Quatrième partie

Il advint que l’audience cessât de croître. Elle ne baissa pas le moins du monde, mais elle n’augmenta plus.

Les organisateurs s’affolèrent. « Concentration » existait depuis six mois, pendant lesquels la courbe avait été continuellement ascendante, avec parfois de très lentes montées, parfois des pics de croissance lors des incidents les plus médiatisés  – jamais de stagnation.

— C’est notre premier plat, dit l’un d’entre eux.

— Un plat est toujours un faux plat, dit un autre. C’est une loi de la nature : ce qui n’avance pas recule.

— Il n’empêche que notre audience est énorme et reste la plus écrasante jamais obtenue par une émission.

— Ce n’est pas suffisant. Si nous ne préparons pas l’avenir, nous aurons tôt ou tard une mauvaise surprise.

— Forcément : les médias ne parlent plus de nous. Ils ont passé des mois à ne parler que de » Concentration », et maintenant, ils ont changé de sujet. Si nous voulons à nouveau attirer l’attention, il faut trouver quelque chose.

L’un d’eux proposa de consacrer un magazine aux principaux candidats, comme cela s’était pratiqué pour les shows télévisés de la décennie précédente, avec des photos et des interviews des vedettes.

— Impossible, lui dit-on. Ce ne serait envisageable qu’avec les kapos. Or les vraies vedettes de l’émission, ce sont les prisonniers. Et puisque nous reproduisons ici les conditions d’un véritable camp de concentration, nous ne pouvons pas les interviewer : ce serait contraire au principe de déshumanisation qui gouverne tout camp qui se respecte.

— Et alors ? Peut-être faut-il évoluer sur cette idée. Quand CKZ 114 a acquis une identité en révélant son prénom, nous avons eu une couverture médiatique formidable.

— Ça n’a fonctionné que pour elle. Il ne faut surtout pas banaliser sa trouvaille.

— C’est qu’elle est sacrément belle, cette petite. Dommage qu’elle se soit un peu calmée, ces derniers temps.

— Comment vont ses amours avec Zdena ? Ce serait une idée, le bourreau et la victime...

— Non, le public aime qu’elle soit une vierge inaccessible.

— De toute façon, ce n’est pas ça qui nous sauverait du gouffre. Il nous faut un plan neuf.

 

 

Les organisateurs planchèrent encore avant de se réunir en table ronde. On but des litres de café, on fuma.

— Le seul défaut de « Concentration », c’est que ce n’est absolument pas interactif, remarqua l’un d’eux.

— L’interactivité : ils n’ont que ce mot à la bouche depuis vingt ans.

— Et pour cause : le public adore participer. Il adore qu’on lui demande son avis.

— Comment rendre notre émission interactive ?

Il y eut un silence.

— C’est évident ! s’exclama quelqu’un. C’est au public de faire le travail des kapos !

— La schlague ?

— Non ! La sélection pour la mise à mort.

— Je crois qu’on tient l’idée.

— On diffuse un numéro de téléphone très cher ?

— Mieux encore : on procède par télétexte. C’est beaucoup plus fort si le spectateur peut tout régler rien qu’avec sa zappette. Il lui suffit de tapoter les trois lettres et les trois chiffres du matricule de celui qu’il décide d’éliminer.

— Génial ! Ça vaut les jeux du cirque, à Rome, le pouce vers le haut ou vers le bas.

— Vous êtes fous. La participation sera nulle. Aucun spectateur n’osera désigner les victimes.

Tous les yeux convergèrent vers celui qui venait de parler.

— On parie combien ? demanda un autre.

Ils hurlèrent de rire.

— L’émission est sauvée, décréta le chef du symposium, mettant ainsi fin à la réunion.

 

 

Les nouveaux principes furent expliqués au public de manière à être compris même du dernier des crétins. Un présentateur souriant annonça avec enthousiasme que « Concentration » devenait son émission.

