à faire, elle restait désespérément fermée !
— Cela ne veut rien dire ! s’emporta-t-il.
— Peut-être, mais c’est ce qu’il te faudra dire. L’homme te dira : connais-tu le chiffre et voilà ce que tu répondras.
— Le chiffre ? Six cent soixante-six ?
Elle se leva avec brusquerie :
— Je t’ai dit tout ce que tu devais savoir. Maintenant, je vais me reposer, à moins que tu ne comptes me remettre à la Petite Force. Ne t’inquiète pas, je resterai bien sagement ici.
Il voulut lui demander les raisons de son apparente colère puis changea d’avis. Elle avait raison : c’était elle la prisonnière et lui son gardien. Cette complicité qui existait entre eux depuis la veille n’était pas un état normal.
— Comme tu veux, laissa-t-il tomber en reprenant son ton officiel. Redis-moi les mots que je les copie.
Elle s’exécuta puis le laissa seul. Il n’avait pas grand-chose à faire de son après-midi que de tenter de les mémoriser, ce à quoi il parvint sans grande difficulté. Il y avait une certaine impression de familiarité dans ces mots assemblés de manière étrange. Formaient-ils une sorte de rébus, étaient-ils extraits d’un texte ? Ce chiffre, 666, lui disait quelque chose, mais quoi ?
Irrité, il fourra le papier dans sa poche et tenta de penser à autre chose. Il rédigea un billet à l’intention de Vadier. Il n’était pas bon de laisser le Grand Inquisiteur sans nouvelles :
Citoyen Vadier,
C’est avec le plus grand zèle que je me suis acquitté de la mission que tu m’as confiée. Sache que j’ai pris contact avec ce Saint-Germain qui n’est qu’un imposteur mais semble connaître les gens que nous cherchons. Il m’a arrangé un rendez-vous pour ce soir. Je dois m’y rendre avec la plus grande discrétion, aussi je ne te remets pas mon rapport en main propre et, pour des raisons évidentes de sécurité, je resterai peu disert dans ce courrier. Sache néanmoins que notre enquête avance aussi bien qu’elle le peut et que je pourrai prochainement t’apporter des résultats qui te satisferont pleinement. Signé : Gabriel-Jérôme Sénart, secrétaire rédacteur auprès du Comité de sûreté générale.
Il sortit rue de Tournon et remit un peu de pain à un gosse des rues en lui promettant la même chose s’il revenait avant la fin du jour porteur d’une réponse.
La journée passa, morne. Sénart regardait par la fenêtre les passants s’affairer rue de Tournon. Il y avait des échauffourées, des querelles de voisinage, des enfants qui couraient un peu partout, des petits métiers qui tentaient de subsister tant bien que mal. La Révolution avait-elle changé tout cela ? Maintenant, on se battait pour un peu de nourriture et on dénonçait aux Comités celui qui semblait manger à sa faim car il fallait être accapareur ou agioteur pour avoir l’estomac rempli. Pour un oui ou pour un non on prévenait la milice du secteur, voire la garde nationale, on agitait les piques, on se coiffait du bonnet rouge, on arborait fièrement les trois couleurs de la France. Pas tellement par patriotisme mais plutôt par peur. Depuis deux ans déjà, seuls les plus ultras avaient droit à la parole, eux seuls avaient survécu, les modérés s’étaient vus dénoncés, accusés de pactiser avec l’ennemi. Il semblait que la Révolution n’était plus qu’une monstrueuse machine, emballée, sans maître, et qui ne pouvait survivre que dans toujours plus d’extrémisme, toujours plus de positions radicales, de mesures désespérées et au final toujours plus de morts. Jusqu’où iraient Robespierre et ses complices du Comité de salut public ? Qui pouvait se dresser contre lui, maintenant ? Vadier ? Il tenait trop à sa propre vie et l’intérêt du peuple l’indifférait. Il profiterait des circonstances tant qu’il le pourrait et s’éclipserait au premier retournement de situation.
