Troisième partie

Zdena recommença à glisser du chocolat dans la poche de CKZ 114.

Elle ne lui donnait presque plus de coups de schlague. Il est beaucoup plus difficile de battre un individu dont on connaît le nom.

Pannonique avait encore embelli depuis qu’elle s’était nommée. Son éclat avait accru son éclat. Et puis, on est toujours plus beau quand on est désigné par un terme, quand on a un mot rien que pour soi. Le langage est moins pratique qu’esthétique. Si, voulant parler d’une rose, on ne disposait d’aucun vocable, si l’on devait à chaque fois dire « la chose qui se déploie au printemps et qui sent bon », la chose en question serait beaucoup moins belle. Et quand le mot est un mot luxueux, à savoir un nom, sa mission est de révéler la beauté.

Dans le cas de Pannonique, si son matricule se contentait de la désigner, son nom la portait autant qu’elle le portait. Si l’on faisait résonner ces trois syllabes le long du tube du Cratyle, on obtenait une musique qui était son visage.

Qui dit mission dit parfois erreur. Il y a des gens que leur nom ne désigne pas. On rencontre une fille qui a une tête à s’appeler Aurore : on découvre que, depuis vingt ans, ses parents et ses proches l’appellent Bernadette. Pourtant, une telle bavure ne contredit pas cette vérité inflexible : il est toujours plus beau de porter un nom. Habiter des syllabes qui forment un tout est l’une des immenses affaires de la vie.

 

 

Les kapos s’énervèrent de ce qu’ils prirent pour un attendrissement.

— Dis donc, kapo Zdena, tu ne la cognes presque plus depuis que tu sais comment elle s’appelle !

— Qui ça ?

— Te fiche pas de notre gueule, par-dessus le marché !

— Elle ? Si je la frappe moins c’est qu’elle obéit mieux, ces derniers temps.

— N’importe quoi. La discipline n’est jamais entrée en ligne de compte. Si tu la bats moins, on va s’y remettre, nous.

— Non, les gars, j’avais obtenu votre accord !

— Tu nous avais promis que tu nous raconterais quelque chose, en échange.

— Je n’ai rien à vous raconter.

— Tu n’as qu’à trouver. Sinon, on ne répond plus de rien.

 

 

Zdena s’acharna derechef à simuler des violences sur le dos de CKZ 114. Mais elle ne parvenait plus à l’invectiver.

Pannonique se disait qu’au début, la kapo lui donnait de vrais coups et un ersatz de nom, et qu’à présent elle la frappait avec un ersatz et ne gueulait plus un nom devenu impossible à hurler pour cause de vérité.

 

 

Pour échapper à des pensées qui ne débouchaient finalement sur rien, CKZ 114 décida de se tourner vers EPJ 327. Se sentir aimée par quelqu’un de bien lui était un puissant réconfort.

Il recherchait toujours sa présence. Dès qu’il en avait l’occasion, il lui parlait. Il comprenait qu’elle aimait l’amour dont il l’enveloppait. Il lui en savait gré : c’était devenu sa raison de vivre.

— J’ai davantage envie de vivre depuis que je vous connais, donc, singulièrement, depuis que je suis prisonnier.

— Peut-être ne diriez-vous pas cela si vous me connaissiez vraiment.

— Pourquoi supposez-vous que je ne vous connais pas vraiment ?

— Pour me connaître vraiment, vous auriez dû me rencontrer dans des circonstances normales. J’étais très différente, avant la rafle.

— En quoi étiez-vous différente ?

— J’étais libre.

— Je pourrais vous dire que cela tombe sous le sens. Je préfère vous dire que vous l’êtes toujours.

— Aujourd’hui, je m’efforce d’être libre. Ce n’est pas pareil.

— Admettons.

— J’étais futile, aussi, parfois.

— Nous l’étions tous. Nous avions raison. Profiter des futilités de la vie, c’est un joli talent. Cela ne me dit toujours pas en quoi vous étiez si différente, avant « Concentration ».

— Ma foi, je ne trouve pas les mots. Vous pouvez me croire, pourtant.

— Je vous crois. Mais la personne que je côtoie ici est une vraie personne, même si les circonstances sont inadmissibles. Je peux donc considérer que je vous connais vraiment, peut-être mieux que si je vous avais rencontrée en temps de paix. Ce que nous vivons est une guerre. La guerre révèle la nature profonde des êtres.

— Je n’aime pas cette idée. Cela suggérerait que nous avons besoin d’épreuves. Je pense que la guerre révèle seulement l’une de nos natures profondes. J’aurais préféré vous montrer ma nature profonde de paix.

— Si par miracle nous survivons à ce cauchemar, me montrerez-vous votre nature profonde de paix ?

— Si j’en suis encore capable, oui.