— C’est vous, désormais, qui sélectionnerez les prisonniers. C’est vous qui choisirez ceux qui restent et ceux qui partent.

L’usage du mot « mort » était soigneusement évité.

On vit ensuite apparaître une télécommande qui remplissait l’écran entier. On indiquait en rouge celles des touches qu’il fallait employer pour accéder au télétexte de « Concentration ». C’était très facile, mais comme on redoutait que certains n’y parviennent pas, on réexpliqua : « Il serait trop dommage de perdre vos voix pour un simple problème technique », dit le présentateur.

— Nous tenons à vous préciser que l’accès au télétexte de « Concentration » est gratuit, conformément au principe démocratique de notre émission, conclut-il avec un air gracieux.

 

 

Les médias hurlèrent encore plus fort qu’ils ne l’avaient fait pour la naissance de l’émission : dernière trouvaille de « concentration » : les kapos, c’est nous ! titra le principal quotidien. nous sommes tous des bourreaux. pour qui nous prend-on ? lisait-on partout.

Un éditorialiste se fit plus vibrant que jamais : « J’en appelle à l’honneur de l’humanité, écrivait-il. Certes, elle est déjà tombée très bas en assurant un tel succès à l’émission la plus écœurante de l’Histoire. Mais face à tant d’abjection, j’attends de vous, de nous, le sursaut de l’honneur : que personne ne vote. J’appelle au boycott, sinon du spectacle, au moins de la participation à cette infamie ! »

 

 

Le taux d’abstention au premier vote de « Concentration » fut inversement proportionnel à celui des dernières élections législatives européennes : quasi nul, ce qui fit dire aux politiques que l’on devrait peut-être songer, à l’avenir, à remplacer les urnes par des télécommandes.

Quant à l’audience de la première émission postélectorale de « Concentration », elle pulvérisa les précédents records.

Cela, ce sont les chiffres.

Au premier matin de la nouvelle version de « Concentration », les prisonniers furent disposés en rang, comme d’habitude.

Les kapos étaient si indignés par ce règlement qui leur enlevait leur prérogative principale que seule la kapo Lenka se proposa pour l’exposer aux déportés. Quand elle eut bien montré ses jambes juchées sur des talons aiguilles et estimé avoir ménagé ses effets, elle s’immobilisa, bomba le torse et dit :

— Désormais, c’est le public qui votera pour décréter lesquels d’entre vous seront retirés du rang. C’est ce qu’on appelle la démocratie, je pense, n’est-ce pas ?

Elle sourit, tira une enveloppe de son décolleté, l’ouvrit comme on procède aux oscars et lut :

— Les élus sont GPU 246 et JMB 008.

Il s’agissait des prisonniers les plus âgés.

— Les spectateurs n’aiment pas les vieillards, à ce que je vois, ajouta Lenka en ricanant.

 

 

Pannonique était restée sonnée. La vulgarité de la kapo Lenka ajoutait à son incrédulité. Ce n’était pas possible, c’était trop énorme. Lenka avait inventé cette histoire, elle avait maquillé son choix en référendum. Oui, ce ne pouvait qu’être cela.

Ce qu’elle s’expliquait moins, c’était l’attitude des autres kapos. Ils demeuraient en retrait, bougons ; Pannonique supposa une querelle entre Lenka et ses collègues. Mais en cours de journée, l’absence de la kapo érotomane ne changea pas leur humeur.

Zdena semblait particulièrement sombre.

 

 

Le lendemain matin, il n’y eut plus d’ambiguïté. Les prisonniers étaient en rang, le kapo Marko ne les passa pas même en revue ; il se posta devant eux, sortit un papier et dit :

— Puisqu’on ne nous demande plus notre avis, je ne vous jouerai pas la comédie de l’inspection. Aujourd’hui, les condamnés du public sont AAF 167 et CJJ 214.