Sénart voyait l’avenir bien sombre et il se demanda un instant si la Sibylle n’avait pas eu les mêmes intuitions que lui. Voilà qui expliquerait peut-être son accès de mauvaise humeur. Impossible de savoir ce qui se passait dans la tête de la jeune femme.
Il rumina ainsi de nombreuses heures. Fouilla dans les livres disposés sur les étagères du cabinet de voyance et eut la surprise d’y trouver une monographie écrite par un Anglais et adressée à la Convention. L’homme, un certain Bentham, exposait les plans d’une prison où chaque prisonnier serait surveillé nuit et jour sans même qu’il puisse voir ses geôliers. L’image lui donna la chair de poule et, malgré les dangers de sa mission, c’est presque avec soulagement qu’il vit le jour décroître.
Le gamin revint, avide de pain. Il lui apportait la réponse de Vadier :
Mon cher Sénart, je n’en attendais pas moins de toi. Continue ta mission et n’oublie pas de m’en rapporter régulièrement les résultats. Tu veilleras aussi à conserver la Sibylle sous ta coupe. Méfie-toi d’elle comme d’un serpent – qui est sa représentation au tarot si je ne me trompe –, car elle a plus d’un tour dans son sac. Tu abordes une partie délicate de ta mission car c’est vraiment dans l’antre de ces criminels que tu vas être admis. Conserve une discrétion sans faille et, surtout, n’oublie pas une chose : si monstrueuses soient leurs méthodes, ces gens-là nous sont beaucoup plus utiles vivants que morts. J’attends de tes nouvelles très vite. Signé : Vadier.
« Plus utiles vivants que morts » ? Il se demanda ce que le Grand Inquisiteur avait bien voulu dire par là, puis renonça. La Sibylle n’était toujours pas reparue. Il décida donc de partir.
Notre-Dame sonnait neuf heures du soir lorsqu’il atteignit l’île de la Cité. Auparavant, il avait pris soin de se rendre chez un fripier juif proche de la place du Châtelet pour y changer ses vêtements. Il réquisitionna l’aide du commerçant et lui abandonna en dépôt son précieux uniforme. Il avait laissé chez la Sibylle tous les documents, missives et signes distinctifs qu’il portait sur lui, ne gardant que son pistolet. Sans aucun papier, les ennemis de la Révolution seraient incapables de le reconnaître, même s’il succombait au cours de sa mission. D’ailleurs, il avait choisi un costume discret. On aurait pu le prendre pour un de ces nombreux avocats mis au chômage par l’instauration du Tribunal révolutionnaire, institution aux mœurs expéditives et qui se passait bien volontiers de leur pratique. À moins qu’il ne fût un des nombreux curieux venus assister à l’une des séances où, invariablement, l’accusé était conspué par la foule et condamné par le jury qui n’avait qu’à mettre le nom de l’accusé sur le jugement de condamnation à mort pré-imprimé, fourni gracieusement par Fouquier-Tinville.
La nuit était tombée lorsqu’il atteignit Notre-Dame.
Le monument, ancienne gloire gothique de Paris, n’était plus que l’ombre de lui-même. Aucune réparation d’importance n’avait été entreprise depuis des siècles, sauf pour détruire les traces splendides du passé moyenâgeux de la cathédrale. N’avait-on pas remplacé une partie des précieux vitraux par du verre blanc uniquement pour améliorer l’éclairage intérieur ? N’avait-on pas détruit une partie du tympan central et le magnifique bas-relief représentant le Jugement dernier pour laisser passer plus sûrement le dais des processions ?
La Révolution avait encore précipité la chute de ce grand squelette de pierre : toutes les statues avaient été martelées, décapitées. Même celles des rois de Judée, que le petit peuple avait pris, à tort, pour les rois de France. Et, injure suprême, le maître-autel avait été transformé en autel de la déesse Raison.
