Treize

 

Sa voix bouleversante qui m’enveloppe de silence, ses mains qui m’électrisent des pieds à la tête... Je n’avais encore rien vu... Un seul de ses baisers, et je suis carrément au septième ciel. Je ne suis pas experte en la matière, n’ayant embrassé que quelques garçons dans ma vie, mais je vous parie qu’un baiser aussi sublime, aussi inouï, n’arrive qu’une fois dans une vie.

Et lorsque Damen détourne la tête pour me regarder, je ferme les yeux et l’attrape par le revers de son habit pour l’attirer à moi.

Haven m’arrache brusquement à mon extase.

— Je t’ai cherchée partout ! J’aurais dû me douter que tu te cachais ici.

Je m’écarte aussitôt, horrifiée d’être prise en flagrant délit, alors que je venais de lui jurer que Damen ne me plaisait pas.

— Nous étions juste...

Elle lève la main pour m’interrompre.

— Épargne-moi les détails, s’il te plaît. Je suis venue te dire qu’Évangeline et moi partons.

Je me demande depuis combien de temps Damen et moi sommes là, sur cette chaise longue.

— Déjà ?

— Oui, mon amie Drina est passée pour nous proposer de l’accompagner à une autre soirée. Vous pouvez venir si vous voulez. Enfin, si vous n’êtes pas trop occupés.

Damen bondit sur ses pieds.

— Drina ?

— Tu la connais ? s’étonne Haven.

Damen a déjà filé, comme s’il avait le diable à ses trousses. Haven lui emboîte le pas.

Je me précipite derrière elle pour lui parler, lui expliquer, mais quand je lui tape l’épaule sur le seuil de la porte-fenêtre, je ressens tant de noirceur, de colère et de désespoir qu’il m’est impossible d’articuler un mot.

Elle se dégage et me jette un regard furieux.

— Je t’avais bien dit que tu ne savais pas mentir, lâche-t-elle avant de repartir.

Je prends une profonde inspiration, et traverse la cuisine et la salle de jeu, les yeux fixés sur la nuque de Damen, qui se déplace si vite, avec une telle assurance qu’il a l’air de savoir exactement où Drina se trouve. En effet, une fois parvenue dans l’entrée, je me fige en les voyant côte à côte – lui dans son splendide habit dix-huitième – et elle, déguisée en une Marie-Antoinette si raffinée et ravissante que, brusquement, j’ai tellement honte de mon déguisement que j’aimerais disparaître sous terre.

Elle relève fièrement le menton et pose deux sphères d’émeraude étincelantes sur ma misérable personne.

— Tu dois être...

J’avise sa perruque blonde, la blancheur crémeuse de sa peau, le collier de perles à son cou, et ses lèvres de corail, parfaitement dessinées, entrouvertes sur des dents d’une blancheur presque irréelle.

— E...ver... dis-je dans un bégaiement.

Je me tourne vers Damen, dans l’espoir qu’il saura m’expliquer par quel hasard la rousse de l’hôtel St Régis a atterri chez moi. Mais il la fixe avec une telle intensité qu’il a oublié mon existence.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? demande-t-il à mi-voix.

— Haven m’a invitée.

J’ai le cœur glacé. Damen s’est métamorphosé, il est devenu froid, distant, cassant, comme si un nuage noir obscurcissait le soleil.

— Comment avez-vous fait connaissance ?

Drina me regarde fixement.

— Au Nocturne. Nous y allons, d’ailleurs. Ça ne t’ennuie pas si je t’enlève Haven, j’espère ?

J’essaie d’oublier mon pincement au cœur et le nœud à mon estomac pour me concentrer sur ses pensées. Mais elles sont inaccessibles, comme verrouillées, et son aura est inexistante.

Elle promène lentement son regard sur mon costume avant de revenir le planter dans le mien, mais je ne bronche pas.

— Suis-je bête ! Tu parlais de Damen, pas de Haven, n’est-ce pas ? raille-t-elle. On se connaît depuis longtemps, depuis le Nouveau-Mexique.