 

 

Zdena observait ce rapprochement. Elle n’aimait pas ça. Ce qui l’énervait le plus était de penser que lui, qui n’était rien, qu’elle pouvait battre à volonté, envoyer à la mort si cela lui chantait, avait le pouvoir le plus grand : celui de plaire  – elle ne savait à quel degré – à celle qui l’obsédait.

Zdena fut tentée de traîner EPJ 327 dans la file des condamnés : pourquoi ne pas tout simplement éliminer son rival ? Ce qui l’en dissuada fut de comprendre qu’il n’était pas son rival : elle n’était pas en lice avec lui. Sans doute serait-il plus intelligent d’étudier les méthodes de cet homme. Hélas, elle avait remarqué qu’il était de ceux qui séduisent par la parole.

Et là, Zdena se sentait en position d’infériorité. La seule fois de sa vie où elle s’était crue éloquente, c’était devant les caméras de « Concentration », quand il s’était agi de se présenter au public : elle avait vu le résultat.

Comme n’importe quelle ratée, elle méprisait ceux qui excellaient là où elle avait échoué. « Les beaux parleurs » – elle ne les désignait pas autrement –, quelle engeance ! Comment Pannonique pouvait-elle être attirée par leur blabla, leurs ronronnements ? Qu’une conversation pût avoir un contenu ne l’effleurait pas. Des gens qui causaient, elle en avait connu dans sa jeunesse, elle avait écouté la vacuité de leurs monologues alternés  – on ne la lui ferait pas, à elle. D’ailleurs, Pannonique l’avait subjuguée sans même ouvrir la bouche.

Sa mauvaise foi ne parvenait pas à lui cacher complètement le choc qu’elle avait éprouvé en découvrant la voix de la jeune fille et l’impact de ses mots.

« C’est différent, se disait la kapo. Elle ne causait pas. Ce qui est beau, c’est quand quelqu’un parle pour dire quelque chose. »

Et soudain, elle eut ce soupçon : EPJ 327 parlait à Pannonique pour lui dire quelque chose. C’est pourquoi elle était conquise. Le salaud, il avait donc des choses à dire !

Elle fouilla en elle à la recherche de « choses à dire ». À la lumière des paroles chocs de Pannonique, elle avait compris la règle : une « chose à dire » était une parole où rien n’était superflu et où il était échangé des informations si essentielles que l’autre en était marqué pour toujours.

Zdena, consternée, ne trouvait rien en elle qui corresponde à ce signalement.

« Je suis vide », pensa-t-elle.

Pannonique et EPJ 327 n’étaient pas des êtres vides, cela se devinait. La kapo souffrit abominablement de découvrir cette différence, ce gouffre qui la séparait d’eux. Elle se consola en songeant que les autres kapos, les organisateurs, les spectateurs et de nombreux prisonniers étaient vides, eux aussi. C’était étonnant : il y avait beaucoup plus de gens vides que de gens pleins. Pourquoi ?

Elle l’ignorait, mais la question qui l’étreignait était de trouver comment cesser d’être vide.

Les prisonniers étaient les seuls êtres humains à ne jamais avoir vu ne fût-ce qu’une seconde de « Concentration ». C’était leur unique privilège.

— Je me demande quelles séquences intéressent le plus le public, dit MDA 802 pendant le dîner.

— Je suis sûr que ce sont les passages de mise à mort, dit un homme.

— C’est à craindre, enchaîna Pannonique.

— Les violences aussi, dit une femme. La schlague, les hurlements, ça doit les défouler.

— Certainement, dit MDA 802. Et les séquences « émotion » : là, ils doivent se pourlécher.

— Selon vous, demanda EPJ 327, qui sont les plus coupables ?

— Les kapos, répondit l’homme.

— Non : les organisateurs, intervint quelqu’un qui ne parlait jamais.

— Les hommes politiques qui n’interdisent pas une telle monstruosité, dit MDA 802.

— Et vous, Pannonique, qu’en pensez-vous ? interrogea EPJ 327.

Il y eut un silence, comme chaque fois que l’attention se dirigeait vers la jeune fille.

— Je pense que les plus coupables sont les spectateurs, répondit-elle.

— N’êtes-vous pas un peu injuste ? demanda l’homme. Les gens rentrent de leur journée de travail, ils sont épuisés, mornes, vidés.

— Il y a d’autres chaînes, dit Pannonique.

— Vous savez bien que le programme télévisé est souvent l’unique conversation des gens. C’est pour ça que tout le monde regarde les mêmes choses : pour ne pas être largué et avoir quelque chose à partager.

— Eh bien, qu’ils regardent tous autre chose, dit la jeune fille.

— C’est ce qu’il faudrait, bien sûr.

— Vous en parlez comme d’un idéal utopique, reprit Pannonique. Il ne s’agit que de changer de chaîne de télévision, ce n’est quand même pas très difficile.

— Je ne suis pas d’accord, déclara MDA 802. Le public a tort, c’est sûr. De là à dire que c’est lui le plus coupable ! Sa nullité est passive. Les organisateurs et les politiques sont mille fois plus criminels.