L’endroit n’avait plus guère de vocation religieuse. Ce n’était plus qu’une ruine, un souvenir d’une époque révolue qu’on n’abattait pas par manque d’argent et qu’on laissait s’écrouler petit à petit. Sénart ne croyait pas en Dieu, du moins pas au dieu des Romains. Néanmoins, il n’éprouvait pas cette répugnance commune à la plupart de ses contemporains pour les constructions gothiques et il ne pouvait s’empêcher de voir dans la lente descente aux enfers de l’édifice sacré comme un immense gâchis, qui n’était pas sans lui rappeler l’état de la France tout entière.
Le parvis n’était pas éclairé, aussi s’y livrait-on à différentes sortes de trafics : prostitution, marché noir. On venait aussi y échanger des nouvelles de la journée, le nombre de condamnés au Tribunal révolutionnaire, les nouvelles des provinces de l’Ouest qui n’en finissaient pas de se révolter malgré la brutalité inouïe de la répression jacobine.
Sénart ignora les badauds, les trafiquants et les prostituées et se posta sous le tympan central. Derrière lui, la porte entrouverte laissait parfois passer quelque fidèle qui se pressait là, une peur sans nom marquée sur le visage. Il n’était pas trop bon de laisser transparaître sa foi dans l’ancien Dieu des ci-devant sous le règne des Comités.
— Vous êtes l’ami de Saint-Germain ?
L’intéressé se retourna : il avait en face de lui un petit homme vêtu de gris, coiffé d’un chapeau de même couleur. Sa perruque blanche d’un modèle ancien lui donnait l’apparence d’un ecclésiastique.
— C’est moi-même en effet.
— On m’a dit que vous vouliez rejoindre notre ordre.
— C’est un fait.
L’homme ne le regardait pas en face et parlait sur un ton détaché. Sénart hésita, il aurait pu s’emparer de lui avec la plus grande facilité et le traîner jusqu’au Comité. Néanmoins, par pure curiosité, il décida de n’en rien faire.
— Nous sommes d’une particulière exigence vis-à-vis des nouveaux venus. Votre ignorance n’est pas une excuse à nos yeux. À partir de ce moment, votre vie est entre nos mains. Faites un seul geste suspect, dites un seul mot qui ne soit pas celui que nous attendons et vous mourrez sur l’heure sans que votre volonté ou votre courage y puissent quoi que ce soit. Est-ce clair ?
Sénart hocha la tête, un peu surpris par les propos du petit homme gris. En une autre occasion il en aurait ri mais, bizarrement, il prit ces menaces très au sérieux. Il était possible que des complices armés soient dissimulés à seulement quelques pas. Soit à l’intérieur de la cathédrale, soit même aux alentours, parmi les badauds et les prostituées.
— Bien, nous attendons de vous un caractère ferme, une stricte obéissance et des intentions noires. Aussi noires que la loge dans laquelle vous aspirez à entrer. Nous pouvons vous apporter la richesse et une jouissance telles que vous ne les avez jamais imaginées. Les épreuves pour accéder à un tel honneur sont périlleuses et mettront votre vie en danger. Les acceptez-vous ?
Gabriel-Jérôme haussa les épaules :
— Je suppose que je n’ai pas le choix. De toute manière, quoi que je fasse je mourrai.
Pour la première fois, le petit homme sourit :
— Il est plusieurs manières de mourir. Certaines sont rapides et miséricordieuses. D’autres tellement lentes que les victimes appellent la fin de tous leurs vœux. Quel âge avez-vous ?
Il se souvint du mot de reconnaissance au jardin d’Ermenonville.
— Trois ans.
— Connaissez-vous les versets ?
« Les versets » ? Marie-Adélaïde lui avait appris des suites de mots, mais pas de phrases.
— Je ne connais que les mots, répondit-il prudemment.
La réponse devait être la bonne puisque l’homme approuva.