Il s’agissait de deux filles singulièrement effacées.

— Je me permets de trouver ce choix discutable, clama le kapo Marko. Voilà ce qui se produit, quand on sollicite l’avis de non-spécialistes. L’opinion des professionnels, c’était autre chose, non ? Enfin, vox populi, vox Dei.

 

 

Il y eut une véritable mobilisation des médias face à l’ignominie que représentait la participation massive des spectateurs. D’un commun accord, le même jour tous les quotidiens titrèrent en caractères gigantesques : le fond ! – et commencèrent tous l’unique article de la une par : « On l’a touché. »

Les radios, les télévisions ne parlaient plus que de ça. Les journaux satiriques se plaignaient de ne plus avoir aucun effort à fournir : dans le comique horrifique, la réalité les avait distancés pour toujours. « Le plus drôle dans cette abjection restera l’indignation des kapos, privés désormais de leur pouvoir de vie et de mort sur les prisonniers et discourant gravement sur les faiblesses de la démocratie », commenta l’un d’eux.

Le résultat de ce déferlement ne se fit pas attendre : tout le monde se mit à regarder « Concentration ». Même ceux qui n’avaient pas la télévision allaient la voir chez leurs voisins, ce qui ne les empêchait pas de se vanter haut et fort d’être les derniers réfractaires et les pourfendeurs de la télé-poubelle. On s’étonna d’autant plus de les entendre discourir sur ce programme en évidente connaissance de cause.

C’était la pandémie.

Zdena s’inquiétait. Aussi longtemps que c’étaient les kapos qui décidaient des mises à mort, elle avait eu le pouvoir de protéger Pannonique ; à présent que l’ultime sentence appartenait au public, elle n’était plus sûre de rien. C’était ce qu’elle trouvait le plus odieux, dans la démocratie dont elle venait de découvrir l’existence : l’incertitude.

Elle se rassurait comme elle pouvait : Pannonique était la chouchoute, l’égérie, l’héroïne, la plus belle, etc. Les spectateurs n’auraient pas la sottise de sacrifier leur favorite.

Le premier vote l’apaisa : si la consultation populaire aboutissait à l’éviction des plus âgés, Pannonique était à l’abri. Le deuxième vote ressuscita ses craintes : deux filles avaient été condamnées pour leur seul effacement. Certes, Pannonique ne passait pas inaperçue, mais elle était réservée  – elle l’était même de plus en plus, ces derniers temps.

Bref, avec un public aussi absurde, on pouvait redouter le pire. L’après-midi, au moment de glisser le chocolat rituel dans sa poche, la kapo lui murmura : « Cette nuit. » Pannonique acquiesça.

 

 

À minuit, les deux jeunes femmes se retrouvèrent.

— Il faut absolument que tu réagisses, dit Zdena. Pourquoi ne prends-tu plus la parole ? Pourquoi ne t’adresses-tu plus aux spectateurs ?

— Vous avez vu comme mon intervention a été utile, grinça Pannonique.

— Tu ne changeras pas le public, mais au moins tu seras épargnée ! Les deux filles éliminées ce matin l’ont été uniquement pour leur insignifiance. Il faut que tu vives. Le monde a besoin de toi.

— Et vous, pourquoi n’agissez-vous pas ? Vous ne vous donnez aucun mal pour nous. Il y a deux semaines, je vous avais demandé de réfléchir à un plan pour nous sauver. J’attends toujours.

— Tu as plus de moyens que moi. Tu passionnes les gens. Moi, je n’intéresse personne.

— Enfin, vous êtes libre, et moi je suis prisonnière ! Avez-vous réfléchi à un projet d’évasion ?

— J’y travaille.

— Hâtez-vous, ou nous serons tous morts !

— J’y travaillerais mieux si tu étais plus gentille.

— Je vous vois venir.

— Tu te rends compte que tu me demandes l’impossible en échange de rien ?