Elle pose la main sur mon bras et joue avec les perles qui ornent ma manche avant de descendre jusqu’à mon poignet, qu’elle serre à me faire mal.

— Disons qu’on se connaît depuis très longtemps. Très jolie, ta robe. C’est toi qui l’as faite ?

Je me dégage de son étreinte, moins à cause du sarcasme que du contact glacé de ses doigts, telles des griffes acérées mordant ma peau et me glaçant les veines.

Haven la couve du regard d’adoration qu’elle réserve d’ordinaire aux vampires, aux chanteurs gothiques et à Damen.

— Elle est trop cool !

Évangeline consulte sa montre avec une certaine impatience.

— On devrait y aller si on veut arriver au Nocturne avant minuit.

— Tu peux venir, si tu veux, me propose Drina. J’ai une limousine.

Non, non, s’il te plaît, dis non ! s’égosille Haven en silence. Drina nous regarde tour à tour, Damen et moi, en chantonnant ironiquement.

— Le chauffeur nous attend !

Mon cœur saigne en voyant Damen tiraillé entre nous deux.

— Vas-y,-toi. Moi, je dois rester. Après tout, c’est ma soirée, dis-je avec une insouciance feinte alors que j’ai envie de mourir.

Le sourcil interrogateur, la mine hautaine, Drina ne nous quitte pas des yeux. Elle tressaille légèrement quand Damen fait non de la tête en me prenant la main.

Elle tourne les talons.

— C’était un réel plaisir de te rencontrer, Ever, lance-t-elle en se dirigeant vers la voiture. Je suis sûre qu’on se reverra bientôt.

Je les regarde descendre l’allée, puis tourner dans la rue.

— Alors, qui sont les prochains invités-surprises ? Stacia, Craig, Honor ?

Je regrette aussitôt mes paroles. J’ai honte d’être aussi mesquine, jalouse, pathétique. D’autant que je ne suis pas franchement étonnée. Après tout, j’étais au courant.

Damen est un tombeur. Point final.

Ce soir, c’était mon tour, voilà tout.

Il me caresse la joue du pouce.

— Je crois que je ferais mieux d’y aller, Ever, murmure -t-il alors que je m’écarte pour ne pas entendre ses excuses.

Je l’interroge du regard. Ma raison me souffle d’accepter une vérité que mon cœur refuse. Il n’a pas tout dit, il n’est pas allé jusqu’au bout de sa phrase : je ferais mieux d’y aller... pour la rattraper.

— D’accord, et merci d’être venu.

J’ai plutôt l’air d’une serveuse exténuée après un service particulièrement long que d’une petite amie potentielle.

Il retire la longue plume noire de ma perruque, m’en effleure le cou avant de me tapoter le bout du nez.

— En souvenir ?

Et je n’ai pas le temps de répondre que sa voiture a déjà démarré.

Je m’écroule sur les marches du perron, la tête dans les mains, la perruque en équilibre précaire. J’aimerais disparaître, revenir en arrière, tout recommencer. Je sais que je n’aurais jamais dû l’inciter à m’embrasser, ni même le laisser entrer...

Sabine m’attrape par le bras et m’aide à me relever.

— Ah, enfin, te voilà ! Je te cherchais partout. Ava accepte de rester pour te tirer les cartes.

Je n’ai pas l’intention de la blesser, mais c’est au-dessus de mes forces. Tout ce que je veux, c’est aller dans ma chambre, ôter cette perruque de malheur et dormir d’une traite.

— Je n’ai aucune envie qu’elle me tire les cartes.

Sabine, qui a un peu forcé sur le punch, est trop pompette pour m’écouter. Elle me prend par la main et m’emmène rejoindre Ava dans la salle de jeu.

Je m’installe en attendant que Sabine reprenne ses esprits.

— Salut, Ever ! me lance la voyante. Ne te presse pas, nous avons tout le temps.

J’examine les lames de tarot étalées devant moi pour éviter de la regarder en face.