— Leur scélératesse est autorisée et donc créée par les spectateurs, dit Pannonique. Les politiques sont l’émanation du public. Quant aux organisateurs, ce sont des requins qui se contentent de se glisser là où il y a des failles, c’est-à-dire là où il existe un marché qui leur rapporte. Les spectateurs sont coupables de former un marché qui leur rapporte.

— Ne pensez-vous pas que ce sont les organisateurs qui créent le marché, comme un publicitaire crée un besoin ?

— Non. L’ultime responsabilité revient à celui qui accepte de voir un spectacle aussi facile à refuser.

— Et les enfants ? dit la femme. Ils rentrent de l’école avant les parents, qui n’ont pas forcément les moyens de leur payer une garde. On ne peut pas contrôler ce qu’ils regardent à la télévision.

— Voyez comment vous êtes, déclara Pannonique, à trouver mille dérogations, mille indulgences, mille excuses et mille circonstances atténuantes là où il faut être simple et ferme. Pendant la dernière guerre, ceux qui avaient choisi la résistance savaient que ce serait difficile, voire impossible. Et pourtant ils n’ont pas hésité, ils ne se sont pas perdus en tergiversations : ils ont résisté pour cette unique raison qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Soit dit en passant, leurs enfants les ont imités. Il ne faut pas prendre les enfants pour des idiots. Un gosse éduqué fermement n’est pas le crétin qu’on tente de nous imposer.

— Vous avez un projet de société, Pannonique ? ironisa l’homme.

— Même pas. Je suis du côté de l’orgueil et de l’estime, là où eux n’en ont que pour le mépris. C’est tout.

— Et vous, EPJ 327, qui ne dites rien, qu’en pensez-vous ?

— Je constate avec effroi qu’il y a ici une seule personne dont on peut être sûr qu’elle n’aurait jamais regardé « Concentration », et c’est Pannonique. J’en conclus que c’est forcément elle qui a raison, répondit-il.

Il y eut une gêne.

 

 

— Vous non plus vous n’auriez jamais regardé « Concentration », dit Pannonique à EPJ 327, en aparté.

— Je n’ai pas la télévision.

— C’est une raison excellente. Vous ne vous en êtes pas vanté. Pourquoi ?

— C’est vous le porte-drapeau. Moi j’ai un peu trop l’air de ce que je suis : un professeur.

— Il n’y a pas à en rougir.

— Non. Mais pour galvaniser les gens, l’idéal c’est vous. Vous parliez de résistance. Savez-vous que vous pourriez créer une structure de résistance à l’intérieur du camp ?

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. Je ne vous dirai pas comment, je n’en sais rien. Et puis, le génie tactique c’est vous. Le coup de théâtre par lequel vous avez sauvé la vie de MDA 802, je ne l’aurais jamais trouvé.

— Je n’ai rien d’un génie.

— Là n’est pas la question. Je compte sur vous.

Le sauvetage de MDA 802 n’avait pas été prémédité, pensait-elle : les stratégies lui venaient dans l’instant, inspirées par la tension du moment. Le reste du temps, ses pensées ne différaient guère de celles des autres prisonniers : confusion, peur, faim, fatigue, dégoût. Elle s’appliquait à évacuer toutes ces ruminations et à les remplacer par de la musique, le quatrième mouvement de la Symphonie pour orgue de Saint-Saëns pour se donner du cœur au ventre, l’andante de la Dixième Symphonie de Schubert pour se donner du cœur à la tête.

 

 

Le lendemain, à l’inspection matinale, Pannonique eut soudain la conviction d’être filmée : la caméra était braquée sur elle et ne la lâchait pas, elle le sentait, elle en était sûre.

Une partie de son cerveau lui dit que c’était du narcissisme enfantin : quand elle était petite, elle avait souvent cette impression qu’un œil — Dieu ? la conscience ? – la suivait. Grandir, c’était, entre autres, cesser de croire une chose pareille.

La partie héroïque de son être lui ordonna pourtant d’y croire, au contraire, et d’en profiter très vite. Sans plus attendre, la jeune fille dirigea son visage vers la caméra supposée et clama haut et fort :

— Spectateurs, éteignez vos télévisions ! Les pires coupables, c’est vous ! Si vous n’accordiez pas une si large audience à cette émission monstrueuse, elle n’existerait plus depuis longtemps ! Les vrais kapos, c’est vous ! Et quand vous nous regardez mourir, les meurtriers, ce sont vos yeux ! Vous êtes notre prison, vous êtes notre supplice !

Puis elle se tut et maintint ses pupilles incendiées.

Le kapo Jan l’avait maintenant rejointe et la giflait comme pour la décapiter.

Le kapo Zdena, furieuse qu’on empiète sur ses plates-bandes, vint l’arrêter et lui murmura à l’oreille :

— Ça suffit. Les organisateurs sont dans le coup.