— Ma survie et celle des miens, vous appelez ça rien ?

— Tu es trop bête, à la fin ! Ce n’est pas grand-chose, ce que je te demande.

— Ce n’est pas mon avis.

— Tu es une imbécile. Tu ne mérites pas de vivre.

— En ce cas, réjouissez-vous. Je ne vivrai pas, dit Pannonique en la plantant là.

Jusque-là, Zdena avait été fascinée par l’intelligence de celle qui l’obsédait. Sa façon de parler, d’économiser les mots et de répondre là où on ne l’attendait pas la persuadait de l’excellence de son cerveau. À présent, elle la découvrait bête à manger du foin.

Préférer la mort, elle trouvait ça scandaleux. La vie méritait quelques efforts, quand même. Et puis, ce qu’elle lui demandait, c’était deux fois rien.

Pannonique lui semblait se conduire comme ces marquises des romans qu’elle n’avait pas lus, défendant chèrement des vertus grotesques auxquelles elles étaient les seules à accorder de la valeur. Zdena se fichait de cette littérature avec d’autant plus d’entrain qu’elle n’était pas sûre de son existence ; d’une manière générale, l’univers romanesque lui paraissait assez stupide pour abriter de telles mœurs.

« Le pire, c’est que ça ne m’empêche pas de l’aimer. C’est comme si elle me plaisait encore plus. De tant rechigner à me donner ce qui se donne si facilement, de se cabrer autant que si j’exigeais d’elle le sacrifice de son père et de sa mère, elle m’attire à en crever. »

Une bouffée de joie lui emplit l’être, d’éprouver un désir si fort  – aussitôt enrayée par le souvenir de la réalité : Pannonique allait mourir tôt ou tard. Ce que l’humanité avait engendré de plus beau, de plus pur, de plus élevé et de plus délectable allait être tué dans d’atroces souffrances devant des millions de spectateurs.

Zdena eut l’impression de comprendre pour la première fois l’horreur de cette information.

 

 

Elle décida alors d’un plan, qui serait à la hauteur de sa passion. Il lui fallait approcher l’entourage de Pannonique.

Son choix se porta sur MDA 802. Elle l’avait haïe aussi longtemps qu’elle avait vu en elle une rivale potentielle. Plus tard, elle avait su qu’elle s’était trompée : MDA 802 n’éprouvait qu’amitié pour Pannonique, laquelle, ô désolation, ne semblait pas insensible à l’amour d’EPJ 327.

Elle glissa subrepticement à MDA 802 une fiole de cochenille et chuchota :

— Feins d’avoir une plaie ensanglantée, vite !

Le cœur de MDA 802 battit à cent à l’heure : la kapo cherchait à avoir un aparté avec elle. Allait-elle lui faire des propositions, comme à Pannonique ? Si c’était le cas, elle sauterait sur l’occasion. Elle n’éprouvait aucun attrait pour Zdena, mais pour recouvrer la liberté, elle était prête à tout.

Elle renversa la cochenille à l’intérieur de sa paume puis gémit en montrant sa main.

— Ça pisse le sang, dit Zdena, je la conduis à l’infirmerie.

Elle l’emmena en lui gueulant dessus :

— Se viander avec des gravats, ce que tu es tarte !

Personne n’eut le temps de réagir. Ni vu ni connu, elles se rendirent non pas à l’infirmerie, mais dans la chambre de la kapo.

— Il faut qu’on parle, commença Zdena. Tu es très copine avec CKZ 114, hein ?

— Oui.

— Eh bien, ça ne va que dans un sens. Elle vous cache des choses, à toi et à l’unité.

— C’est son droit.

— Tu parles. Elle sait surtout ce qu’elle risque.

MDA 802 jugea plus prudent de garder le silence.

— Tu ne veux pas couler ta copine, c’est bien, poursuivit la kapo. Elle, elle n’hésite pas.