— Vous êtes encore dans l’ignorance mais nous vous apprendrons à utiliser ces mots pour en faire des phrases. Ces phrases feront des versets, et les prononcer réjouira notre maître à tous. Je vais vous en dire le début et vous prononcerez le mot sacré.
Et puis, après avoir regardé par-dessus son épaule si quelqu’un écoutait, il murmura :
— « Je vis ensuite s’élever de la mer une bête qui avait sept têtes et dix cornes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms… »
Un silence, Sénart entendit les paroles familières. « Mais oui, comment n’ai-je pas fait le rapprochement ? »
— Et des noms de blasphème, compléta-t-il.
Aucune expression ne se lut sur le visage de son interlocuteur qui continua simplement :
— Cette bête que je vis, était semblable à un léopard ; ses pieds étaient comme des pieds d’ours ; sa gueule, comme la gueule d’un lion ; et le dragon lui donna sa force… »
— Et sa puissance.
Comment n’avait-il pas reconnu l’Apocalypse de saint Jean, même avec ces quelques mots qui finissaient les versets ? L’épreuve continua et il poussa un soupir intérieur de soulagement : au moins la franchirait-il avec facilité.
— « Et il lui fut donné une bouche qui se glorifiait insolemment, et qui blasphémait ; et le pouvoir lui fut donné durant quarante-deux mois de faire… »
— De faire la guerre.
— « Elle ouvrit donc la bouche pour blasphémer contre Dieu, en blasphémant son nom, son tabernacle, et ceux qui habitent… »
— Dans le ciel.
Tous les mots furent ainsi énumérés jusqu’aux deux derniers versets :
— « Et que personne ne puisse ni acheter, ni vendre, que celui qui aura le caractère ou le nom de la bête, ou le nombre… »
— De son nom.
— « C’est ici la sagesse : Que celui qui a de l’intelligence compte le nombre de la bête : car son nombre est le nombre du nom d’un homme ; et son nombre est… »
— Six cent soixante-six, finit Sénart en un soupir.
Tous les mots sacrés y étaient passés. Il avait réussi.
Un long silence suivit. Finalement, l’homme se dirigea vers l’entrée de la cathédrale et lui fit signe de le suivre. Ils marchèrent côte à côte dans le sombre bâtiment. Au milieu du chœur trônait l’autel consacré à la déesse Raison. Il n’était éclairé que de quelques cierges ; cette pauvre lumière tremblait et avait bien du mal à repousser les ombres qui s’élevaient un peu partout et faisaient mine d’absorber toute chose.
— Que ce premier succès ne vous fasse pas relâcher vos efforts, continua l’homme. D’autres épreuves vous attendent bien plus terribles encore. Et votre connaissance des textes sacrés ne vous sera plus d’aucune utilité.
— J’ai du courage et de la volonté ! déclara fièrement Gabriel-Jérôme.
Il ne pouvait plus distinguer l’expression du visage de son interlocuteur mais il y avait dans sa voix une ironie de mauvais augure.
— L’un et l’autre se verront sollicités. Que vous apprend l’Apocalypse ?
Une nouvelle question. Et cette fois-ci la Sibylle ne lui avait donné aucune indication.
— Qu’un nouveau règne va arriver. Celui de la bête, hasarda-t-il.
— La bête est la vision que les dévots ont de cet ordre nouveau. Le règne de la République naturelle va bientôt survenir. Celui que les prophètes prévoient depuis tant d’années. Celui qui va bouleverser l’ordre du monde. C’est notre maître à tous qui l’envoie. Le fils de Satan en personne va descendre parmi nous et rétablir l’ordre et la justice.
— C’est donc le diable lui-même qui régira la République ? s’étonna le jeune homme.
L’ecclésiastique lui renvoya un regard sévère :
— Le diable… Ce n’est là qu’une invention de cagots. Satan est le seul et vrai Dieu. Son fils viendra nous sauver et sa venue est proche. Adorez-vous le dieu des chrétiens ? demanda-t-il sur un ton sévère.