Le kapo Jan la regarda avec stupéfaction.

— Ils ne savent plus quoi inventer, ceux-là, dit-il en s’en allant.

Zdena remit la jeune fille dans le rang et lui chuchota, les yeux dans les yeux :

— Bravo. Je pense comme toi.

 

 

La journée se poursuivit sans heurt.

Pannonique était galvanisée et ahurie de l’absence de sanction qui avait résulté de son coup d’éclat. Elle se disait qu’elle ne perdait peut-être rien pour attendre. L’effet de surprise qui avait joué ne la préserverait pas éternellement.

Les prisonniers avaient pour elle les regards atterrés et admiratifs que l’on réserve aux fous géniaux qui se condamnent à mort par leur comportement démentiel. Elle lisait dans leurs yeux cette sentence et se sentait encore plus confirmée dans ses choix. Et Zdena approuvant son invective au public, c’était l’hôpital qui se moquait de la charité.

 

 

Le soir, au dîner, l’unité de Pannonique s’étonna qu’elle fût toujours vivante.

— Peut-on savoir ce qui vous a pris ? demanda MDA 802.

— Je me suis souvenue de cette phrase d’un héros algérien, dit Pannonique : « Si tu parles, tu meurs ; si tu ne parles pas, tu meurs. Alors parle et meurs. »

— Tâchez quand même de vous préserver, dit EPJ 327. Nous avons besoin de vous vivante.

— Vous me désapprouvez ? demanda la jeune fille.

— Je vous approuve et je vous admire. Cela ne m’empêche pas d’avoir peur pour vous.

— Constatez que je ne me suis jamais mieux portée. Et cela n’a pas dissuadé la kapo Zdena de me glisser en poche le chocolat quotidien, dit-elle en distribuant les carrés.

— Sans doute n’a-t-elle pas encore reçu d’instructions à votre sujet.

— Savez-vous qu’elle ne les a pas attendues pour me féliciter ?

Et Pannonique de rapporter le « Bravo, je pense comme toi » de la kapo, ce qui provoqua l’hilarité.

— La kapo Zdena pense !

— Et elle pense comme notre figure de proue !

— Elle est des nôtres !

— Nous nous en étions toujours doutés, à sa manière de nous gueuler dessus et de nous cogner.

— C’est une âme sensible.

— Cela dit, remarqua Pannonique, nous lui devons une fière chandelle : sans son chocolat, nombre d’entre nous seraient déjà morts de faim.

— Nous connaissons le motif de sa générosité..., grinça EPJ 327.

Pannonique se sentit mal à l’aise, comme à chaque fois qu’EPJ 327 se permettait un commentaire sur la passion dont Zdena l’entourait. Lui, qui était la noblesse même, perdait la moindre trace de grandeur d’âme quand il était question de Zdena.

 

 

Cette nuit-là, Pannonique, encore sous l’impact de son action d’éclat, dormait d’un sommeil agité qui s’interrompait sans cesse. Elle sursautait au moindre bruit et se calmait comme elle pouvait, étreignant son maigre corps avec fermeté.

Soudain elle s’éveilla et vit auprès d’elle Zdena qui la mangeait des yeux. Celle-ci eut le réflexe de la bâillonner de sa main pour étouffer son cri. Elle lui fit signe de la suivre sur la pointe des pieds.

Lorsqu’elles furent hors du baraquement, dans l’air vif, Pannonique chuchota :

— Vous venez souvent me regarder comme ça, quand je dors ?

— C’est la première fois. Je te jure que c’est vrai. Je n’ai pas de raison de te mentir, je suis en position de force.

— Comme si les forts ne mentaient pas !

— Je mens beaucoup. À toi, je ne mens pas.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Te dire quelque chose.

— Et que voulez-vous me dire ?

— Que je suis d’accord avec toi. Les spectateurs sont des salauds.

— Vous me l’avez déjà dit. C’est pour ça que vous venez me déranger ?

Pannonique s’étonnait de l’insolence de son propre ton. C’était plus fort qu’elle.

— Je voulais te parler. Nous n’en avons jamais l’occasion.

— Peut-être parce que nous n’avons rien à nous dire.

— Moi, j’ai des choses à te dire. Tu m’as ouvert les yeux.

— Sur quoi ? demanda Pannonique avec ironie.

— Sur toi.

— Je n’ai pas envie d’être un sujet de conversation, dit la jeune fille en s’éloignant.

La kapo la rattrapa d’un bras autrement musclé que le sien.

— Toi, c’est beaucoup plus que toi. Ne crains rien. Je ne te veux aucun mal.

— Il faut choisir son camp, kapo Zdena. Si vous n’êtes pas dans le mien, vous me voulez du mal.

— Ne m’appelle pas kapo Zdena. Appelle-moi Zdena tout court.