« C’est un piège », pensa la prisonnière.

— Tu sais ce que j’attends d’elle. Ce n’est pas la mer à boire, non ? Et si elle me l’accordait, je garantirais l’évasion à l’unité entière, dont elle, dont toi. Mais non : mademoiselle refuse, et en se refusant, elle refuse de vous sauver.

MDA 802 en eut la poitrine gonflée de colère, d’une indignation indifférenciée qui s’adressait autant à la kapo qu’à Pannonique. Pragmatique, elle décida de remettre sa fureur à plus tard et tenta le tout pour le tout :

— Kapo Zdena, ce que CKZ 114 vous refuse, je ne vous le refuse pas, moi.

Elle tremblait convulsivement.

Zdena en resta bouche bée, puis elle éclata d’un rire d’ogresse :

— Je te plais, MDA 802 ?

— Vous ne me déplaisez pas, dit la malheureuse.

— Alors tu te donnes gratuitement ?

— Non.

— Ah bon ? s’insurgea la kapo hilare. Et quel est ton prix ?

— Comme CKZ 114, répondit-elle au bord des larmes.

— Tu t’es déjà regardée dans un miroir ? Rabaisse tes prétentions, fillette !

— La vie de CKZ 114 et la mienne, marchanda courageusement la prisonnière.

— Tu rigoles ? hurla Zdena.

— Ma vie, finit par dire MDA 802.

— Non, non, non et non !

Alors MDA 802 eut un propos misérable que seuls se permettront de juger ceux qui croient valoir mieux :

— Du pain.

Zdena se figea de mépris et lui cracha dessus.

— Tu me dégoûtes, tiens ! Même gratuitement, je ne voudrais pas de toi.

Et elle la jeta dehors.

— Va raconter aux autres ce que tu sais, maintenant !

MDA 802 sanglotait en rejoignant les travaux du tunnel. Les prisonniers mirent cela sur le compte de sa blessure à la main, qu’on supposa désinfectée. Pannonique, elle, se doutait de quelque chose.

Elle surprit les yeux de MDA 802 posés sur elle, des yeux humiliés et offensés. Elle crut y lire aussi de la haine.

Pannonique secoua la tête de désespoir.

 

 

Le soir, à table, on vit que MDA 802 n’allait pas bien.

— La kapo Zdena vous a-t-elle fait du mal ? l’interrogea-t-on.

— Non, répondit-elle en regardant fixement Pannonique à qui ce manège n’échappait pas.

— Parlez, dites ce que vous avez à dire, soupira l’égérie.

— Ne serait-ce pas plutôt à vous de le dire ? demanda MDA 802.

— Non. Vous avez visiblement besoin de parler.

Il y eut un silence.

— C’est très gênant, commença MDA 802. La kapo Zdena m’a appris qu’elle avait fait des propositions à Pannonique, en échange de quoi elle nous offrait l’évasion, à tous. Et Pannonique a refusé.

Les yeux de la tablée se tournèrent sur l’égérie qui resta de marbre.

— Pannonique a eu raison, dit EPJ 327.

— Vous trouvez ? demanda MDA 802.

— Elle se fout de notre gueule, dit l’homme qui n’avait jamais pardonné la risée dont il avait été l’objet. Elle nous condamne à mort parce qu’elle se refuse !

— Taisez-vous, vous êtes une brute, intervint une femme. Pannonique, je comprends vos réticences. Nous les comprenons. La kapo Zdena est un monstre et nous répugnerions tous à consentir à... cela. Cependant c’est une question de vie ou de mort. Point final.

— Vous faites bon marché de l’honneur, grinça EPJ 327.

— Ne serait-ce pas un acte honorable que de nous sauver la vie ? protesta la femme. Vous, EPJ 327, vous êtes fou amoureux de Pannonique : croyez-vous que nous l’ignorions ? Il faut être fou amoureux pour préférer notre mort et la vôtre à sa soumission d’une heure à la kapo Zdena. Nous, nous aimons et nous admirons Pannonique, mais pas au point de sacrifier notre survie à sa soif de pureté.

