Trente-quatre

 

N’étant plus privée de sortie, ni encombrée par mon arsenal extralucide, je passe les jours suivants en compagnie de Miles et Haven. Nous traînons au café, faisons du shopping, allons au cinéma, nous promenons en ville, assistons aux répétitions de Miles. Je suis si heureuse d’avoir retrouvé une vie normale ! Mais quand Riley apparaît le matin de Noël, je suis incroyablement soulagée de la voir.

Elle me décoche un sourire radieux. Elle n’est plus floue ni translucide.

— Eh ! Attends ! s’écrie-t-elle en me barrant le passage pour m’empêcher de gagner le couloir. Tu ne vas quand même pas ouvrir tes cadeaux sans moi ! Je sais déjà ce que tu vas avoir ! Tu veux un indice ?

— Hors de question ! J’adore ne pas savoir, ça me change.

Je la regarde exécuter une série de roues au milieu de ma chambre.

— À propos de surprise, tu ne le croiras pas, glousse -t-elle. Jeff a acheté une bague à Sabine ! Il a quitté sa mère, a emménagé dans un appartement, et maintenant il la supplie de lui redonner sa chance !

Je remarque son jean délavé et ses tee-shirts superposés, contente de voir qu’elle a cessé de se déguiser et de me copier.

— C’est vrai ?

— Bien sûr. Sabine va lui renvoyer la bague illico. Enfin, je crois, parce qu’elle ne l’a pas encore reçue, la bague. On verra. Mais bon, les gens sont rarement surprenants, non ?

Je me demande si elle a des anecdotes croustillantes à raconter.

— Tu espionnes toujours les célébrités ?

— Oh non, pitié ! Ça commençait sérieusement à me fatiguer, ces histoires. Et puis c’est toujours la même chose : overdose de shopping, overdose de bouffe, overdose de drogues, et hop, en cure de désintox. Laver, rincer, on prend les mêmes et on recommence... pfft !

J’aimerais pouvoir la serrer dans mes bras. J’ai eu tellement peur de la perdre...

— Qu’est-ce que tu regardes ?

— Toi.

— Et alors ?

— Et alors, je suis folle de joie que tu sois là. Et d’être capable de te voir. Je craignais d’en avoir perdu la faculté, quand Ava m’a montré comment me fabriquer un bouclier.

— En fait, tu l’as bel et bien perdue, cette faculté. J’ai été obligée de rassembler toute mon énergie pour que tu puisses me voir. D’ailleurs, j’ai dû emprunter un peu de la tienne, aussi. Tu ne te sens pas légèrement fatiguée ?

— Si, mais comme je viens de me lever...

— Ce n’est pas grave, ça va passer.

— Riley ? Est-ce que tu... tu vois toujours Ava ?

Je retiens mon souffle en attendant la réponse.

— Non, c’est fini. Terminé. Allez, viens, il me tarde de voir ta tête quand tu vas déballer ton nouvel

Et elle se met la main sur la bouche et éclate de rire, avant de quitter la pièce par la porte fermée. Je sors d’une manière plus traditionnelle.

— Tu restes vraiment avec moi ? Tu n’es pas obligée de partir, d’aller quelque part ?

Elle grimpe sur la rampe et se laisse glisser en bas, avant de se retourner et déclarer avec un grand sourire :

— Non, plus maintenant.

 

Sabine a renvoyé la bague. J’ai eu un iPhone. Riley vient me voir tous les jours et m’accompagne même de temps à autre au lycée. Miles sort avec l’un des danseurs de Hairspray, Haven s’est teint les cheveux en châtain foncé, elle s’est débarrassée de sa panoplie gothique et a entamé de douloureuses séances de laser pour effacer son tatouage. Elle a brûlé toutes ses robes à la Drina, et adopté le look emo. Le Nouvel An est arrivé, puis reparti, fêté par une petite soirée à la maison, avec du cidre pour moi (je ne touche plus une goutte d’alcool), du Champagne acheté avec une fausse carte pour mes amis, et un petit bain de minuit dans le Jacuzzi. Plutôt tranquille pour une soirée de Nouvel An, mais nous ne nous sommes pas ennuyés. Stacia et Honor n’ont pas changé, elles continuent à me jeter des regards assassins, pire qu’avant, les jours où je soigne un peu mon look. M. Robins a refait sa vie (sans sa fille, ni sa femme), Mme Machado continue à frissonner d’horreur en examinant mes peintures, et au milieu de tout cela il y a Damen.

Comme la reliure d’un livre, ou un joint entre les carreaux, il comble les vides et rend ma vie plus cohérente, plus pleine. Quoi que je fasse, pendant un contrôle, un repas, un film, une chanson, un plongeon dans le Jacuzzi, je le garde dans un coin de ma tête, rassurée de savoir qu’il est là, quelque part, même si j’ai décidé de vivre sans lui.

 

À la Saint-Valentin, Haven et Miles sont amoureux – pas l’un de l’autre, bien sûr. Nous déjeunons ensemble, mais je pourrais aussi bien être seule : ils ont chacun le nez collé à leur portable, alors que mon iPhone est posé à côté de moi, silencieux et atone.

— Oh non ! Il est trop drôle, ce type ! Trop intelligent ! jette Miles pour la trente-six millième fois, le visage rayonnant, en cherchant la réponse adéquate.

— Oh, Seigneur ! Josh vient de m’envoyer des tonnes de chansons ! Ce qu’il est gentil ! bredouille Haven en tapant une réponse à toute vitesse.

Je suis contente de les voir si heureux, en me demandant si je ne vais pas sécher le cours de dessin, en fin d’après-midi. Parce que ici, à Bay View High, ce n’est pas seulement la Saint-Valentin, c’est aussi le Jour des Secrets du Cœur. Ce qui veut dire qu’on distribue de grosses sucettes rouges en forme de cœur, justement, ornées d’une faveur rose. Et tandis que Miles et Haven ne tiennent plus en place à l’idée de recevoir la leur, même si leurs petits amis respectifs ne fréquentent pas le même lycée, moi j’espère finir la journée sans laisser trop de plumes.

Depuis que j’ai abandonné le look iPod/capuche/ lunettes de soleil, certains garçons du lycée ont commencé à me tourner autour, mais je ne suis pas intéressée. Le fait est qu’il n’y a personne dans cet établissement (sur cette planète !) capable de rivaliser avec Damen. Nada. Impossible. Et je ne suis pas pressée de placer la barre plus bas.

Mais quand la sonnerie annonçant la dernière heure retentit, je sais que je ne peux pas sécher. Ma période d’absentéisme, comme ma période d’alcoolisme d’ailleurs, est révolue. Alors je prends mon courage à deux mains et entre en classe, où je me concentre sur mon nouveau travail, déjà voué à l’échec : imiter l’un des mouvements en « isme ». J’ai fait l’erreur de choisir le cubisme, en me disant que ce serait facile. Sauf que c’est loin de l’être. Vous pouvez me croire sur parole.

Je sens une présence derrière mon dos. Mais quand j’aperçois un garçon armé d’une sucette rouge, je me remets au travail, persuadée qu’il y a erreur sur la personne.

— Désolée, je crois que tu te trompes, dis-je sans prendre la peine de me retourner, en voyant qu’il insiste.

— C’est bien toi, Ever ?

Je fais oui de la tête.

— Bon, alors elle est pour toi, la sucette. Grouille, parce que je dois distribuer toute la boîte avant la sonnerie.

Et il me lance la sucrerie avant de s’éclipser. Je pose mon fusain, déplie la carte, et lis ce qui suit :

Je pense à toi

Toujours.

 Damen.