— Aussi longtemps que vous serez qui vous êtes, je vous nommerai kapo Zdena.

— Je ne peux pas changer de camp. Je suis payée pour être kapo.

— Argument atroce.

— J’ai peut-être eu tort d’accepter de devenir kapo. Mais maintenant que je le suis, c’est trop tard.

— Il n’est jamais trop tard pour cesser d’être un monstre.

— Si je suis un monstre, je ne cesserai pas de l’être en changeant de camp.

— Ce qui est monstrueux en vous, c’est la kapo, ce n’est pas Zdena. Cessez d’être kapo, vous ne serez plus monstrueuse.

— Concrètement, ce que tu proposes est impossible. Il y a une clause dans le contrat des kapos : si nous démissionnons avant la fin de notre année de travail, nous devenons immédiatement prisonniers.

Pannonique pensa qu’elle mentait peut-être. Tant pis, elle n’avait pas le moyen de vérifier ses dires.

— Comment avez-vous pu signer un contrat pareil ?

— C’était la première fois qu’on voulait de moi.

— Ça vous a suffi ?

— Oui.

« Une pauvre fille dans tous les sens du terme », songea Pannonique.

— Je continuerai à t’apporter du chocolat. Tiens, je t’ai gardé le pain de mon repas.

Elle lui tendit un petit pain rond et doré, autre chose que l’horrible miche rassise des repas des détenus. La jeune fille regarda l’aliment en salivant. La faim l’emporta sur la peur : elle l’attrapa et le dévora à belles dents. La kapo la contemplait avec satisfaction.

— Que veux-tu, maintenant ?

— La liberté.

— Ça ne se glisse pas dans la poche de quelqu’un, ça.

— Croyez-vous qu’il soit envisageable de s’évader ?

— Impossible. Le système de sécurité est inattaquable.

— Même si vous nous aidez ?

— Comment ça, nous ? C’est toi que je veux aider.

— Kapo Zdena, si vous n’aidez que moi, vous ne cesserez pas d’être un monstre.

— Ne m’embête pas avec ta morale.

— C’est utile, la morale. Ça empêche de créer des émissions comme « Concentration ».

— Tu vois bien que ça ne marche pas, alors.

— Ça pourrait marcher. Cette émission pourrait s’arrêter.

— Tu rêves ! C’est le plus grand succès de l’histoire de la télévision.

— C’est vrai ?

— Chaque matin nous regardons les taux d’audience de la veille, c’est à tomber par terre.

Pannonique se tut de désespoir.

— Tu as raison : les spectateurs sont des ordures.

— Ça ne vous excuse pas, kapo Zdena.

— Je suis moins monstrueuse qu’eux.

— Prouvez-le.

— Je ne regarde pas « Concentration ».

— Vous avez de l’humour, grinça Pannonique, écœurée.

— Si je te libérais au péril de ma vie, ce serait une preuve ?

— Si vous ne libériez que moi, ce n’est pas sûr.

— Ce que tu me demandes est impossible.

— Si vous agissez au péril de votre vie, tâchez au moins de sauver tout le monde.

— Ce n’est pas le problème. Les autres ne m’intéressent pas, voilà.

— Est-ce une raison pour ne pas les libérer ?

— Bien sûr que oui. Parce que toi, si je te libérais, ce ne serait pas pour rien.

— Comment cela ?

— Il y aurait un prix, quand même. Je ne vais pas risquer ma vie en échange de rien.

— Je ne comprends pas, dit Pannonique en se raidissant à vue d’œil.

— Si, tu comprends. Tu comprends très bien, dit Zdena en cherchant ses yeux.

Pannonique mit sa main devant sa bouche comme pour s’empêcher de vomir.

Cette fois la kapo ne chercha pas à la retenir.

Sur sa paillasse, Pannonique pleurait de dégoût.

Dégoût pour l’humanité qui assurait un succès aussi scandaleux à une émission pareille.

Dégoût pour l’humanité qui comptait une Zdena. Et dire qu’elle avait vu en elle une paumée, une victime du système ! Elle était encore pire que le système qui lui avait donné naissance.

Dégoût pour elle-même, enfin, qui éveillait de tels désirs chez un être vulgaire.

Pannonique n’avait pas l’habitude d’un tel dégoût. Cette nuit-là, elle souffrit comme une bête.

 

 

La kapo Zdena rejoignit son lit avec des impressions qu’elle ne parvenait ni à identifier ni à départager.

Il lui semblait qu’elle était plutôt contente. Elle ne savait pas pourquoi. Peut-être parce qu’elle avait eu une longue conversation avec celle qui l’obsédait. Qui s’était plutôt mal terminée, mais c’était prévisible, et puis, ça changerait.

N’était-il pas normal qu’elle pose une condition à sa libération ?

Au fond d’elle, il y avait un désespoir qui n’osait pas dire son nom. Au fil des heures de la nuit, il remonta à la surface.