La femme se tut. Elle avait à ce point exprimé l’opinion générale que personne n’eut rien à ajouter.

— Vous êtes comme les bourgeois dans Boule de Suif, s’insurgea EPJ 327.

— Non, dit MDA 802. La preuve, c’est que je suis allée me proposer à sa place et qu’elle m’a refusée.

Les yeux baissés, l’égérie se taisait.

— Pourquoi ne dites-vous rien ? lui demanda MDA 802.

— Parce que je n’ai rien à dire.

— C’est faux. Nous savons que vous êtes une grande âme. Nous aimerions vous comprendre, insista MDA 802.

Pannonique secoua la tête en soupirant.

— C’est parce que c’est une femme ? demanda ingénument quelqu’un.

— Ma réaction serait la même si la kapo Zdena était un homme, coupa l’égérie.

— Je vous assure que nous avons besoin d’une explication, dit MDA 802.

— Vous n’en aurez pas, répondit Pannonique.

— Princesse sur un pois qui nous envoie à la mort ! hurla l’homme.

Il avait crié trop fort. Les autres unités regardèrent en direction de leur tablée.

Long silence. Quand l’atmosphère devint moins intenable, le brouhaha reprit.

— Vous vous conduisez comme des vaincus, dit alors Pannonique. Aucun d’entre nous ne sera tué, précisément parce que je n’aurai rien accordé à l’ennemi.

Le repas s’acheva dans l’accablement.

 

 

Le lendemain matin, quand la kapo eut fini de lire son enveloppe des condamnés du jour, Pannonique s’avança de deux pas, se tourna vers ce qu’elle sentait être la principale caméra et clama :

— Spectateurs, ce soir, votez pour moi ! Qu’au dépouillement il n’y ait pas deux noms, mais un seul ! Que le matricule CKZ 114 remporte l’unanimité absolue. Tous autant que vous êtes, vous vous êtes avilis à regarder ce programme abject. L’absolution ne vous sera accordée qu’à cette unique condition : que je sois la condamnée de demain. Vous me le devez !

Elle recula et réintégra le rang.

« Hélas, voici la confirmation de mes craintes ; elle est complètement folle », jugea MDA 802.

« Et dire que nous comptions sur elle pour nous sauver ! » pensa le reste de l’unité.

Même EPJ 327 conçut des craintes : « Elle est sublime. Mais on peut être sublime et se tromper. »

Zdena était consternée.

Pannonique passa sa journée dans la sérénité la plus absolue.

Les communiqués de presse tombaient les uns après les autres, déclarant les choses les plus abstruses.

Un propos récurrent l’emportait sur les versions divergentes : « Elle se prend pour le Christ. »

Le soir, ce fut la même dépêche qui fut envoyée partout : « La déportée Pannonique a pris la parole ce matin pour ordonner fermement au public de “Concentration” de voter sa condamnation à l’unanimité. Sans ambiguïté, elle s’est désignée comme victime expiatoire, déclarant que l’absolution des spectateurs était à ce prix. »

Les radios et les télévisions, moins scrupuleuses que les journaux, suggéraient que Pannonique avait perdu la raison.

 

 

À la tablée du soir, régnait la plus grande gêne.

— Est-ce que ce repas est censé être la Cène ? demanda MDA 802.

Pannonique éclata de rire et saisit dans sa poche les tablettes de chocolat.

— Elle prit le chocolat, le rompit et le donna à ses disciples en disant : « Prenez et mangez-en tous, car ceci est mon corps. »

— Il n’était pas si chiche de son corps, lui, persifla l’homme qui la détestait.

— Aussi ne suis-je pas lui, et aussi n’êtes-vous pas Judas, qui était un personnage bouleversant et indispensable.