— Voilà bien des années que je ne suis pas allé à la messe, répondit-il.
— Parfait ! Néanmoins, si vous rejetez les postulats stupides, les dogmes abrutissants du dieu d’Abraham et de Jacob, ne ressentez-vous pas ce besoin d’invoquer un être qui vous soit infiniment supérieur.
— Je suppose que c’est humain.
— Parfait, alors apprenez qu’avant de nous envoyer son fils, Satan, ou devrais-je plutôt dire Dieu, car Satan est le seul et vrai Dieu, nous a envoyé quatre-vingt-dix-neuf démons. Ces démons se sont répandus à la surface de la Terre.
— N’aurai-je pas le privilège d’en contempler un prochainement ?
Il avait parlé sur un ton léger, amusé par le discours du faux prêtre. Mais le ton ironique qui lui répondit le déstabilisa :
— Si fait, monsieur Sénart. Vous le verrez. Ce sera peut-être même la dernière chose qu’il vous sera donné de voir. Vos épreuves ne sont pas finies, je vous l’ai déjà dit.
Il connaissait son nom. Svendenborg avait-il parlé ?
— Quand aura lieu la suite de mon admission ?
— Ne soyez pas trop pressé. Toute chose vient à son heure. Nous vous recontacterons. J’ai eu beaucoup de plaisir à échanger avec vous, monsieur Sénart. Il est possible que vous fassiez un excellent frère de l’ombre mais c’est notre centième frère, celui qui nous a été envoyé par Satan, qui en décidera. Et, croyez-moi, il sait reconnaître l’imposteur du compagnon sincère. Vous attendrez notre signal. Bien entendu, je n’ose même pas vous rappeler de garder le silence le plus complet sur ce que vous avez vu et entendu.
— Vous ne me demandez même pas une promesse.
Cette fois-ci, le petit homme s’esclaffa :
— Une promesse ! Mais à quoi cela servirait-il ? Si vous parlez, nous le saurons et si nous le savons, vous mourrez ainsi que ceux à qui vous aurez dévoilé nos secrets. Et ce n’est pas d’une mort douce dont je vous parle. Adieu, monsieur Sénart.
Le petit homme renfonça son chapeau sur son crâne emperruqué et s’éloigna à vive allure vers le maître-autel.
« Au diable la prudence ! se dit Sénart en le voyant s’éloigner. Je n’aurai sans doute jamais une occasion comme celle-là ! »
Et il se précipita à sa suite. Il n’avait pas de pistolet mais l’homme lui rendait au moins un pied en taille et il était notablement plus âgé que lui. Il atteignit un grand pilier lorsqu’il eut l’impression d’être plongé dans les ténèbres les plus absolues.
« Que se passe-t-il ? »
Mais il n’eut pas l’occasion de réfléchir plus avant à ce phénomène. Une silhouette se dressait devant lui. Grande, puissante, tordue comme si les flammes de l’enfer lui avaient léché la peau de tout le corps. Comme si quelque bourreau dément lui avait arraché l’épiderme. Et la chose le regardait. Un bref instant, il aperçut deux yeux injectés de sang, une mâchoire énorme, presque à nu, un cou épais et aux muscles tendus telles les cordes d’un piano.
Cela grondait. Il se demanda pourquoi jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que c’était contre lui que la créature en avait. Elle fit un pas, puis deux.
Sénart recula avec précipitation. Il heurta une rangée de bancs qui s’effondra sous son poids. Lorsqu’il put enfin se redresser, la chose avait disparu, ainsi que l’ecclésiastique. Il frissonna. Cette vision n’avait duré que quelques instants. Une fraction de seconde. Toutefois, il en eut la certitude : ce qu’il avait vu ce soir dans Notre-Dame n’était indubitablement pas humain.