La tristesse, peu à peu, laissa place à la rancœur : « C’est moi qui pose mes conditions, et tant pis si ça ne plaît pas à mademoiselle. Le pouvoir est aux forts, un prix est un prix. Si tu veux la liberté, tu te soumettras. »

Ce ressentiment ne tarda pas à culminer dans une sorte de transe jouissive : « Si je te dégoûte, c’est encore mieux ! Ça me plaît de te déplaire, et le prix à payer ne m’en plaira que plus ! »

 

 

Le lendemain, EPJ 327 vit que Pannonique avait des cernes sous les yeux. Il ne s’aperçut pas que la kapo en avait aussi. Il remarqua par ailleurs que celle-ci se montrait plus distante envers Pannonique et en conçut un certain soulagement.

Mais pourquoi l’égérie des prisonniers avait-elle l’air si accablé, si désespéré ? Cela ne lui ressemblait pas. Jusqu’ici, même aux jours les plus durs, elle conservait intacte la force de ses yeux. Aujourd’hui, elle était éteinte.

Il n’eut aucune possibilité de lui parler avant le soir.

 

 

À l’extérieur, les médias étaient en pleines convulsions. La plupart des journaux réservèrent leur une à l’éclat provoqué par Pannonique : grande photo d’elle s’adressant au public. Certains reprirent pour tout commentaire sa phrase initiale en caractères géants : « spectateurs, éteignez vos télévisions ! » D’autres, la deuxième : « les pires coupables, c’est vous ! » Il y en eut pour titrer sur son propos le plus violent : « les meurtriers, ce sont vos yeux ! »

Ensuite, sa déclaration était reprise intégralement. Il y eut des éditorialistes qui osèrent commencer leur article par : « Je vous l’avais bien dit... » Des magazines affirmèrent que c’était un coup monté, que la jeune fille avait été payée pour dire cela, etc. Les lecteurs écrivirent pour demander si on payait également les prisonniers pour être tués.

À l’exception de ces piètres interventions, c’était l’unanimité : tous les médias donnaient raison en long et en large à Pannonique et la glorifiaient. « Une héroïne, une vraie ! » s’extasiaient les gens.

 

 

Au dîner, Pannonique déclara, confuse, à son unité, qu’elle n’avait pas reçu de chocolat ce jour-là.

— Évidemment, dit MDA 802. Ce sont les représailles pour vos invectives d’hier.

— Vous voyez, reprit EPJ 327 : hier la kapo Zdena vous a félicitée pour vos propos, mais elle est la première à vous en punir. Nous saurons désormais à quoi nous en tenir sur sa sincérité.

— Mais... à cause de moi, vous n’avez pas de chocolat ce soir ! balbutia la jeune fille.

— Vous plaisantez, s’insurgea MDA 802. La vérité, c’est que, pendant des semaines, nous avons eu du chocolat grâce à vous.

— Exactement, commenta un homme.

— Sans mon éclat d’hier, j’aurais pu vous distribuer du chocolat aujourd’hui aussi.

— Vu votre héroïsme, nous sommes heureux d’être privés de chocolat ce soir, clama une femme.

— D’ailleurs, ce chocolat n’était pas formidable. Ce n’était pas ma marque préférée, dit MDA 802.

La tablée eut un rire énorme.

— Merci, mes amis, murmura Pannonique, honteuse soudain en songeant au pain frais qu’elle avait dévoré la veille sans une pensée pour ses camarades.

Ses remords furent tels qu’elle donna aussitôt sa tranche de pain rassis à partager aux siens, qui se jetèrent dessus sans poser de question.

 

 

Le surlendemain, les organisateurs s’émerveillaient encore des taux d’audience :

— C’est extraordinaire : jamais, jamais nous n’avons eu un public aussi colossal !

— Vous vous rendez compte : tous les médias ont applaudi la prise de position de la petite, et le résultat obtenu est exactement l’inverse de ce qu’elle demandait aux spectateurs.

— Pourvu qu’elle s’adresse encore à eux !

— Cette gosse a vraiment le sens du spectacle !

— Elle devrait faire de la télévision !

Hilarité générale.

 

 

La kapo Zdena continuait à ne plus glisser de chocolat dans la poche de Pannonique.

L’audience de « Concentration » continuait de croître.

Si la jeune fille avait su que son courage avait eu cette conséquence, cela eût porté à son comble un désespoir déjà intolérable.

Les journalistes remarquèrent la triste mine de l’égérie. Beaucoup de médias évoquèrent le probable châtiment qu’avait dû lui valoir sa déclaration : « Nous devrions d’autant plus suivre la consigne de Pannonique qu’elle a payé cher son héroïsme. »

L’audience de l’émission s’en accrut.

Un éditorial releva ce phénomène : « Vous êtes tous ignobles. Plus vous êtes indignés, plus vous regardez. » Ce paradoxe infect fut repris et martelé par l’ensemble des médias.