— Lui au moins, il sauvait les gens !

— Vous êtes en train de me reprocher de ne pas être le Christ. C’est énorme !

— Pas plus tard qu’hier, vous nous garantissiez qu’aucun d’entre nous ne serait tué ! protesta l’homme.

— C’est exact.

— Comment comptez-vous procéder ? C’est d’outre-tombe que vous allez nous protéger ? demanda-t-il.

— N’allez pas si vite en besogne. Je ne suis pas encore morte.

— Ce que vous avez ordonné au public pourrait bien se produire. Vous êtes persuasive, vous savez, dit-il.

— Je compte que cela se produise, en effet.

— Alors, vous nous sauverez quand ? s’insurgea-t-il.

— Le salut, c’est comme les deux carrés de chocolat : c’est votre dû, n’est-ce pas ?

— Arrêtez de jouer au bel esprit, dit l’homme. Nous sommes censés avoir de moins grandes âmes que la vôtre. Il n’empêche que nous, nous aurions tous accepté la proposition de la kapo Zdena pour sauver les autres.

— Vous l’auriez même acceptée pour beaucoup moins que cela, enchaîna Pannonique.

MDA 802 sursauta imperceptiblement à ce propos.

— Eh bien oui, poursuivit l’homme qui n’avait rien compris. Nous sommes des êtres humains, nous, des êtres vivants à part entière, nous savons qu’il faut parfois se salir les mains.

— Les mains ? releva Pannonique comme une incongruité. J’aimerais que vous cessiez de me raconter ce que vous auriez fait à ma place. Personne n’est à ma place, personne n’est à la place de personne. Quand quelqu’un prend pour vous un risque dont vous seriez incapable, ne prétendez pas le comprendre, encore moins le juger.

— Justement, pourquoi prendre un tel risque ? intervint MDA 802. Ce que Zdena offrait n’était pas risqué.

— J’y perdrais pour toujours la conviction qu’en ce paysage mon désir est le seul maître. Je n’ai rien à ajouter, conclut Pannonique.

EPJ 327, qui était resté jusque-là prostré, parla :

— Vous savez combien je vous donne raison, Pannonique. Mais depuis votre déclaration, j’ai peur. J’ai une peur terrible et, pour la première fois, je ne vous comprends plus.

— Je vous demande simplement, en guise de dernière faveur, que l’on parle d’autre chose.

— Comment pourrions-nous parler d’autre chose ? dit EPJ 327.

— En ce cas, je demande le droit de me taire.

 

 

À minuit, sans même s’être concertées, Zdena et Pannonique se retrouvèrent.

— Tu sais ce qui t’attend ? Tu sais comment ça se passe, la mise à mort ? Tu sais ce qui va lui arriver, à ton petit corps fragile ?

Pannonique se boucha les oreilles et attendit que les lèvres de Zdena cessent de bouger.

— Si je meurs demain, ce sera votre œuvre. Si je meurs demain, vous pourrez vous dire chaque jour que vous m’avez condamnée, pour ce seul motif que je n’ai pas voulu de vous.

— Suis-je à ce point non désirable ?

— Vous n’êtes ni plus ni moins désirable que n’importe qui.

Zdena sourit comme si on l’avait complimentée. La prisonnière se hâta d’ajouter :

— En revanche, le procédé auquel vous avez recouru vous rend à mes yeux pour toujours non désirable.

— Pour toujours ?

— Pour toujours.

— Alors, à quoi cela sert-il que je te sauve ?

— À ce que je continue à vivre, dit Pannonique que ce genre de tautologie amusait.

— Mais à quoi cela me sert-il ?

— Je viens de vous le dire : à ce que je continue à vivre.

— Ça ne me sert à rien.

— Si. La preuve, c’est que vous êtes horrifiée à l’idée de ma mort. Vous avez besoin que je vive.

— Pourquoi ?