— Euh... ne le prenez pas mal, mais je ne tiens pas vrai ment à ce que vous me tiriez les cartes.

Elle commence à les battre comme si je n’avais rien dit.

— Comme tu veux. Mais on peut faire semblant pour ta tante, d’accord ? Elle s’inquiète beaucoup. Elle se demande si elle a la bonne attitude envers toi, si elle te laisse trop de liberté ou pas assez. Qu’en penses-tu ?

Quel scoop !

— Elle va se marier, tu sais, poursuit-elle.

Je n’en reviens pas.

— Pas aujourd’hui. Ni demain, d’ailleurs. Ne t’inquiète pas.

Je me tortille sur ma chaise, et la regarde couper le jeu puis étaler les lames en demi-cercle.

— Pourquoi cela m’inquiéterait-il ? Je veux que ma tante soit heureuse. Alors, si elle a envie de se marier...

— C’est vrai... mais ta vie a été bouleversée, cette année. Et tu ne t’es pas encore réellement habituée, je me trompe ?

Elle me considère d’un air pensif, attendant ma réponse. Mais je ne sais que dire. À quoi bon ? Elle ne m’a rien appris de nouveau ni de très original. La vie est pleine de bouleversements, et alors ? Est-ce que ce n’est pas justement le but ? Grandir, évoluer, s’adapter ? D’autant que Sabine n’est pas exactement une énigme à déchiffrer.

Ava retourne quelques cartes, laissant les autres à l’envers.

— Et tu t’en sors comment avec ton nouveau don ?

Je l’observe avec méfiance, ne comprenant pas où elle veut en venir.

— Mon quoi ?

Elle sourit, comme si c’était très naturel.

— Ton don d’extralucide.

Je vois danser Miles, Éric, Sabine et son ami, avec Riley... à leur insu.

— Je ne saisis pas de quoi vous parlez.

— C’est loin d’être évident, au début, poursuit Ava. Tu peux me croire. J’ai été la première à apprendre le décès de ma grand-mère. Elle est entrée dans ma chambre, s’est approchée de mon lit et m’a fait au revoir de la main. J’avais quatre ans, à l’époque, alors je te laisse imaginer la réaction de mes parents quand je me suis précipitée à la cuisine pour leur annoncer la nouvelle. Mais tu sais de quoi je parle puisque tu les vois toi aussi, n’est-ce pas ?

Les mains serrées l’une contre l’autre, j’examine les lames en silence.

— On se sent parfois complètement dépassé et isolé, reprend Ava, comme je ne réponds pas. Mais tu n’es pas obligée de te cacher sous une capuche en te ruinant les tympans avec de la musique, que tu n’aimes pas vraiment, en plus. Il y a des moyens de vivre avec, et je serais ravie de te les enseigner, Ever. Ce n’est pas une fatalité, je t’assure.

Je me lève, mais je dois m’appuyer sur la table : j’ai les jambes en coton et l’estomac qui tangue. Elle est folle de croire que j’ai un don. Moi je sais que c’est un châtiment à cause du mal que j’ai fait. Un terrible fardeau que je dois assumer.

— Je ne vois vraiment pas de quoi vous parlez, dis-je.

Elle hoche la tête et me tend sa carte.

— Tu pourras me contacter à ce numéro si tu veux.

Je l’accepte, parce que Sabine nous regarde et que je ne veux pas être grossière. Mais immédiatement après, je la froisse en une petite boule.

— Je peux y aller, maintenant ?

— Une dernière chose. Je me tracasse pour ta petite sœur. Je crois qu’il serait temps qu’elle aille de l’avant et oublie le passé, pas toi ?

Je la regarde ranger ses lames dans une valisette en cuir marron, cette Miss Je-sais-tout qui se permet de me juger, alors qu’elle ignore tout de moi. Je balance la boulette de carton sur la table.

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, Riley a oublié le passé ! Elle est morte !

Ava sourit sans se démonter.

— Tu sais parfaitement ce que je veux dire.