L’audience de l’émission atteignit des cimes.

Un journaliste du soir reprit l’éditorial du matin : « Plus nous parlons de “Concentration”, plus nous en soulignons l’atrocité, plus ça marche. La solution, c’est le silence. »

Les médias assurèrent un écho fabuleux à cette volonté de mutisme. taisons-nous ! titraient les magazines. Le quotidien au plus fort tirage remplit sa une d’un seul mot : silence ! Les radios répétèrent à qui voulait l’entendre qu’elles ne diraient rien, alors là rien, sur ce sujet.

L’audience de l’émission creva le plafond.

— Toujours pas de chocolat ? demanda un soir à Pannonique un homme de la tablée.

— Taisez-vous ! lui ordonna MDA 802.

— Désolée, répondit la jeune fille.

— Ça n’a pas d’importance, dit fermement EPJ 327.

Pannonique savait qu’il mentait. Ce chocolat lui manquait douloureusement. Mine de rien, ces quelques carrés quotidiens avaient constitué pendant des semaines l’essentiel de leur apport énergétique. Et ce n’était pas le minable croûton de pain et le brouet clair qui pouvaient remplacer ces précieuses calories. Chaque jour qui passait, la jeune fille se sentait faiblir.

— Vous devriez à nouveau apostropher le public, dit EPJ 327 à l’égérie.

— Pour risquer qu’ils nous privent de pain ? rugit l’homme.

— Vous n’avez pas honte ? lui dit MDA 802.

— Il n’a pas tort, intervint Pannonique. Ma déclaration au public remonte à deux semaines et vous voyez bien qu’à part la disparition du chocolat, ça n’a pas eu de résultat.

— Vous n’en savez rien, dit EPJ 327. Nous n’avons aucune idée de ce qui se déroule à l’extérieur. Peut-être plus personne ne regarde-t-il l’émission. Peut-être sommes-nous à la veille de son annulation.

— Vous croyez ? demanda Pannonique avec un sourire.

— Je le crois, dit MDA 802. Il y a un proverbe arabe qui me paraît de circonstance : « Ne baisse pas les bras : tu risquerais de le faire une heure avant le miracle. »

 

 

Le lendemain, Pannonique murmura très vite à l’oreille de Zdena : « Cette nuit. »

Le résultat ne se fit pas attendre. Vers seize heures, la poche de la blouse fut lestée de deux plaques de chocolat.

Elle passa la journée dans une angoisse hideuse.

Le soir, à table, quand elle montra le chocolat, il y eut des hurlements de joie.

— La sanction est levée ! cria quelqu’un.

— Plus bas, voyons ! Pensez aux autres tablées ! dit l’égérie.

— Et pourquoi n’exigez-vous pas davantage de chocolat ? s’insurgea celui qui avait été rappelé à l’ordre.

— Croyez-vous que je suis en position d’exiger ? dit-elle en sentant monter en elle la colère.

— Vous pourriez réfléchir avant de sortir de telles âneries, dit EPJ 327 à l’homme.

— Tant qu’à vendre ses charmes, autant fixer un prix exorbitant, non ? grinça celui qui ne supportait pas d’être en tort.

Pannonique se dressa d’un bond.

— Et à votre avis, comment est-ce que je le gagne, ce chocolat ?

— Écoutez, ça vous regarde.

— Ah non, dit-elle. Si vous le mangez, cela vous regarde aussi.

— C’est faux, puisque je ne vous ai rien demandé.

— Vous êtes pire qu’un souteneur. Dire que je risque ma vie pour rapporter de quoi manger à un être de votre espèce !

— Oh, ça va, je refuse d’être un bouc émissaire. Ils pensent tous pareil, à cette table.

Il y eut un tollé, destiné à se désolidariser de tels propos.

— Ne les croyez pas, reprit l’homme. Ils veulent rester dans vos bonnes grâces pour continuer à avoir du chocolat. Je me contente de dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas. Et puis, il y a un point qui vous échappe : c’est que ça nous est bien égal, la façon dont vous le gagnez, ce chocolat. Comme on dit, c’est de bonne guerre.

— Veuillez cesser de dire nous, ayez le courage de dire je, intervint EPJ 327.

— Je n’ai pas de leçons à recevoir de vous, je suis le seul à avoir le courage de dire ce que les autres pensent.

— Ce qui me paraît le plus formidable, remarqua Pannonique, c’est à quel point vous semblez fier de vous.

— On est toujours fier quand on dit la vérité, déclara l’homme, tête haute.

Une grâce fut octroyée à Pannonique : elle se rendit compte du ridicule de cet individu et éclata de rire. Ce fut contagieux : la tablée entière se mit à rigoler aux dépens de ce personnage.

— C’est ça, riez, grinça-t-il. Je sais ce que je dis. Je dérange. Et désormais, je sais que je n’aurai plus de chocolat.