— Parce que vous m’aimez.

La kapo la regarda avec ahurissement, puis elle rigola en étouffant son rire pour ne pas être entendue.

— Tu ne doutes de rien !

— J’ai tort ?

— Je ne sais pas. Tu m’aimes, toi ?

— Non, dit Pannonique péremptoire.

— Tu es gonflée.

— Vous m’aimez : ce n’est ni votre faute ni la mienne. Je ne vous aime pas, c’est pareil.

— Et il faut que je te sauve pour ça ?

Pannonique soupira.

— On ne va pas s’en sortir si vous n’y mettez pas du vôtre. Vous vous êtes conduite de manière infecte. Vous avez maintenant la possibilité de vous racheter, vous n’allez pas la laisser passer...

— Tu perds ton temps. Même s’il y a un enfer, je me fiche d’aller y rôtir.

— Il y a un enfer, nous y sommes.

— Ça me va, à moi.

— Vous trouvez que les conditions de notre rencontre sont idéales ?

— Sans « Concentration », je ne t’aurais jamais connue.

— À cause de « Concentration », vous ne me connaîtrez jamais.

— En temps normal, les gens comme toi ne rencontrent pas les gens comme moi.

— Ce n’est pas vrai. J’ai toujours été prête à rencontrer tout le monde.

— Et alors ? Je ne t’aurais pas plu.

— Vous m’auriez forcément plu davantage que vous ne me plaisez.

— Ne parle pas de moi comme si je te dégoûtais.

— Il vous appartient d’inverser cette situation : vous pouvez devenir le magnifique être humain qui délivrera les prisonniers et conduira à sa perte une expérience répugnante.

— Ça ne me vaudra pas tes faveurs, comme tu dis.

— Ça vous vaudra mon amitié et mon admiration. Vous aimerez, vous en redemanderez. Je vous laisse, je n’ai plus rien à vous dire. Vous avez besoin de votre nuit pour réfléchir à un plan.

Pannonique s’en alla, l’air assuré. Elle ne pouvait cacher son angoisse plus longtemps.

 

 

Quand elle se retrouva seule, Zdena comprit qu’elle n’avait plus le choix.

Un plan d’évasion, c’était impossible à mettre au point. Elle était kapo, pas de ces techniciennes qui auraient été capables de couper l’alarme.

Il fallait qu’elle trouve des armes.

Elle ne dormit pas une seconde.

 

 

Pannonique non plus ne dormit pas.

« Je suis folle de prendre un tel risque. Cela dit, j’allais mourir de toute façon. Je hâte ma mort, voilà. Je n’aurais pas dû. Je ne suis pas pressée de mourir. »

Elle décida de se rappeler ce qu’elle avait aimé dans la vie. Elle se repassa les musiques qu’elle préférait, l’odeur délicate des œillets, le goût du poivre gris, le champagne, le pain frais, les beaux moments avec les êtres chers, l’air après la pluie, sa robe bleue, les meilleurs livres. C’était bien, mais cela ne lui avait pas suffi.

« Ce que je voulais le plus vivre, je ne l’ai pas vécu ! »

Elle pensa aussi qu’elle avait tant aimé les matins.

 

 

Ce matin-là la révulsa. Il était aussi léger que n’importe quel matin. C’était un traître.

Traître était cet air vif  – que se passait-il, pendant les nuits, pour que l’air soit toujours neuf au matin ? Quelle était cette rédemption perpétuelle ? Et pourquoi ceux qui le respiraient n’étaient-ils pas rachetés ?

Traîtresse était cette lumière ineffable, promesse de jour parfait, générique très supérieur au film qui s’ensuivrait.

« Tout le plaisir des jours est en leur matinée », disait l’autre.

Pannonique, au dernier matin de sa vie, se sentait flouée.

Comme d’habitude, les prisonniers furent regroupés sur l’esplanade pour la proclamation des condamnés choisis.