— Détrompez-vous, rétorqua Pannonique : vous continuerez à recevoir ce que vous appelez votre part.

 

 

Elle attendit que les autres soient au plus profond du sommeil pour sortir du baraquement et tomba nez à nez avec la kapo Zdena qui la guettait.

— On va dans ma chambre ?

— On reste ici, répondit Pannonique.

— Comme la dernière fois ? C’est gênant.

Elle s’aperçut que Zdena envisageait soudain de nouvelles possibilités qui ne lui allaient pas davantage. Elle prit les devants :

— Je veux vous parler. Je pense qu’il y a un malentendu entre nous.

— C’est certain. Je ne te veux que du bien : tu n’as pas l’air de le savoir.

— C’est un autre malentendu, kapo Zdena.

— J’aime quand tu m’appelles, même si je préférerais que tu te passes de mon titre. J’aime quand tu prononces mon prénom.

Pannonique se promit d’éviter de la nommer, désormais.

La kapo se rapprocha. La jeune fille eut si peur qu’elle se mit à parler en tremblant :

— Le malentendu, c’est que vous vous trompez sur mon mépris pour vous.

— Tu ne me méprises donc pas ?

— Vous vous fourvoyez sur la nature de mon mépris.

— Ça me fait une belle jambe, ce que tu me racontes.

— Ce que je méprise en vous, dit Pannonique qui n’en pouvait plus de terreur, c’est votre usage de la force, de la contrainte, du chantage, de la violence. Ce n’est pas la nature de votre désir.

— Ah. Tu aimes ce genre de désir ?

— Ce qui me répugne en vous, c’est ce qui n’est pas vous. C’est quand vous vous conduisez comme une vraie kapo : ce n’est pas vous. Je pense que vous êtes quelqu’un de bien, sauf quand vous décidez d’être une kapo.

— C’est compliqué, tes histoires. Tu me fixes rendez-vous en pleine nuit pour ce charabia ?

— Ce n’est pas du charabia.

— Tu espères t’en tirer à si bon compte ?

— C’est très important, que vous sachiez que vous êtes quelqu’un de bien.

— Dans l’état où je suis, je m’en fiche complètement.

— L’essentiel de vous brûle d’être estimée par moi. Vous aimeriez tant voir luire dans mon œil, pour vous, un feu qui ne devrait rien à la haine, un reflet dans lequel vous seriez grande et non misérable.

— Voir ça dans tes yeux ne m’offrirait pas pour autant ce que j’attends.

— Vous auriez mieux. Infiniment mieux.

— Je ne suis pas sûre que ce soit mieux.

— Ce que vous voulez, seule la force pourrait l’obtenir. Et cela, contrairement à ce que vous croyez, vous répugnerait. Quand vous y repenseriez, plus tard, ce serait pire qu’une nausée. L’unique souvenir qui vous poursuivrait serait celui de mes yeux insoutenables de haine.

— Arrête. Tu me donnes envie.

— Si vraiment vous aviez l’envie que vous avancez, vous seriez capable de prononcer mon prénom.

Zdena blêmit.

— Quand on ressent ce que vous ressentez, on a besoin de dire le nom de l’autre. Ce n’est pas pour rien que vous avez tout fait pour apprendre le mien. Et à présent que vous l’avez et que vous m’avez devant vous, vous êtes incapable de m’appeler par mon prénom.

— C’est vrai.

— Pourtant vous le voudriez, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’est une impossibilité physiologique. On a tort de mépriser le corps : il est tellement moins mauvais que l’âme. Votre âme prétend vouloir des choses que votre corps refuse. Quand votre âme sera aussi honnête que votre corps, vous pourrez dire mon nom.

— Je t’assure que mon corps serait capable de te faire du mal.

— Mais ce n’est pas lui qui le veut.

— Comment sais-tu ces choses ?

— Je ne prétends pas vous connaître. Le mépris, c’est aussi de croire connaître ce que les autres ont d’inconnaissable. J’ai une intuition à votre sujet, c’est tout. Mais vos ténèbres en sont aussi pour moi.

Il y eut un silence.

— Je suis malheureuse, dit Zdena. Je ne voyais pas cette nuit ainsi. Dis-moi ce que je peux attendre de toi. Dis-moi ce que je peux espérer.

Pannonique la trouva émouvante pendant un quart de seconde.

— Vous pourriez dire mon nom en me regardant en face.

— Pas plus ?

— Si vous y parvenez, ce sera immense.

— Je n’imaginais pas la vie comme ça, dit la kapo déconfite.

— Moi non plus.

Elles rirent. Ce fut un instant de connivence : deux filles de vingt ans découvrant de conserve l’ignominie du monde.

— Je vais me coucher, dit Pannonique.

— Je ne pourrai pas dormir.

— Pendant votre insomnie, vous vous demanderez comment nous aider très concrètement, les miens et moi.